Conclusion
Ce travail avait un double objectif : déterminer
les conséquences matérielles de la guerre, évaluer les
conséquences idéologiques du régime de Vichy sur le
contenu des revues universitaires françaises de géographie.
Les conséquences matérielles sont
flagrantes : réduction quasi générale de la
pagination, nombreux retards de publication, baisse du nombre d'articles, du
nombre de collaborateurs, du nombre d'ouvrages reçus et
chroniqués. Les deux revues basées à Paris ont plus
souffert des restrictions que celles basées en zone libre : les
Annales de géographie diminuent de moitié et ne
paraissent pas en 1944, le BAGF paraît avec des mois voire des
années de retard. Quelles que soient les difficultés, tous les
directeurs de revue s'efforcent de continuer la parution. Maintenir une science
active est vécu comme un acte de patriotisme, voire de
résistance. L'étude des archives des différentes revues et
des instituts de géographie permettraient de compléter ces
données. Ainsi, les informations sur les tirages et la diffusion
seraient un complément précieux à ce travail.
Les conséquences idéologiques sont beaucoup
moins nettes. Le flou idéologique qui marque le régime de Vichy
ne facilite pas la tâche. La continuité des discours et des
pratiques paraît l'avoir emportée, et ce quel que soit le domaine
d'étude. Le retour à la terre n'est pas considéré
par les géographes comme une solution viable, et ils n'hésitent
pas à l'écrire. Le développement de l'industrie,
l'aménagement urbain apparaissent au contraire comme des
nécessités. Le discours sur la « grande
France » ne change pas de nature. La question démographique
continue à obséder les esprits avant comme après la
guerre. Les dérapages xénophobes, les marques de soutien au
régime de Vichy se comptent sur les doigts d'une main. Plus surprenant,
les marques d'hostilité, parfois à peine voilées, au
régime en place, sont régulières et explicites. Le souci
d'impartialité, d'objectivité propre aux scientifiques semble
donc avoir beaucoup plus joué dans un sens que dans l'autre.
Nous sommes tout à fait conscient des limites de la
méthodologie utilisée. Dix, vingt ou trente citations ne font pas
preuve, et la citation de Bruno Latour mise en exergue de la deuxième
partie n'est ni décorative ni cynique. Prétendre que ce travail a
été mené avec rigueur et honnêteté est un
argument scientifiquement peu probant. J'espère cependant avoir
apporté quelques éléments de réponse à la
question posée.
Il est peut-être un sujet qui apparaît en
filigrane en ces années d'occupation. Les restrictions au
déplacement ont pu amener certains géographes à
développer une réflexion épistémologique. La
science géographique des années 1930 est souvent décrite
comme une géographie monolithique, tenue en main par les vidaliens
(Pinchemel, Sanguin, 1996, p.13) , sûre d'elle-même et de ses
méthodes et souffrant de paresse méthodologique (l'expression est
de Numa Broc). Sans vouloir adopter l'attitude consistant à prendre le
contre-pied systématique de ce qui a été écrit par
les générations précédentes, cette description
cadre mal avec la teneur de certains textes publiés à
l'époque. André Allix s'interroge beaucoup en ces années
sur la géographie, ses méthodes, son enseignement, et les
résultats qu'elle produit. Que ce soit dans son compte rendu de la
thèse de Lucien Gachon (Allix, 1943a) ou dans ses
« Souvenirs d'un correcteur à l'agrégation »
(Allix, 1943b), le questionnement domine sur les certitudes. Ce sujet
n'a pas été développé car son étude
nécessiterait un corpus de textes différent de celui
considéré dans ce mémoire. Certains géographes ont
véhiculé dans les années 1970 l'image d'une
« science normale », ruraliste, conservatrice et ignorante
des soucis épistémologiques. Il est sans doute temps de revenir
aux textes publiés dans les années 1930 et 1940 pour nuancer
cette image.
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