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Un champ scientifique à l'épreuve de la Seconde guerre mondiale les revues de géographie françaises de 1936 à 1945

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par Laurent Beauguitte
Université Paris 7 - Master 1 2007
  

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2.7. Censure et résistance

Je ne pensais pas, au commencement de mes recherches, trouver la matière permettant l'écriture d'un tel chapitre. Une double contrainte pèse sur les auteurs. D'une part, la censure peut, en interdisant l'impression, compromettre la survie d'une revue, voire la survie des auteurs. D'autre part, les auteurs doivent respecter les normes de la production scientifique, normes qui supposent distance et impartialité (Dumoulin, 1997, p.51). La lecture de l'article d'Olivier Dumoulin consacré aux revues historiques pendant cette période m'a permis de creuser cet aspect. La résistance au régime en place peut s'exprimer de façon plus ou moins voilée mais, dans la mesure où il s'agit d'une littérature scientifique, les allusions les plus ténues ont toutes les chances d'être perçues par les lecteurs des dites revues. Dumoulin parle de discours ésotériques pour lesquels les risques de sur interprétation s'estompent. À l'inverse des discours vichystes, il est probable que les auteurs osant tenir des discours tièdes, voire hostiles, soient des personnes qui ne risquent guère de représailles du fait de leur situation institutionnelle.

Il y a d'abord le choix du vocabulaire. Aucun géographe ne reprend à son compte la fiction pétainiste d'une France neutre. Chaque fois que l'actualité apparaît dans un article, le terme guerre est employé. Le record est détenu par J. Willemain en 1941 qui réussi à l'employer 17 fois en dix pages de texte (Willemain, 1941). L'expression « régime de Vichy » n'a pas été rencontrée une seule fois. Des expressions plus étonnantes sont employées : « dès les premiers mois du régime de l'économie dirigée et des restrictions alimentaires » (Faucher, 1941b, p.357), ou encore « en ces temps moroses de pénitence nationale, de restriction et de récupération » (Onde, 1942c, p.444). En ces temps de culte de la personnalité, la seule fois où j'ai lu le nom « Pétain » imprimé signale un article du Maréchal intitulé « Carburant national et véhicules à gazogène », article paru en avril 1936 (Maillat, 1943, p.265). Comment ne pas non plus déceler une forme de résistance quand, sur 14 ouvrages reçus par les AG en 1941, le seul qui n'ait droit à aucun commentaire soit un ouvrage publié à Paris en 1941 et intitulé La Franc-Maçonnerie vous parle ? (n°283 p.307-308). Les AG prennent clairement leur distance à l'égard de certains ouvrages. Un livre traduit de l'allemand et consacré au Japon est expédié en une ligne : « Brochure de circonstance, mieux illustrée que traduite, en faveur du Japon » (AG, 1943, p.65). La critique d'un ouvrage de René Martial est tout aussi négative :

« les anthropologues se sont donnés beaucoup de mal pour définir avec précision la notion de race ; mais il est juste de reconnaître que le docteur MARTIAL ne s'en donne pas moins pour l'embrouiller. Pour lui, c'est la psychologie qui caractérise les races [...] et la langue est un fait racial [...] Avec lui, le mot "race", ramené au rang de synonyme de nation, redevient aussi vague qu'au temps des frères THIERRY (Auguste et Amédée) ou d'Arthur de GOBINEAU. Faut-il s'étonner, après cela, de le voir encore qualifier les Hongrois de Mongols (p.21) ? [...] » (AG, 1943, p.59).

Il est utile de rappeler que René Martial, médecin hygiéniste devenu anthropologue, a tenté d'introduire un enseignement raciste à l'Université - l'historien Henri Labroue fait la même tentative à la Sorbonne à la même période (Singer, 1993). Le premier cours de Martial, intitulé « Les crânes et leurs lois », était prévu en janvier 1943 à la Faculté de médecine, il a été annulé grâce à l'hostilité des universitaires et des étudiants (version de Singer, 1992, p. 293 ; version nuancée par Larbiou, 2005, p.108-115).

Le choix des références peut également être interprété, dans certains cas, comme une forme de résistance. Marc Bloch était évidemment cité par les géographes avant les mesures antisémites adoptées par Vichy en 1940. Il semble que les mentions de son travail deviennent, en 1941 et 1942, beaucoup plus longues et appuyées. Un article commence ainsi en 1941 :

« Dans son grand ouvrage sur Les caractères originaux de l'histoire rurale française, qui a remué tant de questions, apporté des conclusions si nouvelles, suggéré aux géographe, comme aux historiens, des réflexions si fécondes, M. Marc Bloch a partagé la France en deux régions » (Sclafert, 1941, p.471).

L'année suivante, un compte rendu d'ouvrage signale « le résultat de ces recherches paraît dans la collection qui compte déjà parmi ses publications le remarquable travail de M. Bloch sur Les caractères originaux de l'histoire rurale française » (Arbos, 1942, p.193). Certains articles s'émaillent de citations d'auteurs peu appréciés à l'époque : Marc Bloch et Karl Marx (Delaruelle, 1941, p.455-456) ; Staline, Lénine, Engels (plus des extraits du plan quinquennal) (Péchoux, 1941, p.94, 95 et 107). Et, à une période où le cinéma américain est interdit26(*), Jean Soulas termine un article en écrivant qu'il est possible de voir apparaître aux États-Unis des toponymes urbains reprenant des noms d'acteurs, il cite Charlie Chaplin, Clark Gable, W.C. Fields, Garbo, Laurel et Hardy (Soulas, 1941, p.36).

La comparaison des notices nécrologiques permet également de discerner certaines orientations. Celle de Lucien Gallois parue dans la RGA se distingue nettement par l'accent mis sur le patriotisme. Gallois a mis « toutes ses forces au service de la patrie blessée » (Blanchard, 1941c , p.505). C'est un « grand patriote », « un fervent patriote » (p.509), « un grand serviteur de la Géographie, de l'Université et de la France »(p.510). Sa mort engendre une grande mélancolie, « parmi les affres d'une effroyable défaite ». Il convient donc de rendre hommage à une vie « tout entière consacrée aux siens, à la science, à ses élèves et à son pays » (p.512). La nécrologie de Jules Sion parue dans les ER se termine par cette phrase : « sa perte, survenue au lendemain du grand désastre, est de celles auxquelles le grand public ne prend pas garde. Elle compte pourtant parmi les plus sensibles, non seulement pour l'Université, pour la science, mais pour le pays, qu'il honorait » (Gibert, 1941, p.323).

Les effets de la censure seront peu évoqués après guerre. Une note d'André Allix permet pourtant de comprendre comment les géographes composent avec elle. Au lieu d'appeler une conférence tenue en 1943 « La puissance japonaise », il l'intitule « Paysages inattendus de l'archipel nippon et du territoire mandchou » (Allix, 1945, p.1). Plus surprenant, Raoul Blanchard explique à ses lecteurs « il nous a fallu abandonner deux projets de notes d'Actualité, dont la publication était jugée inopportune » (Blanchard, 1943b, p.269). Daniel Faucher, avec d'autres termes, semble évoquer des problèmes identiques : « les circonstances actuelles [...] nous ont de même contraint à renvoyer en des temps meilleurs la publication de certains travaux qu'il nous eut été agréable d'offrir tout de suite à nos lecteurs » (1942c, p.391).

Le refus de se plier à l'air du temps est net dans un article consacré à la Champagne berrichonne. L'auteur rappelle les occupations d'exploitations agricoles et les grèves qui se déroulèrent en 1936 à proximité d'Issoudun. Plutôt que d'évoquer un effet de la propagande communiste, il explique que « ce fait est caractéristique de la structure sociale particulière de la région » (Ratouis, 1942, p.192).

Une revue, et principalement un auteur, se détache du lot : il s'agit de Daniel Faucher, directeur de la RGPSO. Sa façon d'entamer le compte rendu d'une thèse de géomorphologie est inhabituelle :

« Professeur aux Écoles Normales d'Instituteurs et d'Institutrices de Foix, M. Goron offre ainsi à ses anciens élèves, qui ont tant profité de son enseignement, l'exemple d'une vie toute entière consacrée au travail désintéressé. Dans un temps où les carrières sont si souvent déterminées et dirigées par de moins nobles soucis ».

Et il poursuit ensuite en louant « les qualités de conscience, de probité intellectuelle qui ne va pas sans probité morale [...] [Ses ouvrages] sont des chefs d'oeuvre de scrupule » (Faucher, 1942b, p.358).

Il faut rappeler que Vichy a supprimé les Écoles Normales deux ans auparavant (Paxton, 1973, p.156), et il est difficile de ne pas lire dans cet éloge appuyé une critique en creux de comportements moins scrupuleux. L'allusion à l'actualité est transparente lorsque, rendant compte d'un congrès d'une société savante étudiant le Moyen Age, Daniel Faucher écrit qu'une seule communication intéresse la géographie, en effet son auteur a étudié « la colonie juive de Toulouse en 1382 », colonie qui a eu à subir « bien des vicissitudes » (Faucher, 1943, p.336). Ses critiques sur le supposé retour aux provinces sont on ne peut plus explicites. Il écrit par exemple : « l'Association de la Renaissance de la Province de Toulouse porte un nom fallacieux. Ses dirigeants n'ont pas l'ambition de faire renaître l'ancienne province du Languedoc ». Les travaux de cette association sont descendus en flèche avec toute la correction académique requise : « on pense qu'une Association qui se propose de faire renaître la province de Toulouse - ou plutôt la faire naître dans le cadre nouveau des institutions françaises - devrait d'abord définir ce qu'elle entend revendiquer [...] forme d'échantillonnage que je ne goûte guère [...] il s'en prend au Code Civil et déplore la régression du métayage : il n'est pas dit que ses condamnations soient sans appel ». Cela n'empêche pas Faucher d'affirmer dans le même compte rendu la « nécessité du Régionalisme » (Faucher, 1941a, p.227-229). Commentant un ouvrage sur la nouvelle organisation provinciale l'année suivante, il indique « il s'agit donc de "région" plutôt que de province, du moins si ce mot devait garder son sens traditionnel. La province de Toulouse ne sera pas l'ancienne province du Languedoc » (Faucher, 1942a, p.263). Militer pour le régionalisme, et Daniel Faucher le fera pendant toute la période, que ce soit par des articles, des conférences, des émissions de radio, n'est pas un indicateur pertinent de soutien à Vichy, bien au contraire.

Ses collaborateurs ne sont pas en reste, et son élève Lucien Babonneau écrit en 1942 :

« il ne faut pas croire que tout est facile pour les organisateurs et les chefs de chantier : constamment préoccupés de savoir s'ils pourront continuer à travailler, si les matériaux leur seront fournis en assez grande quantité pour leur permettre l'achèvement des ouvrages ; inquiets sur leur embauche et les possibilités de conserver leur main d'oeuvre [...] Quel tour de force ne doivent-ils pas faire pour diriger leur économie particulière au milieu de la grande économie dirigée ! » (Babonneau, 1942, p.376).

Contrairement à ce qu'on pouvait supposer, des formes de résistance apparaissent, que ce soit dans les revues provinciales ou dans les revues parisiennes. C'est d'ailleurs dans le BAGF que paraît en 1942 l'article le plus étonnant qu'il m'ait été donné de lire, article qui m'apparaît comme une forme évidente de résistance intellectuelle. Écrivant sur les Champs-Élysées, Léon Aufrère laisse éclater son enthousiasme à chaque page. « Spectacle moderne le plus expressif », « motif le plus moderne des nocturnes parisiens » (Aufrère, 1942, p.94), « devant cette élévation du niveau de vie, nous dirons sans un regret adieu aux neiges d'antan » (p.95). « En quelques années, la vie moderne a libéré le monde des servitudes séculaires qu'on tenait pour des convenances et même pour des vertus » (p.97). Il applaudit à la « modification considérable du paysage urbain » constituée par l'apparition chez les femmes des « jambes découvertes », « cheveux coupés », « têtes nues » (p.97). Pour rendre compte de cette « révolution morale » (p.97), il en appelle à une « géographie des plaisirs » (p.98). Et, après avoir noté que « l'Avenue des Champs-Élysées est le centre d'un centre qui rayonne sur toute la terre » (p.96), il conclut ainsi : « on pourrait écrire des kilogrammes de thèses sur cette région, qui est tout de même plus importante que le Groenland et le Sahara » (p.98). Il serait intéressant de savoir comment a réagi le public de cette communication.

* 26 Les films américains et britanniques sont interdits dès l'été 1940 en zone occupée, quelques uns sont diffusés en zone libre jusqu'en 1942 (Jacques SICLIER, 1981, La France de Pétain et son cinéma, Paris, éditions Henri Veyrier, p.448).

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams