II- Les Etats : du Nord au Sud, une
préoccupation désormais commune
Une approche simpliste d'Internet et mal documentée
aurait très probablement pour conséquence une absence de prise en
considération de l'Etat dans le « problèmes » Internet.
Cependant, si l'Etat peut paraître une entité de
référence déplacée pour analyser Internet, il n'en
reste pas moins un cadre pertinent par le nombre et l'importance des
problématiques que l'on peut traiter à son niveau d'analyse.
Concernant l'Etat, notre approche sera très similaire
à celle utilisée dans la partie concernant le système.
Nous nous attacherons en premier lieu à l'examen des questions
liées à la souveraineté avant d'analyser celles concernant
la sécurité. Ces deux thématiques principales pourront
montrer combien aussi reste pertinente la notion d'Etat, même pour
analyser des phénomènes comme ceux qui ont lieu sur ou autour
d'Internet.
A- Les Etats et Internet : la Souveraineté
La souveraineté, telle qu'elle est conçue en
science politique, possède deux faces. La première, interne, a
pour conséquence que l'autorité souveraine ne connaît pas
d'autorité qui lui soit supérieure dans les limites du territoire
où cette souveraineté s'étend. La seconde, externe, a pour
conséquence la capacité d'un pays, aussi petit soit-il à
refuser les intrusions politiques de toute sorte de la part d'un autre pays. En
d'autres termes, un Etats souverain est indépendant des autres dans le
Système International et il ne connaît pas d'autorité
supérieure à lui à l'intérieur de son pays. Cette
distinction guidera notre exposé de la première partie et aussi,
pourrons-nous peut-être montrer que le concept actuel de
souveraineté est sans doute dépassé.
Les statuts d'Internet prévoient la souveraineté
des Etats sur leur CCTLD49. Cette souveraineté se traduit
notamment par un certain nombre de droits sur leur domaine
réservé. En France, l'AFNIC ou Association Française pour
le Nommage Internet en Coopération a la charge de gérer tout ce
qui a trait au nommage dans le cadre du .fr. Cela a par ailleurs un certain
nombre de conséquences relativement importantes en termes de
contrôle. En effet, si l'AFNIC possède certaines
prérogatives de gestion, elle n'a en revanche aucun pouvoir de police
lié par exemple à l'utilisation concomitante de domaine de
même nom. Cela démontre une relative inefficacité dans la
capacité de résoudre les litiges et les conflits
régulièrement. Cependant, cette souveraineté conserve tout
de même des implications pratiques : la preuve en est du conflit entre le
registrar luxembourgeois EuroDNS et l'AFNIC. Ce registrar avait, dans le cadre
d'une affaire complexe, détourné la charge de l'AFNIC et cela
avait conduit au blocage d'un nombre de domaine assez important (environ 4500).
Par ailleurs, un décret assez récent a pour objectif de redonner
au .fr un aspect plus policé, contrôlé.
Extrait : un nom de domaine en .fr « ne peut porter
atteinte au nom, à l'image ou à la renommée de la
République française, de ses institutions nationales, des
services publics nationaux, d'une collectivité territoriale ou d'un
groupement de collectivités territoriales, ou avoir pour objet ou pour
effet d'induire une confusion dans l'esprit du public ».
Ce court extrait montre bien que l'Etat français entend
bien faire de son domaine, une zone de droit, une sorte d'extension virtuelle
du territoire français. Ainsi, la notion de souveraineté à
propos d'Internet trouve un écho relativement important.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l'existence en tant
qu'Etat implique la détention d'un CCTLD. Cela a des implications
politiques relativement importantes. Cela garantit notamment un siège
à l'ICANN en tant qu'Etat, c'est-à-dire au niveau du GAC ou du
CCNSO. Il est intéressant de noter que si l'ICANN réfute
l'établissement d'une souveraineté ou la naissance d'un Etat
à cause de la création d'un CCTLD, cela a pu poser des
problèmes. En effet, la création du .tw pour Taïwan a
entraîné des protestations de la part de la Chine qui a pu y voir
une reconnaissance implicite de la souveraineté de l'île. On peut
très bien imaginer que dans un avenir proche, la création de tels
noms de domaine prenne une importance accrue avec le développement
d'Internet et donc se pose en témoins de reconnaissance de
souveraineté. Autrement dit, la question qui s'ensuit
immédiatement est la capacité de l'ICANN à reconnaitre
cette souveraineté, en fonction de quels critères et sous
quels
49 Repris dans l'agenda de Tunis en 2005.
contrôles ou influences. On comprend donc la gêne
de la firme californienne lors du conflit avec la Chine et ses multiples
dénégations quant aux implications de la création d'un
CCTLD.
D'un point de vue plus international ou cosmopolite, la prise
en compte des implications et la volonté politique de gérer de
façon logique et continue ces domaines n'est pas uniforme. Cela est
dû à plusieurs choses : tout d'abord, les Etats n'ont pas de suite
reconnu le formidable potentiel d'Internet et ont donc accumulé des
années de retard dans la prise en compte des nouvelles données
politiques, techniques et internationales. C'est aussi pour cela que les pays
du Sud manifestent un peut-être plus grand intérêt dans tous
les débats organisés autour de la Gouvernance d'Internet.
L'absence relative du réseau leur permet d'espérer encore une
croissance contrôlée de la ressource et la possibilité d'en
profiter un maximum. Par ailleurs comme a pu le faire remarquer Mr POUZIN ou
Mme INNE, les grands états ne proposent pas forcément
d'alternatives, ne sont pas forcément capables de reprendre le
contrôle dans une dispersion déjà très
avancée et ont tendance à se servir d'Internet comme biais de
négociation dans un cadre plus large, notamment avec les EtatsUnis. La
conséquence peut être interprétée comme un
alignement sur la politique des EtatsUnis envers Internet, tel
qu'observé par Mr POUZIN, dans les grands sommets afin d'obtenir une
sorte de « dette » diplomatique qui pourra être
capitalisée dans d'autres négociations. Le problème, si
cette vision est réelle, est la perte que cela engendre en termes de
préoccupations à propos du Réseau et de son devenir. La
seconde raison à cette absence se trouve dans la gestion faite par Jon
POSTEL. L'attribution de la gestion des CCLTD de façon non
systématique a eu pour effet un désengagement des Etats. Pour
autant, le retour de l'Etat est marqué notamment par l'exemple suivant
que nous allons traiter : la polémique du .iq, irakien.
A en croire, certaines sources50, le début
de la seconde guerre en Irak en 2003 aurait coïncidé avec la «
disparition » du CCTLD irakien. Des analystes ont sauté à la
conclusion que les Etats-Unis s'étaient purement et simplement
débarrassé de ce domaine pour des raisons de représailles
et de sécurité. Cela a bien pu montrer l'importance que pouvait
dorénavant revêtir Internet dans un conflit et donc, d'un point de
vue stratégique. Cependant, l'interview réalisée avec Mme
INNE, membre de l'ICANN, a donné une toute autre version. En effet, les
RFC rédigés par Jon POSTEL affirment que l'absence de gestion
d'un domaine a pour conséquence sa disparition progressive au sein du
DNS. En d'autres termes, si les ordinateurs et les serveurs hébergeant
des sites du domaine en question étaient toujours connectés et
accessibles, ils devenaient littéralement introuvables sur le
Réseau.
50 Notamment la revue Politique Etrangère.
La gestion du .iq avait été donnée par
J.POSTEL à un américano-irakien qui y avait enregistré des
sites pour ses entreprises (le .iq ne comprenait que 6 sous-domaines). Il s'est
avéré, sans que l'on puisse connaître le poids des
coïncidences, que cet homme avait réalisé des
opérations de trafic de toutes sortes, notamment pour le compte de
terroristes. Il a dont été arrêté et se trouve
encore à l'heure actuelle en prison. En conséquence de quoi, la
gestion de ce CCTLD a été arrêtée et il a fini par
disparaître des serveurs DNS. Cela permet donc de relativiser les raisons
de cet arrêt d'un point de vue des faits mais ne change rien à
l'importance stratégique accordée par les auteurs à une
telle action du gouvernement des Etats-Unis, action conçue de cette
manière bien particulière.
Il est à noter que selon Mme INNE, une opération
de cette sorte serait impossible, ce qui garantit la souveraineté des
Etats et permet aussi de montrer l'importance que l'on peut y accorder. Un des
problèmes posés aussi par cette souveraineté d'un point de
vue internationale est bien explicité par les bases de données
« Who Is ». Cette allusion humoristique au célèbre
annuaire de la haute société britannique se réfère
néanmoins à des besoins plus prosaïques. En effet, cela
désigne simplement les coordonnées et les informations
nécessaires au bon fonctionnement des noms de domaines, informations
relatives aux détenteurs de nom de domaine, à l'intérieur
de domaine plus important. L'ICANN juge nécessaire ces informations afin
de pouvoir assurer la continuité du service. Cependant, les
différences législatives ont pour conséquence de
créer des conflits : la CNIL, par exemple, en France impose un strict
contrôle sur de telles bases de données. Aussi, malgré
l'enjeu de continuité de service Internet et les problèmes que
cela peut poser en cas de faillite de ces registry ou registrar, le conflit
autour de ces bases de données reste important. Peut-on imaginer la
France donnant à l'ICANN les informations à propos des
détenteurs de domaines en .fr alors même qu'elle est souveraine
sur ce domaine ? Difficilement, en raison de la souveraineté et
là réside tout le problème.
A propos de la souveraineté, il est intéressant
de noter qu'Internet induit des phénomènes de mutation de la
considération qu'on lui donne. En effet, l'excellent article de D.
DREZNER51 montre très bien l'existence d'un marché des
CCTLD, un marché à l'intérieur duquel de très
petits états vont aller vendre à des grandes entreprises des
domaines comme ces CCTLD. Offrant ainsi à ces entreprises un cadre
Internet légalement protégé, cela constitue pour ces
états des sources de revenus conséquentes : le .tv pour
l'île de Tuvalu a été vendu pour 4
51 DREZNER, D. W., Sovereignty for Sale, Foreign Policy,
Sep.-Oct., 2001.
millions de dollars par an pendant 10 ans. Cependant, il est
à noter que ces ventes engendrent des phénomènes de
création de paradis fiscaux ou de blanchiment d'argent (ce qui va
souvent ensemble). Le Fonds Monétaire International, FMI, estime
à 1,5 milliard de dollars, le montant blanchi grâce à ce
système de vente de souveraineté.
Enfin, le phénomène des micro-états
développé par F. LASSERRE pour le Groupe de Recherche en Economie
et Sécurité est très intéressant. Il montre bien
à quel point la notion de souveraineté peut être
diluée ou redéfinie dans l'univers Internet. La multiplication
des Nations, des Royaumes ou des Souverainetés sur Internet ne doit
cependant pas être pris pour un jeu. Si certain sont fantaisistes,
d'autres peuvent être dangereux ou poser des questions jurid iques
épineuses. En effet, la Principauté de Sealand installée
sur une ancienne plate-forme en eau territoriale de la marine britannique
émet des passeports dont certains ont été retrouvés
sur des criminels dans d'autres pays. Elle a aussi été pressentie
pour accueillir des serveurs Internet, serveurs qui auraient
hébergé le très célèbre site, The Pirate
Bay, plate-forme de téléchargements P2P. Voici donc un exemple
des enjeux que constitue la création sur Internet de ces
micronations.
Ainsi se termine cet exposé à propos de la
souveraineté. Nous avons pu voir à quel point le concept de
souveraineté pouvait être en mutation entraînant des enjeux
importants. Non content de devoir s'adapter aux exigences d'Internet, il est
soit remis en cause par les pratiques de quelques uns soit
considéré comme une ressource commerciale. Nous allons maintenant
nous intéresser aux problématiques de contrôle et de
sécurité à propos d'Internet, du point de vue des
Etats.
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