La nomination des animaux par Adam, dans l'Occident latin du XIIe au XVe siècle. Etude iconographique( Télécharger le fichier original )par Maÿlis Outters Université de Versailles-Saint Quentin en Yvelines - Master 2 d'histoire médiévale 2006 |
Le Paradis perdu, monde inaccessible et recherchéUne image se créé du paradis terrestre au cours des derniers siècles du Moyen Âge, avec sa végétation, ses animaux et son harmonie idéale. Et ce grâce à une nouvelle approche du monde animal et naturel. Grâce à une meilleure maîtrise de ces deux milieux. Cette image se retrouve dans l'iconographie du paradis, mais aussi des jardins idéaux, les jardins courtois. Le Paradis est surtout un lieu inaccessible, dont les mérites et la beauté sont vantés par les clercs. C'est un lieu recherché physiquement, en Orient, nombre de voyageurs racontent s'en être approché. Cette période d'harmonie entre les hommes et les animaux, période révolue depuis le péché originel, mais qui est aussi recherchée. Chapitre 1. La domination de l'animal entre théorie et réalitéLa nomination des animaux nous montre un homme qui domine les animaux, il les domine physiquement par sa taille, mais aussi psychologiquement puisque tous les animaux, même le lion, lui paraissent soumis. Théoriquement l'homme est le maître de tous les animaux, cependant la réalité médiévale est toute autre et a tendance à nous montrer la crainte d'un monde mal maîtrisé et dangereux. 1. Une suprématie spirituelle pour faire face à la réalité médiévaleÀ l'époque médiévale nous constatons surtout une crainte du monde animal. Les hommes se sentent faibles face à la bête féroce, ce sentiment d'infériorité aurait dû normalement être effacé grâce à l'image d'Adam dominant la faune toute entière par l'attribution d'un nom. Les hommes sont davantage enclins à se ranger à l'avis des auteurs antiques et non des clercs médiévaux et à regarder leurs soi-disant inférieurs avec crainte et envie. La bête suscite la convoitise pour des vertus essentiellement physiques, comme la force, la rapidité, le courage. Le surnom de lion était attribué à certains hommes ayant des qualités exceptionnelles de chef, attribuées au lion par les bestiaires, comme la magnanimité, la justice, la générosité, mais aussi la force, l'ardeur au combat et la fierté, par exemple Richard Coeur-de-Lion, mais aussi Louis VIII le Lion, père de saint Louis. Les surnoms d'animaux sont cependant rares, car l'Église les a combattus durant le haut Moyen Âge. Cette lutte s'inscrit dans celle du paganisme qui lie trop souvent l'animal à la divinité. Seul le lion qui doit sa promotion aux clercs subsistent à la différence de l'ours et du lion. Les clercs ne veulent pas d'animaux déifiés. Au niveau linguistique, le terme bestiae qui englobe toutes les bêtes sauvages montre la méconnaissance du monde animal sauvage au Moyen Âge. Car Adam en donnant un nom à chaque animal apparaît comme le «créateur» individuel des animaux, s'approprie et domine ainsi la faune, il la maîtrise. Ainsi l'absence d'appellation particulière pour certains animaux sauvages les laissent dans une pénombre peu rassurante96(*) que l'homme ne maîtrise pas. La bête sauvage fait peur, elle tue, dévaste, vole, bref elle est maléfique. Pensons aux loups ou aux ours, mais aussi aux animaux fantastiques qui peuplent les récits et l'imaginaire, comme tous les monstres qui vivent dans les confins de la terre habitable. Aux débuts du christianisme en Occident, la lutte contre les bêtes sauvages, les dragons et les serpents, s'identifie à la lutte contre le paganisme et les forces démoniaques. Cette lutte se fait physiquement et symboliquement. Charlemagne organise dans les forêts germaniques des chasses à l'ours visant l'élimination totale de la bête. L'Église a mis à la tête du royaume animal le lion, un animal bien moins dangereux. Symboliquement il n'appartient pas aux traditions orales celtes et germaniques, il est presque inconnu, et n'est en aucun cas objet de vénération. Matériellement, le lion ne fréquente pas l'Occident à l'état sauvage, c'est un animal uniquement scripturaire et exotique. L'Église se méfie des animaux sauvages que l'homme ne peut maîtriser et qui sont donc susceptibles d'admiration voire de vénération97(*). C'est pourquoi dans les enluminures de la nomination des animaux concernant le Moyen Âge Central, les ours sont quasi absents, sauf dans un bestiaire de la fin du XIIIe siècle (ill. 13) ainsi que dans la tapisserie de Gérone (début du XIe s., ill. 1) et la mosaïque de Saint-Marc de Venise (début XIIe s., ill. 6). Effacer l'animal de l'iconographie fait partie du programme de dévalorisation de cet animal. L'exemple de l'ours témoigne de l'impuissance de l'homme face à la sauvagerie de l'animal et qui n'a d'autre recours que l'élimination. Une autre absence paraît surprenante dans l'iconographie de la nomination des animaux, celle du loup. Le loup est l'animal dangereux du Moyen Âge98(*) , en témoignent tous les fabliaux et contes qui le mentionnent. Dans le journal d'un Bourgeois de Paris, les loups rôdent souvent dans cette ville qui subit les méfaits de la guerre civile, au début du XVe siècle, ils déterrent les cadavres, croquent les chats, les chiens voire les femmes et les enfants. Les loups sévissent aussi dans les forêts, font des ravages dans les troupeaux. Depuis l'époque carolingienne et tout au long des siècles médiévaux des chasses et des battues sont organisées, pour éliminer les meutes de loups. En outre la croyance en l'existence du loup-garou exprime cette peur tenace du loup. Si le loup est bien installé dans la littérature médiévale, il est quasiment absent de notre corpus iconographique, toutefois il demeure toujours l'incertitude des loups qui sont comparables à des chiens et vice versa, comme dans le bestiaire de Saint-Petersbourg (ill. 4) et celui d'Anne Walshe (ill. 24). L'homme ne maîtrise pas du tout le loup, il le craint plus qu'autre chose, d'autant plus que le loup intervient surtout en période de misère. Le loup aurait pu donc trouver sa place sous le commandement d'Adam, qui a eu la suprématie sur tous les animaux d'autant plus sur le loup. Cependant le loup est un animal trop maléfique et les bestiaires n'en font pas un portrait élogieux : c'est un prédateur, un carnassier, un voleur, un trompeur (qui revêt la peau du mouton), une bête noire qui n'agit que la nuit dans les ténèbres et dont les yeux brillants ne font que renforcer ce portrait diabolique99(*). Bref, un animal mauvais qui n'a pas sa place dans le lieu saint qu'est l'Éden. Éric Baratay note une absence des animaux dans les descriptions de Paradis alors qu'ils abondent dans les enfers100(*) : l'animal fait peur et spécialement l'animal sauvage que l'homme ne peut pas dompter, l'animal qui peut tuer l'homme. Étrangement les animaux dangereux ne sont pas majoritaires dans les enluminures de la nomination des animaux. Leur place serait pourtant naturelle, pour montrer le pouvoir qu'avait l'homme dans l'état d'innocence, sur l'humanité contemporaine. Or à part les lions, au nombre de vingt-quatre, qui doivent surtout leur présence à leur symbolique royale, nous avons seulement cinq ours, quatre panthères, deux serpents et peut-être un loup. En règle général Adam ne fait face qu'à des animaux qui ne sont pas dangereux pour l'homme à l'époque médiévale. L'enlumineur a préféré représenter des animaux dont l'homme a toujours gardé la domination. Seul le lion rappelle que la suprématie d'Adam s'étendait aussi aux prédateurs. Avec le christianisme une distinction très nette se fait entre l'homme et l'animal. La nomination des animaux et plus largement la suprématie de l'homme sur le monde animal prend un sens matériel qu'elle n'avait peut-être pas à l'origine. La bête est un objet créé pour le bien de l'homme, centre et maître de la création. Il a le droit de l'utiliser au quotidien, de la tuer pour se vêtir, se nourrir ou l'utiliser pour son plaisir101(*). C'est pourquoi Isidore de Séville a placé son commentaire de la nomination des animaux juste avant l'exposé sur les animaux domestiques, ceux qui sont le plus clairement utiles et utilisés par l'homme : bovins, ovins, caprins. * 96 J. Voisenet, Bêtes et hommes dans le monde médiéval, op. cit., p. 195. * 97 G. Duchet-Suchaux, M. Pastoureau, Le Bestiaire médiéval. Dictionnaire historique et bibliographique, Paris, Le Léopard d'Or, 2002, p. 101. * 98 R. Delort, Les Animaux ont une histoire,op. cit, pp. 245-272. * 99 P. Miquel, Dictionnaire symbolique des animaux, zoologie mystique, Paris, Le Léopard d'or, 1992, p. 190, et G. Duchet-Suchaux, M.Pastoureau, Le Bestiaire médiéval., op. cit., p. 96, R. Delort, Les Animaux ont une histoire,op. cit, pp. 245-272. * 100 É. Baratay, Et l'homme créa l'animal, op. cit., p. 155. * 101 É. Baratay, Et l'homme créa l'animal. Histoire d'une condition, Paris, O. Jacob, 2003, p. 157. |
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