De la manoeuvre des moeurs et du silence des mots dans le lexique françaispar Julie Mamejean Faculté des Chênes, Cergy-Pontoise - DEA Lettres et Sciences du langage 2006 |
C- Sous les normes, la liberté : la fin d'un règne« Il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas, pas assez ! » (R. Ménard) En 2004 paraît, sans étonnement, le Petit traité de l'injure de P.Merle, sorte de relevé dictionnairique des grossièretés insupportables aux oreilles du politiquement correct. « Pied de nez à la langue de bois », pour reprendre l'analyse qu'en a fait C.Duneton, P.Merle s'intéresse ici aux gros mots tant reniés par la bienséance, et prouve que la discrimination lexicale est parfois incompréhensible. Les valeurs diffusées par le politiquement correct n'ont pas d'assises réelles, ainsi que le confirme l'ironie de C.Duneton : « Le gros mot par excellence, le plus menaçant (...) en...foiré, n'est plus que l'ombre d'une insulte (...) pouffiasse traîne quelques relents d'efficacité (...) salope se porte assez bien, sans doute une question de sonorité heureuse (...) »262(*). Ainsi, les auteurs vont miser sur le fait que les gens sont de moins en moins dupes des simagrées langagières imposées par le politiquement correct, et ils prônent alors dans un élan de libération, d'affranchissement, la provocation comme nouvelle idole, huant Précieux et Tartuffes. Et les auteurs sont nombreux : entre ironie et cynisme, on rit d'autant plus que finalement le politiquement correct a offert à ses détracteurs, clefs en main, les conditions de sa destruction. La plupart des définitions ne sont en fait rien de plus qu'une reprise caricaturale de ses commandements : -Camp de nudistes : Plage d'habillement optionnel (J-L.Chiflet) -Chaise de restaurant : Commodité de la dégustation (C.Duneton) -Chauve : Personne confrontée à un défi capillaire (A.Santini) -Fleur : Compagnon végétal (L.Ferry) -Funérailles : Manifestation de masse au cours de laquelle les manifestants brandissent un cercueil (J-F.Kahn) -Obsèques : Dernier voyage bénéficiant d'un tarif de groupe (J-F.Kahn) -Occasion : Fenêtre d'opportunité (P.Merle) -Pauvres : Grévistes de la consommation (A.Santini) -Suicide : Contribution personnelle à la lutte contre la surpopulation (id.) -Transpiration : Stress hydrique (P.Merle) C'est un peu dans le même état d'esprit que Jean-François Kahn un an plus tard rédige Le Dictionnaire incorrect qui, mêlant satire, farce, dérision, et pamphlet politico-social, démystifie l'hégémonie du politiquement correct. Ce dictionnaire en dénonçant les idées reçues, la bêtise, le conformisme, prône indiscutablement le retour au parler-vrai, via une méthode encyclopédiste (au sens du 18e siècle) qui consiste à parler de tout, donc à démystifier tout vocabulaire condamné, à nier la notion même de tabou, dont la définition, interne à ce dictionnaire est d'ailleurs des plus savoureuses : « Tabous : évoluent selon les époques. Aujourd'hui on peut dire « bite » et « enculé », même au cours d'un dîner mondain, mais on ne peut plus dire « prolétaire » ou « lutte des classes ». Il y a 50 ans c'était l'inverse ». Et si ce terme fait écho à la définition de la bienpensance, présentée comme fléau des temps modernes, ce n'est pas sans hasard : « Bien-pensance : consensus normatif (...) qui s'appuyant sur le pouvoir médiatique dominant, instrumentalise l'intelligentsia dominante pour imposer une quasi dictature idéologique (...) ce qu'on appelait, en autre temps, la `` ligne du parti'', le `` cercle de la raison'' ». Avec ce dictionnaire, J-F.Kahn entend dénoncer et critiquer ce qui jusqu'alors était protégé par le cachet « norme française » du politiquement correct. Et qu'il exerce sa provocation avec humour ou cruauté, elle est omniprésente : - « Allah : est grand. Il faudrait nous expliquer comment un dieu unique pourrait être petit. Et pourquoi, surtout, il convient de répéter ce stupide pléonasme plusieurs fois par jour. Y'aurait-il un doute ? » - « Marie : mère juive. Maman du fils du père. A fait un enfant toute seule. Seul cas connu d'insémination artificielle par rayon divin, méthode ancienne intitulée `` opération du St Esprit'' » Et du plus odieux des sacrilèges, il passe à un relativisme des plus cynique : - « Auschwitz : vertigineuse bienséance du siècle (...) production de masse de l'effacement de masse (...) la socialisation planifiée du meurtre exceptionnellement alliée au capitalisme du carnage. Dieu même pas sur répondeur (...) » - « Plan social : Décision antisociale qu'on a du prendre par absence de plan. Synonyme de licenciement collectif ». Cependant, avec de tels commentaires, J-F.Kahn court le risque de susciter de vives polémiques. Dans les définitions d'Allah et de Marie notamment, la parole divine est remise en cause, invoquant incontestablement, une tonalité blasphématoire. On prend alors céans conscience d'une donnée nouvelle : si le discours politiquement correct, trop intensif, a subit moult excès dérangeants, le discours politiquement incorrect, noyé dans un flux de paroles enfin libérées, peut être confronté aux même revers. 3) Une dérive prévisible : le refus du politiquement correct ou l'acquiescement de la haine « Soyez abjects, vous serez vrais » (M. Houellebecq) Sous prétexte de condamner le politiquement correct, certains auteurs ou usagers abusent du politiquement incorrect à tel point que malgré la satire ou l'humour mis en avant, une gêne persiste. Pour répondre à cette idée, il nous semble indispensable d'évoquer l'excellent Nouveau dictionnaire des idées reçues, d'Alain Schifres qui, plein de cynisme, offre à ses lecteurs dans la préface intitulée « pour se rendre intéressant à peu de frais », quelques « conseils » primordiaux : « 1) Faire l'éloge vibrant d'une personne dont personne n'a rien à foutre ; 2) Refuser le politiquement correct. Défendre la cause de Milosevic ou Saddam Hussein (...) Avoir pour auteur de chevet un écrivain antisémite. Descendre Godard (...) Faire son Nietzschéen (...) D'un grand écrivain rabaisser les chefs-d'oeuvre. Dire de Flaubert qu'il est meilleur dans le court ». A. Schifres concocte ici une sorte de recette illustrant les pièges et astuces à éviter et à suivre pour se déclarer officiellement anti-politiquement correct. Il suit ses propres conseils dans les définitions qu'il propose. Ainsi, si l'on peut rire du peuple antillais définit par stéréotypes, « l'antillais est postier, l'antillaise est aide-soignante », on est plus choqué par la définition du peuple arménien, « très sympas à cause du génocide ». Et outre les définitions ethniques, les autres propos ne sont guère plus corrects à l'égard des fameuses minorités : les aveugles « ont leur façon de voir », tandis que les sourds-muets « sont des gens très expressifs ». Le gay, quant à lui, « évite aux homosexuels d'être des pédés ». La définition la plus gênante reste peut-être celle de l'article « trisomiques : très doués pour le théâtre, ils sont toujours prêt à faire rire ». Si nous pouvons admirer ici la franchise de l'auteur qui a su se défaire des règles dictatoriales du politiquement correct, l'impression majeure d'un malaise persiste dans la mesure où il semble que ce ne soit pas tant le politiquement correct qu'A.Schiffres ait voulu combattre, que le « moralement correct ». De même, les Notes pour un dictionnaire de la rectitude politique, des euphémismes et de la bienséance, découvert au fil de nos recherches sur Internet263(*), semble avoir la même portée. Ce dictionnaire rédigé par un(e) certain(e) Amadantine, qui a pour épigraphe « évitons les sujets qui fâchent », surprend énormément. Le titre est réellement antithétique par rapport aux définitions affreusement cyniques et souvent ignobles qui le suivent : là où A.Schifres, plein d'humour noir nous propose à la définition de l'Afrique, « mis de côté les massacres, les guerres, les famines, les dictatures... c'est un merveilleux continent. On y voit des oiseux en liberté », le dictionnaire d'Amadantine préfère « Afrique : l'une des cinq parties du monde, la plus ancienne, et surtout la plus riche ». L'ironie est extrêmement gênante. Et le dictionnaire semble avoir cette même tonalité tout du long. Ces « notes » pour la rectitude politique concernent essentiellement les hommes ou les religions ayant marqués l'histoire. Fièrement subjectives, les définitions imposent l'unique vision de l'auteur(e), et dépassent la simple incitation au politiquement incorrect. Provocantes, allant même jusqu'au négationnisme, elles sont intolérables : - « Christianisme : religion du Christ apparu en Judée, fut assez répandu (...) mais il ne faut rien exagérer. Selon une analyse très contestée, le christianisme aurait peut-être inspiré certaines de ses valeurs à la civilisation européenne » - « Himmler (Heinrich) : éleveur de poules (1900-1945) » - « Hitler (Adolf) : peintre d'origine autrichienne (...) Hitler fut un aquarelliste délicat (...) on déplore que ses nombreuses activités ne lui aient pas laissé le temps de développer son oeuvre (189-1945) » - « Islam : (...) est résolument pacifique (...) préconise une stricte égalité entre les hommes et les femmes ; néanmoins, il est conseillé à celles-ci de bien se couvrir si elles doivent sortir, afin d'éviter qu'elles ne prennent froid (en hiver) ou que le soleil ne leur gâte le teint (en été).l'Islam est une religion de tolérance et ses fidèles cohabitent dans une joyeuses harmonie avec les autres religions » - « Judaïsme : (...) les juifs passent beaucoup de temps à rappeler qu'ils ont été naguère victimes de certaines tracasseries administratives de la part des Allemands, dans la simple intention de se faire plaindre » - « Mussolini (Benito) : instituteur italien, propagandiste de méthodes éducatives basées sur la persuasion (1883-1945) » - « Nazisme : mouvement folklorique (...) qui préconisait l'interprétation des chansons populaires (...) la vie au grand air et le sport » - « Zedong (Mao) : poète et lettré chinois » Outre cette prise à partie évidente de l'auteur(e), et malgré la prétendue ironie de la plupart des définitions, ce dictionnaire ignoble qui entend choquer pour se démarquer de l'apathie du politiquement correct, dépasse des limites sans finalement parvenir à faire mieux. Pour rectifier l'hypocrite mièvrerie du politiquement correct, l'auteur(e) procède au contre-pied des définitions habituelles, à tel point que les nouvelles définitions qu'il/elle propose, entrent dans la catégorie d'un encyclopédisme trompeur, raciste et aberrant. Comme toujours, un excès en cache un autre, et le politiquement incorrect est devenu une aubaine pour répandre certaines thèses répugnantes. À trop vouloir choquer, à trop plaider le politiquement incorrect, certains auteurs n'ont pas su se modérer, et l'usage du politiquement incorrect a mené à la stupidité. Une fois ce constat posé, et sachant que le discours politiquement correct ou quelle que soit la dénomination que nous lui infligeons, se présente tel un langage pernicieux qui, sous prétexte d'offrir une éthique, cache une vile hypocrisie, que faire ? Pour en sortir, mais sans tomber dans l'autre extrême tout aussi dangereux du politiquement incorrect, quelle langue utiliser ? Comment parler encore en toute simplicité ? Et cela est-il encore possible ? Face à ces interrogations, une seule évidence, favoriser un retour au langage vrai, à la langue du coeur contre celle de bois ... * 262 Le Figaro, mai 2004 * 263 www.sdv.fr/pages/amadantine |
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