De la manoeuvre des moeurs et du silence des mots dans le lexique françaispar Julie Mamejean Faculté des Chênes, Cergy-Pontoise - DEA Lettres et Sciences du langage 2006 |
B- Une cabale ridiculiséeDevenu notion fourre-tout, le politiquement correct qui est utilisé à tout va, perd le symbole de sa préciosité langagière et adopte de nouvelles règles. Prônant un aspect multiculturel du langage (on use d'anglicismes, de technolectes, d'un jargon psychologique...) le nouveau politiquement correct, toujours servit par un abus d'euphémismes se reconnaît dans sa capacité à laisser coi ses interlocuteurs et auditeurs. Cette réalité qui lui est toute personnelle, et qui est par ailleurs profondément incompatible avec la fonction de communication propre au langage, tend à devenir omniprésente chez ses locuteurs, à tel point que le contenu sémantique de certains mots est parfois annihilé. Un journaliste des Échos ironise à ce sujet en montrant à quel point le politiquement correct, spécialement dans le milieu des affaires est ridicule : « Dites : `` Nous assistons à une forte réduction de la visibilité à moyen terme sur notre marché''. C'est mieux que : `` On s'est planté ce trimestre'' (...) plutôt que d'annoncer `` On s'est lourdement trompé et il va falloir licencier'', dites plutôt `` On va faire jouer l'effet de levier de nos synergies, pour capitaliser sur notre paradigme intellectuel de base'' »258(*). C'est dans ce même esprit moqueur que R.Beauvais rédige son lexique traduisant le français bon usage en français courant, L'Hexagonal tel qu'on le parle, où il met en avant, plein d'ironie, l'indéniable emphase qui caractérise ce discours. Il traduit dans un usage courant de la langue toutes les phrases bienséantes qui nous laissent sans répliques tellement elles nous sont incompréhensibles. Dans ce manuel décryptant les us des conversations en politiquement correct, l'auteur s'intéresse à de multiples domaines organisés par chapitres : la famille (« Comment va votre épigone ? » pour parler du petit-fils), l'artisanat (« Auriez-vous les coordonnées d'un capilliculteur ? » pour demander le numéro de téléphone d'un coiffeur), le monde du travail (« Nos marges sont substantielles » pour « Les affaires vont bien »), l'université (« C'est un séminaire à fonction théorique pluridisciplinaire » pour « C'est un cours où on enseigne plusieurs matières »)... R.Beauvais dénonce également les conversations pleines de lieux communs : « Le recours aux hallucinogènes est consubstantiel à l'incomplétude fondamentale » pour « L'abus de drogues vient d'une sentiment d'insatisfaction ». Il se moque par la même de la tonalité politiquement correcte et de ses marques imposées dans des phrases redites maintes et maintes fois, devenues quasiment à force, des adages : « Nous nous trouvons en présence d'une perspective univoque » pour « Il n'y a pas trente six solutions » ainsi que des phrases banales à tonalité populaire : « Ils sont liés par un facteur de cohésion extrinsèque d'ordre socio-affectif » pour « Ils s'entendent comme larrons en foire ». Le milieu politique, propice aux paraphrases et euphémismes est également attaqué avec des emphases comme « La prévalence des novations est au premier plan des préoccupations gouvernementales » au lieu de dire « Le gouvernement est partisan des réformes avant toute chose ». Tout au long de ce livre riche d'exemples illustrant l'ampleur risible du phénomène, R.Beauvais qui joue au vrai hexagonal, tente d'assommer le lecteur de toute la stupidité propre à la pédanterie de ce type de discours. Il conclue d'ailleurs en précisant que ce charabia en vogue, pandémie des temps modernes, est dangereux. Par une métaphore filée le présentant comme un poison ou tout du moins comme un virus, il tente d'anéantir, toujours plein d'humour, les excès du politiquement correct qui dans l'enfer verbal qu'il impose provoquent « vertiges (...) et bourdonnement intérieur lancinant », symptôme d'une maladie d'un nouveau genre. Ici, l'auteur, par l'intermédiaire de cet ouvrage qui ridiculise le politiquement correct prouve non seulement son inutilité, mais aussi sa dangerosité d'un point de vue psychologique, communicationnel, et quasiment métabolique « s'il vous a servi de vaccin, ce livre aura atteint son but »259(*). Si la condamnation n'est pas toujours aussi vindicative, nous sommes bien obligés de constater que le nombre des adhérents du politiquement correct ne cesse de croître. Le phénomène critiqué perd maintenant toute légitimité et l'individu non autonome, déterminé par la société, semble laisser place à un « Je cartésien », individu pleinement auteur de la société qu'il habite. 2) Le politiquement correct, vendu et pendu S'il est évident que le politiquement correct est reconnu par tous comme le phénomène sociolinguistique majeur de ces trente dernières années, il semble néanmoins difficile de faire lier ses exigences lexicales avec le traitement des mots dans les dictionnaires, qui ne doivent idéalement subir aucunes prises de position. A- Une impossible norme dictionnairique Si les dictionnaires devaient répondre aux exigences lexicales du politiquement correct, hormis le fait que cela entraînerait la disparition de plusieurs dizaines de mots, cela instaurerait inévitablement une représentation faussée de la langue. Et parce que le dictionnaire doit se faire instance représentative du langage courant, il ne peut voiler ni la langue, ni la réalité. Le lexicographe a pour mission de représenter au mieux et le plus objectivement possible la langue, et non pas le rapport langue-société. Ainsi, si un lexicographe quelque peu machiste doit éviter toute illustration sémantique par des exemples stéréotypés tel que « La femme fait le ménage, l'homme lit son journal », il ne doit pas non plus, sous prétexte de s'accorder à une morale bienpensante, risquer le ridicule en écrivant « La femme lit son journal, l'homme fait le ménage ». Pour le lexicographe, le mot est une entité propre au langage, et les connotations qui lui sont rattachées ne doivent pas envahir sa définition. Inclure dans un dictionnaire la pensée politiquement correcte au point de la présenter comme un nouveau déictique, et de modifier l'explication sémantique d'un mot, est impensable puisque cela anéantirait tout esprit dictionnairique. Lorsqu'un lexicographe a à traiter le mot « nègre » par exemple, il ne doit pas s'abstenir de donner l'intégralité du sens de ce terme, au nom d'une gêne éthique. Car ancrer le langage dans une telle perspective risquerait d'entraîner une véritable absence lexicale. Le mot « nègre », désigné coupable eu égard à toute l'histoire que la langue y rattache, ne doit être pour le lexicographe, qu'une unité lexicale équivalente à toutes les autres. Ce terme ne doit pas être banni du dictionnaire par peur de porter préjudice à une minorité. Dès lors, si le dictionnaire garantit la valeur sémantique et non idéologique d'un mot, il ne peut répondre aux attentes du politiquement correct. Pour preuve, quelques définitions relevées dans différents dictionnaires de langue française (le Petit Robert 2003, le Robert junior illustré de 1999, le Petit Larousse illustré de 2005, le dictionnaire Hachette de 1998), prouvent la force de l'instance dictionnairique, là où l'univers politiquement correct aurait exigé, face à ces mots dérangeants, moult changements : - Termes concernant l'apparence physique : * Gros : -Qui est plus large que la moyenne des êtres humains ; corpulent, empâté...(P.R) -Personne corpulente - Subst. Un gros, une grosse (Hachette) * Handicapé : -Personne qui est infirme ou dont le développement du cerveau est anormal (Robert junior) -Se dit d'une personne atteinte d'un handicap ou défavorisée de façon quelconque (P.L) * Laid : -Qui produit une impression désagréable en heurtant le sens esthétique (P.R) -Dont l'aspect heurte le sens esthétique, l'idée qu'on a du beau (P.L) * Nain : -Personne d'une taille anormalement petite ; avorton... (P.R) -Personne beaucoup plus petite que la normale (Robert junior) - Termes concernant les origines et les ethnies : * Arabe : -Originaire de la péninsule arabique (...) du Maghreb : maghrébin. Jeune arabe de la 2e génération : beur (P.R) -Qui se rapporte à des arabes (P.L) * Juif : -Nom donné depuis l'exil aux Hébreux (P.R) -Personne appartenant à la communauté israélite, au peuple juif (P.L) * Noir : -Qui appartient à la race mélano-africaine à peau très pigmentée ; race noire ; FAM. Black (P.R) -Race des gens dont la peur est très foncée, nègre (Robert junior) -Personne mélanoderme ayant la peau noire (P.L) - Termes concernant les réalités politico-sociales : * Chômeur : -Travailleur qui se trouve involontairement privé d'emploi, sans-emploi, demandeur d'emploi (P.R) * Clochard : -Personne socialement inadaptée, qui vit sans travail ni domicile, dans les grandes villes ; FAM. Clodo, mendiant, SDF... (P.R) -Personne pauvre et souvent alcoolique qui vit sans travail ni maison (Robert junior) -Personne qui, en milieu urbain, est sans travail ni domicile et vit de mendicité, d'expédients (P.L) * Immigré : -Qui est venu s'installer dans un pays qui n'est pas le sien (Robert junior) * Prostitution : -Avoir des relations sexuelles avec quelqu'un pour de l'argent et le faire souvent (Robert junior) -Acte par lequel une personne consent à des rapports sexuels contre de l'argent ; état d'une personne qui en fait son métier (P.L) - Termes concernant la sexualité : *Faire l'amour : -Relation sexuelle, avoir des rapports sexuels ; FAM. Baiser, coucher, forniquer (P.R) *Sexe : -Partie du corps située entre les cuisses et qui est différent chez les hommes et chez les femmes : testicules et vagin (Robert junior) -Ensemble des caractères qui permettent de distinguer chez la plupart des êtres vivants le genre mâle et le genre femelle (P.L) - Termes concernant la maladie et la mort : *Cancer : -Tumeur ayant tendance à s'accroître, à détruire les tissus voisins et à donner d'autres tumeurs à distance de son lieu d'origine (P.R) -Maladie très grave provoquée par des tumeurs qui détruisent le corps (Robert junior) -Tumeur maligne caractérisée par la prolifération anarchique des cellules d'un organe (Hachette) * Mort : -Arrêt de la vie, décès, disparition (Robert junior) -Fin de la vie, cessation définitive de toutes les fonctions corporelles (Hachette) Ici, force est de constater que les définitions de ces termes-cibles, taboués dans le langage politiquement correct, sont, si l'on se fonde sur les bases de la bienséance, profondément politiquement incorrects, dans la mesure où le traitement sémantique, les exemples et les synonymes proposés ne ménagent nullement le lecteur qui est confronté à la vérité. Le nanisme est présenté comme une tare physique, l'homme de couleur appartient à la race noire, et le clochard, subissant un fléau contemporain, est condamné à la pauvreté, tandis que la sexualité expose toute sa crudité et que la mort impose toute sa cruauté. Et si certaines définitions peuvent paraître choquantes, elles ont toutefois le mérite de remplir leur rôle : définir les diverses acceptions d'un mot. Étant impossible d'intégrer l'idéal politiquement correct aux définitions des dictionnaires de langue, faire valoir du bon usage, l'idéologie bienséante va vite être pointée du doigt. Annonçant l'amère goût d'une trahison, cette Novlangue des temps modernes va devenir la principale source de déformation linguistique. Entre caricature tranchante et contestation sérieuse, et de la moquerie à l'injure, est signé lentement son arrêt de mort. * 258 Les Echos, 8 juillet 2002 * 259 R.Beauvais, L'Hexagonal..., conclusion |
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