De la manoeuvre des moeurs et du silence des mots dans le lexique françaispar Julie Mamejean Faculté des Chênes, Cergy-Pontoise - DEA Lettres et Sciences du langage 2006 |
B- Les différents degrés d'euphémisation de la langue : naissance, succès et fin
Une autre précision est nécessaire : les euphémismes utilisés dans le cadre du politiquement correct ne sont pas inébranlables ; en effet, certains termes utilisés au tout début de ce phénomène sont avec le temps, entrés dans le langage courant et s'usant, ont perdu leur statut de mots privilégiés, normés, contraints alors de se faire remplacer par d'autres euphémismes. Cet aspect aléatoire que subit parfois l'euphémisme s'explique par le fait qu'il y a eu plusieurs « vagues » de politiquement correct, non pas que le principe ou l'idéologie ait changé, mais étant un phénomène de plus de dix ans déjà, le langage spécifique à cet esprit se renouvelle comme toute langue, au fur et à mesure de l'évolution de la société. La refonte lexicale qui a lieu à chaque grand tournant de l'évolution du politiquement correct marque le jugement d'appel face à une réalité pénitentiaire, et son dessein reste le même : éviter les abus. Cet aspect diachronique des phases lexicales du politiquement correct touche tous les domaines, à croire que chaque zone de vocabulaire cherche à être plus productive qu'une autre. Aux États-Unis par exemple, le terme « nigger » a été remplacé par « négro » puis « black ». Mais loin d'être satisfait, et toujours enrôlé dans son credo fondateur « il est exclu d'exclure », le terme « black » fut jugé comme encore trop péjoratif. Alors, dans un deuxième élan, on s'est empressé de construire une expression tout en douceur , « colored people » (personne de couleur), puis estimant probablement que cette expression ne disait que la couleur et non l'être, la bienséance a proposé « Afro-Americain » pour finalement garder, aux dernières nouvelles, « African Americain », où le premier terme n'est pas abrégé et permet de considérer pleinement l'identité africaine qui reste indépendante et entière puisqu'elle n'est plus soumise au trait d'union. Bien évidemment, l'exemple américain a trouvé terrain conquis en France avec entre autres exemples, le remplacement de « Charente-inférieur » par « Charente-Maritime », de « Basses-Pyrénées » par « Pyrénées-Atlantique » ou bien avec les « aveugles » devenus « non-voyants » et les personnes « grosses » désignées comme personnes « fortes »138(*). C'est donc au début des années 1990 (1992, selon P.Merle, année qui marque « le début de l'épidémie du grotesque ») que la bienséance langagière se fait plus exigeante et que semble s'imposer partout un vocable politiquement correct. Ce dernier appuie sa progression sur des donnes sociales et juridiques inébranlables : au début des années 1990 sont réétudiées la loi de 1972 contre le racisme et celle de 1981 sur la liberté de la presse. Ces deux textes sont appuyés par la loi Gayssot qui, au-delà de punir ceux qui contestent l'existence des crimes contre l'humanité, reconnaît en fait la possibilité pour les plaignants d'exister non seulement en tant qu'individus, mais de contester au nom et au sein d'une communauté, d'un groupe social. Cet appui juridique qui est donné au politiquement correct contribue également à en faire un véritable phénomène de société susceptible d'interpeller toutes les communautés, et de s'employer dans tous les milieux. Dans le domaine de l'entreprise par exemple, les différentes vagues euphémisantes du politiquement correct sont flagrantes139(*). Alors qu'il y a encore 20 ans on parlait de faillite ou de banqueroute pour une société mal en point, on a choisi d'éliminer ces termes trop crus pour évoquer dans un langage plus affiné (et surtout plus dédramatisant), une « cessation de paiement ». Le chômage également se perd dans ces « étapes analgésiques et adoucissantes » : au début on renvoyait, on virait « par charrette », on licenciait. Maintenant on évoque seulement des « suppressions d'emplois », et encore, en chuchotant. De même, ceux devenus trop âgés pour travailler subissaient les départs en pré-retraites, puis pour éviter toute discrimination sur l'âge, le politiquement correct a bien évidemment transformé l'expression en une doucereuse « cessation anticipée d'activité », expression incarnant « ces stop-douleurs que sont les mots »140(*). Une autre phase de l'évolution du politiquement correct est notamment mise en avant dans un article du journal La Croix en septembre 1995, où la narration d'un commentaire de Michel Field sur l'homosexualité nous prouve la flagrante volonté du politiquement correct à aller toujours plus loin : « Le règne du politiquement correct a gagné ce terrain après d'autres. Ainsi est-on sensé s'incliner quand un homme évoque « son mari » (...) ainsi est-on sensé applaudir quand Michel Field propose ` le mot homosexuel me gêne. Il vient souligner le choix sexuel qui paraît bien secondaire. Peut-être qui si on changeait le mot, qu'on appelait ça homo-amoureux, ça serait plus simple' »141(*). Les expressions bienséantes appellent à toujours plus de rectitude, et le politiquement correct qui prend beaucoup d'ampleur laisse penser que c'est la langue toute entière qu'on veut changer. Bien plus que le refus d'un vocabulaire incorrect, Le français précieux du 21e siècle, pour reprendre le titre de l'ouvrage de P.Merle, est une manoeuvre linguistique inattendue. Tout d'abord parce qu'on ne pensait pas que le politiquement correct pouvait être encore plus bienséant. Ensuite, parce que cette nouvelle vague s'impose dans le paysage langagier français avec un unique credo : parler de façon toujours plus détournée. Et malgré cette étrange relation lexicale au monde, les moyens mis en oeuvre pour y parvenir sont nombreux : « Le français précieux du début du XXIe siècle se compose d'une douzaine d'ingrédients de base. Tout d'abord une bonne cuillerée de jargon philosophique (...) on mélange ensuite avec un bon vieux jargon psy (...) employé à tort et à travers (...) puis on verse une bonne portion de franglais ( ...) on nappe ensuite de politiquement correct (...) à cela il convient d'ajouter quelques bonnes rasades de ces sigles abscons et autres acronymes ubuesques (...) pimentez de quelques barbarismes plus ou moins soft (...) de tics d'époque (...) d'un bon doigt de langage Internet et dérivés (...) et puis pour faire le liant, l'utilisation à haute fréquence de la périphrase »142(*). Bien que ces éléments énumérés sous forme de recette de cuisine ne nous semblent pas tous pertinent dans le cadre de notre étude, ils nous présentent toutefois la dernière version du discours politiquement correct, qui gagne toujours plus de terrain. Si chaque époque a eu sa forme de préciosité linguistique, il s'avère que le siècle dernier et le présent se sont enrôlés, tout sourire, dans le jargon bienséant qui ne cesse de s'épanouir. Et si l'affection langagière est aussi fleurissante, c'est que les différentes vagues des périphrases et des euphémismes propres au politiquement correct, entendent répondre à des requêtes qu'elles ont elles-mêmes exigées. Parce que certains termes ont pris au fil du temps des connotations à priori négatives, l'évolution du politiquement correct semble ne jamais vouloir s'arrêter, sorte d'épidémie lexicale qui reprend, surveille, et croit guérir tout le vocable. Parfois, on peut avoir l'impression qu'une telle lutte dépasse les commandements initiaux du politiquement correct. En cherchant encore et toujours la modification d'une langue qui in fine ne satisfait jamais les exigences de la bienséance, on comprend que si au sein même du politiquement correct, différentes vagues de crescendo se jouent, une évolution externe a pareillement lieu. Après L'Hexagonal de R.Beauvais, ce que nous nommons de façon généraliste, « politiquement correct » est repris par P.Merle sous le terme de « nouveau charabia », sorte de sociolecte lui succédant, et dont l'idéologie utopique n'est plus première, puisque l'unique dessein est de masquer la réalité par des mots admis et « branchés ». Ce dernier terme, « mixture fort hétérogène, artificielle et chichiteuse »143(*) constitue d'ailleurs l'une des variantes du politiquement correct dans la mesure où l'on retrouve là un intérêt pour les tournures « intellectualisantes », les mots abstraits et « psy », la récurrence de certains termes... Néanmoins, la forme qui nous est présentée aujourd'hui est beaucoup plus violente, sauvage, dans le sens où elle s'impose tout le temps, à tout va. Le politiquement correct qui s'est exprimé par une transformation du langage, a évolué en fonction de la modification des esprits, et chaque nouvelle vague le confirme par l'apport d'un style toujours plus emphatique ou burlesque. Et qu'il s'agisse de mots « in » ou « dans le vent », le politiquement correct s'euphémise tant qu'il en devient son propre pléonasme. Sous les diverses formes qu'il occupe et qui l'illustrent, il impose donc son pragmatisme dans un métalangage où il se présente comme une aimable solution langagière...vigilance perpétuelle d'un exercice lexical que les anglophones s'entendent à mettre dans « l'understatement ». Et au sein même de ces différentes figures de style, le politiquement correct lutte contre chaque mot qu'il désire rendre obsolète. Pour y parvenir, il utilise certains des ingrédients relevés P.Merle. Qu'il s'agisse d'astuces purement linguistique ou non, le discours politiquement correct manie la langue française avec une étonnante facilité. III/ De la tactique lexicale à la technique discursive « À force de dire les mêmes mots, les usagers finissent par dire les mêmes choses » (R. Beauvais) 1) Les mots clefs du politiquement correct Au fil de nos lectures, nous avons constaté qu'au centre du discours précieux, certains mots extrêmement récurrents, indiquaient à quiconque les utilisaient qu'il entrait dans la sphère du politiquement correct. Ces termes spécifiques ne sont pas pris au hasard dans la langue française. Ils sont choisis car ils atteignent plus ou moins un idéal de bienséance, de bienpensance, en tant que mots « neutres », sans aucune connotation péjorative, sans ambiguïté, et qui n'incluent aucun stéréotype particulier. Ces fameux mots, privés en fait de tous sous-entendus, sont utilisés pour désigner de façon dénotative des idées refusées par le politiquement correct, des mots bannis de la langue française. A- Évènement V. Volkoff ouvre le bal en donnant l'exemple du substantif « évènement », devenu en peu de temps, mot phare de tout discours bienséant : « Dans le vocabulaire politiquement correct, ce mot remplace les mots catastrophe, calamité, crime, miracle, victoire, défaite, disparition, massacre, agression (...) qui ont tous l'air de porter un jugement de valeur sur la chose dont on parle »144(*). Ce mot, s'il dit l'action ne dit pas le ressenti. Mot informel et malléable, il ne s'éveille qu'à la tonalité de sa prononciation. B- Variante Le concept est encore plus flagrant avec l'exemple du mot « variante » qui est censé remplacer le mot « faute » où tout mot se rapprochant de l'idée d'un écart à la norme. P.Merle cite à ce sujet l'auteure Danielle Leeman-Bouix qui, dès les premières pages de son livre, Les fautes du français existent-elles ?, propose de reformuler le mot « faute » sous prétexte qu'il est lourdement chargé de culpabilité. Dès lors, toute erreur, tromperie, défaillance ou autre ne seront plus que les formes variables d'une variante. C- Accompagner Ce mot est relevé par P.Merle qui le présente comme contemporain aux prémisses du politiquement correct. En effet, depuis une dizaine d'années, on ne cesse de l'employer. Ce n'est pas le fait « d'accompagner » son ami au cinéma qui est ici pointé du doigt, mais bien le fait de trouver le dit verbe et ses terminaisons de même famille dans tous les domaines sensibles. On parlera donc volontiers de « plan social d'accompagnement », pour éviter le trop tragique « chômage ». De même, il s'agira « d'accompagner en douceur » des malades vers une vie nouvelle (autrement dit, une mort prochaine), comme le titrait Le Parisien en octobre 2003, « Malades en fin de vie cherchent accompagnants ». Cette stratégie de contournement n'a finalement pas d'autres réalités que de permettre aux malades d'être accompagnés, sans souffrance sémantique. D- Rendez-vous Ce terme est un des autres mots en vogue dans le discours bienséant. Non siglé, il est toujours suivi d'adjectifs ou de substantifs le connotant. On trouve ainsi le « rendez-vous démocratique » qui fait office d'élection, de référendum, tandis que le « rendez-vous revendicatif » est l'euphémisme poli désignant le terme trop violent de « manifestation ». E- Déficit La rhétorique bienséante qui se veut toujours indolore offre là un terme qui fait état d'un échec, mais sans faire ressentir l'aspect négatif de la chose. Ainsi, lorsqu'un homme politique n'est pas élu, on parle de « déficit des voix », pour un enfant illettré on évoque un simple « déficit de lecture », éventuellement causé par un « déficit d'éducation ». Et si la société va mal, on accuse le « déficit d'information », le « déficit d'intégration », et finalement le « déficit de démocratie ». Autant dire donc, que le déficit défile. Du déficit intellectuel au déficit auditif, rien n'est grave en fin de compte, puisque contrairement à un manque ou à une lacune, le déficit lui, peut-être comblé. F- Communauté Ce mot, qui pouvait jadis évoquer quelques marginaux réunis, s'est démocratisé au point d'être utilisé pour désigner toute sorte de regroupement. Néologisme du nouveau millénaire, « communauté » et autre « communautarisme » et « communautarien » sont très à la mode. Exit la famille, l'association, le regroupement, la confrérie...adoptons plutôt la notion fourre-tout de « communauté », qu'il s'agisse de la communauté algérienne, de la communauté journalistique ou de la communauté homosexuelle, prenons garde, les communautés sont partout et on les intègre, sans même le savoir. G- Culture P.Merle présente un autre mot, fort galvaudé, et qui reçoit tous les honneurs du politiquement correct au travers des différentes expressions qu'il intègre. Il s'agit du mot « culture » qui, au dépend de ses compères « moeurs, habitudes, coutumes, mode... », visiblement moins flatteur, se savoure à toutes les sauces : « Car qu'est-ce qui, aujourd'hui, n'est pas estampillé « culture » ? Et serait-il bien politiquement correct de ne pas accorder à chaque type d'activité humaine des galons culturels ? » 145(*). Effectivement, de la culture télévisuelle ( « culture AB Production » pour TF1 faisant référence aux séries de la chaîne pour de jeunes adolescents ; « culture pub » du nom de l'émission sur M6) à la « culture In », celle qu'il faut avoir ( la « culture bédé », la « culture gay », la « culture kitsch »...) en passant par la culture musicale (on parle de « culture hip-hop » ou de « culture rock »), tout est histoire et question de culture, comme semble le proposer l'interrogation ironique de P.Merle « Serait-on en présence d'une culture de cultures, par hasard ? »146(*). H- Gérer Ce verbe, dont l'apparition dans la langue française remonte au 15e siècle a la cote en ces temps de discours moralisateur. Depuis les années 1980, le verbe « gérer », mis en scène dans des expressions à priori obscures, est quasiment devenu polysémique. Il remplace « attendre, supporter, admettre, aider... » et bien d'autres. On « gère en interne » pour garder son calme, on « gère la soirée » quand on sait recevoir correctement ses invités, on « gère l'après » lorsqu'il faut faire face aux conséquences, à l'avenir d'une situation, d'un problème. Son substantif, « gestion » s'accorde également avec tout. On gère la musique comme on gère l'immigration. On gère tout et son contraire. De la gestion du problème, pardon, du « déficit », à sa solution. I- Émergeant Parce que le verbe « émerger » offre une certaine forme de puissance, il confère à chaque formule l'employant une image toute positive, tandis que d'autres verbes comme « paraître » ou « développer » mènent un combat trop passif. Ainsi, inutile de dire que les pays en voie de développement (PVD) deviennent, sous les lumières du politiquement correct, des pays « émergeants », et que dans le même mouvement, les acteurs, musiciens ou intellectuels sont tous émergeants, du moment qu'ils ne sont pas encore trop connus. Car c'est forcément beaucoup plus « citoyen » de faire confiance à des artistes en pleine émergence. J- Citoyen Un autre mot relevé par P.Merle, intègre lui aussi, le cadre fermé des mots fétiches du politiquement correct. Il s'agit du terme « citoyen ». Sans aller plus loin, l'évidence est tangible. Puisque la bienséance prône le dogme d'un égalitarisme universel, nous sommes tous aux yeux de la fameuse Déclaration, des citoyens. Depuis le milieu des années 1990, le mot « citoyen » est intégré à toutes les locutions et paraphrases ambiantes, à saveur souvent politiques : « Chaque ère politique a eu ses mots (...) vocables vedettes (...) fracture sociale sous Chirac I et machins citoyens en tous genres sous Chirac II »147(*). Comme l'auteur l'énumère, qu'il s'agisse de « gouvernement citoyen, vagues citoyennes, initiatives citoyennes, forum citoyen, affirmation citoyenne, posture collective citoyenne, rôles citoyens, relais citoyens... », le terme est partout, dans toutes les bouches et toutes les pensées, et même en prison où l'individu n'est certainement pas exclu de la société, politiquement correct oblige, puisqu'il n'en demeure pas moins un « citoyen détenu ». K- « Un petit peu » Cette expression illustrant parfaitement la récurrence de l'euphémisme en discours politiquement correct est utilisée de plus en plus souvent, non pas comme assertion restrictive, mais bien comme formule adoucissante, comme le prouve cet extrait d'une interview radio, « Vous partez un petit peu du principe qu'à l'âge de dix huit ans, les étudiants se trouvent un petit peu à la rue »148(*). L- Espace Et puis, bien au delà encore de ces mots spécialisés repris par le politiquement correct, il en est un qui a fait unanimement sa profession de foi dans la catégorie des mots stars de notre début de siècle, c'est le mot « espace ». S'il ne désigne pour le dictionnaire qu'un « lieu plus ou moins bien délimité »149(*), il remplace bon nombre de termes dont il n'aurait du rester que la vedette. Les espaces pleuvent en lieu et place de zone, salle, lieu, endroit, pièce... . Extrêmement utilisé et parfaitement malléable, V.Volkoff est le premier à noter l'utilisation excessive de ce mot passe-partout sollicité au maximum dans le langage politiquement correct. Ainsi, même en ne citant que les échantillons relevés par ce dernier, la liste est déjà longue : la salle de jeux devient un « espace ludique », celle d'études un « espace d'enseignement ». Les lieux de dépravation que sont le fumoir, la prison et le bordel deviennent respectivement en discours retenu un « espace fumeur », un « espace carcéral » (on trouve parfois ici « univers ») et un « espace de fornication » (le discours politiquement correct présente paradoxalement une expression bien plus explicite que ne l'était le presque discret « bordel »). L'hôpital quant à lui perd tout sens pour se présenter incompréhensible et froid dans la formule « espace prophylactique ». L'église elle, revêt un aspect plus cosmopolite pour devenir un lieu ou un « espace de culte ». Enfin, c'est après le théâtre, devenu « espace de représentation » que l'on peut se reposer dans un « espace de relaxation », le salon. Mais l'euphorie sémantique autour de ce mot tourne vite au ridicule lorsqu'on rencontre à tout va des espaces qui n'ont plus aucun sens : « espace public de débat, espace de créativité démocratique, espaces d'échanges d'idées, espace de renouvellement ». De même, ne nous trompons point, si c'est « l'occultation de l'espace » qui décrit le travail d'un sculpteur, c'est la « déstructuration de l'espace », toujours le même, qui qualifie celui d'un architecte150(*). Se rajoute à ces exemples savoureux, ceux avancés par P.Merle qui enrichissent la polysémie du terme en se parant de nouveaux bienfaits : une émission de radio est un « espace de parole et d'écoute » tandis qu'une chaîne de télévision est présentée comme un « espace de liberté »151(*). Pour se détendre on erre dans un « espace arboré » ou on cherche le calme d'un « espace d'études ». Enfin, pour clore tout le bonheur que nous offre ce mot, on se retrouve au café, nouvellement désigné comme « espace de convivialité ». Cette consommation immodérée d'un substantif vide initialement de toute connotation est tout à fait caractéristique de l'idéologie du politiquement correct et de l'usage quasi frauduleux qu'elle inflige au langage : « Le moule à bonbons est tellement fort que rien n'empêche la prolifération des formules franguignolantes et l'écriture Coca-Cola »152(*). Et lorsque le politiquement correct ne parvient pas à trouver d'équivalents, il use d'une astuce, audible à l'oral, visible à l'écrit, les guillemets. 2) La « guillemetmania » « Où le français met les pieds dans le plat, l'Hexagonal tourne autour du pot » (R. Beauvais) Le mot « guillemet » selon le dictionnaire n'est rien de plus qu'un « Signe typographique qu'on emploie pour isoler un mot, un groupe de mots, cités, rapportés ou simplement mis en valeur »153(*). La définition proposée par A.Santini dans son dictionnaire est bien évidemment autre, et c'est plutôt celle-ci que nous retiendrons : « Guillemets : preuve de la contagion correcte dans la presse écrite comme dans la langue parlée (...) ils constituent une protection efficace contre les abus de langage susceptibles de paraître inconvenants (« les vieux ») ou comme une distanciation mi-ironique devant des euphémismes à la mode (« quartiers en difficultés »)154(*). Dans le cadre de la pratique du discours politiquement correct, l'usage des guillemets sert donc beaucoup plus que pour la simple retranscription d'un discours rapporté. Les guillemets qu'on dessine avec les doigts, geste convulsif à droite et à gauche, « mode-pincettes » pour citer P.Merle, qu'on sous-entend d'une moue un peu gênée, qu'on retranscrit en gras car surtout c'est important... Bref, petites virgules en apesanteur qui dans l'esprit du politiquement correct convergent vers le statut de signes extra-linguistiques. Quelle que soit la façon dont on les mentionne, on en use, et le discours politiquement correct lui, en en abuse. Si l'on pouvait penser, au début des années 1990 que le phénomène ne durerait pas, qu'il s'agissait simplement d'une petite mode de proximité, le concept de guillemets a pris de l'ampleur. Vite et bien. À l'oral comme à l'écrit, il impose une redoutable omniprésence qui, la plupart du temps ne se justifie pas. Coutume de fin de siècle, ce phénomène est d'ailleurs nommé par P.Merle, tantôt « le symptôme du guilletisme galopant »155(*), tantôt la « guillemettite aiguë »156(*). Bien loin de se raréfier, l'emploi des guillemets s'exporte dans tous les milieux, du très médiatisé psychologue Philippe Sollers, parlant des gens « normaux » entre guillemets157(*), en passant par une comédienne interviewée à la radio, qui fait référence aux textes entre guillemets « importants » du répertoire théâtral, jusqu'au maire d'une petite bourgade précisant que dans son village il n'y a pas que des « français », entre guillemets bien sûr. Et si on les utilise à tout va, les guillemets s'emploient avec encore plus de facilité lorsque au nom du politiquement correct ils sont légitimés : ainsi, lors d'un flash d'information à la radio, on entendait le journaliste établir une comparaison entre le travail d'un handicapé mental et celui d'un salarié dit « normal », entre guillemets bien sur158(*). Les guillemets auraient donc en quelque sorte ici le pouvoir d'excuser la pensée. De même, comme le révèle P.Merle dans un article de Libération159(*), le mot « laid » placé entre guillemets dans le titre « la valeur cachée des laids » autorise l'innommable. Parler entre guillemets c'est un fait, est une constituante du discours politiquement correct. Manie quotidienne, le guillemet est la nouvelle panacée de la bienséance à tel point qu'un journaliste de La Croix160(*) évoque même « les guillemets de force », nécessaire à « une syntaxe trop rétive ». Ainsi, quand les périphrases se font trop rocambolesques, le guillemet semble faciliter la compréhension. Lorsque le manger sain est illisible, le « manger sain » s'éclaircit, et il en est de même avec les locutions type « le vivre jeune ; le voyager intelligent ... ». À croire qu'on ne peut plus rien dire ou en tout cas qu'on n'ose plus rien dire, sans se protéger avec ces fameux guillemets. Un peu comme si, pour dire ce qu'on pensait vraiment, il fallait tout mettre entre guillemets, simplement pour être sur de ne pas passer pour une personne cruelle, réactionnaire ou toute autre insulte des temps modernes : « Comme si soudain on n'était plus vraiment capable d'exprimer une opinion sans avoir peur de transgresser quelque chose. Comme si on voulait bien montrer qu'en employant tel ou tel mot, on ne fait que citer, mais qu'on ne prend rien à son propre compte »161(*). Ce « tic historique des années 90 »162(*) se présente comme une sorte de schizophrénie langagière dans le sens où si je dis quelque chose entre guillemets, je peux nier l'avoir dit. Autrement dit, si je dis quelque chose entre guillemets, je peux ensuite me rétracter en disant que je ne l'ai pas dit puisque j'ai utilisé les magiques guillemets et que de fait, ce n'est pas vraiment moi qui ai dit ce que j'ai dit. Le guillemet serait donc une solution d'avenir, remède miracle imposant le bon usage : « Le truc imparable qui permet de dire ce qu'on veut dire avec le mot qu'on a envie d'employer, mais dans le même temps de s'en désolidariser, puisqu'on ne prend ni à sa charge ni sous sa responsabilité, ce mot que l'on vient pourtant de choisir »163(*). Et c'est bien l'idéologie politiquement correcte qui impose cette mise à distance. Car en exerçant son jugement sur ce que disent et pensent les gens, elle n'offre pas de réelles libertés d'expression si ce n'est l'usage de ces pincettes langagières qui impliquent un écart vis à vis du discours proféré. Ce même discours qui, s'il est prononcé entre guillemets permettra de dire des choses jugées gênantes, sans vraiment les dire, mais tout en les disant quand même. Cette astuce qui relève finalement d'une quasi folie de l'esprit et de la langue qui se contorsionnent pour avoir le privilège de dire, sans vraiment dire, mais tout en affirmant quand même, est résumée par P.Merle d'une façon simpliste, mais provocante à merveille : « Qu'est-ce que le guillemet, finalement, sinon un préservatif, une capote idéale que l'on déroule à loisir et avec soin sur un mot dont le contact pourrait s'avérer puissamment infectant ? »164(*). Au milieu des périphrases emphatiques et des hyperboles grandiloquentes, des termes « made in politically correct » et des indénombrables guillemets, la passion du bon usage s'exprime également dans une forme qui impose un leitmotiv paradoxal : « faire court ». Dès lors, le jargon politiquement correct, essentiellement dans les sphères de la presse et de la télévision, joue non seulement avec les abréviations, les aphérèses et autres apocopes, mais surtout avec les acronymes165(*) et les sigles. * 138 Ces termes appartenant à la première vague euphémique du politiquement correct, sont toujours d'usage dans les conversations orales menées dans un langage courant voir populaire. * 139 Pour plus d'informations, consulter l'article de Josée Doyère du 23 février 1993 dans Le Monde * 140 Id. * 141 Propos relaté par Geneviève Jurgensen, La Croix, 25 septembre 1995 * 142 P.Merle, Précis..., avant-propos, p.7-8 * 143 P. Merle, Précis ..., p.20 * 144 V.Volkoff, Manuel..., p.75-76 * 145 P.Merle, Le prêt à parler, p.136 * 146 Id. * 147 P.Merle, Précis..., p.64 * 148 Cité par P.Merle, Le dico du français ..., p.225 * 149 Définition du Petit Robert 1975 * 150 Cette risible précision est donnée par R.Beauvais, L'Hexagonal..., p.57 * 151 Toute remarque à ce sujet serait sincèrement politiquement incorrect * 152 C. Duneton, Le Figaro, 27 janv.2006 * 153 Petit Robert, 1975 * 154 A.Santini, De tabou à boutade..., p.87 * 155 P.Merle, Le prêt à parler * 156 P.Merle, Précis de français..., p.40 * 157 L'utilisation des guillemets autour du terme « normal » est la preuve même de la surprécaution propre au discours précieux. Le terme « normal » sous-entend celui « d'anormal » donc d'exclusion. De fait, la normalité ne peut être utilisée sans guillemets. * 158 Le mot le plus sensible ici ne serait-il pas plutôt « handicapé » ? * 159 Daté du 27 avril 1993 * 160 Article du 1 février 2000 * 161 P.Merle, Le prêt à parler, p.132 * 162 Id. * 163 P.Merle, Précis de français..., p.40 * 164 P.Merle, Le prêt à parler, p.133 * 165 « Sigle prononcé comme un mot ordinaire (Capes, Sofres...) », définition du Petit Larousse 2003 |
|