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Introduction
Les conflits sont inhérents aux rapports humains
(Billiard, 2016), et ce pour deux raisons essentielles : d'une part, les
individus ou groupes humains ont des besoins, des intérêts
différents ; d'autre part, les ressources naturelles sont disponibles en
quantité limitée. Il faut donc organiser leur accès
(Baron, 2006). Ces deux facteurs sont générateurs de conflits.
En Afrique, la question relative au foncier constitue un enjeu
considérable ; les immenses superficies du continent sont de plus en
plus soumises aux lois capitalistes du marché et de ce fait, deviennent
progressivement de vastes espaces d'exploitations (Kakule, 2011).
Revendiqué à l'échelle internationale
comme support de développement, d'investissement ou d'habitat,
monopolisé à l'échelle nationale pour satisfaire les
besoins d'ordre public, le système foncier africain revêt une
importance dans la vie sociale, économique et politique des populations
(Akpinfa, 2006).
La Côte d'Ivoire, longtemps considérée
comme le « poumon » de l'économie ouest-africaine, a
orienté dès son accession à l'indépendance, sa
politique socio-économique sur l'exploitation forestière et la
production agricole avec un accent particulier sur les cultures de rentes
telles que le café et le cacao (Chauveau, 2000 ; Lavigne, 2002).
Cette politique lui a valu le statut de premier producteur
mondial de cacao et de troisième producteur mondial de café. Ces
résultats ont suscité le concept de « miracle ivoirien
» et favorisé une politique d'immigration interne et externe
des populations vers les zones forestières dans le but de construire un
Etat moderne, économiquement fort (Club UA-CI, 2010).
De plus d'une dizaine de millions d'hectares en 1960, la
côte d'ivoire est passée à moins de trois millions
d'hectares de superficie de forêt aujourd'hui (BNETD, 2005). Ainsi, la
question foncière dans ce pays est devenue une problématique
fondamentale des politiques de développement, non pas dans une
appréhension de la terre comme matière brute qui peut
présenter un intérêt limité mais comme un ensemble
englobant les ressources naturelles qui la composent (Yom et Madji, 2012).
La compétition et la concurrence pour l'accès
à la terre se sont donc accrues ces derniers temps sous les effets
conjugués de nombreux facteurs dont la combinaison a
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généré des conflits sanglants et
meurtriers dans le pays (Mathieu, Matabaro et Tsongo, 1994 ; Zongo, 2009). De
ce fait, si l'accès à la terre et la sécurisation
foncière constituent des problèmes qui concernent l'ensemble du
territoire ivoirien, ces questions se posent de nos jours avec beaucoup plus
d'acuité dans le Sud-ouest de la Côte d'Ivoire, zone à
prédominance agricole (Bogolo, 2004 ; Kouadio, 2011).
Aujourd'hui, le sud-ouest ivoirien est devenu un espace rural
différencié par la diversité d'acteurs en présence
: autochtones, allogènes ou peuples sédentarisés
(Gnabéli, 2008), exploitants forestiers de l'Etat, privatistes,
citadins, autorités locales, etc.
L'accès à la terre est devenu précaire,
compétitif, concurrentiel avec une course récurrente pour la
détention monopolistique des droits de propriété avec tous
les risques qui s'y rattachent (Zadou, Ibo et Koné, 2010). La
ruée sur les terres fertiles nationales a créé une
certaine anarchie dans l'occupation des parcelles et
généré des conflits entre exploitants ruraux
(Dévérin, 2005 ; Merabet, 2006; Gausset, 2008).
C'est donc dans ce contexte de raréfaction des terres
et des ressources naturelles que l'on a assisté à des
individualismes au détriment des valeurs ancestrales de partage et de
solidarité enseignées par la tradition (Paupert, 2010). Cette
situation a accentué la compétition entre acteurs ruraux qui,
désormais s'activent uniquement à défendre et à
sécuriser leur domaine d'exploitation et donc à
privilégier l'intérêt personnel avec le
célèbre slogan « la terre appartient à celui qui
la met en valeur » (Bonnecase, 2001).
Dans cette lutte d'intérêts, les échanges
se terminent fréquemment par des oppositions rangées (Kana, 2014)
; lesquelles résultent d'une divergence d'intérêts
manifestée par des désaccords, rixes et litiges violents,
révélateurs de dynamiques sociales (Zongo, 2009).
Dans le département de Sinfra, la terre était
dans le passé, repartie entre les différents lignages fondateurs
(Meillassoux, 1964 ; Bnetd, 2005). Et en raison du culte rendu à la
terre, l'activité agricole était précédée de
quelques rites agraires. Ainsi, le paysan était ou devait être
conscient que la terre ne peut faire l'objet de consolidation et de
défrichage sans l'accomplissement préalable de pratiques
propitiatoires et votives déterminées pour assurer
l'agrément des génies des lieux et esprits des ancêtres
(Agnissan, 1997).
Sur le plan organisationnel, l'étude comporte deux parties
:
-La première partie s'articule autour des
considérations théorique et méthodologique.
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Par ailleurs, chaque chef de lignage fondateur avait à
charge l'établissement de ces rites agraires pour favoriser
l'exploitation par les nouveaux migrants, la gestion du patrimoine foncier
familial, l'arbitrage des conflits intrafamiliaux, l'accueil et l'installation
des allogènes et l'octroi de droits de propriété
temporaires (Deluz, 1965).
Toutefois, depuis quelques décennies, l'on observe
à Sinfra une récurrence des conflits fonciers multiformes et
variés, menaçant régulièrement la cohésion
sociale départementale (Kana, 2014).
Du point de vue scientifique, de nombreux facteurs ont
été évoqués par les chercheurs pour tenter
d'expliquer l'apparition des conflits et leur réapparition après
gestion : ventes illicites des espaces familiaux, retour des jeunes
déscolarisés, raréfaction des terres cultivables,
faiblesse institutionnelle, autorité défaillante de l'Etat,
pluralité d'intervenants dans le domaine foncier, corruption active et
passive des acteurs et des instances de jugement, ferme volonté de
consolidation des espaces fonciers nonobstant les obstacles, collision entre
deux tribunaux (pénal, coutumier) aux fonctionnements différents
(Kakule, 2011).
Les conséquences pluridimensionnelles qui
découlent de ces litiges s'appréhendent à travers les
dégâts matériels et humains ainsi que l'atmosphère
d'insécurité permanente, enregistrés lors des conflits de
consolidation ou de maintien des droits sur des espaces fonciers (Bonnecase,
2001).
Chercher donc à comprendre les raisons des rapports
conflictuels entre ruraux reviendrait dans notre travail, à nous
intéresser aux modalités d'acquisition des terres, aux acteurs,
aux enjeux, au déroulement, aux différents mécanismes de
gestion et aux facteurs explicatifs de l'échec de la gestion de ces
litiges fonciers à Sinfra.
Dans ce travail, nous nous intéresserons uniquement
à « la gestion des conflits fonciers entre autochtones et
allochtones dans le Département de Sinfra ».
Ce travail s'inscrit dans l'optique des recherches qui visent
non seulement à montrer la nature complexe du jeu foncier dont les
pratiques combinent une diversité de registres mais aussi, les
difficultés de l'Etat à s'imposer comme acteur légitime et
autoritaire sur l'échiquier foncier, en dépit de ses
prétentions hégémoniques.
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Dans cette partie, nous délimitons
géographiquement notre champ d'étude et d'investigations tout en
mettant en relief, à travers la recension des écrits
antérieurs et des différents paradigmes, l'orientation que nous
souhaitons donner à ce travail.
-La seconde partie présente les résultats,
l'analyse et l'interprétation de ces résultats et la discussion.
Dans cette partie, nous évoquons les résultats recentrés
autour des modalités d'acquisition des terres, les configurations du
phénomène, les conséquences des conflits fonciers, les
différents mécanismes locaux de gestion, les facteurs explicatifs
de l'échec de la gestion desdits conflits fonciers, la discussion pour
ainsi ouvrir le champ des suggestions.
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