A. SYNTHÈSE DES RÉSULTATS ET
DISCUSSION
La question centrale de recherche était de savoir
comment les employés juniors se rendaient visibles en
télétravail (à l'heure du Coronavirus). Il était
néanmoins nécessaire d'adresser au préalable l'attitude
des organisations des participants vis-à-vis du
télétravail en général, et son évolution
éventuelle.
1. ATTITUDE DES ORGANISATIONS VIS-A-VIS DU TELETRAVAIL
Nous avons posé qu'il existait une dichotomie entre
d'un côté les grandes entreprises internationales, en partie
déjà rompues à l'exercice (en particulier la
multinationale d'agro- alimentaire qui l'autorisait à partir d'une
année de seniorité) et sous le feux des projecteurs (ce qui
impliquait une application irréprochable des directives) ; et, de
l'autre, des plus petites organisations qui n'ont pas forcément les
moyens nécessaires de mettre en place un tel mode de fonctionnement et
sont globalement plus frileuses à l'idée de distance. Cette
dichotomie pouvait être remise en question premièrement par le
côté sans précédent de la crise (avec l'exemple de
l'entreprise (ETI) de Thomas dont le dirigeant avoue son ignorance sur certains
sujets), et deuxièmement par l'apprentissage que chaque organisation a
pu expérimenter.
Ce sont donc des attitudes plurielles, structurées par
la différence de moyens et le cours exceptionnel des
événements qui ont caractérisé les organisations
étudiées.
On peut opposer le devoir l'irréprochabilité des
grandes entreprises aux résistances : une enquête Harris
Interactive montre que 15% des chefs d'entreprises refusent
catégoriquement le télétravail - et l'on peut supposer
qu'à minima des ETI font partie de cette proportion. En ce qui concerne
les plus petites entreprises, il aurait sans doute fallu mentionner la mise en
place d'attestation de travail qui posent officiellement que le
télétravail est «impossible», permettant à
l'employé d'aller sur son lieu de travail lors des confinements et de
rentrer plus tard que le couvre-feu.
Il est toutefois certain que toutes les organisations ne
jouent pas à armes égales, que l'on parle de moyen ou de
volonté de l'employeur (en lien avec une forme de culture de
l'institution).
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2. ATTITUDE ET VECU DES EMPLOYES JUNIORS VIS-A-VIS DU
TELETRAVAIL
En ce qui concerne le vécu et les attitudes des
participants vis-à-vis du télétravail, nous avons
remarqué le même degré de surprise qu'en entreprise.
Cependant, cette surprise était accompagnée d'une dose de
curiosité car la plupart des interviewés n'avaient jamais
télétravaillé et, en temps normal, n'y auraient pas
été autorisés.
Nous avons globalement retrouvé les mêmes
conséquences du télétravail que celles recensées
par la psychologue Emilie Vayre : pour les effets positifs, on note une
meilleure concentration, un gain de temps, et parfois un évitement de
conflit ; pour les effets négatifs on retrouve l'augmentation du temps
de travail, fatigue - parfois proche du burn out (Delphine travaillant
jusqu'à 2heures du matin régulièrement).
Ceci étant, la meilleure concentration ne vaut pas pour
tous : certains se plaignent d'une augmentation de leur dispersion qui peut
parfois mener au décrochage (comme pour le cas d'Emilie).
Le statut socio-économique des participants
n'étant pas d'une différence extrême, trois participants
ont évoqué le fait qu'ils «n'avaient pas à se
plaindre» dans le sens où ils pouvaient se reposer sur leurs
proches ou leurs parents pour éviter un isolement trop rude. Les
périodes d'entre-deux (confinements) ont permis aux interviewés
de profiter du télétravail «à sa juste valeur»,
ce qui les pousse à vouloir garder cette pratique sur le long terme, sur
une base de deux jours par semaine.
Il peut être reproché à cette analyse de
prendre un angle de vue plus psychologique que sociologique, puisque nous nous
basons sur les travaux d'Emilie Vayre pour confirmer ou infirmer ses
conclusions. Le télétravail, en effet, peut être vu comme
l'affaire d'un individu seul, de ses sentiments, de sa santé mentale.
Cela serait peut-être le cas d'une personne en totale autonomie avec son
travail, comme un écrivain. Ici, la personne étudiée est
toujours «en relation avec». C'est en fonction de la culture de son
entreprise que l'interviewé va, par exemple, faire des heures
supplémentaires. La relation avec la hiérarchie est
également clé. Il nous semble que le fait d'intégrer une
dimension psychologique à la recherche ne peut que l'enrichir, et que la
micro-sociologie flirte souvent avec la psychologie sociale.
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3. DE LA MISE EN DISPONIBILITE A LA MISE EN SCENE DE LA
PRESENCE
Cette partie constitue le coeur de notre recherche : il s'agit
de savoir si la présence reste une norme, même à distance
et si les télétravailleurs mettent en place des stratégies
pour la notifier.
La théorie de la mise en disponibilité -
avancée par Greer & Payne (p : 23) - est toujours valide, mais
complétée : on retrouve ce besoin de prouver que l'on est actif
pour compenser le fait d'être loin. A cela s'ajoute une mise en
disponibilité réactionnelle face à un micro-management.
Enfin, plusieurs répondants estiment que leur réactivité
est un trait de leur caractère.
Pour ce qui est de la mise en scène, nous avons repris
la métaphore d'Erving Goffman en observant que les coulisses (le salon,
la chambre) étaient en très grande proximité du public
(les collaborateurs) et que pour ce faire, l'acteur était parfois - pas
nécessairement - amené à déployer des
stratégies pour garder une bonne façade : celle de travailler. La
scène, qui fait le lien entre le coulisse et le public peut se traduire
par les divers moyens de communication, comme les mails ou le
téléphone, mais surtout par ceux qui opèrent une
réduction de l'espace-temps comme le tchat (et en particulier Teams) ou
bien la visioconférence. Ces deux derniers outils retracent la
présence : c'est pourquoi la plupart des interviewés y
prêtent attention. Mais il est possible de duper la technologie, et
mettre en scène cette même présence.
La plus grande objection qui peut être faite dans la
démarche de reprise des travaux d'Erving Goffman consiste à
rappeler que ce dernier n'envisage la mise en scène que si - et
seulement si - les protagonistes sont dans le même espace-temps. Sans ce
cadre de référence, le jeu perd son sens. C'est certainement le
cas pour les mails, peut-être pour le téléphone. Mais le
tchat et la visioconférence confèrent une
instantanéité qui se rapproche de l'interaction réelle. Ce
n'est pas un hasard si les réunions en «visio» ont
été si populaire durant le confinement : c'était le moyen
qui pouvait, au mieux, recréer un sentiment de proximité (sans le
remplacer bien sûr).
Ensuite, il peut être pointé le fait que la mise
en disponibilité, et a fortiori la mise en scène n'est pas
quelque chose d'automatique. C'est également un résultat de notre
recherche. Néanmoins nous remarquons que l'absence de présence
est rarement neutre : elle témoigne d'un haut niveau de
responsabilité, d'une très grande autonomie et d'un faible nombre
d'interactions.
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B. LIMITES
Les limites de notre recherche sont avant tout d'ordre
méthodologique : la population étudiée est trop
homogène socialement (même niveau d'études, revenus
similaires) et elle comporte une surreprésentation des femmes ce qui
empêche une analyse genrée. Les organisations choisies sont
majoritairement privées, deux sont publiques ou semi publiques et une
est une association. Le pays retenu reste la France, mais un participant
travaille à Londres pour une entreprise française tandis qu'un
autre travaille de chez lui en France pour une entreprise basée au
Royaume Uni. Le curseur ne va donc ni dans un sens (totale
homogénéité) ni dans l'autre (proportions égales)
pour tirer des conclusions ou des comparaisons culturelles. Il reste que le but
de l'analyse qualitative ne se trouve pas dans la
représentativité à grande échelle. Ces
échanges nous permettent surtout d'avoir une approche
compréhensive du sujet, ce qui n'empêche pas de réaliser
une enquête quantitative par la suite. Cela aiderait même, par
exemple, à isoler l'effet d'une variable comme l'autonomie sur la mise
en disponibilité. Il serait toutefois nécessaire d'utiliser un
certain nombre de questions pour évaluer chaque variable afin
d'éviter tout contre sens.
La deuxième catégorie de limites s'ancre autour
de l'articulation entre le but de la recherche et les moyens d'y arriver : on
peut estimer que le fait de confirmer la norme de disponibilité ou bien
de dépeindre la mise en scène du télétravail
n'apporte pas de théorie fondamentalement nouvelle. Ce qui rend
toutefois cette recherche pertinente, c'est le contexte exceptionnel dans
lequel la recherche est menée. Nous ne reverrons probablement pas des
confinements de cet ordre ni une généralisation du
télétravail, juniors inclus. Nous pourrions continuer de nous
interresser aux employés juniors, ou bien conduire une expérience
longitudinale auprès des personnes interrogées pour
évaluer leur rapport au télétravail à
différentes étapes de leur vie active.
Enfin, on peut trouver une limite dans la structuration de
cette recherche : la disponibilité et la mise en scène ne
correspondent qu'à une sous-partie, alors qu'il s'agit du coeur du
sujet. Ceci est dû au caractère extraordinaire du contexte, et
à la prescription stricte du télétravail qui n'a jamais eu
lieu auparavant. Il était important de recueillir les propos sur la
manière dont les différentes entreprises et organisations ont
réagi à un tel changement, mais également comment nos
participants ont vécu cette année atypique et cette nouvelle
manière de travailler. Cela nous a aidé à fournir un cadre
clair pour analyser la disponibilité et la mise en scène.
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5/ CONCLUSION
Au terme de notre recherche, nous pouvons tirer plusieurs
enseignements.
Premièrement, nous avons vu que les entreprises
étaient plus ou moins armées face au télétravail.
Certaines restent frileuse face à ce mode d'organisation et sont
revenues le plus vite possible vers le présentiel. D'autres ont connu,
tout au long de l'année, un processus d'apprentissage qui les
amènent, parfois même, à intégrer le
télétravail dans leur propre fonctionnement.
Deuxièmement, les employés juniors que nous
avons interrogés ont une attitude ambivalente face au
télétravail : l'aspect pratique et flexible est globalement
reconnu, mais le degré de concentration peut aussi bien être
favorisé qu'altéré. Au premier confinement, le
côté inédit et la découverte d'une nouvelle
façon de travailler permettait de soutenir une motivation qui s'est
détériorée au fur et à mesure que la crise a
perduré.
Troisièmement, nous avons observé que
malgré la distance, la problématique de présence est
déterminante. La disponibilité peut être soit
réactionnelle à un micro-management, soit le résultat
d'une volonté de faire ses preuves, ou bien un indice de
tempérament personnel. Le fait qu'il y ait une mise en scène ou
non de cette présence dépend du degré d'autonomie du
télétravailleur, de ses contacts avec ses collaborateurs et son
rapport (utilitariste, stratégique) aux moyens de communication.
De ces enseignements, certains enjeux peuvent apparaître
:
D'abord la prise de conscience que les Techniques
d'Information et de Communication dépassent largement leur rôle
premier et qu'ils sont un outil de contrôle de résultat. Puis, que
les employés juniors, s'adaptant facilement aux nouvelles technologies,
peuvent contourner ce contrôle. On peut se demander, enfin, si le
contrôle de la présence est amené à perdurer face au
contrôle de résultat (que l'on voit transparaître dans
beaucoup d'entretien), ou si les deux pourront toujours coexister.
Le monde du travail « post covid » est rempli
d'interrogations.
Quels seront les dommages économiques exacts de la
crise ? Y aura-t-il une réorganisation des secteurs, voire des
métiers ?
En ce qui concerne le télétravail, combien
d'entreprises continuerons de l'intégrer, et ce, avec flexibilité
?
Enfin, quel sera le degré d'importance de la
présence sur le long terme ?
Il faudra un certain temps pour répondre à ces
questions. Ce que l'on peut admettre aujourd'hui, c'est que le monde du travail
n'est plus le même. L'analyse de ce qui se passe entre temps appartient,
entre autres, au champ de la recherche sociologique.
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