IV.2. Mobilisation des « savoirs autochtones
» au service de la protection environnementale : l'aire marine
protégée Hyabé / Lé-Jao
IV.2.1. Clans de la mer et gestion maritime à
Pouébo
La mer est un élément important dans la commune
de Pouébo puisque nombre de tribus se réclament d'être du
bord de mer, dont celles étudiées plus particulièrement :
la tribu de Saint-Denis de Balade (district de Balade au nord), les tribus de
Yambé et Diahoué (district de Lé-Jao au sud). Suivant la
position géographique d'un foyer dans une tribu59, les
habitants se définissent comme issus de la « chaîne » ou
du bord de « mer », ce qui modifie considérablement leurs
univers spirituels et leur pratiques sociales.
Dans la tradition locale, un clan de la « terre » et
un autre de la « mer » ne se référaient pas aux
mêmes espèces végétales ni animales. Par exemple,
les indicateurs temporels observés par la population dans le milieu
naturel variaient selon le lieu d'habitation. Si les tribus de bord de mer de
la commune de Pouébo savent lorsqu'ils doivent planter l'igname en
fonction de l'apparition des baleines, les tribus de la chaîne
repèrent cette période grâce aux feuilles jaunissantes d'un
arbre précis. De même, les membres de ces tribus que nous avons
interrogées ont souvent exprimé leur illégitimité
à parler du milieu maritime parce que, pour eux, « on ne parle que
ce dont on connaît ». Or, comme ils sont davantage reliés aux
plantes et aux animaux de la forêt, ils peuvent difficilement aborder ce
sujet.
En outre, en fonction de leurs environnements naturels
proches, la population ne pratiquait pas des activités similaires. Si
les clans d'une tribu n'étaient pas tous dévolus à la
même tâche, seuls certains clans de la montagne étaient
habilités à chasser et d'autres clans de bord de mer à
pêcher. Ce faisant, ils n'observaient pas non plus les mêmes
rituels de
59 Selon que la tribu se situe du côté
« mer » ou du côté « terre » le long de la
route provinciale.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
préparation à ces activités. En effet,
d'après un entretien réalisé auprès de la
bibliothécaire de la médiathèque de Pouébo-village,
depuis les années 1870, les tribus de la chaîne s'approvisionnent
occasionnellement en poissons auprès des clans de pêcheurs, en
faisant une demande et un geste auprès d'un individu de la tribu de bord
de mer qui, en réponse, organisait une pêche collective (Cornier,
2010 : 81). Selon cette même personne, l'inverse était aussi vrai
concernant les clans de bord de mer et l'approvisionnement en viande.
Ainsi, l'organisation traditionnelle de la vie entre les
tribus de la commune de Pouébo reposait sur la répartition entre
« peuple de la mer » et « peuple de la terre » qui
étaient relié par un système d'échanges
réguliers entre les deux milieux. Si ce grand partage, encore reconnu
actuellement, oriente certaines règles sociales et de modes de penser,
les personnes n'ont donc pas les mêmes perceptions de la mer en fonction
de leur lieu d'origine. En ce sens, nous observerons cette distinction dans le
rapport, entre ceux qui sont nés près de la mer et ceux qui ne la
connaissent « que de loin ». Ce sont donc les clans de la mer qui
sont garants de sa protection et de sa gestion.
IV.2.2. Découpage local de l'espace
maritime
La question de la gestion de l'espace marin repose sur le
présupposé de l'existence de règles foncières
maritimes reconnues localement. Comme nous l'avons remarqué, l'enjeu des
ressources marines est totalement lié « aux spécialisations
fonctionnelles des clans au sein des chefferies (en particulier les «
clans pêcheurs » reconnus « détenteur[s] des
connaissances et des objets magico-religieux nécessaires à la
capture de la faune marine », Leblic, 1989 : 112) » - des
spécialisations qui se transforment au fil du temps (LeMeur, Saboua,
Poncet, Toussaint, 2012 : 241). Ceci prouve bien que les habitants
s'approprient l'espace marin, et ce d'autant plus qu'ils délimitent les
zones de pêche par tribu. En effet, selon Leblic, chaque tribu aurait
toute légitimité de pêcher dans le territoire en mer qui
correspond aux limites terrestres de la tribu (Ibidem). Cet aspect
transparaît également dans les discours récoltés sur
le terrain, même si aujourd'hui ces frontières maritimes, et les
règles associées à leur transgression, seraient de moins
en moins respectées.
En effet, un vieux pêcheur d'au moins soixante dix ans
de la tribu de Yambé nous explique que ces limites-là ne sont
plus réellement respectées depuis sa jeunesse où il
partait à la pêche à la tortue ou au dugong :
« Des fois, on était tout près de la
tribu de Tchambouène, il aurait fallu faire le geste avec les gens de
Tchambouène et si on allait plus loin, il fallait faire avec les gens de
Pouébo. Le chef coutumier, le petit chef ou un autre Vieux, n'importe
lequel. Mais s'ils voient le bateau, ils vont commencer à parler de
cela. Il fallait faire normalement, mais on ne le faisait pas ».
Aussi ces délimitations ne sont plus respectées
aujourd'hui, non sans exacerber parfois des tensions entre diverses tribus
voisines. Si ces règles ne sont plus réellement
respectées, d'autres indicateurs manifestent de l'appropriation par la
population locale de l'espace maritime, comme certains modes de gestion
traditionnels. De la même manière qu'il existe des lieux «
tabous » sur la terre, on en retrouve en mer. D'après la coutume,
les habitants doivent respecter ces endroits en effectuant certains rituels ou
en évitant d'y pénétrer, afin de ne pas contrarier les
esprits des anciens qui en sont les gardiens. Ces tabous font alors partie
intégrante de l'ensemble « cosmopolitique » kanak, tout en
participant à la gestion de la ressource terrestre ou halieutique.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
IV.2.3. Zones taboues et réserves
coutumières
En effet, les clans des pêcheurs de la région
auraient toujours protégé le lagon en mettant en place des zones
« taboues », voire des zones de protection coutumière, qui ont
été établies dans des temps ancestraux. Par exemple,
prés de la tribu de Saint-Denis de Balade, il est possible d'apercevoir
depuis le col d'Amos un lieu tabou où l'eau est « noire »
parce que l'endroit est profond :
« Le tabou il est tout noir, mais tous les poissons
qui passent, soit un requin, soit un perroquet, soit un modap mais ils sont
tout blancs, comme le cahier, comme c'est noir le tabou » (Saint-Denis de
Balade, petit-chef de la tribu de plus de soixante ans).
Cet endroit se nomme en nyelayû Dalac Yelem (la mer
défendue) et, même si cet endroit n'appartient plus à la
tribu de Saint-Denis mais à celle de Tiari plus au nord (commune de
Ouégoa), la plupart des habitants aux alentours continueraient de
respecter le tabou qui l'entoure. Ils demandent l'autorisation de passer ou de
pêcher aux membres de la tribu « propriétaire » et,
lorsqu'ils y passent en bateau, ils font un geste ou une parole en signe de
respect. Si les personnes ne respectent et ne respectaient pas ces
règles, il pouvait leur arriver des malheurs causés par des
esprits des anciens, qui chercheraient à punir la faute commise.
Ainsi, la fréquentation et les activités sur ces
zones se trouvent donc régulées par des règles
coutumières ; mais ce n'est pas tant ce qui caractérise le mieux
ces tabous. En effet, à travers ce discours, nous pouvons
appréhender la valeur culturelle de tels endroits. Plus que des
modèles traditionnels de gestion, ils participent de la coutume kanak et
se réfèrent à des histoires qui leur donnent vie et sens,
ainsi qu'aux règles qui les entourent.
Dans la tribu de Yambé, s'il existe aussi des zones
taboues en mer du même ordre, d'autres sont des endroits que le petit
chef de la tribu a décidé de protéger. Par exemple, la
partie gauche du récif Pewen (« Péwhane » -
cf. figure 7) est une réserve mise en place par le petit chef de la
tribu, avec l'accord des anciens de la tribu, afin d'être sûr
d'avoir du poisson lors de cérémonies comme la fête de la
Nouvelle Igname : c'est ce que l'on nomme une réserve coutumière.
Ce sont d'ailleurs les coutumiers qui ont autorité sur cet espace qui,
pendant sept ans, a été interdit à la pêche.
Aujourd'hui, ils auraient rendu de nouveau la pêche possible à cet
endroit pour les résidents de la tribu uniquement.
Enfin, d'autres zones font l'objet d'une protection stricte,
cette fois-ci coutumière60 : ce sont les réserves
coutumières traditionnelles. Ces espaces sont mis en place par le chef
de la tribu pour préserver la ressource dans ce territoire afin de
permettre à la tribu de s'approvisionner abondamment en viande ou
poisson lorsqu'elle fête un événement important, comme la
cérémonie de la Nouvelle Igname sur Pouébo. De fait, la
protection de la nature est assimilée à la protection de la
ressource, et les coutumiers ne cherchent pas à sauvegarder directement
l'environnement pour lui-même mais pour assoir l'organisation sociale en
place. Les règles coutumières ont avant tout pour objectif de
normaliser les actions humaines plus que pour protéger la nature, qui
est un effet plus qu'un objectif de cette règlementation. Cela ne
signifie pas que, traditionnellement, les Kanak ne se préoccupent pas de
l'environnement. Seulement, ils le font pour de certaines raisons, dont la plus
primordiale est celle de la survie de leur culture.
60 Qui dépend de l'autorité
coutumière kanak basée sur la chefferie et le système de
parenté
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Mais la traversée de la réserve
coutumière et des zones taboues de la tribu de Yambé est
totalement interdite parce qu'elles ont été recouvertes par des
aires marines protégées intégrale. Autrement dit, à
l'autorité coutumière se superpose celle de la Province Nord, et
ce sous demande des coutumiers eux-mêmes. Comment cette AMP s'est-elle
construite ? Quel a été le rôle et la place des coutumiers
dans ce projet ? Comment et surtout, pourquoi ont-ils tenu à
intégrer cet outil de protection juridique ?
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