IV.2.4. Mise en place de l'aire marine
protégée Hyabé / Lé-Jao
Selon un document rédigé par le WWF et les
déclarations des personnes interrogées, le projet d'aires marines
protégées sur la zone de Pouébo, initié en juin
2006, a été formulé grâce à la collaboration
étroite entre le WWF (chargé d'animer le projet), la Province
Nord et les habitants de la région. Celui-ci fait suite au Programme
d'évaluation rapide de la biodiversité (RAP) sur l'ensemble de la
zone Nord-Est de 2004, commandité par Conservation International (CI) et
la PN, qui a révélé « la richesse des fonds
marins de cette zone, ainsi que son importance pour les tribus
côtières. Les conclusions et recommandations de l'étude
incluaient donc la création d'aires marines protégées,
leur mise en réseau, l'intégration des règles
coutumières, la création de zones de
non-prélèvements et la rédaction de plans de gestion
» (document privé WWF).
Figure 7 : Aire Marine Protégée de
Hyabé/Lé-Jao, face à la tribu de Yambé (c)
réalisation : WWF
Cette étude a été une étape
préalable avant la mise en place du Coral Reef Initiative in the South
Pacific (CRISP), lancé en 2005 par l'AFD et ses partenaires. A cette
occasion, le WWF-Nouvelle-Calédonie s'est investie dans une Analyse
Eco-Régionale marine de la Nouvelle-Calédonie, « afin
d'identifier un réseau de 19 aires d'intérêt majeur pour la
conservation de la biodiversité et des ressources marines »
(Faninoz, rapport CRISP - Aires Marines du Nord-Est, WWF, 2009 : 1). Ensuite,
étant partenaire technique de ce projet à
Juin 2015 78
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
l'initiative du Programme Régional Océanien de
l'Environnement (PROE), l'ONG s'est investi dans l'animation du projet de
création d'une aire marine protégée en collaborant
étroitement avec la population locale, et ce afin de correspondre aux
objectifs de gestion participative du CRISP :
« L'initiative pour la
protection et la gestion des récifs coralliens dans le Pacifique,
engagée par la France et ouverte à toutes les contributions, a
pour but de développer pour l'avenir une vision de ces milieux uniques
et des peuples qui en dépendent ; elle se propose de mettre en place des
stratégies et des projets visant à préserver leur
biodiversité et à développer les services
économiques et environnementaux qu'ils rendent, tant au niveau local que
global. Elle est conçue en outre comme un vecteur d'intégration
régionale entre états développés et pays en voie de
développement du Pacifique » (Ibid.)
La conservation marine de ces zones rencontre un nouvel
élan en 2008 avec l'inscription des « Lagons de
Nouvelle-Calédonie, diversité récifale et
écosystèmes associés » au Patrimoine mondial de
l'UNESCO. Cet événement marque le début de
l'élaboration des plans de gestion des AMP de Pouébo et
Hienghène et la fondation des comités de gestion participative.
Sur l'aire protégée de Pouébo, le Comité de Gestion
est composée de quinze personnes réunissant des
représentants coutumiers, de la PN et de la commune. Ensuite, l'Aire de
Gestion Durable des Ressources (AGDR) de Hyabe-Lé-Jao est officiellement
inaugurée en 2010, recouvrant 7080 hectares (Ibidem). Elle est
dotée d'une « zone tampon », d'une superficie de 31,058 km2,
définie sur le domaine terrestre immédiatement adjacent. L'espace
maritime est découpée en trois Réserves de Nature Sauvage
(RNS) : celle de Whanga/Lé-Dan - celle de
Whan-Denece-Pouarape- et celle de Péwhane (cf figure
7). Ces zones possèdent des statuts juridiques précis
spécifiés dans l'article 212-2 du Code de l'Environnement de la
PN qui stipule que :
Article 212-2
La réserve de nature sauvage est une zone naturelle peu
ou pas modifiée par l'homme, dénuée d'occupation
permanente ou significative. Elle est gérée de façon
à préserver ses caractéristiques naturelles intactes, avec
un niveau d'intervention sur le terrain très faible ou nul,
excepté en ce qui concerne la lutte contre les espèces
envahissantes.
Ne peuvent être tolérées dans les
réserves de nature sauvage que les activités scientifiques,
environnementales, la circulation (en dehors - sur les sites terrestres - de
l'usage de véhicules à moteur), l'implantation d'infrastructures
légères compatibles avec l'objectif de gestion (refuges,
mouillages, sentiers aménagés par exemple), les activités
de chasse, de pêche ou de cueillette à caractère
traditionnel dûment autorisées par le président de
l'assemblée de Province nord.
Y est interdit tout acte de nature à nuire ou à
apporter des perturbations à la faune, à la flore, aux paysages
et écosystèmes.
Article 212-2 du Code de l'Environnement de la Province Nord,
2009, p.19
Voilà pourquoi un jeune homme de 30 ans, habitant
prés de la tribu de Yambé, affirme que : « Ca fait que
nous ici, les réserves c'est des zones interdits. On peut passer sur les
bords mais pas dans les zones, c'est interdit ».
Ces zones n'ont pas été choisies au hasard. En
effet, les réserves suivent plus au moins les délimitations des
zones taboues ou des réserves traditionnelles dont elles portent le nom,
à
Juin 2015 79
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
savoir Whanga/Lé-Dan et
Whan-Denece-Pouarape. L'animatrice de l'association
de gestion de l'aire marine explique ainsi que « c'est la zone taboue
là [en parlant de Whanga / Lé-Dan], et la Province elle s'est
mise aussi. Elle a encerclé cela, pour renforcer la protection par les
traditions, par les Vieux. Ici c'est pareil que là là [en parlant
de Whan-Denece], et les Vieux ils disaient qu'il y avait un geste à
faire pour aller là-bas ».
La PN, le WWF et les habitants sont donc tombés
d'accord pour partager la responsabilité de l`AGDR et pour partager la
gouvernance de cette zone. Ce faisant, les autorités «
administratives » et « coutumières » se superposent sur
les réserves au nord, sur la deuxième barrière de corail.
Il s'agissait à la fois d'une demande des Vieux de mettre en place des
mesures pour respecter ces lieux, pour faire respecter le tabou par tous, et
une démarche de la Province de préserver des endroits où
la biodiversité est particulièrement riche, puisqu'elle est
fréquentée par des espèces menacées comme le
dugong. Pour paraphraser le discours d'une personne interrogée en
entretien, en balisant ces endroits tabous, où l'on ne pouvait pas
passer sans faire un geste, les locaux valorisent cet endroit et en montrent
l'importance.
Toutefois, la gestion du récif de Péwhane
est double parce que la zone est partagée entre la réserve
coutumière et la Province avec la RNS. D'après l'animatrice de
l'association, les anciens n'auraient pas « demandé à ce que
l'aire marine protégée soit sur la réserve
coutumière pour pouvoir aller pêcher lors de la fête de
l'igname ». Cela signifie donc que seuls les coutumiers ont plus
d'autorité sur cet espace de la réserve coutumière, qui
est quand même intégrée au plus large espace de l'AGDR.
D'ailleurs, les eaux de l'AGDR sont tout à fait
praticables pour les membres de la tribu ou par les individus extérieurs
qui possèdent leur accord préalable. Ce faisant, toujours selon
la même personne, les coutumiers ont voulu établir « des
aires marines protégées sans nous interdire de faire la
pêche. On fait un petit endroit pour la préservation et un endroit
pour nous la tribu pour nous aller pêcher au quotidien. Nous on donne cet
espace là à l'aire marine protégée mais il faut
aussi qu'on trouve notre poisson de tous les jours ». Autrement dit,
l'Aire de Gestion Durable est un outil qui permet aux individus de la tribu de
gérer la circulation des bateaux extérieurs sur leur territoire
maritime, tout en ne les privant pas de la possibilité de subvenir
à leurs besoins par la pêche.
A ce propos, un pêcheur de soixante ans de la tribu de
Saint-Denis de Balade nous explique que les habitants de Yambé ont
participé au projet d'aire marine pour palier aux problèmes avec
certaines tribus limitrophes, notamment Tchambouène, puisque les
règles concernant les frontières des zones de pêche
attribuées par tribu ne sont pas respectées. De fait, la
motivation de la population vivant face à l'aire protégée
était également liée à la sauvegarde de leur espace
de pêche des autres tribus aux alentours.
Il ajoute d'ailleurs qu'il a constaté la
dégradation de la ressource halieutique sur ses côtes et pense
qu'il serait pertinent de mettre en place des mesures de protection similaires
à celles de l'aire marine protégée de
Hyabé/Lé-Jao. Selon lui, « il y a beaucoup de
pêcheurs pour peu de poissons sur notre zone maritime. Parfois d'ailleurs
on revient bredouille ». Il serait judicieux de délimiter une
aire marine protégée à Balade parce que la tradition de la
pêche est plus importante dans ce secteur que dans les tribus plus au
Sud, et ce d'autant plus que cette activité reste une source de revenus
importante pour les pêcheurs de tout âge dans ce district. En
revanche, il n'est pas sûr que l'organisation sociopolitique permette
à sa tribu de concevoir un tel projet puisqu'il déclare en
entretien :
Juin 2015 80
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
« Mais là-bas [en parlant de Yambé,
seule tribu protestante], ils sont plus volontaires. C'est leur religion qui
les réunit. On peut agir suivant ses volontés lorsqu'on est si
bien regroupés. Là-haut, à Yambé, ils se sont
entendus avec le chef et ils ont créé les AMP avec comité
de co-gestion. C'est une prise de décision collective. J'ai beaucoup de
respect pour les gens de là-bas parce que la tribu a une structure bien
fonctionnelle et c'est loin d'être le cas ici... »
Néanmoins, toutes les pêches ne sont pas
autorisées sur l'ensemble de l'AGDR. En effet, à la demande du
Comité de Gestion de l'aire, il existe des modalités
spécifiques de gestion concernant la tortue et surtout le dugong.
Malgré la loi instituée par l'article 341-56 du Code de
l'environnement de la PN, le dugong est strictement protégé dans
cette zone : aucune pêche n'est autorisée y compris pour des
cérémonies coutumières. La raison principale,
invoquée par les habitants de la tribu, d'une telle
règlementation sur cette espèce se trouve résumée
dans une déclaration de l'ancien maire de Pouébo :
« C'est le dugong au service de la coutume et non
l'inverse, c'est pour cela que c'est à nous de la protéger. Pour
protéger les valeurs etc. En préservant notre environnement, on
préserve notre culture».
Les membres de la tribu se servent donc de la
règlementation et des outils de gestion à leur disposition pour
sauvegarder l'environnement et pour préserver leur culture. De
même, ils mobilisent leurs « savoirs traditionnels » relatifs
au dugong et », qui possèdent à la fois une dimension
symbolique et un aspect pratique de gestion de l'environnement. Cela prouve
qu'ils ont parfaitement assimilé les discours environnementaux actuels,
mais surtout qu'ils possèdent une conception « patrimoniale »
de la nature.
Enfin, à travers cette étude de cas, le terme
« emblématique » affilié au dugong prend tout son sens
à travers un jeu de correspondances entre les intérêts des
acteurs institutionnels liés à la conservation et entre les
populations côtières de la commune et leur système
culturel. Tout d'abord, il est emblématique dans un sens «
conservationniste » puisque les différents acteurs l'utilisent
comme un prétexte pour protéger des zones qui sont
fréquentées par de nombreux autres poissons, à la
manière d'une « espèce parapluie ».
En plus, il était particulièrement important
pour les clans de la mer, ce qui fait qu'ils cherchent à la
protéger afin de préserver les savoirs et pratiques
traditionnelles qui lui sont concomitants : le respect des zones taboues,
l'image d'un peuple chasseur de dugong ; et ce même s'ils ne peuvent plus
le pêcher. Nous pouvons très bien imaginer que, au cours d'une
rencontre en bateau avec l'animal, les Vieux assurent la transmission orale de
ces techniques par les récits de pêche ou encore de son rôle
dans les cérémonies coutumières. Il possède donc
une valeur d'ordre du patrimoine pour les populations locales.
En parallèle, cette valeur permet aux acteurs du Plan
d'actions dugong présents sur la zone de l'utiliser comme argument ou
ressource supplémentaire à la protection ainsi que comme
justificatif de la pertinence de leurs actions. Grâce à cela, ils
sont également capables de mobiliser les habitants dans l'effort de
protection et d'assurer leur participation. Mais ce n'est pas tout car nous
n'avons pas assez insisté sur le fait que la prise en compte des savoirs
traditionnels kanak et des pratiques coutumières est essentielle dans
les stratégies et de l'attitude politique de la Province Nord. En effet,
la Province Nord, dont la majorité des habitants sont kanak, est
particulièrement volontaire dans la « réalisation d'une
gouvernance considérant les usages coutumiers », et ce afin de
les préserver et de les valoriser au même
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
titre que la biodiversité naturelle.61 Il
est évident que le WWF implanté sur cette zone suit les
mêmes prérogatives.
Cependant, cet objectif d'intégration et même de
consultation (assimilé à une démarche « participative
»), qui était en bonne voie d'application au début de la
création de l'aire marine protégée, semble aujourd'hui
bien compromis à cause du manque de cohérence lié aux
projets de développement et aux relations complexes entre deux acteurs
institutionnels : le WWF et la Province Nord. A ce propos, un agent du WWF
déplore la perte progressive du côté participatif :
« Je pense qu'on perd des gens, pour moi, ça
c'est passé quand le dugong a été de nouveau
pêché62. Cela illustre vraiment le malaise du moment.
Au début, c'était vraiment une demande des Vieux de
protéger les vaches marines de la zone, parce qu'ils savent qu'il n'y en
avait plus beaucoup et que c'était une espèce très fragile
et en même temps très emblématique dans leurs coutumes.
[...][Ceux qui étaient en poste] étaient sur le départ
quand je suis arrivé. Après tout le staff a changé et on a
perdu un peu l'historique du projet et on est passé à une gestion
pour moi très provinciale. [...] Aujourd'hui au comité de
gestion, il y a souvent une, deux ou trois personnes avant il y en avait dix ou
quinze autour de la table, ça prenait la journée mais ce
n'était pas grave parce que les gens parlaient librement et
c'était vraiment leur projet d'aire marine protéger. Maintenant
par contre, on sent bien l'inconfort, ce manque de participatif des gens qui
s'éloignent petit à petit doucement mais très
sûrement du projet et nous ce qu'on aimerait c'est vraiment remettre en
place la gouvernance... » (Nouméa, agent environnemental).
Quoiqu'il en soit, le cas de l'aire marine
protégée de Hyabé-Lé-Jao démontre que la
mobilisation des « savoirs traditionnels » peut susciter, au moins un
temps, un compromis entre les acteurs autour d'une espèce «
emblématique », à travers la compréhension par les
deux parties de cette valeur patrimoniale ajoutée. Mais la convergence
des pratiques et des savoirs n'est pas toujours possible, tellement les «
cultures » des « développeurs » et des «
développés », des acteurs institutionnels et la «
population locale » sont éloignées, comme nous allons le
constater dans l'exposé de la question de la protection du dugong dans
la Zone Côtière Ouest.
IV.3. Protection du dugong dans la Zone
Côtière Ouest : un enchevêtrement d'échelles, de
logiques et de pratiques
Avant d'aller plus loin dans notre développement, nous
souhaitons souligner que les activités liées à la mer sont
particulièrement diversifiées sur cette côte, notamment du
fait de la forte densité humaine, de la forte mixité culturelle
et du développement économique et touristique. Si certaines
personnes habitent près du bord de mer, la pêche et les sorties en
bateaux ne font pas pour autant partie de leurs activités quotidiennes,
à moins d'être pêcheur professionnel ou dans la protection
maritime. La plupart travaillent la semaine et ne montent dans leurs bateaux
que lorsque le temps le leur permet le week-end. En règle
générale, comme
61 Séminaire de l'IRD du 27 août 2014,
Margot Uzan, juriste étudiante en M2 Université de Toulouse,
« La Création d'un système d'aires protégées
en province des îles loyauté »
62 Deux dugongs ont été
pêchés, l'un de manière accidentelle et l'autre volontaire,
entre janvier et juin 2014
Juin 2015 82
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
le souligne Jean-Claude Mermoud (1997) et comme nous l'avons
constaté sur le terrain, les broussards partent en bateau tôt le
matin avec la famille ou des amis, emportent avec eux un pique-nique, leur
palmes-masques-tubas, leur matériel de plongée et/ ou leur
matériel de pêche afin de s'occuper durant la journée. Le
but est de trouver un coin tranquille où se poser, sur un îlot ou
en pleine mer, pour profiter du temps ensemble et de ce bol d'air frais.
Autrement dit, la mer est devenue moins une source de revenus qu'un synonyme de
plaisir et de loisir entre amis.
Ce sont dans ces moments qu'ils croisent sur leurs routes les
« plaisanciers » et les touristes venus de Nouméa ou
d'ailleurs pour découvrir les plages de sable fin de Poé, la
faille au requin en plongée et en kayak, ou pratiquer du Kite-surf par
exemple. Bien évidemment, ces activités sont aussi dans une
certaine mesure pratiquées par la population locale. Mais ces visites
fréquentes et les « embouteillages de bateaux » dans le lagon
sont souvent sources de conflits entre la plupart des broussards qui se mettent
tous d'accord pour railler les personnes venues de l'extérieur.
Enfin, dans la Zone Côtière Ouest, les habitants
parlent peu de la protection du dugong en soi mais bel et bien de protection
maritime. Cette remarque est significative puisqu'elle indique que la
dégradation des ressources halieutiques est importante dans cette
région où la densité population est en forte croissance.
Les menaces ne pèsent donc pas seulement sur le dugong mais sur de
nombreuses espèces marines. Si nous définissons quels sont les
mesures de protection de la mer, qui ont un impact sur la protection de
l'animal, alors nous analysons les pratiques et les savoir-faire qui sont
mobilisés pour protéger cette espèce.
IV.3.1. Mesures juridiques pour la conservation du milieu
marin et du dugong
La gestion de l'espace maritime sur la Zone
Côtière Ouest se présente comme un enchevêtrement de
mesures légales, mises en place notamment par la Province Sud et Nord.
Ces deux structures assurent la surveillance et la règlementation de
l'usage maritime de manière propre et différenciée. Les
lois appliquées dans cette région sont ainsi dépendantes
de ces systèmes séparés, et ce malgré qu'elles
aient toutes pour objectif de protéger l'espace maritime, les
activités nautiques et les ressources naturelles. Parmi ces mesures,
nous comptons plusieurs réserves naturelles plus ou moins anciennes et
la création d'un parc marin en 2008, avec la mise au rang de patrimoine
mondial de l'UNESCO des lagons de Nouvelle-Calédonie.
Aires marines protégées des communes de
Poya et de Bourail
L'AMP de Nékoro (cf. Annexe IV du mémoire) est
une Réserve Naturelle Intégrale (RNI), « correspondant
à la catégorie de gestion I.a de l'Union internationale pour la
conservation de la nature » (Code de l'environnement Province Nord,
2009). Dans l'Agenda des marées de la PN, il est spécifié
qu'en tant que Réserve de Nature Intégrale (RNI), il y est
interdit d'exercer « toute pêche de quelque nature que ce soit,
plongée ou baignade et installation de cabanes sur les îlots
». D'après l'article de Dolorès Bodmer (Bodmer, 2010)
et les témoignages recueillis sur la commune de Poya, elle couvre une
superficie d'environ 1260 hectares et a été mise en place en 2000
grâce à la mobilisation des agents de la commune et des coutumiers
du district de Muéo depuis 1995. Si certes, l'exploitation
minière de la région pollue les eaux marines de la région,
il semble que les pressions sur les milieux étaient relativement faibles
et n'étaient liées qu'à la pêche.
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
En fait, les objectifs portaient essentiellement sur la «
création d'une zone de conservation d'un habitat et des
espèces emblématiques que sont les dugongs et les tortues
» (Province Nord, 2000) ; c'est pourquoi cette zone a
été délimitée de façon à
intégrer des mangroves, des platiers, une quarantaine de patates
coralliennes mais surtout de vastes platiers et herbiers
fréquentés par les dugongs et les tortues. Cependant, les efforts
pour mettre en place un Comité de Gestion qui s'occupe de cette aire
protégée a été long à se mettre en place
puisque, selon ce qui est écrit dans l'Agenda des marées, la
concertation et la mobilisation des acteurs de la commune (mairie, coutumiers,
associations, pêcheurs professionnels et plaisanciers) date de 2014, et
ce grâce à un travail initié il y a trois ans par un agent
de la Province Nord et négocié auprès de la nouvelle
mairesse.
Les réserves de Bourail (cf. Annexe IV du
mémoire) ont été mises en place en 1993 à la
demande de la commune et en s'appuyant sur des critères biologiques, et
notamment l'existence de zones de pontes de tortues et d'habitat unique en
Nouvelle-Calédonie pour la langouste Panulirus homarus.
L'Assemblée de la PS a donc créé trois réserves
spéciales marines sur les sites de la baie de la Roche Percée et
la Baie des tortues, une autre zone comprenant l'île Verte et un
périmètre le long de la plage de Poé. L'ensemble
représente une surface totale de 2 339 ha dont 17 de milieu terrestre et
2 322 d'écosystème marin. A l'intérieur de ces
réserves, la capture ou la destruction par quelque procédé
que ce soit des poissons, crustacés, coquillages et autres animaux
marins ainsi que la récolte du corail sont interdits, sans que pour
autant la fréquentation du public ne soit proscrite. Des
dérogations aux précédentes interdictions peuvent
être accordées par la PS à des fins d'étude ou de
recherches scientifiques ou pour des raisons tenant à la
nécessité de rétablir l'équilibre des
espèces. D'après un ancien gendarme à la retraite de la
commune, ayant travaillé dans la protection maritime pendant trente ans,
celles-ci étaient des zones où la surveillance était
géré par la municipalité qui dépêchait des
représentants de l'autorité judiciaire (gendarmes ou policiers)
sur place afin de s'assurer le respect de la législation. Aujourd'hui,
dans le Code de l'environnement, ces trois aires protégées sont
encore des réserves naturelles règlementées mais
accessibles au public.
Article 211-10 du Code de l'environnement de la Province
Sud, version de 2014, p.36.
Si les AMP de la Roche Percée et de la Baie des tortues
et de l'île Verte ont été créées
principalement pour protéger les tortues « grosses têtes
» (Caretta caretta), en préservant les sites de ponte (plage de la
Roche Percée et de l'île Verte), elles protègent aussi
quelques dugongs qui viennent profiter des herbiers disponibles. A l'inverse,
l'AMP de la plage de Poé semble contenir les activités denses
liées aux loisirs. D'après le Code de l'environnement de la
Province Sud, les personnes habilitées « à constater les
infractions au présent titre, outre les officiers et agents de police
judiciaire et les agents des douanes, les fonctionnaires et agents
assermentés et commissionnés à cet effet. Les agents
assermentés habilités à constater les infractions aux
dispositions sont également habilités, dans l'exercice de leurs
fonctions, à
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
visiter les aires protégées en vue de
s'assurer du respect des règles auxquelles elles sont soumises et d'y
constater toute infraction » (article 216-1, p. 83). Autrement dit,
les agents de municipaux et les agents du service de la Protection Lagon
travaillent de concert pour assurer la surveillance de ces aires marines
protégées.
Le parc marin de la Zone Côtière Ouest
intégrant les réserves
Ces espaces particuliers sont intégrés à
un ensemble plus large. Dans le cadre de son Code de l'environnement paru en
2009, la Province Sud a attribué le statut de « parc marin »
(cf. figure 8) aux sites inscrits au patrimoine Mondial63. Le parc
marin de la Zone Côtière Ouest (314500 hectares) est l'une des
deux zones, avec le Grand Lagon Sud (48200 hectares), qui assure la protection
réglementaire des zones appartenant à l'ensemble des sites
inscrits sur la liste du Patrimoine Mondial de l'UNESCO. Elle intègre
les trois réserves intégrales précédemment
citées dans son aire de limitation, la Zone Côtière Ouest,
ainsi que la réserve naturelle marine de « Ouano ». Cela
signifie que ce parc marin doit se comprendre comme une aire de plus grande
échelle regroupant plusieurs catégories d'aires
protégées. Ce parc provincial est régi par un plan de
gestion participative, élaboré par un comité de gestion :
il s'agit de l'association de la ZCO qui inclut les représentants de
toutes les catégories socioprofessionnelles de la région. La
création de cette structure a été rendue obligatoire par
le classement au patrimoine mondial de l'UNESCO, afin de développer une
démarche participative qui n'était pas formulée dans les
dispositions du Code de l'environnement. Les activités humaines font
l'objet d'un zonage, qui consiste à dédier de vastes
étendues soit à la pêche, soit aux activités de
loisirs et de tourisme, soit à la conservation.
Le classement de la Zone Côtière Ouest au
Patrimoine Mondial de l'UNESCO, et donc la protection législative
subventionnée par l'organisation internationale, a été
possible grâce à la présence d'une biodiversité et
d'espèces marines rares ou menacées. Selon un document
présentant le Plan de Gestion participatif de la ZCO, «
l'ensemble des passes de la côte Ouest constitue des habitats
importants pour le dugong puisque des agrégations
répétées ont été constatées sur
plusieurs jours. Les populations de dugongs de cette zone sont parmi les plus
importantes de Nouvelle-Calédonie. La Zone Côtière Ouest
tient donc un rôle essentiel en termes d'enjeu de conservation à
l'échelle régionale et internationale concernant les
espèces précédemment citées » (Section
« Biodiversité et espèces emblématiques »,
Province Sud, ZCO, UNESCO, Lagons de Nouvelle-Calédonie, 2008-2010 :
14). De fait, favoriser la protection du dugong et des autres espèces
« emblématiques »64 de la région fait partie
des missions de la ZCO. Aussi comprenons-nous pourquoi l'association de la ZCO
a choisi de représenter un dugong dans son logo (cf. Annexe V, dans la
Tableau des acteurs).
63 Et ce alors que la PN n'a pas encore
déterminé de statut spécifique à la zone du grand
Lagon Nord et de la zone Côtière Nord et Est, qui composent
l'ensemble du Bien protégé (document UICN, « Les Espaces
Protégés Français », 2010).
64 Nous notons là le lien évident
entre le terme « emblématique » et « endémique
», propre à un aire géographique que l'on ne retrouve nulle
part ailleurs.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Figure 8 : La Zone Côtière Ouest inscrite au
Patrimoine Mondiale de l'UNESCO et son parc marin en bleu (c)
réalisation : Province Sud
Ainsi, si le paysage de la conservation des espaces marins de
la zone et des espèces qui les fréquentent semblait auparavant
morcelé, les acteurs institutionnels en charge de la protection
environnementale ont fait appel aux organismes internationaux, ce qui a
entraîné la création d'un grand espace plus global de
protection : le parc marin. En parallèle, cet organisme international a
imposé la participation de la population locale dans l'effort de
conservation, ce qui a abouti à la création de la ZCO,
rassemblant au total plus de soixante-dix membres selon les déclarations
de sa présidente. Mais quels savoirs et pratiques liés à
la protection maritime cette logique de mobilisation de la population dans
l'effort de conservation emploie-t-elle ? Repose-t-elle, comme nous l'avons vu
à Pouébo, sur la convergence des savoirs locaux avec les
pratiques juridiques ? Pour répondre à ces interrogations, nous
nous intéressons aux « courtiers locaux du développement
» 65 de la zone, qui garantissent le dialogue entre population locale et
acteurs institutionnels, et aux modalités de transfert entre les
systèmes cognitifs.
65 Par « courtiers locaux du
développement », nous entendons « les acteurs sociaux
implantés dans une arène locale qui servent
d'intermédiaires pour drainer (vers l'espace social correspondant
à cette arène) des ressources extérieures relevant de ce
que l'on appelle communément « l'aide au développement
» (Olivier de Sardan, 1995 : 211).
Juin 2015 86
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
IV.3.2. Comité de la ZCO et les autres
associations environnementales locales
L'association, créée officiellement en 2007,
constitue un relai entre les acteurs institutionnels et les habitants de la
zone puisque, d'après son site internet, ses objectifs principaux sont
les suivants :
« Favoriser la communication et la sensibilisation de
l'ensemble des parties prenantes, et notamment des socioprofessionnels dont
l'activité peut avoir un impact sur le bien ;
Favoriser des actions de communication et de sensibilisation
en direction du grand public ;
Promouvoir des actions et expériences de
développement local durable ; Participer à la réflexion
sur la gestion concertée des biens en série ».
Selon la présidente de l'association, il s'agit d'un
« groupe à vocation participative pour gestion de
l'environnement » qui a la vocation de représenter «
toutes les communautés sans distinction. La ZCO a ce rôle
là, de dénoncer les incohérences, les injustices et faire
entendre le point de vue de tous les calédoniens qui ne peuvent pas
forcement s'exprimer, qui n'ont pas l'occasion de s'exprimer etc. »
(Moindou, 2014). La ZCO représente donc la « population locale
» en parlant en son nom auprès des Provinces, des organismes
internationaux, des collectivités territoriales.
De plus, elle est composée de personnes d'origine
sociale et culturelle très diverse, issus de corps de métier
différents mais qui sont souvent liés à l'environnement ou
aux politiques publiques66. De ce fait, ces membres se sont
rassemblés autour d'un intérêt commun, la protection
environnementale de la région, et ont partagé leurs connaissances
et ont certaines compétences relevant de la logique « projet »
: réunions du Comité Administratif, concertation des acteurs
régionaux, préparation d'actions et d'événements
pour la sensibilisation, édition d'un journal, gestion d'un site
internet etc. Les propos d'une pêcheuse professionnelle habitant en
tribu, membre de l'association, sont particulièrement
révélateurs des activités auxquelles elle participe :
« La ZCO c'est la reconnaissance administrative de la
population. Nous on a participé à la rédaction du Plan de
Gestion et à sa mise en place. Chaque membre est bénévole
[...] En 2010-2011, on a édité notre premier livre puis un
deuxième numéro juste après. On travaille aussi sur le
code de l'environnement, on le connait bien.
J'aime bien parce que j'apprends tout le temps des choses et
puis c'est une ambiance conviviale. [...] Je vais aux réunions parce que
c'est important. Sauf si je ne peux vraiment pas, si je ne trouve pas
d'occasion pour y aller en voiture ».
66 Le Conseil Administratif est constitué
d'un « collège » des agriculteurs / éleveurs, des
pêcheurs, des coutumiers qui rassemble des professionnels de ces domaines
liés à l'environnement, mais aussi d'un collège des ONG,
de la société civile et des opérateurs touristiques.
Juin 2015 87
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
De même, un retraité de Bourail engagé dans
la ZCO ajoute :
L'entrée à la ZCO s'est fait pour moi par la
présidente, on se connaît depuis très longtemps. C'est un
partage de connaissances, il y a beaucoup de personnes pour renseigner sur les
choses, sur la mer parce que nous on connaît moins finalement, on est de
la chaîne.
Par exemple, il y a beaucoup de kanak qui ont des
croyances autour de la mer, ce sont qui nous apprennent tout cela. Moi, je n'en
ai pas vraiment des croyances sur la nature, je vis dedans, c'est tout
».
Par conséquent, si la ZCO joue un rôle de
médiateur et de traducteur entre les divers groupes socioprofessionnels,
les acteurs institutionnels de la conservation et la population (qui
appartiennent tous à des systèmes culturels différents),
il semble que ses membres soient également des « diffuseurs »
de connaissances acquises personnellement dans la vie quotidienne, mais aussi
d'ordre scientifique, juridique et administrative auprès de la
population. Concernant la protection du dugong, l'association remplit une
mission d'information, de communication et de sensibilisation auprès de
la population locale (« grand public ») autour des lois et des
menaces pesant sur l'espèce, comme l'atteste le témoignage du
retraité de Bourail : « Nous, on fait de la sensibilisation sur
le dugong surtout mais on manque de moyens pour mettre en oeuvre de grandes
choses ».
Seulement, sa représentativité a des limites
puisque ce ne sont pas les seules associations environnementales locales ou
rassemblement d'individu autour d'enjeux de conservation présente dans
cette région. Ils s'ajoutent aux mesures de protection ordonnées
par les Provinces, et même semblent se substituer aux manques politiques
de ces institutions comme le soutient le fondateur d'une de ces associations,
« c'est nous qui faisons le sale boulot que les institutions ne font
pas. Sur les questions politiques, ce sont les petites mains de la Province,
qui mettent en place de vraies actions concrètes » (Bourail,
2014). Tous ces acteurs sont attachés à une zone
géographique maritime ou terrestre bien précise, plus ou moins
vaste, sur laquelle ils essaient de faire valoir leurs influences et leurs
légitimités. Ils mettent en avant des causes «
environnementales » différentes qui soit se recouvrent, soit sont
sources de conflits.
Si ces acteurs possèdent des légitimités
différentes dans ce domaine, il n'en reste pas moins qu'ils sont
présents et composent le paysage « surchargé » de la
« protection environnementale » de la région. Cela signifie
aussi que la ZCO n'est pas le seul organisme à diffuser et à
développer des savoirs autres que les « savoirs traditionnels
locaux » auprès de la population locale. Sur le terrain, nous avons
constaté que les interactions entre les uns et les autres sont complexes
et relèvent parfois d'animosités personnelles, sous couverts de
distinctions ethniques. Pour comprendre toutes ces interactions, nous vous
incitons à vous référer au tableau des stratégies
d'acteurs qui les rend plus lisibles (Annexe V du mémoire). La Zone
Côtière Ouest, plus qu'une zone inscrite au Patrimoine Mondial de
l'UNESCO, est donc un espace où les revendications identitaires,
territoriales et environnementales se mélangent et se confrontent les
unes aux autres, rendant difficile toute entreprise de convergence des efforts
orchestrée par un agent extérieur.
Ainsi, les associations locales environnementales comme la ZCO
se positionnent comme interlocuteur privilégié avec les
collectivités territoriales, les autres acteurs environnementaux et
institutionnels. Pour se faire, les personnes engagées dans ces
Juin 2015 88
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
organismes ont dû acquérir un nouveau langage
pour être crédible et audible, des pratiques d'organisation plus
ou moins uniformisées pour mettre en place des actions effectives, des
connaissances poussées sur le cadre législatif dans la Province
Sud etc. Ils maitrisent donc certains savoirs et savoir-faire qui sont
différents que ceux hérités des traditions locales par
exemple et qui ne sont pas nécessairement partagés par le reste
de la population. En d'autres termes, ils ont suivi le modèle «
projet » et de la concertation, qui peut-être commun aux domaines de
la gestion environnementale et de la gouvernance.
De même, ils sont garants de la diffusion sur le terrain
des connaissances scientifiques (souvent invoquées par les politiques
publiques comme justification et base de l'action), à des fins de
sensibilisation auprès des principaux acteurs concernés par les
textes de loi mais aussi auprès de l'opinion publique, qu'ils cherchent
à rallier à leur cause. Ceci ne semble pas un objectif facile
à atteindre puisque, selon les propos d'un des fondateurs d'association
précédemment cité :
« Mais il ne faut pas se leurrer, la plupart de la
population est rétrograde et ne se sent pas concernée par
environnement. Il y a 80 % de la population qui ne font rien, ne font aucun
effort. Pourtant, les gens de la brousse, ils ne sont pas contre la protection
de l'environnement, ils aiment bien faire leur coup de pêche de temps en
temps et voir les poissons dans le lagon. Et si l'on perd notre nature, on perd
aussi notre culture. La mer, c'est une valeur commune qui est largement
partagée, c'est une manière d'être océanien
».
Cette personne a très bien absorbée le discours
conservationniste actuel qui tend à articuler protection de la nature
avec préservation de la culture, tout comme les habitants
impliqués dans le Comité de gestion de l'aire marine
protégée de Hyabe/Lé-Jao à Pouébo.
Seulement, les leviers utilisés par les politiques de conservation,
comme celui du patrimoine, semblent moins ancrés
IV.3.3. Gestion de l'espace maritime dans la tribu de
Kélé : et les « savoirs traditionnels
» dans tout cela ?
Parmi la population mélanésienne de la Zone
Côtière Ouest67, les habitants respectent les zones
taboues, même en milieu marin, qu'ils soient « Jeunes » ou
« Vieux ». Il existe beaucoup d'histoires autour de ces lieux qui
explorent différentes thématiques, comme l'indiquent Antoine
Wickel et Jean-Brice Herrenschmitt dans leur rapport sur la toponymie maritime
dans la région (GIE Océanide, 2009). Dans cette étude,
dont l'objectif était de réaliser un état des lieux des
zones taboues et de la toponymie maritime de la Zone Côtière
Ouest, les sites font référence :
- pour 40% à l'histoire précoloniale ;
- pour 30 % à la ressource halieutiques et aux pratiques
de pêche
- pour 25 % à des mythes, légendes, histoires
liées à des esprits surnaturels ;
- pour 5 % à l'histoire coloniale et contemporaine ;
(Ibid. : 26)
67 Nous avons choisi d'utiliser les données
récoltées dans la tribu de Kélé concernant les
« savoirs tradtionnels » car nous avons plus d'informations sur cette
thématique étant donné que nous sommes restée dans
la tribu plus longtemps. Nous aurions voulu être équitable dans la
description des « savoirs traditionnels » liés a la gestion
maritime et exposer davantage les savoirs des Calédoniens d'origine
européenne par exemple, mais nous n'avions pas suffisamment de
données exploitables.
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
Il insiste également sur le fait que les lieux «
tabous » sont davantage associés à des lieux «
sacrés » qu'il faut respecter, plutôt qu'ils ne constituent
de réelles règles de conduite à observer. Autrement dit,
ce sont simplement des lieux que les personnes évitent de
fréquenter, et ce parce qu'ils ont souvent été
marqués par la présence, la lutte, la mort d'un
ancêtre (historique ou mythique). Par conséquent
et par respect pour cet ancêtre, ces endroits deviennent «
sacrés ». Ensuite, toujours selon le rapport du GIE
Océanide, « le tabou désigne plus l'interdit qui
accompagne le lieu que le lieu en lui-même » (Ibidem). Nos
données de terrains semblent aller dans le sens de cette analyse, comme
le suggère les propos d'un jeune homme d'une vingtaine d'années
de la tribu de Kélé :
« Comme tabou, il y a l'île aux morts
par exemple. C'est la grand-mère qui m'a expliqué cela.
C'est un endroit où avant, ils laissaient les morts. C'est un endroit
tabou où il ne faut pas aller, c'est dangereux si tu ne suis pas la
règle. Moi je respecte, il ne faut pas jouer avec ces choses là
[...] Il existe un autre endroit d'ailleurs où c'est tabou : c'est
le coude de la rivière qui mène à la mer.
Il y a un endroit où il ne faut pas plonger. Un jour, il y en a un qui a
plongé et bien les Vieux ils l'ont retrouvé mort, accroché
aux rochers ! C'est ma mère qui m'a raconté cela ».
Aussi les lieux tabous sont-ils respectés par les
habitants qui ne s'y aventurent pas par peur des représailles ou de
vengeance des esprits des Anciens présents dans les tabous.
Contrairement à Pouébo, ces lieux ne semblent pas
particulièrement significatifs de pratiques traditionnelles, dans le
sens d'inscrit dans la tradition locale. Ils sont simplement la manifestation
et la source de mythes, d'histoires et de diverses représentations
liées à la culture locale. Ce sont peut-être là les
seuls « vestiges » de pratiques et savoirs traditionnels concernant
la gestion de la mer qui se sont fortement modifiées du fait de
l'installation de la colonie pénitentiaire et des mélanges
culturels profonds.
Pourtant, puisque cette tribu est située en bord de
mer, la majorité des habitants possède un bateau dès
qu'ils peuvent se le payer et deviennent pêcheur occasionnel ou
professionnel. Les plus jeunes pratiquent la chasse sous-marine en groupe car
il s'agit d'une occasion pour s'amuser ensemble, de sortir s'aérer et de
s'amuser à faire des concours, ou encore de rire gentiment les uns des
autres. La pêche devient un loisir pour les jeunes Kanak, un peu à
la façon des « coups de pêche » attribués aux
Calédoniens d'origine européenne mais résolument
broussards. Il en va de même pour la chasse au cerf. D'ailleurs, certains
partent chasser en bateau, afin de tirer sur les animaux qui se sont
réfugiés sur les îlots alentours par temps de marée
basse.
Enfin, comme dans la plupart des tribus de bord de mer, les
habitants de Kélé possèdent une zone de pêche
exclusive en face de la tribu, qui leur est spécialement
réservée et dont ils s'occupent. D'après les entretiens,
les habitants de la tribu de Kélé estiment que leur rôle
est d'assurer eux-mêmes la protection de leur zone de pêche de
l'invasion de potentiels fraudeurs ou d'autres pêcheurs venus profiter de
leur abondance en poissons, conséquence d'un système de gestion
efficace de la ressource basé sur leur vigilance acharnée. A ce
propos, le discours d'un jeune pêcheur / chasseur est
particulièrement révélateur de la manière de penser
dans la tribu :
« Nous on protège notre lagon à
Kélé. On prend le bateau, on a grandi ici, on sait comment cela
se passe et on connait la mangrove par coeur et le lagon aussi. À
Kélé, nous on sait comment protéger notre lagon,
même les Vieux : on
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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation
de savoirs et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
tire au fusil et on fait partir ceux qui ne viennent pas
de là. C'est chez nous. Quand j'en vois un qui essaie de venir sur
Kélé, sur nos lagons, je le vire ».
Il s'agit là d'une pratique qui n'est pas unique mais
qui existe ailleurs, dans des contextes différents et même en
dehors des tribus. L'exemple donné par un habitant de Bourail d'une
femme âgée calédonienne d'origine européenne qui
protège sa propriété maritime confirme que cette pratique
est répandue dans la Zone Côtière Ouest :
« J'ai vu les vieux pêcheurs qui voulaient
pêcher à l'îlot XXX, vers XXX, chez Madame XXX. C'est elle
qui fait la loi là-bas, elle tirait sur les bateaux à coups de
fusils » (Bourail, homme à la retraite, 2014).
Pour conclure, par la création de cette association,
l'UNESCO et la Province Sud ont tenu à former un comité de
gestion de la Zone Côtière Ouest avec la population locale. Mais
contrairement à l'association de gestion de l'aire marine
protégée de Pouébo, la ZCO s'est formée avec la
création du parc marin et son inscription au Patrimoine Mondial, mais
surtout par le travail d'un agent de la Province sur place venu
démarcher les potentiels participants parmi les habitants. L'association
a donc suivi des directives qui lui ont été dictées «
par le haut », par l'organisme international de l'UNESCO et surtout la
Province Sud. Puisque la décision de réaliser ce projet de
comité ne leur a pas appartenu, ses membres ont dû s'adapter
fortement aux modes de fonctionnement et au vocabulaire de ces acteurs.
En ce sens, il n'est pas étonnant de constater que les
savoirs et pratiques traditionnels de la population autour du dugong ou
liés à la protection maritime ont moins été pris en
compte dés le départ du projet par les gestionnaires que dans
l'aire marine protégée de Hyabé/Lé-Jao. En outre,
la problématique du patrimoine culturel lié à
l'écosystème et aux espèces emblématiques qui
fréquentent le « Bien-en-série » (les six sites
classés au Patrimoine mondial de l'UNESCO) n'a pas été
véritablement au coeur de la protection internationale du lagon. Ce sont
les arguments de la biodiversité et du caractère exceptionnel de
ces lieux qui ont décidé le comité d'évaluation de
l'UNESCO à l'inscrire sur la liste. Pourtant, la ZCO comme la Zone du
Grand Lagon Nord (où se trouve l'aire protégée de
Hyabé) sont intégrées dans cet espace de conservation et
leur gouvernance est déléguée aux services publics
compétents, c'est-à-dire aux Provinces Nord et Sud. La seule
explication concernant leur différence d'administration correspond aux
priorités politiques de chacune des institutions provinciales.
Par conséquent, dans le contexte
néo-calédonien, la question de l'intégration des savoirs
et des pratiques locaux dans l'effort de conservation rejoint celle de la
participation envisagée par les acteurs institutionnels responsables des
programmes. Il faut souligner que les échelles et les contextes de
protection entre les deux exemples donnés ne sont pas les mêmes.
Il est sans doute plus difficile de mettre en oeuvre une démarche «
participative » dans la Zone Côtière Ouest, dans cette
région qui est plus vaste et surtout, qui abrite des conflits
ethnico-culturels denses et complexes intervenant dans la problématique
de la conservation de la biodiversité et du patrimoine culturel.
Juin 2015 91
DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en
Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs
et
pratiques pour la protection d'une espèce «
emblématique » menacée
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