INTRODUCTION GÉNÉRALE
Avec un taux de croissance supérieur à 7% depuis
une dizaine d'années et le deuxième plus grand PIB d'Afrique de
l'Ouest (50 milliards de dollars), la Côte d'Ivoire est, selon une
publication de la Banque mondiale de février 2017, « l'une des
économies les plus performantes du continent ». Peuplé de
près de 25 millions d'habitants, le pays combine un taux de croissance
démographique annuel d'environ 2,5%, ce qui signifie un doublement de la
population à l'horizon 2050, avec un fort taux de croissance de
l'urbanisation, passée de 17% en 1960 à plus de 50% aujourd'hui.
Abidjan, capitale économique macrocéphale du pays, est au coeur
des dynamiques économiques et démographiques, puisqu'elle
concentre 20% de la population pour 60% des richesses nationales.
Véritable poumon économique à l'influence extranationale,
elle attire des migrants venus de l'intérieur du pays comme des pays
voisins, ce qui entretient dans son agglomération une croissance
démographique et un étalement urbain soutenus.
Face à un tel dynamisme, le secteur du transport est
soumis à une forte pression, et à d'importants enjeux
d'adaptation pour parvenir à soutenir les flux croissants de biens et de
personnes. Malgré un retour notable des moyens d'action de l'État
en tant que planificateur, deux décennies de crise économique et
une décennie de crise politique ont laissé en 2011 le secteur du
transport et de la mobilité urbaine en difficulté. Ce secteur est
pourtant au coeur des intérêts stratégiques du pays, car
les autorités ivoiriennes misent beaucoup sur l'urbanisation du pays
pour répondre aux divers enjeux socio-économiques auxquels elles
sont aujourd'hui confrontées. Selon un rapport de janvier 2019 de la
Banque Mondiale, « une ville qui bouge est une ville qui gagne. Pour
bénéficier d'économies d'échelle, les entreprises
doivent pouvoir accéder aux marchés. Si les travailleurs,
fournisseurs et clients se concentrent dans une agglomération urbaine,
ces gains peuvent toutefois être annulés par les
difficultés et la lenteur de leurs déplacements. Cela est
déjà malheureusement le cas à Abidjan, avec des
ménages qui dépensent beaucoup d'argent et de temps chaque jour
dans les transports ou, pour les plus pauvres qui ne peuvent se déplacer
qu'à pied ». Cette citation est à souligner d'un
chiffre : le même rapport de la Banque mondiale de 2019 indique
qu'à Abidjan, les ménages les plus pauvres investissent environ
un tiers de leurs revenus dans les transports, pour un temps de
déplacement quotidien de trois heures en moyenne.
Pour les observateurs et les instances décisionnelles
du pays, le problème se pose de la façon suivante. On sait que
l'état des systèmes de transport des biens et des personnes
à Abidjan est un levier efficace de développement
économique et humain pour le pays entier. De quelle façon en
jouer pour optimiser le potentiel de développement de la ville ? Cette
approche n'est
9
pas nouvelle, et ce problème se pose depuis la
période des indépendances, au début des années
1960. C'est maintenant l'exercice d'un état de la littérature
scientifique sur le sujet qui nous permettra de mieux comprendre le contexte
actuel abidjanais en matière de transports, et les dynamiques qui l'ont
amené.
État de l'art
Les pays d'Afrique de l'Ouest ont connu une urbanisation
rapide depuis les indépendances, qui s'est traduite d'une part par le
renforcement des grandes agglomérations préexistantes, mais
également par la prolifération de villes de taille moyenne.
Ainsi, entre 1960 et 1990, les villes ouest africaines de plus de 100 000
habitants ont été multipliées par 7,5 et les villes de
plus de 5 000 habitants multipliées par 5 (Club du Sahel, 1998).
Néanmoins, les pays de la région ont une tendance marquée
à la macrocéphalie et on y trouve de grandes métropoles
comme Abidjan et Dakar, qui abritent toutes les deux plus ou moins 1/5 de la
population nationale et continuent de grandir à un rythme soutenu.
Confrontées depuis les années 1980 à de
sérieuses problématiques liées à la croissance
urbaine anarchique, et engagées depuis peu dans la course à
l'insertion dans la mondialisation, ces villes connaissent toutes un
bouillonnement dans le secteur des transports (Lombard et Ninot, 2010). En
effet, les infrastructures et réseaux de transport sont des objets
importants à contrôler et développer pour les
autorités urbaines et nationales pour relever les deux défis
évoqués précédemment : maîtriser l'espace
urbain et sa croissance, et connecter la ville aux flux commerciaux et humains
à échelle régionale et mondiale.
Nous allons ici tenter de situer dans le champ de la recherche
les principales villes d'Afrique de l'Ouest par rapport aux enjeux
énoncées précédemment. Nous mobiliserons
principalement des textes de géographes. Il s'agit de comprendre
certains aspects de contexte, et d'approfondir la compréhension des
enjeux déterminés par les auteurs étudiés.
L'analyse sera principalement reliée à la métropole
d'Abidjan, qui nous préoccupe dans cette étude, mais il apparait
important de l'insérer dans son contexte régional, qu'il est
nécessaire d'appréhender correctement afin de pouvoir parvenir
à une analyse pertinente.
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1- Crise des années 1980, plans d'ajustement
structurels : une libéralisation des transports dans les principales
centralités urbaines ouest-africaines
À partir des années 1980-90, on assiste à
une réémergence des petits transporteurs privés informels,
qui tendaient à disparaître peu à peu depuis les
années 1950-60. Les difficultés des entreprises publiques de
transport collectif, la libéralisation du secteur qui a suivi et surtout
l'évolution rapide de la demande et de l'espace ont favorisé
l'entrée massive des opérateurs privés dans
l'activité de transport. Ces moyens de locomotion sont désormais
non plus confinés dans un espace délimité (et
périphérique), mais se retrouvent partout dans la ville, y
compris dans les quartiers centraux (Kassi, 2007). Désignés en
Côte d'Ivoire par les noms de gbaka (minibus) et woro-woro
(taxis collectifs), ils sont aujourd'hui encore emblématiques de
l'espace urbain et de l'identité de la ville, comme en témoigne
la chanson Les gbakas d'Abidjan de Daouda, où l'on peut
entendre que « tous les quartiers de la ville ont leur ligne [de gbakas],
mes amis je vous le dis, y'en a même à Cocody ».
Ce phénomène est en effet très lié
à la crise mondiale qui se diffuse dans les années 1980, et aux
mesures budgétaires imposées notamment à nombre de pays en
développement par le biais des plans d'ajustement structurel (PAS). Ces
derniers ont pour objectif une réduction drastique des dépenses
publiques, compensée par un phénomène de
libéralisation de certaines activités relevant traditionnellement
de la charge de l'État. Les réseaux de transports publics
urbains, principalement faits de lignes de bus, voient leur budget diminuer et
leurs flottes se réduire. Parallèlement, les villes
s'agrandissent, et les réseaux de transport public ne couvrent qu'une
part de plus en plus réduite de la ville. C'est cette dynamique de
réduction des moyens de l'État, et donc des entreprises publiques
de transport comme la Sotra à Abidjan, qui laisse une place croissante
aux transporteurs privés et aux caractéristiques informelles
(Kassi-Djodjo, 2010).
À échelle plus petite, on peut observer des
dynamiques similaires mais distinctes dans le domaine du transport ferroviaire.
Anciennement gérées par l'État, les quelques voies de
chemin de fer de la région (les deux principales étant la ligne
Abidjan-Ouagadougou et la ligne Dakar-Bamako) sont privatisées pour
survivre à la baisse drastique de budget liée aux PAS.
Récupérées par des filiales de grands groupes comme
Bolloré Logistics dans le cas de la ligne Abidjan-Ouagadougou, c'est le
début d'un double processus de baisse du trafic passager et
11
d'augmentation du trafic commercial sur ces lignes, qui
persiste aujourd'hui (Dagnogno et al, 2012).
2- Retour des investissements publics et enjeux
d'articulation public-privé
Depuis une vingtaine d'années, le retour d'une
croissance économique de plus en plus soutenue et les investissements
importants de certaines instances du développement mondial (Banque
mondiale, AFD par exemple) ont permis un retour de l'argent public dans le
secteur des transports. L'un des secteurs les plus transformés se trouve
être le secteur portuaire, vital pour les économies en croissance
des états d'Afrique de l'Ouest : dans le cas de la Côte d'Ivoire,
il est estimé que 80 à 90% de son économie transite par le
port d'Abidjan. Au cours de ces dix dernières années, le domaine
portuaire du continent africain a connu une évolution
accélérée de ses infrastructures et de ses
équipements qui lui a permis de rejoindre les standards internationaux,
et ce bien plus rapidement que ce qui était prévu. L'adoption de
partenariats public-privé a notamment permis d'apporter la
capacité d'investissement nécessaire. Bien que moins visibles,
« les infrastructures portuaires ont connu un saut qualitatif du
même ordre que celui enregistré par la téléphonie
lors de l'arrivée du téléphone mobile sur le continent
» (De Noray, 2015). Pour l'État, ces partenariats incarnent
une solution très attrayante à court terme puisqu'ils permettent
de stimuler l'économie tout en réduisant les investissements
publics.
Mais l'idée de partenariats public-privé exige
une articulation entre ces deux secteurs, en matière de gestion et
d'objectifs. Dans le cas des mobilités intra-urbaines, c'est l'histoire
d'une confrontation difficile toujours d'actualité entre une puissance
publique de retour avec de grandes ambitions (l'émergence reste un
objectif majeur dans la région) et un secteur privé non seulement
très important mais aussi désormais puissamment organisé.
En effet, les syndicats de transporteurs par exemple sont des interlocuteurs de
la puissance publique, mais ils se savent en position de force du fait de la
couverture encore proportionnellement faible des réseaux de bus publics
et du fait du contexte de décentralisation qui a lieu dans plusieurs
pays de la région comme le Sénégal ou la Côte
d'Ivoire (Lombard, 2006). Ainsi, l'espace public de transport est au coeur de
multiples conflits : entre opérateurs pour l'affectation des lignes les
plus rentables, entre groupements professionnels pour le leadership exclusif
dans les gares routières, mais aussi entre collectivités locales
pour le recouvrement sans partage des taxes, de même qu'entre pouvoirs
locaux et état central pour la reconnaissance mutuelle des
prérogatives.
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Les autorités publiques ne sont pas actuellement assez
influentes pour gérer cette multitude de conflits (Lombard et Bi,
2008).
3- Pour les métropoles, un enjeu
d'intégration régionale et d'insertion dans la
mondialisation
« La mondialisation économique requiert des
pôles d'activités et de peuplement, même distants,
connectés les uns aux autres ; elle demande des circulations fluides
entre deux terminaux » (Hall et al., 2010), qui ne soient
pas entravées par des problèmes logistiques, sociaux ou
politiques locaux. C'est dans ce contexte que l'on observe une volonté
d'intégration et d'interconnectivité de plus en plus forte des
pôles principaux de la région, à savoir les grandes villes
concentrant les flux économiques et humains les plus importants.
Depuis le rebond économique des années 2000, et
après des années d'entrave des capacités d'investissement
des États liée à la conjonction de crises
économiques et de la pression des plans d'ajustement structurel, de
grands chantiers ont pris place le long des axes majeurs de circulation. La
priorité donnée aux interconnexions nationales et internationales
est soutenue par des acteurs de première importance tels que les
bailleurs internationaux, les gouvernements, les opérateurs
privés, mais aussi des organismes panafricains comme le Programme de
développement des infrastructures en Afrique (PIDA). Ainsi, cette ligne
politique est désormais affichée comme un choix porteur de
développement (Mare · et Ninot, 2018). Sur les chantiers
ouest-africains, la présence européenne reste dominante
malgré la concurrence qui a permis à Dubai Port World de
récupérer la concession du port de Dakar depuis 2007,
gagnée pourtant contre le groupe Bolloré qui est présent
depuis la fin des années 1920 au Sénégal. Ce dernier a
récemment fait parler de lui avec son projet de boucle ferroviaire
prévue dans une région où la route a depuis longtemps
nettement pris le pas sur le rail dans les projets d'aménagement
d'infrastructures de transport. Le projet est de relier cinq pays d'Afrique (la
Côte d'Ivoire, le Burkina Faso, le Niger, le Bénin et le Togo)
grâce à 2 700 km de voies ferrées (Mare · et Ninot,
2018).
Concernant l'enjeu d'intégration à la
mondialisation, c'est le secteur portuaire qui est le plus important. Les ports
majeurs de la région (Lagos, Abidjan, Dakar, Douala, Tema) rivalisent de
grands projets et de grands aménagements pour revendiquer le titre de
premier port de la
13
région (Chauvin et al, 2017). Ce qui a permis cette
évolution très rapide des infrastructures portuaires, en à
peine dix ans, c'est avant tout l'adoption progressive par la majorité
des pays africains d'une organisation portuaire fondée sur le
modèle des partenariats publics-privés (De Noray, 2015). Il
s'agit d'un mode de gestion et de financement qui vise à la fois
à maintenir l'État dans une position de propriétaire et
à l'inciter à mettre en concession les principales
activités de ses ports à caractère industriel et
commercial, en les spécialisant par types de produits auxquels sont
consacrés des terminaux dédiés. C'est ainsi que dans un
port de bonne taille, on peut trouver à la fois un terminal pour les
produits pétroliers, un autre pour les conteneurs, un autre encore pour
les céréales, etc. Tout cela implique des aménagements
conséquents et en perpétuelle évolution dans les
principaux ports ouest-africains.
Enseignements des lectures
Les auteurs et autrices dressent le constat suivant : avec le
retour depuis les années 20002010 d'une certaine croissance et d'une
présence renforcée de la puissance publique, les grandes villes
ouest-africaines, dans leur reconquête de la maîtrise de la
production de l'espace urbain et dans leurs projets d'insertion dans la
mondialisation sont très contraints par l'influence
prépondérante qu'ont pris les différents acteurs
privés, formels ou moins formels, dans les différents domaines du
transport humain et marchand. Ces dynamiques s'intègrent à un
contexte concurrentiel entre les métropoles de la région, qui
recherchent toutes à leur façon le meilleur équilibre
possible des partenariats public-privé dans un objectif clair : la
course à la croissance et au développement.
Dans ce contexte régional, Abidjan se positionne,
cherche à asseoir sa réputation de tête de l'Afrique de
l'Ouest francophone, ambitionnant même de concurrencer Lagos, son
imposante voisine. Dans le domaine des transports, elle met en place des
projets à la hauteur de ses ambitions, visant peut-être autant
à fluidifier et à renforcer ses flux qu'à accroitre son
prestige. Ce sera l'objet d'une part importante de cette étude.
14
Définition des termes
Le caractère scientifique de l'étude impose un
cadrage théorique rigoureux du sujet. Nous nous en acquitterons ici dans
un exercice de définition des termes, selon une double approche de
définition théorique et dans certains cas de positionnement dans
le champ de l'étude.
Ville et métropole
Le terme de « ville » est un terme à la fois
polysémique et peu délimité. On peut affirmer en tout cas
qu'il s'oppose à celui de « campagne », bien qu'aucune
opposition nette entre les deux termes ne puisse être
définitivement tranchée (Géoconfluences, 2019). La
complexité des débats qui existent vient entre autres de la
double question du seuil statistique et spatial du mode de définition de
la ville. Il n'existe pas à échelle mondiale de consensus sur un
seuil statistique (un nombre minimum d'habitants) ni spatial (question des
limites de la ville). Par ailleurs, il apparaît que l'identité de
la ville ne puisse être réduite qu'à des définitions
de seuils. Elle exerce, par les fonctions et les activités qu'elle
concentre, une influence qui s'étend au-delà des limites de son
implantation physique. C'est de cette influence qu'émerge dans la
modélisation scientifique une classification des villes nommée
« hiérarchie urbaine », qui a été
théorisée en premier par la loi de Zipf en 1949. À
échelle de la Côte d'Ivoire, Abidjan se classe au sommet de la
hiérarchie urbaine, puisque les dix communes d'Abidjan comptent environ
cinq millions d'habitants, tandis que la seconde ville de Côte d'Ivoire,
Bouaké, n'en abrite que 500 000 à 600 000. Seconde ville
d'Afrique de l'Ouest après Lagos, et capitale économique de la
Côte d'Ivoire, Abidjan a des effets structurants sur l'espace, qu'elle
influence sur tout le territoire ivoirien mais également au-delà
de ses frontières.
Cela fait d'Abidjan une véritable
métropole, car, selon le site Géoconfluences de
l'École Normale Supérieure de Lyon, « la
métropole est avant tout un ensemble urbain de grande importance qui
exerce des fonctions de commandement, d'organisation et d'impulsion sur une
région et qui permet son intégration avec le reste du monde
». Ainsi, l'une des caractéristiques principales d'une
métropole, et qui définit sa place dans la hiérarchie
métropolitaine, est sa concentration de lieux de pouvoir ou d'influence.
Le cas d'Abidjan est intéressant du fait d'une ambiguïté
liée à son statut officiel : Abidjan n'est plus la capitale
politique de la Côte d'Ivoire, au profit depuis 1983 de Yamoussoukro,
ville de l'intérieur du
15
pays plus de dix fois moins peuplée. Néanmoins,
Abidjan concentre des fonctions politiques majeures : l'Assemblée
nationale, la plupart des ministères et les ambassades par exemple se
trouvent à Abidjan. La résidence du président de la
République, actuellement Alassane Ouattara, est également
à Abidjan, de même que le bâtiment de la Banque mondiale qui
s'y est implanté depuis son retour dans le pays. Il apparaît ainsi
que le véritable coeur politique du pays est à Abidjan et non
à Yamoussoukro, malgré les efforts qui ont été
faits pour procéder à la décentralisation, notamment par
le premier président, Félix Houphouët-Boigny, ou encore
Laurent Gbagbo après lui.
Le poids démographique et économique d'Abidjan,
de même que la concentration des fonctions de commandement en son sein,
sont autant de facteurs qui lui confèrent le statut de métropole
de rang régional. Néanmoins, ce schéma d'analyse, s'il
trouve sa pertinence dans une étude qui s'intéresse à la
place d'Abidjan dans la mondialisation, trouve certaines limites dans son
approche occidentalo-centrée. Nous nous attacherons donc dans cette
étude à caractériser Abidjan selon une grille de lecture
« mondialisée », mais également à dégager
certaines spécificités selon une approche plus
localisée.
Produire la ville
La ville est un objet géographique dont la forme est
influencée en permanence par l'intégralité des acteurs qui
s'y côtoient, par leurs pratiques et leurs initiatives. Selon Roger
Brunet, dans Le déchiffrement du monde paru en 2014, « la
géographie contemporaine est la science qui étudie la
façon dont les sociétés fabriquent des espaces ». Le
terme de « sociétés » est ici
délibérément vague et pluriscalaire, car une
société est une entité sociale très complexe
à délimiter : une ville est une société, de
même qu'elle s'intègre à des sociétés plus
vastes, et abrite une multitude de sociétés plus petites.
Traditionnellement, l'acteur au sein des sociétés humaines qui
est chargé de penser l'aménagement de l'espace est l'État.
L'une des activités d'un état est de construire l'espace, au
grès des forces politiques qui se succèdent à sa
tête, en s'appuyant pour cela sur des moyens importants d'ordre
financier, intellectuel, mais aussi législatif. Mais l'espace est
également construit par des acteurs privés, et notamment des
entreprises ou organisations. Le mode de production de la ville à
Abidjan ne peut être détaché de l'histoire nationale
récente. La crise des années 1980 a engendré une forte
baisse des moyens de la puissance publique. Cela s'est entre autres
manifesté dans la capacité de l'État à
maîtriser la fabrication de l'espace sur le territoire ivoirien.
Très affaibli, l'État a dû se retirer de ses fonctions de
planificateur. Mais à Abidjan, cela n'a pas stoppé le processus
de croissance
16
urbaine déjà à l'oeuvre. Cette
dernière est donc devenue anarchique, car beaucoup moins encadrée
par la puissance publique. Cela a par ailleurs renforcé l'influence des
acteurs privés dans la production de l'espace urbain. Le retour en force
de l'État qui est en cours depuis une dizaine d'années, se fonde
sur un contexte économique favorable, et a vu un nouveau mode
d'aménagement se généraliser : le partenariat
public-privé. L'État est aux commandes, mais il compense
des moyens toujours limités en déléguant des
activités à des entreprises privées, dont il encadre
l'exercice.
Cette façon de faire influence l'espace urbain
abidjanais, et contribue à le fabriquer. Nous tâcherons de
caractériser le mode de production de l'espace urbain qui en
découle, selon l'angle des projets dans les transports.
Abidjan
Il convient de délimiter spatialement ce que l'on
entend par Abidjan. L'analyse sera cadrée sur trois échelles
distinctes.
D'abord, l'échelle traditionnelle est celle de la ville
d'Abidjan au sens administratif. Il s'agit de l'échelle la plus commune
entendue par les auteurs et autrices des travaux sur la ville. Elle regroupe
dix communes : Abobo, Adjamé, Attécoubé, Cocody, Koumassi,
Marcory, Le Plateau, Port-Bouët, Treichville et Yopougon.
La seconde échelle est également de nature
administrative : il s'agit du District Autonome d'Abidjan (DAA). En plus de la
commune d'Abidjan, il rassemble trois de ses quatre communes
périphériques les plus proches : Songon à l'Ouest, Anyama
au Nord et Bingerville à l'Est. Nous retenons cette échelle car
le district possède certaines prérogatives concernant les
transports, notamment les transports urbains, ce qui en fait un des acteurs de
notre sujet. Par ailleurs, le Grand Abidjan dont nous allons beaucoup parler se
calquait initialement sur le district.
Enfin, la dernière échelle est celle à
laquelle pensent désormais les autorités planificatrices pour
l'aménagement urbain à Abidjan : il s'agit du Grand Abidjan.
Défini officiellement en 2015 par le Schéma directeur d'urbanisme
du Grand Abidjan (SDUGA), cette échelle de pensée dépasse
les frontières du district pour englober six communes
périphériques supplémentaires : Grand Bassam, Bonoua,
Alépé, Azaguié, Dabou et Jacqueville. Seule la commune de
Grand Bassam se situe véritablement dans l'unité urbaine
d'Abidjan, c'est-à-dire qu'elle s'agglomère au district d'Abidjan
sans discontinuité du bâti. Cela forme un périmètre
d'environ 80 kilomètres d'Ouest en Est, et de 60 km du Nord au Sud. La
première ligne du
17
SDUGA définit clairement son objectif : « Le
présent projet a pour objectif de formuler, pour la Zone du Grand
Abidjan, un plan de développement urbain durable et conforme au Plan
National de Développement » (SDUGA, p.14). Ce plan comporte un
large volet de planification des transports, qui nous intéresse
particulièrement dans le cadre de cette étude.
Carte n°1 : Les trois échelles d'Abidjan
Commune d'Abidjan Communes du district autonome Forêt du
Banco Zones urbanisées Grand Abidjan Lagune Ébrié
Réalisation : Gaspard Ostian, 2021.
Les grands projets dans les transports
La thématique des transports à Abidjan regroupe
de très nombreuses dynamiques qu'il nous faudra appréhender.
Longtemps en difficulté, le retour des investissements, d'une meilleure
santé économique et d'un certain optimisme national ont
entrainé dans ce secteur le retour sur le devant de la scène
d'une multitude de projets les concernant. Ces projets sont trop nombreux pour
tous les aborder en détail, et il est important pour la suite de
déterminer le cadre retenu dans cette étude.
Se pose d'abord la question de la temporalité. Nous
avons fait le choix de choisir comme bornes chronologiques la décennie
2011-2021. L'étude commence en 2011 car c'est l'année de la fin
officielle de la crise politico-militaire en Côte d'Ivoire, et du
début d'un important retour
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en force économique : entre 2011 et 2012, le taux de
croissance passe de -4,4% à +10,71% selon la Banque mondiale, et se
maintiendra à une moyenne de plus de 8% annuels jusqu'à
20191. C'est ce contexte économique favorable qui a permis
depuis des investissements massifs dans les transports. Cela a permis de
relancer des projets préexistants, et d'en concevoir de nouveaux.
Il faut ensuite préciser ce que l'on entend par «
grands projets dans les transports ». Nous limiterons ainsi cette
étude à l'ensemble des projets en matière
d'infrastructures, d'équipements et d'organisation des réseaux et
des flux à l'échelle du Grand Abidjan qui ont été
achevés ou sont en cours de réalisation entre les années
2011 et 2021, année à laquelle a été
terminée cette étude. Nous n'aborderons ainsi que les projets
estimés comme étant ancrés dans le réel,
c'est-à-dire ceux qui sont achevés ou ceux, déjà
commencés, qui présentent toutes les chances d'être
terminés. Nous n'aborderons ainsi pas les projets qui sont au pur
état théorique, car ils sont nombreux à être
annoncés sans être par la suite réalisés, notamment
en période d'élections : cela ferait l'objet d'une
intéressante analyse discursive, qui ne sera néanmoins pas notre
présent objet. Il faut préciser ici que la liste des projets qui
seront abordés est non-exhaustive. Tout en essayant d'en
présenter un panel le plus large possible, il a fallu faire des choix
sur le développement ou non autour de certains projets. Ce choix a
toujours été fait en fonction du critère de la pertinence
en fonction des analyses présentées.
Le transport artisanal : positionnement dans le débat
sémantique
Si le présent travail touche aux projets dans les
transports au sens global, une grande partie de l'analyse sera tournée
autour des questions liées à la mobilité urbaine. À
Abidjan, le transport public, incarné par la SOTRA
(Société des transports abidjanais) ne représente
qu'environ 10% de l'offre de mobilité. La voiture individuelle
représente une proportion équivalente des déplacements.
C'est donc le transport collectif privé, comme partout dans la
région, qui domine les mobilités, représentant ici
près de 80% des déplacements motorisés. Il existe depuis
plusieurs décennies un débat d'ordre sémantique entre les
chercheurs travaillant sur ces questions concernant la désignation de
cette offre de transport. Nous allons nous appliquer à les
présenter brièvement, et à prendre position afin
d'éviter toute ambiguïté dans la suite de l'étude.
1 La pandémie de Covid-19 a impacté
négativement la croissance ivoirienne sans qu'il ne soit encore possible
de connaître ses conséquences à moyen terme.
19
Le terme de « transport informel » a dominé
pendant un temps. Le Bureau international du travail (BIT) est l'une des
premières organisations à l'employer et le définir en
1974. La définition évoluera peu à peu par la suite.
Aujourd'hui, le monde de la recherche semble tendre à s'accorder pour
l'éliminer du fait de plusieurs faiblesses. D'abord, il désignait
à l'origine des activités proches de la survie, au faible
investissement de départ et faibles revenus. Avec le transport
motorisé, ce n'est plus le cas. Ensuite, il existe des règles
internes, externes, des normes, et il s'agit d'une activité souvent
assujettie par exemple à des taxes. Cela tranche avec
l'informalité. Enfin, le terme suggère
l'illégalité, alors que c'est en général au minimum
une activité tolérée, voire parfaitement légale,
comme c'est le cas à Abidjan (avec quelques exceptions que nous
évoquerons). De ce fait, nous ne pouvons retenir ici le terme de «
transport informel » pour désigner les mobilités collectives
privées à Abidjan. Ainsi, s'il y a des caractéristiques de
l'informel dans la mobilité collective privée à Abidjan,
nous ne pouvons la qualifier de « transport informel ».
Il existe de nombreuses autres appellations concurrentes.
Certains parlent de « transport non conventionnel » (Coing, 1981),
d'autres de « transport transitionnel » (Bugnicourt, 1981) « non
incorporé », « clandestin » ou « artisanal »
(Godard et Teurnier, 1992 ; Godard, 2002) etc. Nous passerons sur ces
appellations souvent déjà assez anciennes, pour nous concentrer
sur les deux qui nous apparaissent comme étant les plus pertinentes et
intéressantes dans le cadre de cette étude.
Irène Kassi-Djodjo, principale spécialiste
actuelle des mobilités à Abidjan, a introduit en 2007 dans sa
thèse le terme de « transports populaires ». Elle justifie
cette appellation en trois points principaux : ces transports d'abord ont
vocation à déplacer les couches les plus populaires, qui selon
elle sont les plus importantes dans les villes africaines. Cette terminologie
lui semble également appropriée car elle laisse entrevoir le
caractère spontané et peu organisé de ces
mobilités. Elle les oppose aux bus, qui, s'ils sont collectifs et
destinés à tous, sont trop peu développés pour
mériter l'appellation de populaires. Enfin, elle rappelle que les
transports populaires, du fait de leur coût réduit, ont depuis
leur origine été accessibles à tous.
La dernière appellation est celle de « transport
artisanal ». Elle désigne l'exploitation à une
échelle individuelle de véhicules de transport public dont la
propriété est atomisée, c'est-à-dire
répartie entre de nombreux propriétaires (Godard, 2007). Cette
exploitation peut être régie par des organisations
professionnelles, que sont à Abidjan les syndicats, qui intègrent
des règles collectives. Cette conception met en évidence le
rôle majeur du chauffeur : la
20
responsabilité du véhicule leur est largement
confiée, et il apparaît comme un gestionnaire de terrain. Les
choix qu'il fait sont sanctionnés ou valorisés par la recette.
Ainsi, le chauffeur peut être considéré comme l'exploitant,
bien plus que le propriétaire qui apparaît plutôt comme un
loueur ou un rentier.
Les observations menées sur le terrain nous
amènent, dans le cadre de la présente étude, à
privilégier le terme de « transport artisanal ». Cela se
justifie doublement : d'abord, si le qualificatif « artisanal » nous
a surpris et paru inadéquat au début, les éléments
de définition en revanche nous apparaissent très
révélateurs de la réalité du fonctionnement de de
ces mobilités et évocateurs quant aux problématiques
qu'ils peuvent soulever, et qui sont des enjeux actuels à prendre en
compte dans le processus de restructuration des mobilités qui est en
cours à Abidjan. Par ailleurs, la définition d'Irène
Kassi-Djodjo nous a semblé trouver ses limites dans la question du prix
notamment : les tarifs pratiqués par les gbakas et
woro-woro ne sont pas, à échelle des revenus de la
population, particulièrement bon marché. En effet, à
Abidjan, « environ 40 % des déplacements se font à pied,
comme dans les principales villes européennes. La différence est
qu'en Côte d'Ivoire, il s'agit plus d'un choix forcé que d'une
option, en raison de la contrainte financière qui pèse sur les
ménages les plus pauvres » (Banque mondiale, 2019). Ainsi, si
les « transports populaires » sont en effet pratiques car
omniprésents, ils reviennent plus cher au kilomètre que les bus
de la Sotra. L'ensemble de ces éléments nous mène à
privilégier l'appellation de « transport artisanal ».
Problématisation
À l'issue de ce travail de cadrage conceptuel, nous
pouvons faire émerger plusieurs problèmes du sujet.
D'abord, quelle est la sphère d'influence d'Abidjan
à l'heure actuelle, et quelles sont ses ambitions en la matière ?
Il s'agit de mettre en rapport le positionnement d'Abidjan dans la
l'archipel métropolitain mondial, et les dynamiques créées
par la puissance publique pour faire évoluer ce positionnement, à
différentes échelles.
21
Comment les ambitions d'Abidjan se traduisent-elles dans
les projets dans les transports ? Il nous faut observer les projets en
termes d'infrastructures mais aussi de réorganisation des flux, de
modernisation de l'expérience passager. Poser cette question nous
permettra de comprendre les problématiques auxquelles la ville est
confrontée aujourd'hui en matière de mobilités urbaines
notamment, et la méthode mise en place par les autorités afin d'y
répondre.
Quel mode d'action pour la mise en place des projets ?
L'État ivoirien, malgré le dynamisme économique de
son pays, n'a pas à lui seul les moyens de ses grandes ambitions. Nous
devons donc comprendre précisément comment il agit de concert
avec des acteurs privés afin de pouvoir mobiliser des moyens
importants.
Quelles conséquences ont les dynamiques actuelles
de fabrication de l'espace urbain abidjanais sur la population ? Se poser
cette question nous permettra d'aborder des questions de développement
humain, et d'essayer d'analyser les retombées des projets dans les
transports sur les habitants de la ville.
De l'ensemble de ces questionnements, nous tirons le fil
directeur suivant pour cette étude : Comment les projets dans
les transports sont-ils mis au service des ambitions de la métropole
d'Abidjan, et que révèlent-ils de son modèle de production
de l'espace ?
Méthodologie de recherche
Le travail de recherche pour cette étude s'est
déroulé en deux temps : un premier temps bibliographique, qui
s'est déroulé à Paris entre septembre et décembre
de l'année 2020. Puis, les trois premiers mois de 2021 ont
été passés sur le terrain, à Abidjan, afin de
collecter des données, confronter les hypothèses tirées
des lectures préliminaires, et ainsi construire véritablement la
structure et le corps du travail. Le temps passé sur place m'a
mené à obtenir dix-huit entretiens formels avec des acteurs du
secteur du transport, ainsi que des dizaines d'échanges informels,
notamment dans les transports ou dans la rue, avec des usagers, des habitants
de la ville. L'un des grands avantages de mon terrain aura été
que, travaillant sur les transports et les mobilités, tout
déplacement dans la ville était l'occasion de faire de
nouvelles
22
observations, de tirer de nouvelles analyses, ou surtout de
nouvelles questions, à noter pour tenter d'y trouver une réponse
par la suite. À ce propos, la famille Anoh qui m'a hébergé
pendant les trois mois sur place, de même que les divers amis ou
connaissances rencontrés sur place, m'ont souvent permis de trouver des
réponses à des questions que je n'aurais pas eu tout seul. Par
ailleurs, ce temps de terrain a été l'occasion de tenir
quotidiennement un carnet de terrain, dans lequel j'ai pu recenser un maximum
d'informations et de souvenirs, beaucoup transcris des notes prises durant les
journées. Le travail de rédaction, au retour en France, s'est
beaucoup appuyé sur ce carnet afin de retrouver jour par jour certaines
informations précises et précieuses. Les méthodes de
recherche employées, comme vous allez le constater, ont
été essentiellement qualitatives.
Les entretiens formels
Les entretiens formels sont le pilier central de mon travail
de recherche, car ce sont eux qui m'ont permis d'obtenir la majeure partie des
données concernant les divers projets étudiés. Ils
désignent la série d'entretiens que j'ai obtenu sur rendez-vous,
avec des individus souvent haut placés dans les structures
abordées, à l'image du directeur du projet de métro
d'Abidjan, ou bien l'un des directeurs du Port Autonome d'Abidjan. Ces
entretiens sont au centre de l'aspect « par le haut » de ma recherche
qui vise à répondre aux questions : à quel besoin
répond le projet ? Quelle est sa nature exacte ? Quels sont ses
objectifs ? Quels moyens y sont alloués ? Dans quelle stratégie
d'aménagement s'intègre-t-il ? Ces entretiens m'ont permis de
confronter les discours officiels aux réalités pratiques, mais
également d'observer le discours des acteurs en eux-mêmes et de
les mettre à distance. Lors de la période de sollicitation des
rendez-vous, j'ai été confronté à des
réactions très différentes de la part des
différents acteurs : certains m'ont reçu très facilement
et rapidement, et se sont montrés très prompts à me
fournir parfois plus d'informations que je n'en demandais. D'autres acteurs ont
été très compliqués à contacter, à
rencontrer, et se sont montrés beaucoup moins coopérants dans les
entretiens. Un cas notamment l'illustre bien : la SITARAIL, qui exploite le
rail ivoiro-burkinabé, malgré des semaines de démarches,
quelques réponses épisodiques de leur part, des courriers, de
nombreuses et régulières relances, n'ont jamais mené
à un entretien, ce que je regrette beaucoup. La liste des acteurs
interrogés lors de ces entretiens formels est disponible dans les
annexes.
23
Les observations et entretiens informels
La recherche « par le haut » que je viens de
présenter a, tout au long du terrain, été
contrebalancée par une recherche « par le bas », qui m'a
beaucoup permis de ne pas me laisser trop influencer par les discours des
acteurs du transport, et de rester le plus possible connecté à la
réalité quotidienne des habitants de la ville. Deux
éléments majeurs s'intègrent à ce processus : les
observations et les échanges informels réalisés
quotidiennement dans la ville. Les observations m'ont occupé pleinement
les deux premières semaines de mon terrain, et m'ont permis deux choses
: commencer à me familiariser avec la mobilité dans la ville, et
notamment avec le transport artisanal qui m'était tout à fait
inconnu, ainsi qu'aller sur place pour voir l'état d'avancement d'un
certain nombre de projets parmi ceux étudiés, comme le chantier
du quatrième pont par exemple. Les échanges informels, eux,
constituent toutes les conversations que j'ai pu avoir lors de mes
déplacements et observations, avec des chauffeurs, des passagers, des
passants, des amis ou connaissances, etc. L'ensemble des données
collectées, consignées le plus possible dans mon carnet de
terrain, représentent une très grande part de ma
compréhension des dynamiques à l'oeuvre dans la ville. Les
déplacements sont souvent lents à Abidjan, et il n'a pas
été rare que je passe quatre heures dans une journée
à aller et venir. Je crois aujourd'hui que toutes ces heures dans les
transports constituent l'un des aspects les plus importants de ma recherche
dans l'orientation que je lui ai donnée.
Le défi de la cartographie
Je suis arrivé sur le terrain avec l'ambition de
collecter un maximum de données
géoréférencées afin de produire des cartes pour
spatialiser mon approche le plus possible. Très vite, je me suis
heurté à ce qui restera comme une des difficultés majeures
de ma recherche : le faible accès aux données. J'ai passé
plusieurs semaines à mon arrivée sur place à ne rien
trouver d'exploitable dans le cadre de mon sujet, en-dehors d'une base
administrative en libre accès assez peu étoffée. Ce qui
m'a permis une grande avancée est un échange avec un membre de la
communauté OpenStreetMap Côte d'Ivoire, qui m'a parlé d'un
projet qui a été réalisé par eux avec un
financement de l'AFD, quelques mois auparavant : il s'agit de la cartographie
de l'ensemble des lignes de bus du réseau SOTRA, et surtout des lignes
de transport artisanal (woro-woro et gbaka) de la
métropole abidjanaise. La récupération de ces
données a permis la production d'une majeure partie des cartes
présentées dans ce travail.
24
Être blanc sur le terrain
Il n'est pas anodin d'être blanc et d'autant plus
français lorsque l'on effectue un travail de recherche en Côte
d'Ivoire, du fait des liens particuliers qui unissent l'histoire de ces deux
pays. Cela affecte la recherche de plusieurs façons, à commencer
par la plus évidente : la difficulté de passer inaperçu,
notamment dans les quartiers les plus populaires. J'ai souvent
été confronté à la surprise des gens
rencontrés dans les transports ou dans la rue. Un voisin de ma
cité de résidence m'a résumé les choses de la
façon suivante, quand je l'interrogeais à ce propos : « eh
bien, disons que, ici, les blancs ne marchent pas, ils sont toujours en voiture
». Ainsi, ma présence dans les gares de bus ou dans les gbaka
a souvent suscité des réactions. La plus notable s'est
déroulée alors que j'attendais le bus pour rentrer chez moi
à la gare Nord de la SOTRA, située à Adjamé. Un
voyageur m'a pris en photo à mon insu, et a diffusé la photo sur
un groupe Facebook abidjanais. La photo a été partagée des
centaines de fois, et m'est parvenue par quatre personnes différentes
qui m'ont reconnu. Cet évènement, et la photo en elle-même
illustrent bien la difficulté de passer inaperçu lors des
observations. J'ai plusieurs fois perçu que ma couleur de peau et mon
pays d'origine étaient la source de discours biaisés que l'on me
tenait, comme par exemple lorsque mon guide d'Aeria pour visiter les
infrastructures de l'aéroport a beaucoup insisté pour que je voie
que les activités étaient gérées par des Ivoiriens
et non par des occidentaux, notamment l'entretien des avions de la compagnie
Air Côte d'Ivoire. Cela a souvent été un avantage, car la
curiosité de mes interlocuteurs m'a régulièrement permis
d'obtenir des réponses ou de lancer des conversations, voire
d'être carrément interpellé. Ainsi, être blanc a
incontestablement influencé la façon dont s'est
déroulé mon terrain, que ce soit visible ou invisible pour moi.
J'admets ne pas mesurer précisément à quel point.
Les difficultés : l'analyse discursive et le
positionnement de neutralité
L'une des difficultés principales rencontrées
sur place réside dans l'interprétation des discours entendus et
du réel observé. Mon objectif, que j'ai présenté en
introduction, était de ne m'attacher qu'aux projets ayant un potentiel
que j'estime sérieux de réalisation. Mais dans un contexte aussi
bouillonnant de projets qu'Abidjan, il est souvent compliqué de
déterminer avec certitude ce qui a un réel potentiel de
réalisation ou non. La question ne se pose pas pour les projets
déjà achevés et très peu pour les projets en
construction, comme le quatrième pont. C'est plus compliqué pour
des projets comme le métro, qui est financé, dont les travaux
préparatoires sont en cours, mais dont le chantier des infrastructures
n'a pas réellement commencé. Par ailleurs, certains projets qui
peuvent paraître sérieux un moment peuvent finalement ne pas se
réaliser, à l'image de la gare routière d'Adjamé,
lancée en 2013, prévue
25
pour 2015, financée à hauteur de 42 milliards de
francs, et qui pourtant n'a jamais vu le jour. Par ailleurs, j'ai beaucoup
rencontré la difficulté de la neutralité, à
laquelle je suis attaché. La confrontation entre le discours de certains
acteurs, notamment publics, et la réalité du quotidien des
personnes rencontrées, m'a souvent affecté. Il est dans ces
conditions plus compliqué de mettre en recul son propre point de vue
pour tâcher de rester neutre.
Les limites : étudier dans un contexte
très évolutif
La limite majeure de ce travail est qu'il s'inscrit dans un
contexte qui bouge très vite. Les projets dans les transports à
Abidjan sont nombreux, et se succèdent rapidement au fil des
années, de même que le cadre institutionnel. Il est donc
très probable que des projets d'envergure et très structurants
soient mis en place très vite après l'écriture de ce
mémoire, et lui fassent perdre son actualité, ou bien que
certains projets que j'ai considérés comme sérieux ne se
réalisent finalement pas, ou pas complètement. Je me suis donc
appliqué à saisir, au-delà des projets, des dynamiques
générales afin de conserver de la pertinence le plus longtemps
possible, sur le modèle de l'ouvrage Se déplacer dans les
métropoles africaines d'Irène Kassi-Djodjo et Jean-Yves
Kiettyetta. Cet ouvrage a été publié juste avant
l'apparition de l'AMUGA et donc ne la mentionne pas, mais il conserve un grand
intérêt scientifique sur de nombreux autres points et sur les
dynamiques à l'oeuvre au moment de la rédaction de l'ouvrage.
Le terrain en période de Covid
Il s'agit d'un élément marquant de ces mois de
recherche. La pandémie de Covid-19 a impacté la recherche
mondiale en limitant très fortement les possibilités de se
déplacer. Dans le cas de ce mémoire, l'incertitude liée au
contexte sanitaire a entretenu le doute permanent quant à la
possibilité de pouvoir partir pour Abidjan au mois de janvier, ce qui
force à penser à des solutions de secours en amont. Heureusement,
une fois sur place, le Covid-19 n'a pas été un
élément très contraignant, du fait de son importance
limitée sur le territoire ivoirien. Le virus ne m'a en tout et pour tout
contraint à déplacer qu'un seul rendez-vous, du fait de la
contamination de mon interlocuteur. Le rendez-vous s'est finalement tenu, ce
qui n'a pas gêné la recherche donc. En revanche, le Covid a eu des
conséquences sur le sujet de mon étude, car il a ralenti de
nombreux projets, comme le chantier du quatrième pont qui devrait
déjà être fini, et surtout il a causé de notables
difficultés à la Côte d'Ivoire, qui a connu un frein dans
sa croissance économique pourtant très dynamique
jusque-là. Il sera intéressant d'observer à moyen terme
les conséquences sur le transport abidjanais et ses nombreux projets.
26
Première partie : Caractéristiques de
la
métropolisation d'Abidjan
Cette première partie sera consacrée à
une caractérisation d'Abidjan en tant que première entité
urbaine de Côte d'Ivoire selon certains critères de mesure de
l'importance d'une ville en géographie comme par exemple sa taille, sa
démographie, son économie. Nous aborderons ces thématiques
selon une approche liée aux transports, en analysant notamment les flux
polarisés par Abidjan. Nous serons particulièrement attentifs
à caractériser les mobilités urbaines, afin de poser les
bases théoriques utiles à la suite de ce travail qui porte sur
les projets dans les transports.
La problématique que nous avons construite aborde la
ville d'Abidjan en tant que métropole. Ainsi, après
l'avoir caractérisée en tant que capitale, nous
analyserons plus précisément sa capacité à influer
sur l'espace, et tenterons de définir sa sphère d'influence, et
donc son rang au sein de la hiérarchie urbaine mondiale.
27
CHAPITRE 1 : UNE CAPITALE AFRICAINE OÙ
PRÉDOMINE LE SECTEUR ARTISANAL DANS LES MOBILITÉS
1- Une capitale économique macrocéphale qui
polarise les flux de transport au sein du pays
Dans le cas d'une ville au dynamisme similaire à celui
d'Abidjan, les chiffres sont délicats à aborder, et imposent de
prendre certaines précautions. L'importance de l'informalité rend
pour les autorités les chiffres complexes à produire avec
précision. Nous les considèrerons donc ici en premier lieu comme
des indicateurs afin de souligner l'importance de la ville à
échelle nationale, ainsi que ses dynamiques de croissance.
A) Abidjan, moteur politique et économique d'un PED
dynamique
Une croissance spatio-démographique rapide et
consommatrice d'espace dans le premier pôle économique
national
Abidjan est la première ville d'un pays très
fortement caractérisé par sa macrocéphalie. Lors du
recensement de 2014, la commune d'Abidjan comptait alors, selon l'Institut
national de la statistique (INS), près de 4,4 millions d'habitants,
contre environ 530 000 à Bouaké, deuxième ville du pays
par la démographie. Le district autonome d'Abidjan, qui compte trois
communes périphériques supplémentaires, comptait selon ce
même recensement 4,7 millions d'habitants. Mais l'agglomération
d'Abidjan, que nous définissons comme un ensemble urbanisé en
continuité, donc sans rupture du bâti, dépasse les
frontières du district, et comprend notamment la commune de Grand
Bassam, qui comptait en 2012 près de 90 000 habitants. De ce fait, l'INS
estimait en 2014 la population de l'agglomération d'Abidjan à
près de 6 millions d'habitants.
Mais la croissance urbaine est dans cette ville l'une des plus
fortes d'Afrique de l'Ouest. En 1975, la ville comptait 1 250 000 habitants, ce
qui signifie qu'elle a été multipliée par cinq
jusqu'à 2014. Du fait d'une croissance aussi dynamique, certains
observateurs estiment qu'à l'heure actuelle, la population urbaine
abidjanaise se rapproche probablement déjà des sept
28
millions d'habitants, contre 1,5 million à
Bouaké. Yamoussoukro, la capitale politique, ne rassemblerait en
comparaison que 450 000 personnes.
La croissance démographique forte d'Abidjan s'explique
par deux facteurs principaux. Le taux de fécondité d'abord est
important, dans un pays qui accomplit toujours sa transition
démographique. En 2017, le taux de fécondité était
de 4,85 enfants par femme en âge de procréer, ce qui justifie en
bonne partie le taux national de croissance démographique
supérieur à 2% annuels. Il est à noter qu'il est en baisse
régulière depuis 1972, où il se trouvait à
près de huit enfants par femme. À Abidjan, ce taux de
fécondité est néanmoins inférieur à la
moyenne nationale, ce qui est explicable par plusieurs facteurs
socioéconomiques, mais notamment par le coût de la vie dans la
capitale économique (Fluchard, 1989). Entretenir un enfant à
Abidjan nécessite en effet bien plus de moyens qu'ailleurs dans le pays.
Ainsi, le second paramètre expliquant la croissance démographique
abidjanaise est l'importance des flux migratoires. De nombreux migrants
économiques sont attirés par la première ville ivoirienne,
à échelle nationale mais aussi de l'Afrique de l'Ouest. Les
migrants étrangers sont souvent issus de pays francophones, mais une
part non négligeable d'entre eux provient également du Ghana et
du Nigéria, anglophones. Selon un rapport des Nations Unies de 2017, la
Côte d'Ivoire est le second pays d'Afrique après l'Afrique du Sud
en matière d'accueil des migrants, et donc le premier d'Afrique de
l'Ouest. À l'origine répartie dans les milieux ruraux du fait du
dynamisme de l'agriculture ivoirienne dans les années 1960-70, les flux
migratoires internes et étrangers ont tendance de plus en plus à
se concentrer dans les villes, désormais plus attractives
économiquement (Fluchard, 1989). Cela vaut tout particulièrement
pour la capitale ivoirienne, moteur économique du pays.
Encadré n°1 : Abidjan, une ville pas si
jeune
Les taux impressionnants d'accroissement démographique
de Côte d'Ivoire ne sont pas particulièrement visibles à
Abidjan. Certes, les enfants sont très visibles dans certains espaces
définis, notamment à proximité des écoles,
où leurs uniformes et leur concentration les rendent très
repérables. Mais ce caractère visible est très
cantonné à des espaces spécifiques. À titre de
comparaison, un déplacement à l'intérieur du pays, dans le
village de N'Douffoukankro, à une trentaine de kilomètres de la
ville de Bouaflé, m'a beaucoup plus confronté aux dynamiques et
enjeux démographiques en Côte d'Ivoire que tout ce que j'ai pu
remarquer à Abidjan. Dans ce village très rural, à des
kilomètres de la première route goudronnée,
l'omniprésence des jeunes
|
enfants est bien plus frappante. Dans ce village dont on m'a
dit qu'il abrite environ 4 000 âmes, la visite de l'école et des
calculs personnels m'ont mené à penser que, probablement, environ
une personne sur deux dans ce village est un enfant en âge d'être
scolarisé en primaire. Pour nombre d'entre eux, ces enfants,
arrivés à l'âge de travailler, ne trouvent pas
d'activité dans leur village, et tentent leur chance ailleurs, souvent
en ville. Cette dynamique, à échelle nationale, explique en
partie l'exceptionnelle croissance d'une ville comme Abidjan.
29
Pour ce qui est de l'accès au travail pour cette
population nombreuse, Abidjan est décrite par de multiples sources comme
« le moteur économique du pays ». Selon un rapport du
Trésor français de 2020, « 80% de l'économie
ivoirienne relèverait de la seule ville d'Abidjan ». Cette position
de centralité économique nationale s'illustre spatialement au
quartier du Plateau, au coeur de la ville, qui est le quartier d'affaires
d'Abidjan. La ville concentre le tissu industriel le plus dense du pays et une
économie de service en plein essor. Néanmoins, une large frange
de la population ne trouve pas sa place dans les emplois formels, et vit
d'activités informelles, très caractéristiques de
l'économie abidjanaise.
Abidjan, une capitale au statut politique ambigu
Le statut d'Abidjan sur le plan de la centralité
politique est assez ambigu. La capitale politique officielle est Yamoussoukro,
ville située à l'intérieur du pays, à 200
kilomètres au Nord-Ouest d'Abidjan. Néanmoins, la
réalité technique pose question. D'abord, il est à noter
qu'Abidjan est l'ancienne capitale politique et administrative du pays, qui a
été changée pour Yamoussoukro en 1983, sous la
présidence de Félix Houphouët-Boigny (FHB). Si des efforts
ont été produits pour construire une nouvelle capitale digne de
ce nom pour la Côte d'Ivoire, la transition effective ne s'est jamais
vraiment faite, et la plupart des fonctions de commandement politique restent
à Abidjan. À titre d'exemple, l'Assemblée nationale et la
résidence du président de la République sont à
Abidjan, dans les quartiers du Plateau et des ambassades. Il apparaît
aujourd'hui que Yamoussoukro fut un projet cher au premier président
FHB, mais que depuis son décès en 1993, aucun de ses successeurs
n'a poursuivi ce projet urbain. Aujourd'hui, Yamoussoukro est décrite
comme une ville qui se meurt (Memel, 2020), et la capitale politique et
administrative officieuse du pays s'avère être restée
Abidjan. Un bref passage sur place m'a permis d'observer des infrastructures
aux proportions impressionnantes, mais un important effet de vide, voire
d'abandon par endroits.
30
B) Le hub national des flux humains et marchands
Tant dans le domaine des flux humains que marchands, Abidjan a
un très important effet polarisant à échelle nationale, et
notamment dans les domaines du transport aérien et portuaire.
Secteur portuaire
Dans le secteur du transport maritime, la façade
littorale ivoirienne est polarisée par deux ports principaux : celui
d'Abidjan et celui de San Pedro. Néanmoins, ces deux ports ne sont pas
comparables en importance, puisque le port d'Abidjan a vu transiter plus de 25
millions de tonnes de marchandises en 2019, pour 5 millions de tonnes de
marchandises à San Pedro. Le port autonome d'Abidjan (PAA) est une
structure étatique, néanmoins de plus en plus
concédée par terminaux et activités à des
exploitants privés. On estime à l'heure actuelle qu'au moins 70%
de l'économie ivoirienne transite par le PAA, qui représente 90%
des recettes douanières du pays, et voit exercer en son sein deux tiers
des unités industrielles du pays.
Secteur aérien
L'aéroport Félix Houphouët-Boigny d'Abidjan
est le seul aéroport international du pays. Il appartient à
l'État. Après un fort ralentissement de son activité lors
de la crise politique des années 2000, jusqu'en 2011 où
l'aéroport a connu sa pire année depuis les années 1970
(640 000 passagers), le trafic a repris à la hausse avec un croissance
forte et régulière sur la décennie 2010, le portant
à 2,2 millions de passagers en 2019. Les investissements se sont
multipliés sur la même période, afin de moderniser et
d'agrandir cette infrastructure si importante pour le pays. Entre 2015 et 2019,
un plan de modernisation d'un coût de 42 milliards de francs CFA (soit 64
millions d'euros) a permis l'ouverture de nouvelles portions de piste. C'est un
aéroport très relié avec l'Europe, notamment par Air
France qui propose dix-huit vols hebdomadaires. Mais il est également
très relié au reste de l'Afrique de l'Ouest : au total, il est
desservi par plus de vingt-cinq compagnies aériennes, reliant
près de quarante destinations, d'après le chef des
opérations aéronautiques d'AERIA, la compagnie qui exploite
l'aéroport. L'aéroport international d'Abidjan, qui est public,
est donc l'un des atouts de l'intégration ivoirienne et connait une
dynamique actuelle de croissance utile au pays en améliorant son
intégration à échelle régionale et mondiale.
31
Secteur ferroviaire
La Côte d'Ivoire compte une unique ligne de chemin de
fer, qui relie Abidjan à Ouagadougou, dans l'actuel Burkina Faso, ancien
Niger au temps de l'occupation coloniale Longue de plus de 1200 km, dont la
moitié se trouve en Côte d'Ivoire, cette ligne a été
construite sur une initiative de la puissance coloniale, la France, pendant la
première moitié du XXe siècle. Artère principale de
l'économie de la colonie, le chemin de fer a été jusqu'en
1950 le moteur de développement socio-économique et spatial de la
plupart des localités traversées (Chaléard, 2006). Comme
on le voit sur la carte (CARTE 2), le chemin de fer permettait une bonne
desserte rurale selon un axe nord-sud, permettant non seulement un transport
plus rapide et sûr que la route, mais aussi une intégration
économique des localités desservies qui ont toutes vu leurs
activités se développer. Mais ce service a, comme le
réseau routier, beaucoup pâti des conséquences de la crise
des années 1980, et s'effondre alors du fait de la mauvaise gestion et
de la concurrence de la route (Dagnogno et al, 2012). En 1993, la
gestion de la ligne est récupérée par la
Société internationale de transport africain par rail (SITARAIL),
une filiale du groupe Bolloré, ce qui lui permet de ne pas fermer du
fait du manque d'investissements. Mais les intérêts de l'ancien
gestionnaire et du nouveau ne sont pas les mêmes : le transport de
marchandises représente 80% du chiffre d'affaires sur cet axe, car la
ligne est une voie majeure du désenclavement du Burkina Faso, qui n'a
pas d'accès à la mer, en le connectant avec le port d'Abidjan. Le
transport de voyageurs est donc depuis une vingtaine d'années de plus en
plus écarté, et beaucoup de trains sont supprimés.
L'année 2011 voit la suppression du service d'omnibus, qui était
la ligne desservant le mieux les petites entités rurales.
32
Carte n°2 : Le chemin de fer Abidjan-Ouagadougou
(Côte d'Ivoire-Burkina Faso)
Source : Peter Christener, 2017
Avec 95% du trafic réalisé entre Abidjan et le
Burkina Faso et la forte baisse du nombre de passagers depuis quarante ans, on
peut dire que l'unique ligne de chemin de fer du pays est
33
aujourd'hui à l'origine « d'effets tunnels »
sur le territoire ivoirien : un train qui ne fait que passer sans
s'arrêter a peu d'incidence spatiale, sociale ou économique sur
les territoires traversés. Ces évolutions ont en tout cas
accentué la place polarisante d'Abidjan, aujourd'hui principal point
d'entrée ivoirien sur ce réseau ferroviaire.
Secteur routier
Abidjan est également une centralité spatiale
pour le transport routier, du fait de son dynamisme économique et
humain. Cela est renforcé par des aménagements récents
réalisés dans le domaine des infrastructures : les deux
autoroutes de Côte d'Ivoire, l'autoroute du Nord et celle de Bassam,
partent d'Abidjan. La première rejoint Yamoussoukro, et la seconde
rallie Grand Bassam, ville de la périphérie abidjanaise et
intégrée au Grand Abidjan. En effet, la Côte d'Ivoire est
connue pour son réseau routier parmi les plus développés
de la région. Mais une part majoritaire du réseau est en mauvais
état, et il compte peu de routes revêtues, ce dont résulte
une vitesse moyenne de déplacement faible et pas notablement meilleure
que ses voisins. Abidjan se positionne donc en centralité à
échelle nationale de par la proportion de routes revêtues dont
elle dispose, et par sa capacité de propulsion dans le réseau
routier national, grâce aux autoroutes et autres voies rapides
revêtues notamment.
2- Des mobilités urbaines dominées par le
transport artisanal
Nous avons caractérisé la centralité
d'Abidjan à échelle nationale. La partie suivante prendra comme
échelle d'étude la ville d'Abidjan, et se concentrera sur les
mobilités urbaines.
A) Des mobilités urbaines caractéristiques d'une
ville des Suds
La mobilité urbaine à Abidjan s'insère
dans un contexte multi-scalaire, d'abord à échelle du monde en
développement, mais également à échelle du
continent africain, et d'Afrique de l'Ouest en particulier. Ce sont ces
éléments de contexte que nous allons poser maintenant.
Les mobilités urbaines dans les métropoles du
monde en développement sont caractérisées par la
présence de modes de transport collectifs privés (Godard, 2007),
aux caractéristiques informelles, que nous avons choisi de nommer
transport artisanal dans cette étude. Ces modes
34
de transport, s'ils existaient déjà, ont connu
une montée en puissance dans le monde en développement dans la
seconde moitié du 20e siècle, du fait de dynamiques
démographiques et de croissance urbaine trop importantes pour être
absorbées par les offres de transport public des états (Teurnier,
1987). Le transport artisanal est donc devenu, de façon
représentative sur la période, le mode de transport accompagnant
la croissance urbaine non maitrisée des grandes villes des Suds. En
l'absence de capacités de régulation et de planification
suffisantes, la croissance urbaine, accompagnée par le transport
artisanal, s'est alors faite de façon anarchique (Lombard et Bi,
2008).
Le second mode de déplacement majeur, avec les
transports informels dans les villes africaines, est la marche à pied.
Elle représente 50 à 80% des mobilités dans la plupart des
villes africaines (Godard, 2009). À Abidjan, la part de la marche
à pied est estimée à 40% des déplacements, ce qui
la propulse dans la catégorie des métropoles subsahariennes les
plus motorisées.
Encadré n2 : marcher dans les métropoles
ouest-africaines
Dans les principales villes d'Afrique de l'Ouest, la marche
à pied reste le premier mode de déplacement. Un travail de
Lourdes Diaz Olvera, Didier Plat et Pascal Pochet chiffre en 2005 la part que
représente la marche dans quatre capitales de la région :
Ouagadougou, Bamako, Niamey et Dakar. Dans ces quatre villes, la part de la
marche dans la mobilité totale s'élève entre 42% à
Ouagadougou et 73% à Dakar. Cela s'explique beaucoup par
l'inadéquation économique entre le pouvoir d'achat des citadins
et le coût de la mobilité, même dans les transports en
commun. Cela a des conséquences sociales, puisque cela participe d'une
logique de ségrégation spatiale : toujours selon la même
étude, près de la moitié des déplacements à
pied se feraient sur une distance inférieure à deux
kilomètres. Cela signifie que statistiquement, les citadins qui n'ont
pas les moyens de la mobilité motorisée sont significativement
cantonnés dans leur quartier. La mobilité ici représente
donc un frein dans l'accès à l'emploi, qui se trouve mieux dans
les quartiers les plus aisés.
L'ouvrage Se déplacer dans le métropoles
africaines, publié en 2020 sous la direction d'Irène
Kassi-Djodjo et Jean-Yves Kiettyetta, permet de placer Abidjan dans le contexte
subsaharien. Il met en lumière le fait que, malgré toutes les
spécificités en matière de mobilité
35
urbaine des métropoles africaines2, un
évènement commun a influencé durablement leur paysage : la
crise des années 1980, et les Plans d'ajustement structurels (PAS) qui
ont suivi, imposés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire
international (FMI). Ces plans ont mené à une vague de
libéralisation, ici des transports, qui a vu considérablement
affaiblir voire disparaître l'offre de transport public au profit du
transport artisanal, dans un contexte de forte croissance urbaine.
Dans le contexte ouest-africain, Abidjan présente dans
les mobilités urbaines une double-spécificité majeure que
nous allons présenter maintenant. D'abord, elle dispose de la plus
importante compagnie de bus publics de la région, la
Société de transport abidjanais (SOTRA). Abidjan est la seule
ville de la région à avoir maintenu une compagnie de transport
public de cette envergure, malgré les très grandes
difficultés connues d'abord lors des deux décennies de crise
économique entre les années 1980 et 2000, puis lors de la
décennie de crise politique et plusieurs fois militaire entre 1999 et
2011. De ces difficultés majeures, la Sotra est sortie en 2011 avec
moins d'une centaine de bus en état de fonctionnement, ce qui
était bien loin de suffire à la mobilité des habitants de
l'agglomération. Néanmoins, la plupart des compagnies
fondées sur le même modèle ont disparu dans les
années 1990, à l'instar de la Société des
transports du Cap-Vert (SOTRAC) à Dakar. Nous reviendrons plus
précisément sur le cas de la SOTRA plus loin dans le
développement. Néanmoins, elle a connu une très importante
reprise en main depuis la fin de l'année 2011, et renforce depuis
régulièrement sa flotte, comptant désormais environ 1250
bus fonctionnant sur son réseau, d'après le directeur du
réseau bus de la compagnie3. Elle représente environ
10% de l'offre de mobilité motorisée de l'agglomération,
soit 800 000 voyageurs par jour.
La seconde spécificité d'Abidjan,
surnommée la perle des lagunes, est le vaste plan d'eau lagunaire qui
scinde la ville en deux, d'Est en Ouest. À l'origine exploitée
exclusivement par la SOTRA dans le secteur formel, la mobilité lagunaire
se partage désormais entre trois opérateurs, depuis
l'arrivée de la Société de transport lagunaire (STL) et le
service Aqualines de la compagnie Citrans. Les acteurs formels du plan d'eau
lagunaire sont depuis leur création concurrencés par les acteurs
artisanaux que sont les pinasses, des embarcations souvent faites de bois et
anciennement propulsées à la rame, désormais
équipées de moteurs.
2 L'ouvrage aborde dans des études de cas
détaillées les villes d'Abidjan, Ouagadougou, Yaoundé,
Abéché, Cotonou, Mbouda.
3 Entretien réalisé le 26 février
2021 dans les locaux de la SOTRA.
36
Carte n°3 : Les gares lagunaires des compagnies
conventionnées
Gares SOTRA Gares STL Gares Aqualines
Réalisation : Gaspard Ostian, 2021. Source : OSM
CI.
On peut observer sur la carte ci-dessus (CARTE 3) que les
gares des différentes compagnies couvrent une part
non-négligeable du plan d'eau lagunaire de la ville. Abidjan ne compte
à l'heure actuelle que trois ponts franchissant la lagune
Ébrié, reliant la partie nord à la partie sud de la ville,
qui sont souvent embouteillés aux heures de pointe. Ce mode de transport
représente donc une alternative intéressante et relativement bon
marché pour connecter les deux rives de la ville.
Enfin, on ne peut mentionner la mobilité urbaine
à Abidjan sans mentionner les taxis-compteurs. Ces derniers sont des
taxis individuels qui, à la différence des woro-woro ne
suivent pas d'itinéraire prédéfini mais se rendent
à la destination voulue par le client. Malgré leur coût
nettement supérieur à celui des transports en commun, ils sont
omniprésents dans la ville, en partie car ils présentent
l'avantage de se rendre partout, y compris là où les transports
en commun ne passent pas.
37
B) Structuration du transport artisanal abidjanais
Le transport collectif artisanal abidjanais est principalement
scindé entre deux modes de transport : le taxi collectif, appelé
woro-woro, et le minibus appelé gbaka. Ils se
distinguent dans leur périmètre de desserte : les woro-woro
sont communaux, c'est-à-dire qu'ils sont rattachés à
une commune de la ville et n'en sortent pas. Les gbakas, eux, peuvent
traverser différentes communes, comme rester au sein d'une seule, en
fonction de l'itinéraire desservi. Les woro-woro sont
identifiables à leur couleur, qui est indicative de leur commune de
rattachement. Ainsi, les woro-woro de Cocody sont jaunes, ceux de
Yopougon sont bleus, ceux d'Adjamé sont verts, etc. Traditionnellement,
ce sont des véhicules de cinq places, qui permettent donc de charger
jusqu'à quatre passagers en plus du conducteur. Les gbakas,
eux, ne sont pas caractérisés par un code couleur. Ils sont en
revanche très régulièrement décorés et
peints, devenant ainsi des membres très identifiables et partie
intégrante du paysage urbain. En témoigne par exemple l'existence
du compte Instagram « gbaka_abidjan », qui recueille et expose une
collection de photos de gbakas décorés. Ce compte donne une
définition évocatrice du mot « gbaka » :
« Gbaka (n.m) : Véhicule utilitaire reconverti
en minicar accueillant jusqu'à 20 personnes, il sillonne parfois avec
style les routes d'Abidjan . »
Photo n°1 : Un gbaka abidjanais à
Yopougon
Source : Instagram, page « gbaka_abidjan »,
2019.
38
L'illustration ci-dessus (PHOTO 1), extraite du compte
Instagram « gbaka_abidjan », témoigne de l'identité
visuelle très marquée que peuvent avoir ces modes de transport
collectif. Souvent décrits dans les textes comme des minibus, on
constate ici que la définition donnée par l'éditeur du
compte semble du point de vue de l'équipement plus proche de la
réalité. En effet, les sièges que l'on aperçoit par
la fenêtre arrière ont été rajoutés dans ce
véhicule qui semble manifestement être à l'origine une
camionnette, un « véhicule utilitaire ». C'est le cas de la
plupart des gbakas que j'ai eu l'occasion de prendre sur le terrain,
et je n'ai pas observé de façon représentative de minibus
au sens formel du terme dans la flotte de gbakas desservant
l'agglomération abidjanaise.
Dans le fonctionnement de l'exploitation, l'organisation des
gbakas et woro-woro est similaire. Suivant un
itinéraire défini à l'avance, ils attendent d'être
suffisamment pleins pour démarrer. Les passagers peuvent demander
à descendre plus ou moins partout sur l'itinéraire. Il est
également possible, dans la limite du critère défini de
place disponible, de monter dans le véhicule simplement en se
positionnant sur l'itinéraire et en se signalant au chauffeur (ou
à l'apprenti, dans le cas du gbaka) lors de son passage. Le
véhicule s'arrête ainsi très régulièrement
sur le bas-côté, afin de faire monter ou descendre des
passagers.
La commune d'Adjamé est une centralité dans les
mobilités urbaines d'Abidjan. Spatialement, elle est une constellation
de gares, ce qui s'explique principalement par son importance commerciale. Elle
polarise fortement les itinéraires de transport collectifs, notamment
ceux des gbakas (rappelons que les woro-woros sont
communaux). Adjamé compte ainsi une concentration de gares au
kilomètre carré inégalée dans la ville, et son
paysage est très marqué par les files de gbakas en
attente, ou circulant sur les routes très embouteillées de la
commune.
L'organisation interne des transporteurs fonctionne aussi de
façon similaire pour ces deux modes de transport. Dans la plupart des
cas, les chauffeurs ne sont pas propriétaires du véhicule qu'ils
conduisent (Kassi, 2007). Le propriétaire et le chauffeur s'organisent
donc de la façon suivante : le chauffeur paie l'essence consommée
sur la journée de travail, et doit au propriétaire une recette
quotidienne de 14 000 francs CFA (21,28€) en moyenne pour un
woro-woro, et de 21 000 francs CFA (31,92€) en moyenne pour un
gbaka, d'après les différents chauffeurs
interrogés sur place. Le reste sert de salaire au chauffeur, qu'il
partage dans le cas du gbaka avec l'apprenti, dont le rôle est
de gérer la montée et la descente des voyageurs et
39
d'encaisser la recette auprès d'eux. Il existe
différentes façons de s'organiser, mais celle décrite
précédemment est apparue majoritaire dans les différents
témoignages obtenus.
Il existe deux autres charges principales liées au
fonctionnement du transport artisanal à Abidjan : les frais d'entretien
du véhicule, et les droits d'exercer. Les frais d'entretien du
véhicule, qui peuvent s'avérer importants du fait de l'âge
moyen très avancé des véhicules, sont soutenus par le
propriétaire. Le paiement des droits d'exploitation est double : d'une
part, il faut se déclarer à l'État et payer son titre de
transporteur, qui implique également le passage validé d'une
visite technique auparavant. D'autre part, il faut payer des droits aux
organisations syndicales qui s'occupent de la gestion des gares. Circuler sur
une ligne de transport artisanal implique le passage par certaines gares
stratégiques, qui sont la plupart du temps très peu
territorialisées car sans infrastructures dignes de ce nom.
Concrètement, les gares de transport artisanal ont tendance à
occuper un espace situé sur le bord d'une route ou d'un carrefour.
L'exploitation de ces gares est tenue par des organisations syndicales, qui
font payer les transporteurs en fonction de leurs passages. Les frais induits
sont assumés par le chauffeur.
Les transports populaires sont connus et
appréciés pour l'ampleur de leur desserte au sein de la ville.
Ils couvrent en effet bien plus de routes que les bus publics de la SOTRA. On
peut observer dans la carte ci-dessous (CARTE 4) leur desserte complète
en 2020, grâce à une étude financée par l'Agence
française de développement (AFD) qui a cartographié tout
le réseau abidjanais de bus publics, woro-woro, gbaka
et transport lagunaire. Organisée par le ministère des
transports et réalisée avec l'aide de l'association des
contributeurs OpenStreetMap de Côte d'Ivoire, elle recense sur la carte
ci-dessous 73 lignes de gbakas et 133 lignes de
woro-woros.
Mais, l'observation de cette cartographie permet de constater
la chose suivante : si la desserte du transport artisanal couvre plus de routes
que celle des bus de la Sotra, elle ne sort néanmoins quasiment pas des
limites de la commune d'Abidjan, lorsqu'on observe à échelle du
Grand Abidjan. Cela s'explique par le fait que cette initiative de
géoréférencement des lignes de transport artisanal s'est
cantonnée aux lignes desservant l'agglomération abidjanaise, et
s'arrête donc à la rupture du bâti. Ainsi les lignes qui
desservent les communes périphériques appartenant au Grand
Abidjan, comme par exemple Dabou ou Bonoua, ne sont pas
représentées.
Mais force est de constater que, au sein même d'Abidjan,
des disparités spatiales de desserte existent. Il apparaît
nettement que les zones situées en périphérie de
l'agglomération sont
beaucoup moins desservies que les quartiers plus centraux,
exception faite du Plateau, où les transports artisanaux sont
théoriquement interdits. Pourtant, face à la déficience du
réseau de bus publics dès les années 1980, le transport
artisanal est le mode de déplacement sur lequel s'appuie
l'étalement urbain très fort qu'a connu Abidjan ces
dernières décennies (Kassi-Djodjo, 2010). On comprend donc que,
si le transport artisanal, par sa remarquable adaptabilité à la
demande, est le seul capable d'accompagner la croissance urbaine vers les
quartiers périphériques, et ainsi de connecter les moins
aisés aux emplois du centre, il n'en demeure pas moins régi par
des motifs économiques de rentabilité. Cela explique donc la
desserte, certes existante mais bien plus réduite des quartiers
périphériques et populaires. C'est particulièrement
flagrant dans les communes populaires d'Abobo et Port-Bouët, au Nord et au
Sud de la ville, où les quartiers les plus isolés se trouvent
à plusieurs kilomètres d'une ligne de gbaka ou de
woro-woro. Selon des données de la Société
ivoirienne de construction du métro d'Abidjan (SICMA), la commune
d'Abobo compterait pourtant à elle seule près de trois millions
d'habitants.
Carte n°4 : Les réseaux de transport artisanal
à Abidjan
Lignes de woro-woro Lignes de gbaka Routes du Grand
Abidjan Zone urbanisée Grand Abidjan Lagune
Ébrié
40
Réalisation : Gaspard Ostian, 2021. Source : OSM
CI.
41
C) De l'artisanal à l'informel : les limites du
contrôle exercé par la puissance publique
Afin de compléter cette première description des
mobilités à Abidjan, et malgré notre positionnement
sémantique en faveur de l'appellation de « transport artisanal
», nous allons préciser maintenant les aspects informels du
transport à Abidjan. Une meilleure compréhension du
caractère informel des mobilités abidjanaises est
nécessaire pour aborder la suite de l'étude, qui
s'intéressera à l'avenir des transports par le biais des
projets.
Si le transport artisanal est en grande partie
toléré, et même plus ou moins encadré par les
autorités, le contrôle exercé par ces dernières
trouve ses limites à la fois dans l'ambiguïté de leurs
positions en la matière, et dans leur (in)capacité à faire
respecter leurs décisions. Cela s'illustre par exemple très bien
dans le cas d'un nouveau type de transport informel qui a émergé
il y a quelques années : les tricycles. Il s'agit de petits
véhicules motorisés à trois roues qui sont
aménagés de deux façons possibles : soit pour transporter
une cargaison matérielle, soit pour transporter des gens. Dans ce cas,
il est aménagé derrière la place du pilote un espace
permettant à une ou plusieurs personnes de tenir assises. Ce mode de
transport s'est développé à Abidjan après la fin de
la crise de 2011, et repose sur le principe du « dernier kilomètre
». Nous avons déjà expliqué que les transports en
commun sont loin de desservir toutes les routes existantes de
l'agglomération. Les tricycles existent sur le service qu'ils offrent de
déposer, moyennant une somme modique, les voyageurs au plus près
de leur domicile. Ce mode de transport a été rapidement interdit
par les autorités, du fait de leur dangerosité notamment : ces
derniers sont à l'origine d'un grand nombre d'accidents, du fait de leur
conduite à risque et du manque de stabilité de ces
véhicules qui se renversent facilement. Mais, malgré leur
interdiction, ces véhicules sont toujours répandus dans les
parties les plus périphériques de la ville, et notamment dans la
commune d'Abobo, qui est à la fois la plus populaire, l'une des plus
peuplées, et celle qui a la desserte en transports en commun «
traditionnels » la moins large. Leur existence révèle la
capacité limitée de la puissance publique à faire
respecter ses décisions.
Cela s'explique en bonne partie par une problématique
à laquelle sont confrontées les autorités
décisionnelles, à toute échelle en Côte d'Ivoire :
les pratiques de corruption des
42
fonctionnaires, ici des fonctionnaires de police.
Tiémoko Doumbia en 2010 analyse les dynamiques socio-économiques
autour de la pratique de la corruption dans le secteur du transport en
Côte d'Ivoire. Il démontre que c'est une pratique très
courante et codifiée. Il l'explique par une double analyse
économique et culturelle : selon lui, la corruption trouve à la
fois sa source dans les faibles salaires des agents de police, mais
également dans le fait que c'est une pratique qui est très
intégrée dans la culture locale, et donc acceptée par les
acteurs non-étatiques. Dans le cas des transports, il démontre
que la corruption permet aux agents de police d'augmenter leurs revenus, et aux
transporteurs d'échapper aux règles et normes parfois
contraignantes imposées par les autorités, notamment en termes de
contrôle technique des véhicules.
Si la corruption dans le secteur du transport est de plus en
plus combattue par les dirigeants, et qu'elle est bien moins importante qu'il y
a dix ans car bien plus durement sanctionnée qu'avant, elle en reste
néanmoins un facteur limitant pour l'État dans sa capacité
d'action et de contrainte sur les transporteurs. Cela contribue à rendre
le secteur du transport très accidentogène, du fait du mauvais
état des véhicules et des pratiques de conduite dangereuses des
conducteurs. En témoigne la photo ci-dessous (PHOTO 2), qui
représente un woro-woro de Cocody accidenté. Cette image
est représentative du discours général des abidjanais, qui
voient les transports artisanaux, et notamment les gbakas, comme des
modes de déplacement dangereux.
On retrouve cette réputation dans la chanson Les
gbakas d'Abidjan de Daouda, dans laquelle on l'entend dire « il est
vrai que les gbakas, font souvent des dégâts, je n'dis pas le
contraire, mais comment peut-on faire ? ».
Photo n°2 : Un woro-woro accidenté à la
Riviera Palmeraie, Cocody
Source : Gaspard Ostian, janvier 2021.
Par ailleurs, la puissance publique, que j'ai tendance
à évoquer comme un acteur uniforme dans cette analyse, a tendance
à adopter un comportement pour le moins ambigu dans ses rapports au
transport artisanal, en fonction des positions des différentes
structures publiques sur la question. Exemple en est donné à la
mairie du Plateau, l'une des dix communes d'Abidjan, par le directeur du
service de gestion des transports en commun4. Celui-ci explique que,
sur la commune du Plateau, les transporteurs artisanaux n'ont pas le droit
d'exercer. Néanmoins, il reconnaît que le transport artisanal
existe sur la commune, sous la forme des banalisés, qu'ils
préfèrent appeler covoiturage.
43
4 Entretien réalisé le 3 février
2021 à la mairie du Plateau.
44
Encadré n3 : les banalisés
Les « banalisés » sont un mode de transport
artisanal particulier à Abidjan. À mi-chemin entre le
woro-woro habituel et le gbaka, il s'agit de taxis collectifs
intercommunaux. Les véhicules utilisés sont la plupart du temps
des monospaces de sept places. Ils sont appelés « banalisés
» car ils ne sont pas identifiables par un code couleur comme les
woro-woro classiques. Leur fonctionnement est très similaire
à celui des autres modes de transport artisanal. Ils se
révèlent très utiles pour se déplacer sur des axes
où il y a très peu de gbakas, par exemple pour rallier
la commune de Cocody qui en compte très peu.
La mairie du Plateau indique avoir connaissance de l'existence
de quatre gares de banalisés sur son territoire, pour un total d'environ
deux cents véhicules. Le directeur du service affirme que la mairie du
Plateau ne fait pas payer de taxes aux transporteurs qui circulent sur la
commune, puisqu'elle ne les reconnait pas officiellement. En revanche,
l'administration du District automne d'Abidjan (DAA), elle, fait payer des
taxes aux banalisés, car ils font du transport intercommunal, qui
relève de l'autorité du district. Par ailleurs, la mairie du
Plateau délivre néanmoins des autorisations « sur le
principe » aux transporteurs pour exercer.
On observe donc toute la complexité et la
pluralité du rapport que peut avoir la puissance publique avec le
transport artisanal : dans le cas présent, ce dernier est interdit sur
la commune du Plateau, non-reconnu par la mairie qui le connaît
néanmoins bien et délivre des autorisations « sur le
principe » d'exercer, mais ne lui fait pas payer de taxes alors que
l'administration du district, elle, en fait payer.
Il apparait donc que, si le transport artisanal est une
pratique globalement tolérée et encadrée par la puissance
publique, cette dernière est limitée dans sa capacité
à le contraindre efficacement. Nous avons vu que cela s'explique en
partie par la pratique de la corruption, encore courante. Cela est
également et surtout dû à l'importance majeure que
revêt le transport artisanal dans la mobilité de la ville, qui
représente plus de 80% de l'offre motorisée de transport en
commun. Ce monopole écrasant sur le secteur lui confère une force
de résistance face à la puissance publique, qui ne peut le
contraindre à sa guise, et l'oblige à la discussion, à la
tolérance et au compromis.
45
3- Évolutions de la place de la SOTRA dans les
mobilités et introduction de nouveaux acteurs conventionnés :
vers l'officialisation de la fin d'un monopole ?
La Société de transport abidjanais, ou SOTRA,
est un acteur incontournable de la mobilité abidjanaise depuis sa
création le 16 décembre 1960, l'année de
l'indépendance de la Côte d'Ivoire. Créée pour
moderniser la mobilité et remplacer le transport artisanal qui faisait
alors l'offre, elle est la première société de transport
urbain organisée d'Afrique de l'Ouest. Nous allons voir ici
l'évolution de son rôle dans la mobilité abidjanaise depuis
60 ans.
A) Évolutions du monopole de la SOTRA depuis
l'indépendance
En décembre 1958, la Côte d'Ivoire devient une
République autonome par référendum. Moins de deux ans plus
tard, le 7 août 1960, elle obtient l'indépendance de l'ancienne
puissance colonisatrice, la France. La période de l'indépendance
est celle d'une très forte augmentation du budget des administrations,
car la Côte d'Ivoire n'est plus contrainte de partager ses ressources
avec les autres colonies plus pauvres de l'empire français. Le budget
public augmente donc de 152%, et des plans d'investissements publics massifs
sont très rapidement mis en place. Malgré l'indépendance,
la politique ivoirienne menée par le premier président
Félix Houphouët-Boigny conserve des liens étroits avec la
France, qui lui propose des partenariats techniques. C'est dans ce contexte que
nait la Sotra, quelques mois plus tard. Société d'économie
mixte à 35% publique, elle signe une convention de concession de service
public d'une durée de quinze ans, renouvelable, et est placée
sous tutelle du ministère des travaux publics et des transports. La
convention de concession accordait à la SOTRA l'exclusivité du
service de transport en commun de voyageurs dans Abidjan, et prévoyait
la suppression des " 1000 kg " (actuels gbakas) et des taxis
collectifs (woro-woro), ne laissant subsister comme transport public
que les taxis à compteur, qui sont individuels. Le monopole fut
effectivement appliqué à partir de juillet 1964 : l'exploitation
de la société jusqu'alors déficitaire devint
bénéficiaire, les propriétaires des taxis collectifs
reçurent en compensation des autorisations de transport sur des lignes
non urbaines ou des vignettes de « taxi-compteur ».
46
Le capital social de la SOTRA, porté de 50 millions en
1960 à 800 millions de FCFA en 1974 et à 3 milliards F CFA en
1983, est détenu en 2014 à hauteur de 60,13 % par l'État
Ivoirien, 39,80 % par IRISBUS/IVECO et de 0,07% par le District
d'Abidjan5.
Forte de grands investissements et de partenariats avec des
entreprises françaises comme Renaud, la flotte de la SOTRA s'est
très vite renforcée, jusqu'à atteindre environ 1200 bus
sur ses lignes dès les années 1970. Ce chiffre est comparable
à aujourd'hui, mais l'agglomération abidjanaise était
alors trois fois moins étendue. La ville d'Abidjan dispose alors d'un
réseau de transport public effectif, efficace et en réelle
position de monopole sur la mobilité urbaine.
Mais la crise économique qui débute dans les
années 1980 fait prendre à la mobilité abidjanaise un
nouveau tournant. Depuis l'indépendance, l'économie ivoirienne se
trouve dans une santé remarquable, en croissance élevée et
stable, grâce à un modèle fondé sur l'agro
exportation de café et cacao principalement. Les cours internationaux
étant stables, la culture et l'exportation de ces deux denrées
fortifie la Côte d'Ivoire au point que l'on parle de « miracle
ivoirien ». Mais les années 1980 voient un effondrement du cours du
café-cacao, ce qui porte un coup très sévère
à une économie ivoirienne encore très peu
diversifiée. C'est le début d'une crise qui mènera
à un tournant libéral, piloté par des institutions
financières internationales comme la Banque mondiale ou le FMI.
L'objectif est de réduire les dépenses publiques et
améliorer la compétitivité dans les pays en
développement pour surmonter les conséquences de la crise. Cette
tendance touche tous les pays d'Afrique, et a des conséquences directes
assez similaires sur la mobilité urbaine dans les métropoles du
continent : le transport public chute, voire disparait, au profit du transport
artisanal (Lombard, 2006). À Abidjan, la baisse des budgets publics se
fait ressentir : la SOTRA, chez qui les chercheurs et chercheuses s'accordent
à pointer des problèmes de gestion, est immédiatement en
difficulté. Ne bénéficiant plus des largesses
financières de l'État d'un pays en pleine croissance
économique, la SOTRA est rapidement contrainte à réduire
son activité. Il y a alors une double dynamique de déprise de la
compagnie de transport public : elle est contrainte de réduire sa
desserte, et n'est par ailleurs plus capable d'accompagner la croissance
urbaine très forte qui est en cours, en partie expliquée par
l'exode rural lié aux importantes difficultés du monde agricole
ivoirien sur la période. C'est la fin du monopole effectif de la SOTRA
sur les mobilités urbaines, qu'elle n'a à l'heure actuelle pas
récupéré.
5 Ces chiffres ont été donnés par
la SOTRA sur son site internet en 2014.
Le transport artisanal se développe, et c'est lui qui
accompagne désormais la croissance urbaine de la ville. Cela a des
conséquences sur la morphologie urbaine : les autobus, qui avaient
jusque-là permis une croissance urbaine maitrisée d'un tissu
urbain relativement dense, ne le permettent plus. « Or, il ne faut pas
perdre de vue, qu'à travers les modes de transports disponibles,
l'urbanisation observe des tendances consommatrices ou économes
d'espace. Par conséquent, les choix d'urbanisation favorisent ou
pénalisent tel ou tel mode de transport. En général,
l'urbanisation diffuse, dévoreuse d'espace, est cause ou
conséquence d'un mode de transport individuel ou collectif de faible
capacité. Au contraire un habitat dense favorise les transports de masse
et vice-versa. La capacité des autobus à assurer, à
l'époque, la majeure partie de la demande en transport, leur a permis
d'être un outil essentiel au service des stratégies des
planificateurs » (Kassi-Djodjo, 2010). C'est donc le début
d'une urbanisation diffuse, peu dense, consommatrice d'espace, et aux
caractéristiques anarchiques, puisque l'État n'a plus les moyens
de mettre en oeuvre une politique de planification urbaine efficace.
À l'heure actuelle, et malgré une reprise
très forte sur la décennie 2011-2021 grâce au retour d'un
contexte politico-économique favorable, les bus et bateaux de la SOTRA
ne fournissent que 10% de l'offre de transport de la ville, pour environ 800
000 passagers transportés par jour6.
47
6 Chiffres fournis par la SOTRA sur son site internet
et en entretien.
48
Carte n°5 : Cartographie des itinéraires desservis
par les bus de la SOTRA
Itinéraires desservis par les bus SOTRA Zone
urbanisée
Gares Nord et Sud
Réalisation : Gaspard Ostian, 2021. Source : OSM
CI.
La carte ci-dessus (CARTE 5) présente l'actuelle
desserte du réseau de bus de la SOTRA, d'après des données
collectées en 2020. On observe que le maillage du réseau se fait
de moins en moins dense à mesure que l'on s'éloigne des quartiers
centraux. Le trafic est organisé autour de deux hubs principaux : la
gare Sud, située au Plateau près du pont Félix
Houphouët-Boigny, et la gare Nord à Adjamé. Ces deux gares
sont des points logistiques très importants, car elles sont un terminus
ou point de passage pour une vingtaine de lignes chacune. Un
élément important pour l'appréhension du réseau
SOTRA est la superposition des lignes, que cette carte ne met pas en valeur. La
très forte concentration autour des gares Nord et Sud fait que de
très nombreux tracés de lignes se superposent. Au plateau par
exemple, sur le boulevard de la République, une dizaine de lignes se
superposent, pour scinder leurs itinéraires plus tard. Il se pose donc
à la SOTRA des problèmes d'optimisation de ses moyens pour mettre
en place la meilleure couverture possible. Du fait en partie de ce
fonctionnement très centralisé, mais également de moyens
encore trop limités, on constate sur la carte que les bus publics ne
49
desservent que très peu, voire pas du tout les
quartiers les plus périphériques (et récents) de
l'agglomération.
Par ailleurs, la couverture de la SOTRA apparait très
cantonnée à la commune d'Abidjan. On observe en effet qu'il ne
s'agit pas d'un réseau à échelle du Grand Abidjan, ni
même vraiment du District d'Abidjan. Les seules communes
périphériques atteintes par les bus publics sont Bingerville
à l'Est (deux lignes), et Anyama au Nord (deux lignes).
Irène Kassi a proposé en 2010 une
schématisation de l'articulation du transport public et artisanal
à Abidjan, qui résulte des dynamiques présentées
précédemment.
Figure 1 : Schéma de l'articulation des transports
publics et artisanaux à Abidjan
Source : Irène Kassi, 2010
Ce schéma (FIGURE 1) met en évidence le fait que
le transport artisanal émerge de la périphérie, où
il est en situation de monopole. Cela s'explique par le fait que la
périphérie est à la fois moins bien desservie par le
transport public, et moins soumise au contrôle de la puissance publique.
Les quartiers centraux sont mieux contrôlés et desservis par le
bus public. Afin de compléter l'analyse, il est important de
considérer le fait que les quartiers périphériques (C et D
sur le schéma) aujourd'hui couvrent une superficie largement
supérieure aux quartiers centraux (A et B sur le schéma).
B) Apparition de nouveau acteurs formels et projet de
modification de la convention de la Sotra
Malgré la fin effective du monopole de la SOTRA depuis
les années 1980-90 sur les mobilités abidjanaises avec
l'émergence d'acteurs privés aux caractéristiques
informelles, le monopole théorique concédé par
l'État en 1960 a survécu près de trois décennies,
jusqu'en 2015. L'année 2016 marque une étape importante dans ce
que nous analyserons comme un processus de déconstruction progressif du
monopole concédé à la SOTRA : sur la lagune, deux nouveaux
acteurs formels sont introduits pour compléter l'offre. Jusqu'alors, la
SOTRA et ses navettes lagunaires étaient concurrencées par des
acteurs artisanaux, les pinasses. Mais face au constat de la sous-exploitation
du plan d'eau lagunaire mise en lumière par le Schéma directeur
urbain du Grand Abidjan, la décision a été prise de
permettre l'introduction de deux nouveaux acteurs formels : la
Société de transport lagunaire (STL) du groupe Snedai et
Aqualines de la compagnie Citrans. Ces deux entreprises ont été
conventionnées par l'État pour développer une
activité de transport sur la lagune Ébrié, afin de
relancer le secteur, après que des études début 2010
révèlent un potentiel de demande de 800 000 passagers par jour
sur la lagune, quand la SOTRA n'en transportait que quelques milliers. Les
conventions, quasiment identiques, sont d'ores et déjà
signées pour aller jusqu'en 2040, soit une période initiale de 25
ans, avec possibilité de prolongement.
Les activités de la STL et d'Aqualines ont
été lancées en 2017. D'après son directeur
d'exploitation, la STL compte à l'heure actuelle une vingtaine de
bateaux et sept gares, pour plus de 20 000 passagers par jour7. La
convention de concession prévoit qu'ils aillent jusqu'à 55
bateaux, pour 70 000 passagers par jour, soit environ un dixième de la
demande potentielle étudiée. Le nombre de 30 navettes devrait
être atteint d'ici à 2022. À titre de comparaison, la SOTRA
exploite quatre gares, trois lignes et transporte environ 30 000 passagers par
jour. Il apparait donc que la mobilité sur la lagune Ébrié
voit désormais trois acteurs formels d'importance comparable se
concurrencer.
Sur le plan terrestre, la SOTRA est à l'heure actuelle
le seul acteur conventionné en exercice. Mais il semblerait que l'avenir
tende, comme sur la lagune, vers une diversification
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7 Entretien réalisé le 3 février
2021.
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des acteurs formels. Plusieurs projets d'envergure sont en
cours dans le secteur de la mobilité terrestre à Abidjan, et ne
sont pas menés par la SOTRA. Les deux principaux sont la construction du
métro d'Abidjan, et du Bus rapid transit (BRT). Le projet de
métro est mené par la Société ivoirienne de
construction du métro d'Abidjan (SICMA), filiale du groupe Bouygues, qui
fera l'exploitation avec le consortium d'entreprises françaises STAR
(Société des transports abidjanais sur rail). Le BRT, lui, n'a
pas encore d'opérateur désigné, mais d'après le
directeur de la contractualisation et des aménagements à
l'Autorité de la mobilité urbaine du Grand Abidjan (AMUGA), il
s'agira d'une entité à capitaux privés.
La SOTRA est une entreprise déficitaire, malgré
sa bonne santé relative et la croissance rapide de ses capacités.
De ce fait, l'État ivoirien tend à se tourner vers des
entreprises privées pour assurer des missions de service public, pour
des raisons budgétaires : cela coûte moins cher. Dans cette
logique, il a donc mis fin au monopole de la SOTRA sur le plan d'eau lagunaire.
D'après le chef des statistiques à la SOTRA, l'entreprise et
l'État (par le biais de l'AMUGA) travaillent déjà sur une
révision de la convention, pourtant renouvelée en 2013 pour
quinze ans.
Il apparait donc qu'au terme de soixante années de
concession conférant à la SOTRA une situation, d'abord effective
puis théorique de monopole sur les mobilités abidjanaises, cette
dernière s'est terminée sur la lagune, et se terminera selon
toute probabilité dans les années à venir sur le plan
terrestre. La nouvelle question qui se pose est donc de déterminer la
nouvelle articulation qui existera entre les mobilités publiques
formelles, privées formelles (ou conventionnées) et artisanales.
Cette question sera étudiée plus tard dans ce travail.
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