Dans nos recherches précédentes, nous avons
déjà évoqué les difficultés liées
à l'exercice de la politique du consensus, que nous avions
illustré avec de nombreux exemples158. Ici, deux
éléments vont nous intéresser tout particulièrement
: la manière dont ces assemblées communes
(fællesmøde) subtilisent le pouvoir accordé aux
assemblées des aires locales (områdemøde); puis la
façon dont les organisateurs de ces assemblées ont peu à
peu confisqué le pouvoir de décision aux christianites pourtant
venus y exercer leur droit à l'exercice direct du pouvoir.
Premièrement, d'après J-M Traimond «
Les assemblées de quartier [des aires locales] ont
déchargé les assemblées générales des
innombrables querelles de voisinage sur l'usage de tel ou tel lieu, que deux ou
trois-cent personnes ne pouvaient démêler rapidement. (On compte
sur les doigts d'une main les assemblées générales qui ont
rassemblé plus de trois-
158 Cf. « B) Les christianites et leur principe de
démocratie directe : la difficulté de la politique du consensus
» in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.84-87
68
cent personnes)159 ». Cette
observation illustre bien l'idée que c'est dans un souci de satisfaire
le principe d'autogestion ainsi que de faciliter l'exercice de la
démocratie directe que les pionniers de Christiania ont fixé le
morcellement de la communauté en aires locales, lesquelles ont
été dotées d'assemblées d'aires locales
(områdemøde) que nous avons décrit dans le premier
chapitre. Donc, de ce point de vue l'assemblée commune
(fællesmøde) serait la plus ancienne des
assemblées de Christiania, elle aurait été
créée lorsque la commune libre n'était qu'à un
stade peu avancé de son évolution, à l'époque
où il était encore a priori possible de prendre une
décision à l'unanimité à l'échelle de la
communauté tout entière, dont les réunions ne rassemblent
qu'un nombre limité d'individus. Ou alors, compte-tenu du fait que tout
indique que Christiania aurait été très fortement
peuplée dès les premiers mois suivants sa
fondation160, nous pouvons supposer que les communards ont
très vite été confrontés à la contrainte du
nombre et n'ont jamais réellement réussi à s'entendre sur
les bases du consensus, si bien que la division de la communauté en
divers aires locales s'est rapidement avéré être la
meilleure solution.
Pourtant, la première chose qui nous frappe sur le
terrain, est la dimension symbolique de ces assemblées communes : les
christianites gardent en mémoire les tournants historiques qui se sont
joués lors de ces grandes assemblées organisées au
Grey hall161, où la mémoire collective
retient que des centaines de christianites s'y rassemblaient pour prendre
d'importantes décisions et y exercer toutes sortes de pouvoirs. Par
exemple, fixer les lois dans le Ting book (pouvoir législatif),
lancer à l'automne 1979 un blocus contre les junkies (Junk
blockade) de manière à éradiquer les drogues
dures162 (pouvoir exécutif) ou encore condamner au
bannissement les criminels de la communauté (pouvoir judiciaire). Tout
semble donc devoir systématiquement s'y jouer car nous constatons que
toutes les grandes orientations politiques ont été prises lors de
ces assemblées communes ; c'est pourquoi aujourd'hui encore le pouvoir
décisionnaire de l'assemblée d'une aire locale laisse toujours la
main à l'assemblée commune qui devra statuer sur des
décisions qui pourtant concernent directement les habitants de l'aire
locale.
159 TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de Christiania, op.
cit., p.101
160 En réalité, la plupart des auteurs estiment
que le nombre de mille à mille deux-cent communards fut rapidement
atteint tant ce projet communautaire avait suscité l'engouement
dès sa création. Puis, rappelons que son nombre d'habitants s'est
stabilisé entre huit cent-cinquante et mille christianites.
161 Le Grey hall est un ancien bâtiment de la
caserne militaire. Situé à Psyak (aire locale n°2), il est
le centre névralgique où se tiennent historiquement les
assemblées communes dans lesquelles les grandes orientations politiques
de la communauté sont débattues depuis plus de quarante ans. Cf.
annexe n°13, p.199: « `Christiania tu as mon coeur', pierre
située devant le Grey hall ».
162 Cf. « A) Du blocus contre les junkies» »
in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p. 25-27
69
Afin d'illustrer nos propos, citons en premier exemple ce qui
est mentionné dans le programme de l'assemblée locale du 20 mars
2012 à Mælkebøtten163. Sur ce document nous
trouvons la mention « préparation des thèmes à
aborder lors de la prochaine assemblée commune ». Ce premier
exemple semble effectivement indiquer que les habitants de cette aire locale
étaient dans l'attente de cette prochaine assemblée
générale pour pouvoir aborder ces questions et prendre des
décisions qui pourtant concernaient directement leur aire
locale164. Dans cette mesure, « l'immédiateté
»165 de l'exercice du pouvoir tel que décrit dans
l'idéal fédératif de P-J Proudhon serait fortement remise
en cause, si bien que les assemblées communes viendraient annihiler la
souveraineté des quinze aires locales.
Autre exemple, si nous reprenons volontairement le cas de
l'aire locale de Norddyssen (« Le tumulus-Nord », aire locale
n°12) évoqué un peu plus tôt ; et que nous supposons
qu'après avoir souhaité faire scission avec le reste de Dyssen,
ses habitants viennent un jour à décider à
l'unanimité de l'indépendance de leur aire locale, qui
impliquerait une séparation stricto sensu avec le reste de la
communauté, tout porte à croire que malgré leur
souveraineté et leur liberté d'action - supposée
très ample -, les ardeurs séparatistes des habitants de cette
aire locale très retirée seront limitées, bornée
par l'institution. Car si tel était le cas, nul doute que l'ensemble des
habitants des quinze aires locales, y compris les séparatistes de
Norddyssen qui devraient s'armer de patience et préparer de solides
arguments, seront invités à en débattre lors d'une
assemblée commune qui se tiendra non pas à Norddyssen mais au
Grey Hall, et l'ensemble des christianites devront en théorie
décider à l'unanimité du sort de Norddyssen. Ce
scénario, qui relève certes de la fiction, illustre le fait que
le pouvoir supposé exclusif de l'assemblée locale d'exercer
l'autorité politique à l'intérieur de son aire locale, est
constamment limité par le pouvoir décisionnaire de
l'assemblée commune. Donc, cette dernière englobe l'ensemble des
quinze aires locales de Christiania et vient ainsi neutraliser la
capacité des habitants d'une aire locale d'avoir une liberté
totale sur les choix qu'ils font à l'intérieur de leur aire
locale. Dans ce cas de figure, c'est « la reconnaissance constante des
identités [et du] particularisme »
évoqué dans l'idéal fédératif de P-J
Proudhon qui serait à son tour remis en cause, à tel point que
l'assemblée commune exercerait une sorte de contrôle
163 Cf. annexe n°6, p.192: « invitation à
l'assemblée de Mælkebøtten (« Le pissenlit »,
aire locale n°8) »
164 Comme nous pouvons le constater dans la traduction du
document de l'annexe n°6, ces questions semblent concerner un
bâtiment situé à l'intérieur de
Mælkebøtten, une portion de la rue de Refshalevej qui longe cette
aire locale ainsi que les aires voisines, puis une question plus
générale qui concerne les institutions infantiles au Danemark
dont nous pouvons supposer que Christiania s'inspire pour reproduire ou
corriger leurs propres institutions infantiles (kindergarten) à
l'intérieur de la communauté.
165 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution, op. cit., p.109
70
en dernière instance, ayant la capacité de geler
les décisions prises par un groupe supposé souverain qui pourtant
était parvenu à s'entendre selon le principe du consensus.
Ces deux derniers exemples montrent donc que la
souveraineté de l'aire locale a ses limites, car sa capacité de
décision à l'intérieur de son espace est sans cesse
contrôlée voire limitée par l'assemblée commune.
Ainsi, une première conclusion nous amène à
considérer que l'assemblée de l'aire locale comme une sorte
d'artéfact dans lequel les christianites auraient l'illusion d'exercer
un pouvoir direct, et devraient selon toutes vraisemblances se rendre
directement aux assemblées communes s'ils veulent avoir une chance
d'avoir une influence directe sur la conduite des affaires communes. Toutefois,
l'expression de la volonté générale est-elle
réellement respectée lors de ces assemblées ?
Lorsque nous examinons en détails l'une des affiches
annonçant la tenue d'une prochaine assemblée
commune166, nous relevons au bas de ce document la signature du
groupe de contact (Kontaktgruppen), qui « invite » tous les
christianites à se rendre à cette assemblée. Nous
reviendrons un peu plus loin sur ce qu'est réellement ce groupe de
contact ainsi que sur ses membres, mais ce qui nous intéresse ici est
qu'à la différence des affiches annonçant la prochaine
assemblée d'une aire locale qui est rédigée et
préparée par un ou des habitant(s) de cette aire locale comme le
veulent les principes d'autogestion ; ici, c'est un petit groupe d'individus
incarné par la mention « groupe de contact » qui organise et
coordonne les assemblées communes. Cela signifie que ce petit groupe
d'individu travaille au nom de la communauté et fixe le programme de ce
qui sera débattu lors de ces assemblées. Mais encore, si nous
regardons de plus près la manière dont est rédigé
ce programme, c'est à se demander s'il y a réellement un
débat et si les christianites présents à cette
assemblée auront leur mot à dire : « 1/ Ils vont envoyer des
lettres », quel est donc ce « ils » qui semble avoir
déjà pris la décision d'envoyer ces lettres ? En « 3/
» est même prévu que « la direction »
(bestyrelsen) ainsi que « la bureaucratie »
(forretningsudvalg) s'expriment ; en « 4/ » puis en «
5/ » se suivent une série de « choses à faire »
ainsi que des « informations » dont les christianites doivent prendre
connaissance avant d' « éventuellement » pouvoir poser des
questions en marge de ces cinq points placés en priorité. Ne
serait-ce pas l'inverse qui devrait se produire lors de ces assemblées
dont le but initial est de promouvoir l'exercice direct du pouvoir par le
peuple ? Ce sont probablement les contraintes liées à
l'application de la politique du
166 Cf. annexe n°19, p.205-206: « invitation à
une assemblée commune (fællesmøde) »
71
consensus qui ont poussé les christianites à
instituer le groupe de contact et à le laisser s'emparer du pouvoir de
fixer le programme de ces assemblées.
Astérix: «Yeah, it's very
hard to find a consensus so they... So for example, for the community meeting,
it's very seldom that we make a decision because it's very difficult to...
Because people have so many different opinions, so it's more like an
information meeting!»
Astérix nous avait évoqué les
difficultés liées à l'application de la politique du
consensus à l'échelle de la communauté, mais nous avions
certainement trop rapidement occulté la dernière phrase de cette
citation dans laquelle il exprimait avec regret l'idée que ces
assemblées communes ne prenaient plus la forme que d'une «
réunion d'information ». Enfin, la désertion aussi bien des
assemblées des aires locales que nous évoquions un peu plus
tôt à travers une citation de Kirsten, que les assemblées
communes qui comme l'écrit J-M Traimond, « on compte sur les
doigts d'une main les assemblées qui ont rassemblé plus de
trois-cent personnes » ; ce désintérêt pour la
politique à l'intérieur de la communauté s'expliquerait
par la subtilisation progressive du pouvoir remis aux mains d'un groupe
restreint d'individus dont la tâche est de veiller au maintien du navire
Christiania, où le reste de l'équipage ne serait plus que des
passagers se laissant docilement guider au gré des décisions
prises par la hiérarchie.
Pour résumer, à mesure que ce petit univers
social « franchissait ses stades d'évolution »167,
l'importance de l'aire locale a rapidement décliné et c'est
même le phénomène inverse qui s'est produit puisque d'un
système décentralisé, les christianites se sont
progressivement retrouvés dans un système centralisé
où prendre d'importantes décisions serait du ressort de
l'assemblée commune. Seulement, ces assemblées communes ne serait
plus le lieu où viennent s'exprimer les christianites, mais une
réunion où ces simples résidents sont invités
à prendre connaissance de ce qui a été
décidé sur leur sort. C'est ainsi que l'assemblée commune
ne remplirait sa fonction de lieu d'expression de la « volonté
générale, volonté populaire ou [de] l'accord
collectif »168 mais son maintien ne s'expliquerait que par
le désir de maintenir l'illusion qu'il existe encore la
possibilité pour n'importe quel christianite d'exercer une réelle
influence sur les grandes décisions à prendre pour l'avenir de
leur communauté.
167 ELIAS Norbert, « La transformation de
l'équilibre `nous-je' », in La société des
individus, op.cit., p. 205-301
168 LAGROYE Jacques (Dir.) FRANCOIS Bastien, SAWICKI
Frédéric, Sociologie politique, op.cit., p. 139