1
UNIVERSITE Lille 2 - Droit et santé
Centre d'Etudes et de Recherches Administratives, Politiques et
Sociales
(UMR 8026)
MEMOIRE
Deuxième année de Master science politique,
spécialité « Métiers de la Recherche »,
parcours « Politiques Européennes et Internationales »
Discipline : science politique
Présenté et soutenu par Pierre Vasseur
Le 6 septembre 2012
Titre :
Le pouvoir dans l'institution :
essai d'anthropologie politique à
Christiania
Directeur de mémoire :
Olivier Nay, Professeur en science politique Institut
universitaire de France (IUF)
Année universitaire 2011/2012
2
Remerciements
Je remercie mon directeur de mémoire, Oliver
Nay, professeur de science politique, pour sa disponibilité,
son soutien, et ses conseils avisés.
Mais je remercie une nouvelle fois tous les christianites qui
m'ont ouvert leurs portes et qui ont eu la patience de répondre à
mes questions. Je pense à Allan Anarchos,
Kirsten, Morten,
Astérix, Richardt, Birgitte,
Britta, Felicya, Joker,
Tanja et Hulda ; ainsi qu'à
Ole Lykke, qui a pris la peine de m'ouvrir ses portes
malgré la fermeture provisoire des archives de Christiania.
Ensuite, je tiens à remercier tous les
enseignants-chercheurs travaillant sur Christiania pour leurs précieux
conseils :
· Håkan Thörn, Professeur de
sociologie à l'université de Göteborg ;
· Maria Hellström Reimer,
Professeur et directrice du département de Research Design à
l'université de Malmö ;
· Sophie Signe Boeggild, chercheuse
indépendante installée à Copenhague;
· Flemming Mikkelsen, Professeur
d'histoire et de sociologie à l'université d'Aarhus.
Mais aussi les employés de bibliothèque et les
archivistes de Copenhague :
· Mette Dahl Hansen et Henrik
Dupont, employés au département de recherche de la
Bibliothèque Royale (Det Kongelige Bibliotek) de Copenhague
;
· Mette Lautsen, archiviste au bureau
d'information du parlement danois (Dansk Folketing).
Enfin, je tiens encore à remercier mes hôtes
: Johan Balslev, Lene Bokelund et
Kirsten Lippert, qui m'ont une nouvelle fois accueilli dans
leur famille entre les mois de mars et avril 2012 ; mes amis Mirco
Reimer et Christine Heimes pour leurs aides lors de
la traduction.
3
Mise en garde
Ce mémoire traitant de la commune libre de Christiania
fait suite à mes premiers travaux de recherche réalisés
l'année dernière sur le même terrain, dans le cadre de ma
première année de Master de science politique à
l'Université de Lille 21. Ce premier mémoire, qui se
présente sous la forme d'une monographie, contient certains extraits
qu'il sera important de citer dans le présent mémoire. Il ne
s'agit pas d'en faire une suite et encore moins d'en réaliser une copie,
mais l'enjeu du présent mémoire est d'approfondir ma
réflexion sur l'objet en empruntant une nouvelle approche qu'est
l'anthropologie politique.
Toutefois, certains extraits du premier mémoire
jugés important pour la compréhension du sujet
(définitions, étymologie, description du contexte, etc.) seront
insérés dans le corps du mémoire, encadrés et
référencés, de manière à bien distinguer ces
deux travaux. De même que nous avons inséré des extraits du
carnet de terrain pour permettre au lecteur de mieux se rendre compte de la
nature du terrain.
Enfin, il va sans dire que l'interprétation des propos
recueillis lors des entretiens n'engage nullement ceux qui les ont tenus, mais
les éventuelles erreurs d'interprétation me sont
entièrement imputables.
1 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, Université Lille 2 Droit et Santé, 2011
Table des matières
Introduction p.7
p.58
p.58
p.59 p.63
p.67
p.67
p.72
p.77
p.23
p.24
p.24 p.24 p.29
p.34
p.35 p.39 p.44
Partie I - Une forme d'organisation politique
singulière: description
d'un ordre institutionnel censé assurer un partage
équitable du pouvoir
Chapitre 1- Principes théoriques d'une
conception idéaliste du partage du pouvoir :
droits et devoirs des christianites
Section 1- Organiser un espace
fédéré et décentralisé
1.1 Un idéalisme politique : le principe
fédératif à Christiania ..
1.2 Vivre de manière locale, autonome et
autogérée : description
de la vie communautaire
Section 2- Contester l'ordre bourgeois et
autoritaire
2.1 L'assemblée des aires locales : lieu d'expression des
individus 2.2 La démocratie directe : les limites et les risques
liés à
l'exercice direct du pouvoir par le peuple
Section 3- Règles la vie quotidienne chez les
déviants
p.44 p.48 p.53
4
3.1 Produire des règles écrites pour qu'elles
soient respectées ?
3.2 Le maintien de règles informelles
3.3 L'importance du contrôle social et de son activation
Chapitre 2- Adaptation de ces principes
théoriques à la pratique : système
fédératif
ou république unitaire ?
Section 1- Créer une unité de groupe sous
l'égide de l'institution ..
1.1 L'affirmation d'une identité commune
1.2 Souder le groupe dans une cause commune : la sauvegarde de
la communauté
Section 2- Penser la communauté dans sa totalité
2.1 L'assemblée commune : lieu d'expression de la
volonté générale? ....
2.2 Garder le pouvoir à l'intérieur de la
communauté au prix de celui des individus
Section 3- Administrer l'espace au moyen d'une bureaucratie pour
l'intérêt général
p.77 p.83
3.1 La contrainte organisationnelle : se donner les moyens
nécessaire à la
subsistance de la communauté .. 3.2 Faciliter la vie
quotidienne dans un monde complexe ou confiscation du
pouvoir d'autogestion ?
Transition - Christiania et son processus
d'évolution : centralisation
p.87
et tendance oligarchique de l'organisation
Partie II - Le pouvoir dans les rapports sociaux et les
pratiques
p.91
p.92 p.92
institutionnelles: violences et
hiérarchies
Chapitre 1- Hiérarchisation sociale,
représentations et domination au sein du groupe
Section1- Classification et hiérarchie sociale
p.93 p.99
p.105
p.106 p.111
p.116
p.117 p.121
1.1 Application et analyse du modèle proposé par A.
Conroy
1.2 Les classes sociales à Christiania
Section 2- Distribution des rôles
2.1 Se positionner dans l'institution
2.2 Prendre le jeu à son compte
Section 3- Rapport de force et domination au sein du groupe
3.1 Les pushers : la domination par la coercition ?
3.2 Les activistes : la domination par l'activisme politique ?
p.127
p.128
p.128 p.132
p.140
p.141 p.145
p.150
p.151 p.156
Chapitre 2 - Vers un ordre bureaucratique : des fonctionnaires
chez les anarchistes ...
Section 1- La bureaucratie comme instrument du pouvoir .
1.1 Le monopole du pouvoir par les agents de la bureaucratie
..
1.2 Lecture d'une hiérarchie sous le prisme de l'ordre
bureaucratique
Section 2- Profil des agents bureaucratiques .
2.1 Légitimation des agents techniquement capables .
2.2 Poursuite des intérêts personnels ou ceux d'un
groupe dominant?
Section 3-La critique des dérives d'un
système bureaucratique
3.1 Une bureaucratie « stalinienne » à
Christiania ?
3.2 L'impossible retour aux principes fondamentaux
d'autogestion
5
Conclusion - Christiania : une
société alternative soumise à un retour
Bibliographie .
p.171
Sommaire des extraits du carnet de terrain,
schémas
p.7 p.30 p.49 p.51 p.122
6
Extrait du carnet de terrain n°1 - notes du mercredi 21 mars
2012
Extrait du carnet de terrain n°2 - notes du mercredi 5
avril 2012
Extrait du carnet de terrain n°3 - notes du vendredi 30
mars 2012
Extrait du carnet de terrain n°4 - notes du mardi 13 mars
2012
Extrait du carnet de terrain n°5 - notes du dimanche
1er avril 2012
Schéma n°1 : l'organisation institutionnelle de
Christiania
p.133
(perception utopiste ou idéaliste)
Schéma n°2 : l'ordre institutionnel de
Christiania
p.134 p.142 p.151 p.161
(perception plus réaliste)
Extrait du carnet de terrain n°6 - notes du jeudi 12 avril
2012
Extrait du carnet de terrain n°7 - notes du jeudi 5 avril
2012
Extrait du carnet de terrain n°8 - notes du vendredi 6
avril 2012
7
Introduction
« Même dans les sociétés
où l'institution politique est absente (par exemple où il
n'existe pas de chef), même là le politique est
présent, même là se pose la question du pouvoir : non au
sens trompeur qui inciterait à vouloir rendre compte d'une absence
impossible, mais au contraire au sens où, mystérieusement
peut-être, quelque chose existe dans l'absence. »
CLASTRES Pierre, La société contre
l'Etat, Paris, Les éditions de minuit, 2011 [1974], p.21
? Extrait du carnet de terrain n°1 - notes du
mercredi 21 mars 2012
J'entre par la porte principale surplombée par un
imposant panneau sur lequel est inscrit « Christiania »
côté rue, « you are now entering the EU »
côté commune libre. Je décide comme à mon habitude
d'y laisser mon vélo sur les nombreux emplacements prévus
à cet effet : de vieux cadres de vélos rouillés que l'on a
recyclé en démontant la roue arrière, en découpant
et en soudant un à un les parties avant, ce qui permet aux cyclistes de
disposer leurs vélos au pied des murs de l'ancienne caserne de
Bådsmandsstræde. Alors, je m'avance dans la rue pavée menant
à Pusher Street, qui est assez inconfortable pour me convaincre de
laisser mon vélo un peu plus loin et je me dis que les pushers
n'aiment pas trop les visiteurs traversant leur rue en enfourchant leurs
vélos ou en courant, de même qu'ils ne sont pas très
photogéniques : « don't run », « no photos
» et « enjoy » peut-on lire sur cet étrange
panneau rappelant celui d'un parc pour enfant signifiant aux parents les
règles de sécurité. Cette rue est celle des
pushers, les dealers de Christiania, qui a récemment
été re-délimitée et baptisée « quartier
de la lumière verte ». Verte comme le fond des innombrables sachets
de fleurs de cannabis séchées vendus à l'unité,
marron comme les kilos de plaquette de cette précieuse résine
soigneusement découpés, pesés et vendus au gramme, qui
jalonnent les échoppes où se pressent jours et nuits de nombreux
consommateurs. J`y suis, les va-et-vient sont incessants, les regards se
croisent, on discute, on marchande et on s'observe. Au beau milieu de ce
marché au cannabis à ciel ouvert, règne une
atmosphère pesante, aussi pesante que l'odeur de cette épaisse
fumée. On s'y arrête généralement pour acheter de
cette drogue avant de repartir chez soi, ou bien avant d'aller planer librement
dans un des bars de Christiania, ou si la météo capricieuse du
Danemark le permet, profiter de ce joint au bord du lac ou dans l'un des
nombreux espaces verts de la communauté. Mais je ne suis pas sur Pusher
Street pour consommer, ni pour faire le curieux. On n'aime pas les curieux ici,
et il est d'ailleurs fort déconseillé de s'adresser aux
pushers pour autre chose qu'acheter leur marchandise. L'objet de ma visite
est tout autre : j'ai rendez-vous.
Je m'arrête devant Operaen2,
adossé à la Sunshine bakery3, mais il
semblerait que la porte soit gardée. Une dealeuse fait son commerce sur
le perron de l'immeuble dans lequel je souhaite entrer. Je m'approche, son
chien monte la garde, elle croit un instant que je viens lui acheter sa
marijuana mais elle comprend bien vite que je ne demande qu'à
accéder à l'escalier qui mène à l'étage. On
me laisse passer et je me retrouve dans la cage d'escalier d'Operaen.
Il fait froid et sombre, l'odeur du joint est omniprésente dans cet
espace confiné. Mais je reconnais cet escalier en colimaçon
tagué de toutes parts, et me souviens que j'y suis déjà
monté un an auparavant, tard dans la nuit, lors des soirées
ERASMUS avec mes camarades qui m'avaient fait découvrir Christiania et
ses concerts de jazz régulièrement organisés dans ce
café. Seulement, l'ambiance tamisée des soirées de jazz
diffère sensiblement de cette grisaille qui arrive à peine
à percer la lucarne que je devine en haut de cet escalier. J'arrive
à l'étage où se trouvent trois jeunes gens qui se sont
réfugiés là-haut pour allumer leur joint à l'abri
du vent. Le café est fermé à cette heure de la
journée.
Enfin, je me présente devant la porte où j'ai
rendez-vous : « Nyt Forum4 » peut-on lire au
milieu des tags qui ornent cette porte. Au pied de celle-ci, il y a un seau au
fond duquel baignent les joints et les crachats dans une eau dégoutante
laissée par les fumeurs de marijuana, qui semblent avoir adopté
cette cage d'escalier comme fumoir. Je frappe et entre. Je
pénètre dans une salle de réunion assez grande (et somme
toute assez propre !), qui contraste avec la promiscuité et la
saleté que j'ai pu ressentir de l'autre côté de la porte.
Au fond de cette salle de réunion communique un bureau où
j'aperçois une femme souriante qui, derrière ses piles de
dossiers, me souhaite la bienvenue : c'est Kirsten, une
christianite5 employée par la communauté, assurant la
permanence du « Nouveau Forum » tous les mercredis, soit le bureau
des relations extérieures de Christiania.
8
Description non exhaustive du terrain
Cet extrait de mon carnet de terrain a été
sélectionné car il résume assez bien l'univers dans lequel
j'ai réalisé mon travail d'observation dans la commune libre de
Christiania. Plusieurs éléments fondamentaux sont à
prendre en compte dans cet extrait : Premièrement, l'aspect
extérieur de cette communauté véhicule une image - souvent
négative - que le sens commun associe à ce microcosme social
implanté au coeur de la ville de Copenhague.
2 Operaen est le nom d'un café
appelé « L'opéra ».
3 Sunshine bakery est la boulangerie de la
communauté.
4 « Nyt Forum » signifie « Nouveau Forum ».
Mais il n'a plus rien de nouveau puisque ce bureau a été
créé dans les années 1980.
5 « Christianites » est le terme désignant les
habitants de Christiania.
9
« Quelque chose existe dans l'absence »
disait P. Clastres6. Or, derrière l'image de ghetto que peut
inspirer Christiania se cache une institution particulièrement bien
structurée, dotée d'une bureaucratie dont le « Nouveau Forum
» n'est qu'un échantillon, qui permet à une population
estimée entre huit-cent cinquante et mille habitants de vivre chaque
jour depuis plus de quarante ans leur vie de christianites, soit un mode de vie
alternatif dont nous allons chercher à connaître un peu plus les
caractéristiques grâce à l'approche de l'anthropologie
politique.
Deuxièmement, il y a de toute évidence dans
cette communauté un groupe à part entière appelé
les pushers, dont les membres se caractérisent par leurs
pratiques quotidiennes liées au trafic de marijuana dans un espace
public qu'ils se sont appropriés, ladite zone « de la
lumière verte » qui renferme Pusher Street. Cette pratique
illégale au Danemark fait partie intégrante de la culture de
Christiania7 car son aspect coutumier lui procure un
caractère institutionnel, reconnu comme la norme à
l'intérieur de la communauté. Fumer de la marijuana est donc l'un
des traits les plus saillants des normes si spécifiques à
Christiania, mais nos recherches antérieures8 ont
prouvé que l'aspect mercantile, l'enrichissement et la violence
liés à ce trafic provoque la désapprobation d'un autre
groupe de la communauté, appelé les activistes. Dans le
mémoire de Master 1, ces quelques éléments d'observation
ainsi que les entretiens ethnographiques nous avaient permis de travailler sur
ce profond antagonisme qui divise le groupe identifié comme celui
des pushers à celui des activistes. Ainsi, nous avions
établi qu'il existe à Christiania une relation de domination
entre ces deux groupes : les premiers n'hésitent pas à user de la
violence pour imposer leur autorité et prendre l'ascendant sur les
seconds au nom de la défense de leurs intérêts
économiques ; et les seconds dénoncent ces comportements tout en
affirmant leur statut d'established, des individus qui se
considèrent comme des christianites légitimes non pas en raison
de leur ancienneté mais parce qu'ils vivent en accord avec les principes
fondamentaux de Christiania (notamment pour ce qui relève de la
non-violence) et n'hésitent pas à stigmatiser les premiers en
leur collant une étiquette d'outsiders, soit des christianites
illégitimes9.
Pour autant, ce qui nous amène aujourd'hui à
poser la question du pouvoir dans la communauté, ce n'est pas de
reprendre stricto sensu le résultat de nos recherches
précédentes, mais l'objectif de ce second mémoire sur
Christiania est d'aller plus loin dans la réflexion sur le pouvoir dans
une institution que nous continuons à explorer et nous
révèle toujours un peu
6 CLASTRES Pierre, La société
contre l'Etat, op.cit., p.21
7 C'est à ce titre que nous pouvons dire qu'il
s'agit d'une commune déviante.
8 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit.
9 ELIAS Norbert et SCOTSON John L., Logiques de
l'exclusion, Paris, Fayard, 1997
10
plus ses secrets. La question du pouvoir dans l'institution ne
se résume pas à la simple énonciation d'un rapport de
force entre deux groupes dominants. Il nous faut donc bousculer les limites que
nous nous étions fixé l'année dernière en traitant
de la manière la plus complète possible la question du pouvoir
à Christiania.
Bien entendu, ce travail ne vient pas remettre en cause les
résultats du mémoire précédent : l'application du
paradigme de Norbert Elias sur Christiania est toujours valable et la notion de
domination est une dimension du pouvoir qu'il ne faudra pas occulter ; de
même qu'il existe toujours dans les préceptes dictés par
l'institution ainsi que dans l'organisation politique fixée par les
pères fondateurs de la communauté, une volonté
d'éviter l'émergence d'un ordre hiérarchique. Cependant,
nos récentes recherches sur le terrain nous amènent à
penser que ces résultats sont insuffisants pour avoir une idée
assez précise sur la nature du pouvoir à Christiania.
Résumer le pouvoir à un rapport de force entre deux groupes
dominants serait très réducteur, même dans les
sociétés les plus archaïques. Car les sociétés
sont complexes et il appartient au chercheur d'arriver à en desceller
les ressorts. Cette tâche n'est pas facile, même dans nos
sociétés occidentales considérées - par
ethnocentrisme - comme les plus abouties. Et cela semble d'autant plus
difficile lorsque le chercheur s'intéresse à une
société qui lui est étrangère,
considérée comme différente, ce qui à
première vue semble être le cas à Christiania, que le sens
commun qualifie de société alternative.
Retour sur les principaux éléments de
définition de l'objet
Avant d'aller plus loin, rafraîchissons-nous la
mémoire en revenant sur quelques éléments
déjà évoqués dans nos travaux
précédents, et revenons sur la définition de l'objet ainsi
que sur les raisons qui nous poussent à continuer les recherches sur
Christiania, ce qui permettra au lecteur de mieux comprendre
l'intérêt de cet objet d'étude et de saisir les logiques
d'une approche par le biais de l'anthropologie politique.
- Signification étymologique de
« Christiania »10
[U]ne petite mise au point étymologique et historique
est nécessaire pour saisir la signification de notre objet
d'étude. Avant tout, aucune allusion au christianisme ne peut être
descellée dans la signification de ce terme, il ne s'agit donc pas d'une
entité à caractère religieux. Mais il faut plutôt y
voir là un clin d'oeil historique faisant référence au
quartier
10 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé
par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op.cit., p.5
11
dans lequel Christiania est implantée : Christianshavn,
signifiant littéralement « le port de Christian », un
quartier créé sous le règne de Christian IV, roi du
Danemark (1588 - 1648). En effet, en 1639, à l'époque où
København11 cherche à asseoir sa domination
commerciale sur la mer de Nord et la mer Baltique, Christian IV envisage un
ambitieux projet consistant à créer cette nouvelle ville
marchande qu'il baptisera Christianshavn. Fortifiée et
protégée par cinq bastions, on octroie alors à ce nouveau
quartier le statut de ville indépendante, si bien que son
activité commerciale créera une concurrence rude avec
København, d'où la décision de l'intégrer à
la capitale danoise en 1674. Ainsi dès sa création, nous pouvons
nous apercevoir que d'un point de vue historique, la population vivant dans
cette partie de la ville a toujours cultivé une tendance à se
démarquer et à s'affirmer en tant que quartier tout à fait
original, en contraste saisissant avec le reste de la ville.
Deuxièmement, l'appellation « Christiania »
fut utilisée pour la première fois par un journaliste anarchiste
dénommé Jacob Ludvigsen (1947 - auj.), qui proclama le 26
septembre 1971 la création de cette « fristaden » ou
« commune libre » et publia cette proclamation une semaine plus tard,
le 2 octobre 1971, dans les colonnes de son magazine intitulé
Hovedbladet, ou « the main paper » ; un
périodique anarchiste dont la plupart de ses lecteurs étaient de
jeunes danois. Les premiers tirages de ce magazine mensuel furent
publiés le 13 décembre 1970 et connurent un franc succès
au début des années 1970. Aujourd'hui, même s'il n'a plus
été publié depuis de nombreuses années, certains
journalistes dont Jacob Ludvigsen projettent de faire renaître
Hovedbladet de ses cendres afin de le republier avant le 26 septembre
prochain, date du quarantième anniversaire de
Christiania12.
Enfin, même si la raison pour laquelle le journaliste
danois décida de baptiser cette commune libre « Christiania »
reste assez floue, d'après Allan Anarchos, journaliste participant
actuellement au projet de republication d'Hovedbladet, Jacob Ludvigsen
se serait inspiré de l'ancien nom d'Oslo, qui s'appelait «
Kristiania » quand la Norvège était encore sous domination
danoise.
Après cette petite mise au point à la fois
historique et étymologique, constatons à présent
grâce à la carte ci-contre que Christiania occupe un espace de
trente-quatre hectares situé en plein coeur de la capitale danoise.
Aujourd'hui, cette commune libre occupe l'endroit
11 La racine étymologique de
København, en français Copenhague signifie « le port de
commerce ». En effet, la capitale danoise occupe une position
stratégique sur l'Øresund, soit le couloir maritime reliant la
mer du Nord à la mer Baltique, ce qui lui a permis durant des
siècles de bâtir sa puissance économique grâce au
commerce maritime.
12 En réalité, ce délai
fixé pour le 26 septembre 2011 (date du quarantième anniversaire
de la communauté) n'a pu être tenu par ces journalistes,
aujourd'hui beaucoup plus âgés, qui expliquent avoir
rencontré des problèmes d'organisation pour pouvoir republier
Hovedbladet dans les temps.
12
exact où l'armée danoise s'était
installée au cours du XIXe siècle sur cet espace fortifié
qui, avant l'arrivée des premiers communards en 1971, s'appelait
Bådsmandsstræde Kaserne13.
Figure 1- Comme nous pouvons le voir sur cette carte,
Christiania est située en plein coeur de la ville de Copenhague.
Source : document réalisé par David Delevoye, concepteur
graphique, mars 2011.
Situation géographique de Christiania dans
Copenhague14
100 m
N
A présent, revenons sur les caractéristiques
propres à ce terrain, nécessaires pour comprendre
l'émergence d'un tel phénomène. Christiania est une
commune libre (fristaden), longtemps considérée par
l'Etat danois comme une « expérience sociale »
à laquelle les autorités ont bien voulu laisser sa chance.
Seulement, le dernier mémoire met en évidence les raisons
officieuses qui expliquent l'émergence et la pérennité
d'un tel phénomène souvent présenté comme une
utopie communautaire issue de la jeunesse danoise de l'époque.
13 Cette caserne a été
baptisée à partir du nom de la rue appelée «
Bådsmandsstræde », qui longe encore à l'heure actuelle
cet espace et qui signifie « l'allée du maître
d'équipage ».
14 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé
par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.4
13
Les années 1960 et 1970 à Copenhague furent
marquées par une importante poussée démographique due au
phénomène d'exode rural qui s'est répandu dans les plus
grandes villes d'Europe. Cette croissance démographique sans
précédents est souvent évoquée comme un tournant
dans l'évolution d'une ville comme Copenhague15. Ajoutons
à cette explosion démographique l'arrivée des enfants du
baby-boom, alors âgés d'une vingtaine d'années, ce qui
laisse supposer qu'un bon nombre d'entre eux sont « montés »
à la ville pour faire leurs études, mais n'avaient pour la
plupart pas les moyens d'assumer des loyers en hausse16. La
municipalité de Copenhague n'a pas su faire face à cette
importante demande de logements, si bien que les squats tels que celui de
Christiania ont commencé à fleurir un peu partout en ville. Cette
situation a bien évidemment frappé l'opinion publique et les
médias, qui ont rapidement désigné ce mouvement de
squatteurs sous le nom de « slumstormere »17.
Mais ces jeunes gens ne se sont pas arrêtés à la simple
occupation illégale des immeubles, puisqu'une mobilisation revendiquant
le « droit à la ville »18 a rapidement
émergé. L'atmosphère très tendue qui régnait
un peu partout dans les grandes villes d'Europe et notamment la révolte
étudiante à Paris de mai 1968, ont amené l'Etat-providence
danois à entendre ces revendications ; ce qui a probablement
encouragé le parlement à voter le 31 mai 1972 un texte
appelé « Slumstormerparagraf »19, qui
permit aux squatteurs de rester dans ces immeubles inoccupés - et pour
la plupart très délabrés - aussi longtemps que les
autorités, en accord avec les propriétaires des logements,
n'avaient pas pris la décision de les détruire.
Depuis, nombre de ces immeubles squattés furent
évacués et détruits aux quatre coins de la ville, sauf
Christiania qui occupe encore aujourd'hui un espace de trente-quatre hectares,
en lieu et place de l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde. Les
raisons qui expliquent la longévité de Christiania ont largement
été évoquées dans le mémoire
précédent, notamment dans les premier et troisième
chapitres20, mais rappelons que c'est sa singularité qui a
certainement sauvé la commune libre : on ne « vide » pas un
espace de trente-quatre hectares comme on vide un immeuble de trois
étages, tout comme il paraît assez problématique
15 Brièvement, aujourd'hui estimée
à 1.213.882 habitants, la capitale danoise ne comptait que 802.391
habitants en 1970 avant d'atteindre les 1.292.647 âmes en
197615, soit un peu plus que sa population actuelle.
16 C'est le principe de l'offre et de la demande :
s'il y a beaucoup de demandes et peu d'offres, les prix des loyers
augmentent.
17 « Slumstormere » ou «
slumstormers », qui signifie littéralement « les
révoltés des bas quartiers » ou « activistes des bas
quartiers » est un terme apparu au milieu des années 1960 et
était couramment employé au Danemark pour désigner les
squatteurs.
18 Le « droit à la ville » est
une expression qui nous renvoie aux travaux réalisés par Henri
Lefebvre (1901-1991) en 1968.
19 Données communiquées par les
archives du parlement danois (Dansk Folketing). Source :
http://www.ft.dk
20 Cf. « Chapitre 1 : un projet utopique
inscrit dans la durée » et « chapitre 3 : la
pérennité d'une organisation anarchiste en question »,
in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op. cit., p.16-40 et p.69-96
14
d'évacuer un millier de personnes que la
municipalité aurait ensuite dû reloger dans des logements qu'elle
ne pouvait offrir. L'équation n'était pas simple, et l'alternance
des gouvernements successifs21 a favorisé la mise en sursis
de cet endroit assez singulier pour lequel a été accordé
un traitement particulier. Ainsi, grâce à
l'opiniâtreté des activistes de la communauté et sous
certaines conditions, la commune libre de Christiania a été
reconnue par le parlement en tant qu' « expérience sociale
» à part entière. Mis en vigueur à partir de
1991, ce texte « confirm[ait] le droit des habitants de
Christiania d'utiliser ces immeubles ainsi que l'espace dans sa totalité
» sous réserve qu'ils « assurent un
maximum d'auto-administration à Christiania »22. Ce
dernier point sera déterminant pour la suite de ce mémoire.
Une commune aux principes
révolutionnaires
Pour expliquer l'émergence de Christiania au
début des années 1970, notre regard se tourne naturellement vers
les mouvements de révolte étudiante de la fin des années
1960. Arrivés massivement pour suivre leurs études dans la
capitale danoise, ces jeunes gens issus des classes moyennes furent
inspirés par les idéaux révolutionnaires de mai 68 qui
à l'époque se sont répandus un peu partout en Europe et
dans le monde. David F. Burg, dans son encyclopédie des mouvements
étudiants relève « une manifestation massive des
étudiants de l'Université de Copenhague au mois d'avril 1968
» qui réclamaient « plus d'influence » sur
la gestion des cours ainsi que « moins de domination exercée
par les professeurs »23 : les revendications
antiautoritaires étaient en marche. Mais Christiania n'est pas
exclusivement un phénomène né de la révolte
étudiante, c'est aussi le lieu où avaient élu domicile les
« enfants au pouvoir » (Children's power), un groupe
composé d'orphelins, de fugueurs qui se rassemblèrent à
Christiania entre 1971 et 1972. Considérant Christiania comme une sorte
de Pays imaginaire tout droit sorti d'un roman fantastique de J.M
Barrie24, différentes sources référant au
mouvement des Children's power rappellent que le mot d'ordre de ce
mouvement
21 Cf. « Annexe n°1 - Tableau chronologique
des premiers ministres danois depuis 1968 », Ibid., p.107-108
22 Données communiquées par les
archives du parlement danois (Dansk Folketing). Source :
http://www.ft.dk
23 Ces étudiants ont notamment
occupé les laboratoires de l'université, mais aucun affrontement
direct avec les autorités n'a été à
déplorer. En effet, notons que les manifestants ont
bénéficié d'une certaine écoute de la part du doyen
ainsi que des autorités. L'ouverture d'une nouvelle université
à Roskilde en 1972 à quelques kilomètres du centre-ville,
qui promouvait le développement d'un « enseignement alternatif
», plus démocratique et plus flexible, grâce auquel les
étudiants pouvaient interagir avec les enseignants sur les programmes
enseignés ; est le fruit de cette révolte qu'ont entrepris les
étudiants de Copenhague à la fin des années 1960. Cf. BURG
David F., Encyclopedia of student and youth movements, New York (NY),
Facts on file, 1998, p.55
24 BARRIE James Matthew, Peter Pan et Wendy,
Londres, Hodder & Stoughton, 1911
15
était de « dénonc[er] le
fascisme des adultes »25. Mais bon nombre de ces enfants
livrés à eux-mêmes se retrouvèrent rapidement
confrontés à la dure réalité de la rue et
tombèrent dans la délinquance, la drogue ou la prostitution.
Enfin, au milieu des étudiants en mal de logements et des fugueurs,
notons une importante concentration de jeunes gens se réclamant du
mouvement hippie, un courant de contre-culture apparu au Etats-Unis au
début des années 1960, encore très en vogue dans toute
l'Europe au début des années 1970.
Dans une Utopie, « c'est l'imagination [qui
est] au pouvoir » affirment J. Capdeveille et H.
Rey26. Or, avec ce climat ambiant de défiance
vis-à-vis de l'autorité (ressentie dans le milieu familial par
les fugueurs, dans le cadre universitaire pour les étudiants, ou plus
largement dans la société pour le mouvement hippie), tous les
éléments étaient réunis pour que les pionniers de
cette cité nouvelle créent une société d'un autre
type, qui viendrait révolutionner l'ordre de nos sociétés
traditionnelles : celui que l'anthropologue P. Clastres définit comme la
relation sociale « classique » de «
commandement-obéissance »27. C'est la recherche
d'un sentiment de liberté qu'ont cherché à assouvir les
fondateurs de cette commune alternative, où le rêve de
créer une société meilleure semblait devenu possible. Etre
libre, c'est avoir la capacité de choisir et d'agir sans restriction,
c'est pourquoi nous allons maintenant dresser la liste de trois principes
majeurs qui ont été choisis par les pionniers et procurent
à la commune libre de Christiania son caractère
révolutionnaire :
- elle a aboli la notion de propriété
privée de manière à ce que quiconque ne puisse
exercer de domination économique sur ses semblables. Dès lors, le
christianite devient simple utilisateur de la maison qu'il occupe et il
appartient à une assemblée de résidents de décider
de la répartition des logements inoccupés à
l'intérieur de leur espace de vie ;
- elle a légalisé et normalisé
la consommation de marijuana. Aucun stigmate ne sera exercé sur
celui ou celle qui consomme de l'herbe car elle fait partie intégrante
de la culture de Christiania. Tout un chacun est libre de consommer de cette
drogue considérée comme « douce », à l'inverse
des drogues dites « dures » (notamment l'héroine), qui ont
été bannies de la commune libre en 1979, lors du blocus contre
les junkies28 ;
25 CATPOH, Christiania: 1000 personnes, 300
chiens - Une commune libre, Paris, Alternatives et parallèles,
1978, p.185
26 CAPDEVEILLE Jacques, REY Henri (dir.),
Dictionnaire de mai 68, Paris, Larousse, 2008, p.438
27 CLASTRES Pierre, La société
contre l'Etat, op. cit., p.10
28 Cf. « A) Du blocus contre les junkies
» in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.25-27
16
- enfin, elle a rendu le pouvoir politique au peuple.
Les christianites vivent dans un univers social où règne
le principe d'autogestion. Cette commune est donc, en théorie,
autogérée par l'ensemble de ses membres qui tous, sans exception,
profitent d'une souveraineté plus étendue que dans la
société « classique » ; si bien que les christianites,
grâce à leurs assemblées, ont un pouvoir de décision
à la fois dans les domaines législatif, exécutif et
judiciaire à l'intérieur de leur espace.
Toutefois, B. Lacroix rappelle dans son ouvrage
consacré aux utopies communautaires issues de la révolte sociale
de mai 68 que « L'histoire vécue de toute communauté
n'est toujours, en fin de compte, que le récit de ses
désillusions »29. Tel serait selon B. Lacroix le
sens inhérent à ces utopies communautaires qui par
définition restent des chimères. Mais Christiania est toujours
là, palpable, les interactions entre christianites se jouent chaque jour
devant nos yeux et il appartient au chercheur de mettre en évidence ce
que P. Clastres qualifie de présence qu'il y aurait dans l'absence.
La question du pouvoir dans une société
supposée sans chef
Le pouvoir est une notion polysémique, chargée
de sens, que P. Braud décline selon trois angles d'approche30
:
- le pouvoir au sens « institutionnaliste
» est synonyme de « gouvernants » et renvoie
à l'idée abstraite d'Etat. Le pouvoir est alors incarné
par un chef d'Etat que l'on oppose traditionnellement aux citoyens. Or,
à Christiania l'idée serait qu'il n'y ait aucun chef, ce qui
permettrait d'éviter la concentration du pouvoir entre les mains d'un
seul, et de prémunir l'institution de la formation d'un ordre
hiérarchique ;
- le pouvoir au sens « substantialiste »
serait quant à lui perçu comme « une sorte d'essence
» dont disposeraient certains individus capables de cumuler du
capital. Cette approche de la répartition du pouvoir signifierait que
ceux qui disposent du pouvoir sont ceux qui sont capables de cumuler du capital
économique, culturel et (ou) social. Dans le cas de Christiania,
l'abrogation de la notion de propriété privée permettrait
au moins à ces individus d'éviter qu'un propriétaire
cumule du patrimoine foncier à l'intérieur de la commune et
exerce sa domination sur le reste du groupe ;
29 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai
68 : histoire sociale d'une révolte, Paris, PUF, 1981, p. 67
30 BRAUD Philippe, « Chapitre 1 - Le pouvoir
», in Sociologie politique, Paris, LGDJ, 2011
17
- Enfin, le pouvoir au sens « interactionniste
» renvoie à la définition de M. Weber qui
délaisse la notion de pouvoir ou « puissance »
(macht) jugée trop « amorphe »31,
et préfère la notion de domination (herrschaft), qu'il
définit comme « la chance de trouver des personnes
déterminables, prêtes à obéir à un ordre de
contenu déterminé »32. Penser les relations
de pouvoir nous amènerait donc à évoquer le concept de
domination qui, d'après les sociologues interactionnistes, est plus
adapté à l'analyse les rapports sociaux dans un univers social
clairement délimitable tel que Christiania. C'est la raison pour
laquelle nous serons amenés à revenir une nouvelle fois sur ce
concept33.
Nous avons dit qu'en fondant leur société
alternative, les christianites ont cherché à créer un
ordre nouveau, révolutionnaire, qui permettrait à ses membres de
s'affranchir de la conception « classique » du pouvoir de nos
sociétés occidentales, que P. Clastres définit comme la
relation sociale de « commandement-obéissance
»34. Or, si nous reprenons la citation de l'anthropologue
français, même dans une société supposée sans
chef telle que Christiania, la question du pouvoir doit être posée
et tout porte à croire que les trois sens de la notion de pouvoir dont
nous venons de dresser la liste, pourront être mis en évidence
dans cet espace politique au centre duquel se jouent des relations sociales.
La méthode employée sur le
terrain
Ce travail de recherche s'inscrit dans la continuité
de ce qui a été réalisé l'année
dernière dans le cadre du mémoire de Master 1. Il s'agit d'un
travail qualitatif, de type ethnographique réalisé sur une
période assez courte pour ce type de travail, qui demande une
présence continue et un travail intensif sur le terrain. Il m'a
été possible de rester deux mois sur le terrain entre les mois de
mars et avril 2012, une période à laquelle peuvent s'ajouter les
deux semaines passées à Christiania dans le cadre du
mémoire précédent. Durant cette période, j'ai eu la
possibilité de me rendre quotidiennement à Christiania pour
réaliser mon travail d'observation, chercher à m'intégrer
au groupe dans la mesure du possible, réaliser des
31 D'après M. Weber, la notion de pouvoir
ou « puissance » (macht) est jugée comme «
sociologiquement amorphe », c'est-à-dire qu'elle n'est pas
suffisamment précise pour être applicable à une
réalité sociale : « le pouvoir est toute chance de faire
triompher, au sein d'une relation sociale, sa propre volonté, même
contre des résistances ; peu importe sur quoi repose cette chance
». Cf. WEBER Max, Economie et société, op.
cit., p.95
32 Cf. « § 16 Puissance, domination »,
in WEBER Max, Economie et société, op.
cit., p.95
33 Cf. « C) Une relation de domination
», in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.63-68
34 CLASTRES Pierre, La société
contre l'Etat, op. cit., p.10
18
entretiens ethnographiques, collecter des documents bruts et
de données bibliographiques soit aux archives de Christiania, soit
à la Bibliothèque Royale (Det Kongelige Bibliotek) de
Copenhague.
Au terme de ces deux mois passés à Copenhague,
où j'ai pu entretenir un contact quotidien avec les christianites, dix
entretiens ethnographiques ont été réalisés avec
des personnes rencontrées par le passé (Kirsten, Morten, ou
Astérix35) avec lesquels j'ai pu approfondir les entretiens
(analyse des trajectoires) ; mais aussi avec des individus rencontrés
durant mon dernier séjour au Danemark. Tous ces entretiens sans
exception ont été mobilisés pour la réalisation de
ce mémoire, ce qui permet de baser ce travail d'analyse sur des sources
plus variées que l'année dernière, et donc de croiser
certaines données recueillies auprès des différents
enquêtés. Leur grande majorité a été
réalisée à partir de la même grille d'entretien, ce
qui facilite la comparaison des données36. Même si
chaque entretien est différent, j'ai toujours adopté la
même ligne de conduite à l'approche d'un rendez-vous avec un
christianite : me rendre à ces rendez-vous en gardant pour objectif de
réaliser des entretiens semi-directifs : laisser la personne s'exprimer
sur différents thèmes préparés dans la grille de
questions tout en évitant de s'en éloigner.
Enfin, l'échantillon de christianites
interrogés est composé d'une tranche d'âge assez
homogène (de quarante-cinq à soixante-huit ans) et la plupart de
ces individus peuvent être classés dans la catégorie des
activistes. Il s'agit d'un terrain assez complexe, où il est souvent
déconseillé de s'adresser aux individus liés au trafic de
drogue, ce qui nous impose des limites à ne pas dépasser, et
explique cette relative homogénéité des personnes
rencontrées. Toutefois, nous verrons que l'analyse des trajectoires
personnelles révèle que certains de nos enquêtés
fréquentent ou ont fréquenté ce milieu criminel, une
mobilité entre ces deux groupes antagonistes n'est pas à exclure,
ce qui nous offre donc une relative diversité de profils et cela donne
plus de profondeur à l'analyse.
Description de la problématique et des
hypothèses
Christiania est une organisation politique singulière
dont nous allons chercher à décrire les caractéristiques
à travers la question du pouvoir. Le pouvoir politique est,
d'après P. Clastres, « une nécessité
inhérente à la vie sociale »37, même
dans les sociétés les plus archaïques. Il est donc
impossible de penser la société sans le pouvoir, qu'il s'agisse
du
35 Dont les noms apparaissent dans le mémoire
de master 1.
36 Cf. « Exemple-type de la grille de questions
- Entretien ethnographique avec un christianite », p.185-186
37 CLASTRES Pierre, La société des
individus, op. cit.., p. 21
19
peuple nilote du Sud-Soudan observé par E.E
Evans-Pritchard dans les années 193038 ou de nos
sociétés occidentales considérées comme les
sociétés les plus abouties. Ainsi, dans la mesure où le
pouvoir politique est universel, notre problématique consistera
à nous demander quelle est la nature du pouvoir à Christiania
(origines et transformations)?
Ensuite, cette variable qu'est la nature pouvoir, est un
paramètre mesurable qui nous permettra de tester les trois
hypothèses que nous allons maintenant développer. Celles-ci nous
permettront de définir la trajectoire d'évolution de cette forme
politique originale, ce qui ouvrira d'autres perspectives sur la
thématique des utopies communautaires. P. Clastres a insisté sur
l'importance de savoir définir et différencier les modèles
de pouvoir politique qui varient selon le type de société que
l'on observe. Ainsi, l'anthropologue français explique qu'il faut savoir
se détacher de l'ethnocentrisme qui tend à définir toutes
les sociétés (aussi archaïques et lointaines soient elles)
à partir du même modèle de pouvoir politique qui est le
nôtre: le modèle de « commandement-obéissance
»39. Aussi, si nous considérons Christiania comme
une société alternative qui cherchait en 1971 à
s'émanciper de la société dite « classique »,
à caractère hiérarchique et autoritaire, au moyen d'une
institution qui a su se pérenniser dans le temps, quel est le
modèle de pouvoir politique à Christiania ? Les pionniers
sont-ils parvenus à forger leur propre modèle et surtout à
le maintenir jusqu'à aujourd'hui ?
Afin de traiter cette question, nous proposons trois
idéaux-types qui, à première vue, sont autant de
trajectoires envisageables pour une communauté telle que Christiania
:
? Première hypothèse :
utopie communautaire de rupture ou « commune de rupture
»40
Société « classique »
Société à contre-courant dont les membres
sont étiquetés comme déviants. Commune marginale et
isolée.
Dans le premier chapitre de son ouvrage, intitulé
L'utopie communautaire : l'expérience d'un échec, B.
Lacroix41 reprenait l'idée de R.P Droit et A. Gallien, qui
disait qu'il existe deux types de communes à caractère utopique :
les « communes de combat » orientées vers un
témoignage politique et les « communes de rupture »
qui, quant à elles,
38 EVANS-PRITCHARD Edward Evan, Les Nuer -
Description des modes de vie et des institutions politiques d'un peuple
nilote, Paris, Gallimard, 1994 [1937]
39 CLASTRES Pierre, La société
contre l'Etat, op. cit., p.10
40 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai
68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p. 20
41 Ibid., p. 20
20
prônent une rupture avec la société «
classique », dans lesquelles leurs fondateurs sont
déterminés à réinventer la vie en
société. Cette orientation radicale du projet communautaire, nous
avons essayé de l'illustrer dans le schéma ci-dessus, qui
matérialise assez bien le caractère à contre-courant de
ces sociétés. C'est certainement dans ce premier modèle
que la formation d'un nouveau type de pouvoir politique est envisageable car,
comme ces deux flèches l'indiquent, un groupe formé d'individus
ayant des velléités à créer un contre-courant
à la fois politique et culturel, est probablement le plus enclin
à s'émanciper du modèle d'origine de la
société « classique ». Par exemple, dans le cas d'une
utopie communautaire fondée dans nos sociétés
occidentales, cela peut se traduire par un retour à «
l'état embryonnaire », une société sans
Etat, un ordre anarchique caractérisé par l'absence
d'institutions et donc de règles. Ce type d'expérience
communautaire aurait donc des vertus archaïsantes et ne semble possible
que dans la mesure où ses membres décident de rompre totalement
avec la société dont ils sont issus. Toutefois, cette option
apparaît difficilement envisageable car les individus qui la composent
ont été socialisés dans leur société
d'origine, et la probabilité que des individus renoncent totalement aux
« schèmes d'actions »42 acquis par le
passé est très faible. A moins qu'il s'agisse d'une secte
totalement isolée ayant la capacité économique de vivre en
autarcie43.
? Deuxième hypothèse :
utopie communautaire de contestation politique ou « commune de combat
».
Société « classique »
Société alternative considérée
comme déviante
Cette seconde hypothèse semble plus facilement
applicable à notre objet d'étude car elle concerne les projets de
vie collective orientés vers une contestation politique. Or, nous savons
que les origines de Christiania sont liées au mouvement des squatteurs
appelé Slumstormere, qui rassemblait des jeunes gens
défendant des convictions clairement affirmées : celles du «
droit à la ville ». Très nombreux à partir de mai 68,
les « squats
42 LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts
de l'action, Paris, Armand Colin, 2001, p.130
43 A première vue, compte-tenu de la
situation géographique (située en plein coeur d'une capitale
européenne) et du caractère « ouvert » de Christiania,
dont les frontières sont constamment ouvertes à tous (sauf pour
les « bannis », nous y reviendrons), de même que Christiania
n'est pas économiquement autonome ; cette première
hypothèse paraît difficilement applicable à notre cas.
21
politiques » fleurissaient un peu partout dans
les grandes villes occidentales et entendaient créer des «
micro-communautés libertaires » dénonçant
les valeurs du « capitalisme productiviste occidental
(propriété, travail, individualisme, autorité)
»44, animé par un sentiment anti-autoritariste et
la volonté de contester l'ordre bourgeois. Se situant moins en rupture
avec la société classique que les communes à
contre-courant évoquées plus haut, ces projets de vie collective
se sont inspirés des principes autogestionnaires du « socialisme
utopique » du XIXe siècle notamment énoncé par P-J.
Proudhon, favorisant la participation active des individus à la vie
politique, et réfutant notamment l'idée de hiérarchie et
de représentativité politique. Seulement, cet équilibre,
difficile à maintenir, n'est possible qu'à la seule condition que
l'ensemble des forces qui composent le groupe parviennent à se
neutraliser, ce qui permet de conserver l'ordre établi (ce qui explique
que les deux courbes restent parallèles).
? Troisième hypothèse :
utopie communautaire soumise à un redressement vers la norme.
Société « classique »
Société alternative soumise à un
phénomène de normalisation
Cette dernière hypothèse suppose que le projet
collectif n'a pas su maintenir l'équilibre évoqué dans la
deuxième hypothèse : ce qui expliquerait que la balance du
pouvoir a penché en la faveur d'un ou plusieurs individus. L'ordre
institutionnel alternatif qui a été institué (le moyen)
n'a pas permis à l'ensemble du groupe de s'émanciper du pouvoir
politique traditionnel des sociétés occidentales, à
caractère hiérarchisé et autoritaire de type «
commandement-obéissance »45. Ainsi, la fin, qui
consistait à maintenir un espace d'autogestion, un lieu d'expression des
libertés individuelles sans hiérarchie ni violence est, et
restera un idéal inatteignable, c'est-à-dire une utopie
communautaire. Ainsi, les individus évoluant dans ce projet utopiste
peuvent aussi bien être conscients de ce dur retour à la
réalité comme ils peuvent continuer à croire, de
manière assez illusoire, que ces principes utopistes sont toujours
d'actualité.
44 « Squat » in CAPDEVEILLE Jacques, REY
Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, op. cit., p.390
45 CLASTRES Pierre, La société
contre l'Etat, op. cit., p.10
22
Ce qui différencie ces trois modèles est la
capacité qu'ont ces projets communautaires à s'écarter de
la forme de pouvoir politique caractérisant la société
traditionnelle, soit en prenant une orientation contraire qui s'expliquerait
par un rejet total de l'ordre établi dans nos sociétés,
soit par un projet alternatif développant des valeurs et des normes
différentes mais ne rompant pas totalement avec la société
traditionnelle, soit un projet de vie collective présentant des
caractéristiques similaires à la seconde hypothèse, mais
n'ayant pas su maintenir leur modèle de société originel
et tend progressivement à revenir vers la norme, c'est-à-dire
vers les règles fixées par la société
traditionnelle.
Ce retour à la norme est visible et nous pouvons
d'ores et déjà avancer l'idée que Christiania se situe
quelque part entre ces trois modèles. C'est pour cette raison que nous
allons essayer de définir la nature du pouvoir à Christiania,
à travers les deux grands axes qui suivent : la première
partie de ce mémoire sera consacrée à la
description de la forme d'organisation politique de Christiania, expliquer les
origines de cet ordre institutionnel singulier et définir la
manière dont ce système permet un partage plus équitable
du pouvoir. Puis, nous glisserons doucement de la théorie vers la
pratique puisque la seconde partie consistera à
décrire la manière dont ce système se traduit au
quotidien, aussi bien dans les rapports sociaux que dans les pratiques
institutionnelles.
23
Partie I - Une forme d'organisation politique
singulière: description d'un ordre
institutionnel censé
assurer un partage équitable du pouvoir
Comme toute institution, Christiania a une fonction : son but
est de maintenir un certain nombre de croyances et de normes, parfois
contraires à celles communément admises dans la
société « classique », de manière à
offrir à ses membres la possibilité d'agir plus
concrètement sur leur vie quotidienne. Le principe d'autogestion est
à la base de cette société alternative qui prône un
partage plus équitable du pouvoir entre ses membres. Autogérer sa
commune ne relève donc pas uniquement d'activités quotidiennes
nécessaires au maintien de l'espace public (nettoyage des rues,
ramassage des ordures, réparation du réseau d'adduction en eau,
etc.), mais l'autogestion c'est aussi et surtout la possibilité pour
tous les individus d'accéder au pouvoir politique, en prenant part aux
processus de décisions. Ce droit est garanti par l'ordre institutionnel
tel qu'il a été fixé par les pionniers de la commune
libre, et il ne peut être question de priver qui que ce soit
d'accéder à la chose publique, pourvu que celui-ci respecte le
droit de ses semblables. Tel serait l'idéal démocratique
poursuivit par les membres de cette institution dont le régime politique
repose sur l'exercice direct du pouvoir par le peuple.
Seulement, nous avons démontré dans le
mémoire précédant les contraintes liées à
l'exercice de la démocratie directe, en énonçant
l'impossibilité de pratiquer la politique du consensus dans des
assemblées qui sont supposées rassembler plusieurs centaines de
christianites46. L'idéal démocratique poursuivi par
les membres de cette institution est donc par essence inatteignable, tel est le
sens après tout d'une utopie communautaire. Mais ce qui est plus
intéressant est de décrire la forme que prend - dans la pratique
- cette organisation politique à caractère utopique, et comment
les membres de cette institution parviennent à maintenir ce
système de croyances qui repose sur des idées utopistes.
46 Cf. « C) les christianites et leurs
principes de démocratie directe : la difficulté liée
à la politique du consensus », in VASSEUR Pierre,
mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania :
monographie d'une utopie communautaire, op. cit., p.84-87
24
Chapitre 1- Principes théoriques d'une
conception idéaliste du partage du pouvoir : droits et devoirs des
christianites
Section 1- Organiser un espace
fédéré et décentralisé
Lors de nos derniers travaux de recherche, nous avions
indiqué d'emblée que contrairement aux idées
préconçues, Christiania n'est pas une, mais un conglomérat
d'innombrables petites unités communautaires inégalement
réparties dans quatorze aires locales (området). Cette
observation relevait d'abord d'une importance pratique, puisqu'elle permettait
de se repérer à l'intérieur de la commune à l'aide
d'une numérotation que nous avions ajouté dans un souci de
commodité pour le lecteur, qui pouvait se rapporter sur cette carte
dès qu'un lieu, une adresse était évoquée dans le
corps du mémoire. Seulement, ce « quadrillage administratif »
tel que nous l'avions très succinctement décrit47
relève d'une importance certaine dans la description de l'organisation
politique de cette institution et mérite que nous nous y attardions plus
longuement.
1.1 Un idéalisme politique : le principe
fédératif à Christiania
Christiania est une organisation politique orientée
vers un idéal fédératif. Cette institution définit
l'aire locale comme l'unité politique et administrative de
référence, de manière à ce que le pouvoir politique
soit plus équitablement réparti entre les individus appartenant
chacun à une aire locale. Ce système, assez stricte et
particulièrement bien organisé, a été fixé
par les pionniers qui ont forgé ce système
fédératif, celui-ci s'est institutionnalisé et
apparaît aujourd'hui comme légitime par l'ensemble des membres de
la commune qui y vivent et appliquent les règles de ce système de
manière mécanique. Car diviser et circonscrire Christiania semble
être le moyen destiné à une fin : se
prémunir de l'émergence d'un pouvoir central, qui induirait une
centralisation administrative et entraînerait inéluctablement la
formation d'une hiérarchie à Christiania.
47 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé
par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.10
Figure 2 - Christiania est un espace administrativement
découpé en quinze aires locales. En effet, contrairement à
ce qui été avancé dans le mémoire
précédent, il n'y a pas quatorze mais quinze aires locales
à Christiania. Nous avons ajouté l'aire n° 15 appelée
Prærien (« la prairie ») au bas de la carte. Nous reviendrons
sur les raisons de cet oubli dans la suite du mémoire. Source:
document réalisé par David Delevoye, graphiste, mars 2011.
Carte détaillée des [quinze] aires locales de
Christiania48
25
48 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.11
26
Cette organisation politique est vouée à se
prémunir de toute formation de hiérarchie. Nous sommes face
à une organisation fédéraliste prônant la
décentralisation et l'autogestion, de manière à faire de
ces quinze aires locales les unités politiques et administratives de
référence. Ces aires locales présentent une superficie et
des données démographiques variées49 : les
aires locales situées au Nord-Est sont les plus étendues, elles
se situent dans la partie que nous avons appelé la « campagne de
Christiania » (aires locales 9 à 14) car ce sont des zones plus
vertes et moins densément peuplées ; tandis que les aires locales
situées dans le Sud-Ouest s'apparentent plus à un «
centre-ville » (aires locales 1 à 8 dans laquelle nous incluons la
quinzième), elles correspondent à une zone plus densément
peuplée avec ses logements collectifs, et plus animé avec son
activité économique et culturelle50. Cette logique
d'organisation de la société s'inspire directement du «
contrat de fédération »51 proposé
par le philosophe français P-J Proudhon (1809-1865). Ce socialiste, qui
a beaucoup influencé la pensée anarchiste notamment pour sa
théorie sur la « liberté totale des individus
» et le rejet de l'Etat central, a longtemps défendu
l'idée qu'une société plus harmonieuse était
possible à partir d'un système d'organisation
fédératif :
« FEDERATION, du latin foedus,
génitif foederis, c'est-à-dire pacte, contrat,
traité, convention, alliance, etc. est une convention par laquelle un ou
plusieurs chefs de familles, une ou plusieurs communes, un ou plusieurs
groupements de communes ou Etats, s'obligent réciproquement et
également les uns envers les autres pour un ou plusieurs objets
particuliers, dont la charge incombe spécialement alors et exclusivement
aux délégués de la fédération
».
PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif
et de la nécessité de reconstituer le parti de la
révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.105
49 Cf. annexes n°1 et 2, p.187: «
comptes de résidents de Christiania ». En calculant le nombre de
résidents payant des impôts, nous nous apercevons que les aires
locales 9 à 14 comptent 216 christianites imposables en mars 2012,
tandis que les aires locales 1 à 8 (en y incluant la quinzième
aire locale) en rassemblent 405. Etonnamment, c'est dans la zone la plus
densément peuplée que se situe l'une des plus petites aires
locales en nombre d'habitants (Prærien, aire locale n°15), ce qui
explique en partie notre oubli lors de nos précédentes
recherches. L'aire locale la plus densément peuplée est
certainement Fabriksområdet (aire n°7) avec ses 82 christianites
imposables. Par ailleurs, soulignons que ces chiffres ne prennent pas en compte
les christianites non imposables, notamment les mineurs qui sont estimés
au nombre de 200 à Christiania.
50 Rappelons que ces activités
économiques et culturelles peuvent à la fois être
illégales et légales. En effet, contrairement aux idées
préconçues, le commerce de marijuana n'est pas l'unique, ni la
principale activité économique à Christiania. Nos
observations sur le terrain montrent que de nombreux commerces s'y sont
implantés (cafés, restaurants, épiceries, boutiques en
tous genres, ateliers, etc.). Toutes ces activités économiques
sont légales car leurs propriétaires payent des impôts et
des taxes liées à leurs activités, au même titre
qu'un commerce « normal » situé à Copenhague. Cette
normalisation des activités économiques à Christiania date
de 1989 et renvoie au processus de normalisation de Christiania
déjà observé dans le mémoire de l'année
dernière. Cf. « Phase n°3 : des années 1990 à
aujourd'hui - Résister à la normalisation » in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit.,
p.33-40
51 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution, op.cit., p.107
27
Dans le cas de Christiania, cet idéal
démocratique permettrait l'abrogation quasi-totale du pouvoir politique
centralisé et, en théorie, un meilleur équilibre des
pouvoirs grâce à une neutralisation des forces en présence.
En effet, le contrat de fédération tel qu'il est
énoncé par P-J Proudhon est, et doit demeurer «
synallagmatique et commutatif »52, c'est-à-dire
qu'il repose sur un principe d'obligation réciproque où chaque
aire locale s'engage à « donner ou à faire une chose qui
est regardée comme l'équivalent de ce qu'on lui donne et de ce
qu'on fait pour elle »53. Ainsi, le modèle
proposé semble être le meilleur moyen d'assurer un
équilibre des pouvoirs car en respectant la souveraineté des
aires voisines, une aire locale s'offre toutes les chances de «
conserve[r] toute sa liberté, sa souveraineté et son
initiative » à l'intérieur de l'espace qui lui est
réservé. L'idée de liberté n'est donc pas un vain
mot dans cet espace fédéré, et tous les membres d'une aire
locale semblent être considérés de manière
égale comme « les délégués de la
fédération ». Chaque membre d'une aire locale peut
s'exprimer au sein de son unité politique et administrative, aucune voix
ne semble peser plus que l'autre car aucun chef ne doit émerger du
groupe : « No, we've no bosses here ! », me répondit
en riant Birgitte lorsque nous lui demandions un peu naïvement s'il y
avait un chef au groupe de contact54. Cette réponse, qui
raisonnait comme une évidence, apparaît comme si les termes de
chef ou de leader ne font pas partie du vocabulaire des
christianites. Et ce principe semble d'autant plus vrai dans ces aires locales
dont l'essence même est l'absence de hiérarchie. Ainsi, à
l'intérieur de chacune de ces unités politiques et
administratives, le pouvoir politique semble détenu par tous, pourvu que
le (ou la) christianite soit âgé(e) d'au moins dix-huit ans, soit
la majorité civile à Christiania55. Les individus qui,
à travers leur appartenance à une aire locale, et l'engagement
pris lors de la signature du pacte fédératif aux origines de la
commune libre, s'engagent donc à respecter la liberté et le
pouvoir de décision d'autrui, aussi bien pour un christianite
appartenant à la même aire locale que pour celui vivant dans une
aire locale voisine.
52 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.104
53 Ibid., p.102
54 Le groupe de contact est un corps
bureaucratique destiné à défendre les
intérêts de Christiania dans les négociations avec l'Etat
danois notamment pour le rachat du terrain. Nous y reviendrons dans la
deuxième partie du mémoire.
55 Tout comme c'est le cas au Danemark, dont la
majorité civile est également de dix-huit ans. Cependant, pour
les jeunes Christianites, l'implication dans les affaires publiques ne
relève pas d'une obligation mais du consentement personnel. Ainsi, ces
jeunes gens sont la plupart du temps encouragés à y participer
mais n'y seront jamais contraints. Enfin, si un(e) christianite
âgé(e) de dix-huit ans considère qu'il (ou elle) n'est pas
encore prêt(e) ou pas assez mature, il (ou elle) pourra se joindre
l'assemblée de son aire locale après ses dix-huit ans.
28
Enfin, cette division de la commune libre en quinze
unités politiques et administratives opérée par les
pionniers de Christiania, n'est pas anodine car elle reflète la
manière dont les membres de cette institution se sont approprié
l'espace en y forgeant un système de type fédératif. Mais
quand bien même l'institution cherche à organiser la vie
quotidienne autour de l'aire locale, il faut rappeler que d'autres
unités socio-politiques de premier plan telles que la famille et la
communauté semblent influencer plus significativement le quotidien des
christianites. La famille tout d'abord, nucléaire, demeure le cercle de
socialisation de base pour une grande majorité de christianites. Puis,
nos recherches précédentes ont démontré que
derrière les aires locales se cachent un conglomérat
d'innombrables petites communautés au sens stricte du terme, à
savoir la communauté (gemeinschaft) telle qu'elle est
définie par F. Tönnies56. Par exemple, la plupart de nos
entretiens ethnographiques révèlent une importante
mobilité des christianites, capables de déménager d'une
aire locale à une autre57 sans pour autant rompre avec les
liens affectifs créés par le passé, et ne se soucient
guère de l'appartenance à telle ou telle aire locale pour
entretenir leurs relations sociales :
_ «Ok. And would you say that your close relations
are all of them living in the same local area or do you also have friends in
other areas?»
Kirsten: «I have friends
and close relationships in all the areas of Christiania. I have relations all
over because I've been here for a long time, I meet a lot of people at the
meetings, and I have a lot of different jobs. For example, I do guiding tours.
I see many people so... I don't know everyone in here but quite a lot in all
the places.»58
Ainsi, nos observations sur le terrain placeraient les aires
locales comme la troisième unité à laquelle se
réfèrent les christianites pour évoquer leur appartenance
à un groupe, l'aire locale ayant qu'une importance très relative
dans l'esprit des christianites, puisqu'elle relève d'avantage d'un
découpage administratif que d'un groupe réellement soudé
tel que nous pouvons le trouver dans le cercle familial, dans la
communauté ou même dans le cercle professionnel. L'institution
cherche donc à donner une signification particulière au
système
56 Soit, « un organisme vivant, nourri
par les échanges entre les êtres qui sont en communication
réelle et immédiate, et donc ne peut s'étendre à
l'échelle d'une nation mais se borne à un groupement de personnes
qui peuvent réellement se connaître ». Cf. N. Bond et S.
Mesure, « Présentation de l'oeuvre de F. Tönnies », p.
XXI in TÖNNIES Ferdinand, Communauté et
société : catégories fondamentales de la sociologie
pure, Paris, PUF, Paris, 2010
57 La plupart des christianites installés
dans la commune libre depuis les années 1970 (Notamment Astérix,
Ole Lykke et Felicya) ont vécu dans plusieurs endroits avant de
s'installer dans leur aire locale actuelle. « L'arche de la paix »
(Fredens Ark, aire locale n°3) étant l'un des premiers
bâtiments squattés par les pionniers, bon nombre d'entre eux y ont
fait un bref passage, avant de se disperser sur les trente-quatre hectares de
Christiania, à mesure que s'étendait la zone habitable jusque
dans les endroits les plus reculés.
58 L'exemple de Kirsten, qui vit actuellement au
« Caramel bleu » (Blå Karamel, aire locale n°10)
révèle que le travail est aussi une source de mobilité et
d'échanges entre les aires locales.
29
des aires locales, garant de l'équilibre du pouvoir
dans la commune libre. Seulement, nous avons déjà noté
qu'il existe d'autres unités socio-politiques plus importantes aux yeux
des christianites, ce qui rend difficilement imaginable que les membres d'une
même aire locale restent solidaires en toutes circonstances. En somme,
l'aire locale semble pâtir de son caractère purement administratif
et donc trop artificiel pour peser réellement sur le quotidien des
christianites. Mais les pratiques institutionnelles sont là pour
rappeler l'utilité de ces aires locales et raviver le caractère
de solidarité que doit prendre l'aire locale pour que le mode de
fonctionnement de Christiania soit viable.
1.2 Vivre de manière locale, autonome et
autogérée : description de la vie communautaire
D'après Jacques Lagroye, « L'ordre institutionnel
atteint à l'objectivité en ce qu'il est vécu
comme doté d'une force propre ; vécu et pas seulement
pensé comme tel. L'objectivation est le produit d'activités
sociales et de pratiques avant d'être une opération de
connaissance. C'est l'acceptation en pratique de l'assignation des
tâches, des savoir-faire et des routines institutionnelles qui permettent
d'`occuper un poste', et de le garder, d'`entrer dans son rôle' et d'en
tirer avantage. »59. L'appartenance à une
institution se manifeste essentiellement à travers des croyances telles
que celles que les christianites peuvent avoir par rapport à
l'idéal fédératif, mais aussi et surtout par des pratiques
qui permettent d'objectiver l'appartenance à un groupe. Or, si nous
admettons que Christiania est un ordre institutionnel cherchant à faire
de l'aire locale l'unité socio-politique de référence de
manière à répartir équitablement le pouvoir, le
regard du chercheur devrait, selon toutes vraisemblances, voir ces pratiques
institutionnalisées se dérouler devant ses yeux. Ces pratiques
institutionnalisées, ajoute J. Lagroye, sont « des pratiques
collectives autorisées - souvent valorisées - quand on appartient
à une même classe de condition d'existence
»60. Ainsi, le profane se trouvera naturellement exclu de
ces pratiques du fait de son étiquette d'étranger, ce qui donne
un caractère d'autant plus sacré à ces pratiques, qui
permettent d'objectiver l'appartenance au groupe. Ces pratiques
spécifiques à l'institution sont la plupart du temps analogues
d'une aire locale à une autre, prennent souvent un caractère
routinier que les individus exécutent mécaniquement, ce qui rend
l'exercice d'observation d'autant plus difficile. En effet, il ne rimerait
à rien que le chercheur demande directement à l'autochtone
quelles sont les pratiques
59 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et
SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, Paris, Presse de
Science Po - Dalloz, 2006, p.149
60 Ibid., p.145
30
lui permettant d'objectiver son appartenance à son aire
locale, puisque cet individu, par l'acquisition d'un « habitus
»61 spécifique, reproduit quotidiennement ces
« schèmes d'action »62 de manière
systématique ; il se trouve pris dans le jeu institutionnel à tel
point qu'il lui est impossible de les décrire avec des mots ou d'en
dresser la liste. Dès lors, l'observation de ces pratiques quotidiennes
routinisées passe par un suivi assidu de ces pratiques qui relève
du consentement du christianite, sans quoi le chercheur-profane passera
à côté de ces gestes simples qui pourtant en disent long
sur l'objectivation de l'ordre institutionnel.
Premièrement, pour avoir le meilleur angle de vue sur
ces pratiques quotidiennes, la technique de l'observation participante s'est
révélée salutaire. Cette méthode d'observation, qui
consiste à suivre un christianite acceptant notre présence dans
ses pratiques quotidiennes, nous l'avons réalisée avec Emmerik,
père de famille d'une quarantaine d'années vivant depuis de
nombreuses années à Mælkebøtten (« Le pissenlit
», aire locale n°8).
? Extrait du carnet de terrain n°2 - notes du
mercredi 5 avril 2012
Il est important de souligner dans quelles circonstances j'ai
eu l'opportunité de suivre ce christianite le temps d'une
journée. Le temps que j'ai passé avec Emmerik n'a pas
été négocié comme l'enquêteur pourrait le
faire au terme d'un entretien, mais l'approche a été bien
différente car cette journée d'observation participante
était à la fois utile pour moi, pour des raisons évidentes
de travail d'enquête sur le terrain, mais également
nécessaire pour Emmerik qui apprenait ainsi à me connaître
et à évaluer mon profil, pour voir s'il correspondait aux
attentes du CRIR63. En effet, l'objet initial de ma rencontre avec
Emmerik consistait à établir un premier contact avec le
responsable de cet organisme, dans le cadre de ma candidature pour devenir
moi-même christianite dans un futur proche64. L'adresse
d'Emmerik m'a donc été indiquée par un
intermédiaire et ma présence chez ce christianite prit un
caractère plus innocent, sans le rapport habituel
d'enquêteur-enquêté, pourtant si difficile à
éviter lorsque le chercheur intègre tout type d'institution et
dont l'étiquette de chercheur-profane lui colle à la peau.
|
|
61 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris,
Editions de minuit, 1980, p.88
62 LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts
de l'action, op.cit., p. 130
63 Christiania Researcher in Residence (CRIR), une
association créée par des christianites, et qui offre aux
chercheurs venus de l'extérieur de la communauté la
possibilité de s'installer à Christiania quelques mois.
Source: http://www.crir.net/
64 Ce qui me permettra de poursuivre mes recherches
sur Christiania.
31
La procédure habituelle lorsqu'un étudiant
sollicite le CRIR, est que celui-ci se rende préalablement auprès
de ses responsables pour qu'il présente aussi bien son projet que
lui-même. Après une longue discussion dans son bureau situé
à son domicile, je fis la connaissance de sa femme ainsi que du
voisinage à mesure que nous nous dirigions vers le logement
réservé aux « invités ». Cette petite maison
individuelle située dans la même aire locale surplombe
légèrement le domicile d'Emmerik puisqu'elle a été
conçue sur les remparts de l'ancienne caserne militaire. Dans un premier
temps, Emmerik m'avait expliqué vouloir me faire « visiter »
la maison qui deviendrait potentiellement mon domicile. Seulement, une fois
arrivés sur les lieux, mon hôte m'explique que c'est le jour de
nettoyage de printemps, qu'il doit préparer cette maison qui n'a pas
été occupée depuis plusieurs semaines pour
l'arrivée imminente d'une chercheuse. Dès lors, je laissais
tomber ma besace contenant ma grille de questions et mon dictaphone pour
participer à cette tâche. Nous nous mettons à nettoyer
cette maison de fond en comble, tout en discutant, les rires s'échangent
et cette tâche assez ingrate devient soudainement plaisante. Les heures
passent et nous terminons le travail en sortant un vieux sommier du lit que
nous remplaçons par un nouveau.
Puis Emmerik commence à m'évoquer le
système de chauffage de cette maison, il m'explique qu'il alimente
entièrement huit maisons situées dans cette petite ruelle de
Mælkebøtten, et tient à me montrer son système
dernier cri installé au sous-sol. Nous descendons l'escalier et entrons
dans cette salle où sont entreposés des dizaines de sacs de
combustibles de bois qui se présentent sous la forme de petits
granulés. Emmerik est fier de cette énorme chaudière
écologique acquise par le voisinage, dans laquelle les granulés
tombent au compte-goutte et permettent de chauffer près d'une trentaine
de christianites. Alors, il m'explique que cette machine est financée et
entretenue équitablement entre ses utilisateurs, puis il m'énonce
les règles d'entretien : chaque foyer du voisinage détient une
clef donnant l'accès à ce sous-sol. Un tableau fixé sur le
mur indique la liste des christianites devant venir chaque jour pour
vérifier, réapprovisionner, faire les relevés et
entretenir cette machine. Chaque entrée dans cette salle doit être
datée sur le tableau et chaque observation (s'il y en a) doit être
indiquée face à la colonne réservée à
l'heure de passage.
Après avoir refermé cette porte, nous devons
jeter les détritus et quelques bibelots que nous avons
débarrassés au centre de tri de Christiania. Celui-ci est commun
aux quinze aires locales car la collecte de déchets est
centralisée à Sydområdet (« L'aire du Sud », aire
locale n°1). Nous nous y rendons les mains pleines en prenant soin de bien
trier le recyclable du non recyclable avant de revenir à
Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8).
Enfin, Emmerik me dit que c'est l'heure d'aller à la laverie. Nous
récupérons les draps que nous avions retirés
32
de l'ancien sommier puis nous nous dirigeons dans le local
situé dans la petite ruelle de Mælkebøtten dans lequel
trois machines à laver sont alignées. Je retrouve le même
tableau que dans la chaufferie, ce qui permet de savoir qui a utilisé
quelle machine. Celles-ci fonctionnent de manière intensive et les
allées et venues sont constantes, il y a parfois une liste d'attente.
Les voisins se croisent et discutent, on me présente et on commence
à me parler comme-ci j'étais l'un des leurs.
Cette journée d'observation participante, qui devait
initialement ne pas en être une puisque l'objet de ma venue chez Emmerik
devait se limiter à une simple discussion, s'est très rapidement
transformée en une forme de test. Emmerik, à qui lui appartient
partiellement de prendre la décision sur mon sort65, à
décider si je suis digne de vivre parmi les habitants de
Mælkebøtten dans un avenir proche, a appris à me
connaître et à tester ma personnalité en évaluant ma
capacité à m'impliquer dans la vie quotidienne de cette petite
ruelle située à Mælkebøtten. Ce qui ressort de cette
journée passée auprès d'un christianite, est que pour
être soi-même christianite, il apparaît clairement que
l'individu entrant dans l'institution doit répondre à des
attentes et doit adopter une attitude qui consiste à accepter de
réaliser certains actes qui n'offriront pas d'avantages particuliers
pour l'individu qui les exécute, mais sera bénéfique
à l'ensemble du groupe. Seulement le profil recherché, qui
demande un certain altruisme et un esprit volontaire, n'est pas
nécessairement aussi prononcé chez l'un ou chez l'autre, ce qui
laisse supposer que le volontarisme propre aux idéaux autogestionnaires
est difficilement applicable ; qui plus est dans les aires locales rassemblant
un nombre important d'individus. Tout ceci laisse entendre que ce
système de vie en communauté demeure un idéal utopiste,
maintenu en théorie mais difficilement réalisable dans la
pratique.
Deuxièmement, nous allons essayer de démontrer
que l'esprit autogestionnaire propre à l'idéal
fédératif peut s'avérer compliqué à partir
du moment où le groupe atteint un nombre important d'individus. Pour
cela, nous allons nous appuyer sur les « journées d'action
»
65 Les règles du CRIR sont très
strictes : cette maison est uniquement réservée aux
étudiants et aux chercheurs souhaitant travailler sur Christiania. Les
sujets peuvent concerner toutes les disciplines (des arts à la science
politique). Le (ou la) candidat(e) doit dans un premier temps entrer en contact
avec le responsable du logement (en l'occurrence, Emmerik), pour que celui-ci
s'assure des intentions du (ou de la) candidat(e) avant qu'il ne réclame
une brève description écrite du projet de recherche. Celui (ou
celle) qui soumet sa demande doit indiquer la période et la durée
qu'il souhaite vivre à Christiania en justifiant les raisons de sa
présence. Ensuite, Emmerik transmet cette demande aux autres habitants
de Mælkebøtten qui doivent se réunir à la prochaine
assemblée de l'aire locale (områdemøde, sur
laquelle nous allons revenir), et doivent statuer sur cette demande et
décider à l'unanimité le (ou la) candidat(e) peut
s'installer ou non dans cette maison pour la période qui lui sera
accordée.
33
(aktionsdag)66, sortes de journées
de travail collectif fixées par l'institution à des dates
très précises, d'abord pour que les tâches communautaires
soient réalisées, mais cela rappelle par la même occasion
aux christianites leurs devoirs d'implication dans ces tâches
liées à la vie communautaire. Nous avons dit que ces individus
appartenant chacun à l'une de ces quinze petites unités
politiques et administratives, jouissent d'une plus grande liberté
d'action sur leur quotidien. Ce système leur garantirait donc plus
d'autonomie ce qui suppose que l'individu se montre responsable et volontaire
pour participer à la conduite de la vie communautaire. Cette
capacité d'action sur le quotidien se manifeste d'abord, nous l'avons
décrit, à travers des actes de coopération qui impliquent
un partage des tâches et un échange de services très
concrets entre les membres d'une même aire locale. Mais, la
réalisation de ces tâches communautaires peut également
prendre un caractère plus officiel à travers ces appels à
la « journée d'action » (aktionsdag).
Lors de notre présence sur le terrain aux mois de mars
et avril, nous avons observé durant cette période que la plupart
des aires locales préparent individuellement des « journées
d'action » (aktionsdag) visant à nettoyer et
préparer les jardins, sentiers et parties commune pour l'arrivée
du printemps. Par ailleurs, il semble que ce travail collectif peut amener
l'ensemble des quinze aires locales à unir conjointement leurs forces
pour réaliser ce travail d'intérêt général :
l'appel à la « journée d'action » des 14 et 15 avril
2012 publié la veille dans le journal de Christiania, constitue un bon
exemple67. Cependant, quand bien même « La
fédération [...] exclut l'idée de contrainte
»68, force est de constater que si des appels à la
mobilisation pour une journée fixée par l'institution sont
communiqués dans UGESPEJLET (« le miroir de la semaine
», l'hebdomadaire de la commune) de manière très
régulière, c'est que l'institution a besoin de faire ces appels
si elle veut que le travail soit fait.
Cela ne veut pas dire que les christianites sont
corvéables, auquel cas nous pourrions comparer Christiania à un
royaume morcelé en un système féodal où chaque aire
locale serait une seigneurie dominée par un seigneur châtelain
pouvant convoquer à son gré tous ses sujets. De même que
les christianites ne sont pas plus mobilisés pour du travail
forcé comme ce fut le cas dans les goulags69 de
l'union Soviétique des années 1930. Mais la conception du travail
collectif à Christiania qui, sans verser dans le collectivisme,
rapprocherait irrémédiablement la
66 Cf. annexe n°3, p.188-189 : « appel
à une `journée d'action' (aktionsdag) »
67 Cf. annexe n°3, p.188-189: « appel
à une `journée d'action' (aktionsdag) »
68 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.127
69 Le raccourci est souvent fait entre les
principes de vie collective institués à Christiania et le
modèle communiste. Pourtant, à mesure que nous décrivons
son organisation politique, il semble que le modèle proposé par
cette institution s'en éloigne.
34
commune libre d'un modèle communiste70,
respecte les libertés individuelles et rejette l'idée de
contrainte si bien que le choix de participer ou non à ces «
journées d'action » est libre, ce qui rapproche Christiania d'une
forme d'anarchisme assez libérale.
Enfin, il serait inapproprié d'achever cette
sous-partie réservée à la description de l'organisation de
la vie collective à travers le prisme des théories de P-J
Proudhon sans évoquer l'idée de « mutuellisme social
» qui repose sur un principe similaire d'« échange
égalitaire et librement consenti »71. Dans
l'absolu, ce mutuellisme social caractérisé par une
souplesse dans l'organisation du travail dans le cadre des associations
ouvrières du XIXe siècle, semble pouvoir s'appliquer à
notre objet. En effet, le philosophe socialiste démontre qu'une vaste
réforme économique est possible en tournant le dos au capitalisme
au profit de ce système qui permet aux associations économiques
tout comme aux individus72 de « développer ses
actions sur le soutien mutuel entre tous les membres associés
». Ainsi, ce mutuellisme social semble correspondre à
la conception du travail collectif que nous avons observé à
Christiania, qui s'incarne notamment à travers des pratiques
institutionnalisées telles que ces « journées d'action
».
En somme, nous constatons que l'idéal
fédératif, principe fondamental de cette petite organisation
politique, a une incidence directe sur la manière dont s'organise la vie
quotidienne. Nous retrouvons dans cette commune libre issue de la fin des
années 1960, le contrat fédératif, ainsi qu'une
forme de mutuellisme tel que les décrit le philosophe du XIXe
siècle, ce qui prouve une fois encore toute l'influence des
théories de P-J Proudhon sur nos contemporains. Cette analyse de l'ordre
institutionnel de Christiania à travers des exemples concrets de la vie
quotidienne montre tout le poids de cet idéal d'autogestion initialement
insufflé par les pionniers de la communauté, qui est aujourd'hui
encore poursuivi par les habitants de cette commune utopiste.
Section 2- Contester l'ordre bourgeois et
autoritaire
D'après J. Capdevielle et H. Rey, l'autogestion ou
« auto-organisation » de P-J Proudhon telle qu'elle a
été réinterprétée par les esprits
révolutionnaires de la fin des années 1960 était
considérée comme le meilleur moyen de contester l'ordre bourgeois
et
70 Ce qui réfuterait notre approche des
principes fondateurs de Christiania à travers les travaux de P-J
Proudhon.
71 NAY Olivier, Histoire des idées
politiques, Paris, Arman Colin, 2007, p.414
72 Ce qui nous permet de rapprocher cette doctrine
habituellement appliquée aux unités productrices de biens
économiques à notre cas, Christiania, dans lequel le travail qui
y est effectué n'est pas destiné à créer des
richesses mais seulement à agir pour le bien de tous.
35
« s'affranchir du joug du capitalisme
»73. Ce système d'organisation de la
société rendrait inutile toute forme de pouvoir politique unique
et centralisé, puisque l'action autonome tend à déplacer
le pouvoir politique du haut vers la bas, soit à le redistribuer
à la plèbe de manière équitable par le biais des
unités politiques et administratives (ici les aires locales), ce qui
prémunit la fédération (ici Christiania) de voir
émerger toute forme d'autorité et de hiérarchie qui
amèneraient cette organisation sociale à la « tyrannie
»74. Or, si à Christiania l'autorité
légale est celle du peuple, tentons à présent de
comprendre les ressorts de cette institution qui prône l'autogestion
politique.
2.1 Les assemblées des aires locales : lieu
d'expression des individus
Participer activement à la conduite de la vie
communautaire ne se résume pas uniquement à l'exécution de
tâches nécessaires au maintien de la propreté et à
l'entretien des immeubles ou des parties communes. Ces pratiques, faisant
certainement partie des devoirs des christianites, s'accompagnent de droits
à participer à la vie démocratique de manière
beaucoup plus intense que dans la société « classique
». Or, l'exercice de la démocratie à Christiania repose
avant tout sur les assemblées des aires locales
(områdemøde). Ces assemblées souveraines sont
l'outil permettant la prise de décision par le peuple, qui jouit de ses
droits d'autogestion politique. Celles-ci sont exclusivement
réservées aux habitants de l'aire locale et aucun étranger
n'y est admis, ce qui risquerait d'influencer et d'altérer la
souveraineté de l'aire locale75. Au nombre de quinze, ces
assemblées sont convocables par l'ensemble des membres d'une aire
locale, sans exception76, dès que cela est jugé
nécessaire par le christianite sollicitant ce rassemblement. Cependant,
notre collecte des affiches sur les murs dans la plupart des aires
locales77 qui invitent ces habitants à se rendre aux
assemblées de leurs aires locales respectives, montrent que la tenue
mensuelle de ces assemblées s'est rationnalisée à
l'échelle de la communauté dans sa totalité. En effet,
c'est probablement dans
73 CAPDEVIELLE Jacques, REY Henri (dir.),
Dictionnaire de mai 68, Paris, Larousse, 2008, p.339
74 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution [1863], Paris, Romillat, 1999, p.86
75 Le chercheur-profane s'en trouve
automatiquement exclut et doit s'en remettre aux témoignages recueillis
lors des entretiens ethnographiques et des programmes figurant sur les affiches
collées dans les rues.
76 Hormis les christianites âgés de
moins de dix-huit ans, qui est l'âge requis à Christiania pour
participer aux affaires publiques de la commune.
77 Les nombreuses affiches collectées sur
le terrain, annonçant la tenue imminente de ces assemblées ont la
particularité de se dérouler séparément dans les
aires locales respectives, mais le même jour à la même
heure. Le lecteur trouvera en annexes trois de ces affiches
sélectionnées parmi un nombre important recueilli sur le terrain.
Ces trois assemblées qui concernaient Psyak (aire locale n°2),
Mælkebøtten (aire locale n°8) et Nordområdet
(aire locale n°9), ainsi que dans les autres aires locales, se sont
toutes tenues le 20 mars 2012 à 20h.Cf. annexes n°4,5 et 6,
p.190-192.
36
un souci de coordination que l'institution78 invite
les habitants de ces quinze aires locales à se réunir le
même jour. Dès les origines de la commune, cette pratique de la
politique à échelon local fut instituée. Elles se
distinguent de l'assemblée générale (AG) telle que nous la
connaissons notamment dans le milieu universitaire depuis mai 68, puisque la
pratique du vote y est - normalement - bannie. Seulement, nous avons
déjà pu observer que dans la pratique, les christianites avaient
souvent recours au vote à main levée, tant l'aboutissement
à un consensus entre tous les christianites était
difficile79.
Dans l'idéal, ces assemblées des aires locales
sont souveraines dans la programmation de thèmes qui y seront
abordés et il appartient à chacun de suggérer quelles
questions devront y être abordées. Brièvement, nous voyons
sur ces affiches que des questions liées à l'économie,
à la gestion des bâtiments, puis des questions relevant de la
solidarité communautaire, avec le « loyer social » (social
brugsleje) destiné à venir en aide aux foyers en
difficulté. Plus loin, des questions plus personnalisées sont
abordées : que faire de « la chambre de Niels » à
Psyak, qu'en est-il de la « maison de glace bleue » à
Nordområdet, ou encore « l'atelier de `Tatas' »
à Mælkebøtten. Car l'absence de propriété
privée donne à ces aires locales toutes latitudes pour
décider de l'attribution de tel logement ou de tel atelier, dès
lors qu'un christianite quitte la maison qu'il utilise. De même que,
comme nous avons pu le voir avec l'exemple du Christiania Researcher In
Residence (CRIR) à Mælkebøtten, il appartient à
cette assemblée de décider à l'unanimité de
l'installation d'un nouvel arrivant dans l'aire locale.
Absolument tout semble être mis en oeuvre pour que ces
assemblées soient le lieu d'expression des individus, et de la libre
prise de parole. C'est assurément à cette échelle que les
avantages de contrat fédératif se font le plus sentir, puisque ce
morcellement administratif implique une répartition des individus dans
les aires locales, ce qui réduit le nombre de christianites lors des
assemblées, et facilite à n'en pas douter la libre expression des
individus, facilite le débat et l'exercice de la démocratie
directe. En théorie, n'importe quel christianite peut intervenir
directement sur les décisions dans la petite unité locale dans
laquelle il vit. J-M Traimond, qui a vécu l'expérience de
Christiania, raconte dans son ouvrage s'être installé à
Norddyssen (« Le tumulus-Nord », aire locale n°12) avec son ami
Minos au début des années
78 Sur lequel nous reviendrons dans le chapitre 2
- Adaptation de ces principes théoriques à la pratique : assurer
la subsistance du modèle de société interne face aux
contraintes externes
79 Cf. « B. Les christianites et le principe
de démocratie directe : la difficulté de la politique du
consensus » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.84-87
37
198080, il évoque toute la difficulté
qu'il a eu à se fondre dans une aire locale et qui, à force
d'opiniâtreté, a finalement pu s'installer dans une roulotte.
Devenu Christianite, il a donc pu participer aux assemblées de son aire
locale et constitue une source nous permettant de savoir ce qu'il s'y passe
réellement.
D'une part, l'auteur français nous rapporte
l'existence d'un « modérateur »81 dont la
tâche est de s'assurer que les temps de paroles sont bien répartis
durant le débat. Désigné sur la base du volontariat, ce
christianite se voit attribuer la lourde responsabilité de s'assurer
qu'aucun christianite ne cherche à prendre le dessus ; une tâche
quasi-impossible en raison de « l'insubordination » ambiante et
surtout de la présence de deux groupes antagonistes : les activistes et
les pushers. Déjà évoqué dans le
précédent mémoire82, le récit de J-M
Traimond vient confirmer ce que nous avions trouvé sur le terrain :
à savoir, que le groupe des pushers et des activistes en
viennent à influencer et à monopoliser le débat au
dépend des autres christianites qui voient le respect de leur libre
expression bafoué, voir totalement réduit à néant.
D'autre part, l'accaparement du débat par ces groupes dominants provoque
la désertion de ces assemblées par les groupes dominés
qui, lassés par cette monopolisation du débat, renoncent de
manière plus ou moins consciente à leurs pouvoirs de
décision et laissent les arènes du pouvoir aux deux groupes
dominants qui peuvent s'y affronter sans que personne ne s'y oppose. Afin
d'illustrer nos propos, citons l'exemple de Kirsten, une femme polyvalente, qui
est aussi représentante du groupe de contact (Kontaktgruppen),
très impliquée dans la vie communautaire en général
et plus encore dans son aire locale de Blå Karamel (« Le caramel
bleu », aire locale n°10) :
_ «Mais vous avez combien d'habitants au Caramel bleu
?»83
Kirsten : «On est plus que vingt mais
il n'y a pas tout le monde qui vient au meeting.»
_«Ok, cinquante pourcent ?»
Kirsten : «Oui, dix c'est d'habitude.
Quinze c'est déjà beaucoup.»
_ «Et c'est toujours les mêmes ?»
Kirsten : «Plus ou moins. Mais
ça dépend aussi beaucoup du sujet.»
80 « S'installer », in TRAIMOND
Jean-Manuel, Récits de Christiania, Lyon, ateliers de
création libertaire, 1994, p.107
81 Ibid., p.100
82 Cf. « B. Les christianites et le principe
de démocratie directe : la difficulté de la politique du
consensus » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.84-87
83 Cette partie de l'entretien avec Kirsten a
été réalisée en français. Un langue qu'elle
maîtrise depuis qu'elle a été durant sa jeunesse fille au
pair à Paris.
38
Kirsten vit dans une petite aire locale, très
retirée qui souffre parfois de cette mise à l'écart et
certains de ses membres, tels que Kirsten, militent pour que les habitants de
Blå Karamel se réapproprient leurs droits démocratiques et
l'investissement dont Kirsten fait preuve fait exception et a été
évoqué dans l'entretien réalisé avec Hulda, et
n'est pas forcément compris par cette autre membre du groupe de contact
(Kontaktgruppen)84:
Hulda: «So, we haven't got any
`aims' in the local areas, Kirsten... (She sighs) She lives in a local area
[Den Blå Karamel] which feels a little bit abandoned because houses have
been threatened to be torn down by the engineers.»
_ «Yeah, but that's not what I meant. I had the
feeling that maybe you support people, try to get them participating in the
common political life, you know?»
Hulda: «It's not my job to do
that.»
Pourtant membre du même groupe de contact et ayant la
même fonction dans leurs aires locales respectives, Kirsten et Hulda ont
deux conceptions différentes du rôle qu'elles occupent à
Christiania : Kirsten a pleinement conscience de la gravité du
renoncement à s'impliquer aux affaires publiques par une frange
importante de la population et tente de sensibiliser et de mobiliser les autres
christianites vivant dans son aire locale. Pour Hulda, militer pour
l'implication de son voisinage dans les affaires publiques ne fait pas partie
de sa tâche et elle ne semble pas trouver l'intérêt de se
lancer dans ce type de combat perdu d'avance.
En somme, la vision idéaliste des pionniers de
Christiania voudrait que cet univers dénué de hiérarchie
soit possible grâce au principe d'organisation politique
caractérisé par ces quinze unités politiques et
administratives. En effet, cette organisation serait le moyen permettant
d'assurer la répartition égalitaire des pouvoirs dans l'ensemble
de la communauté. Ainsi, la capacité d'autogestion de l'individu
ne se limiterait pas uniquement à la participation aux tâches
communes, mais relèverait également d'un sens aigu des
responsabilités pour la conduite des affaires communes. Il est
évident que l'absence d'élus, qui s'explique par le rejet de la
représentativité, induit une responsabilité politique plus
grande pour l'ensemble des christianites. Cependant, comme nous avons
commencé à le voir, il y a dans ces assemblées des aires
locales un accaparement du débat par deux groupes dominants, ce qui
conduit les membres des groupes dominés à renoncer à leurs
droits démocratiques.
84 Nous reviendrons sur le rôle-clef que joue
le groupe de contact dans la question du pouvoir à Christiania.
39
Il est important de rappeler que le pouvoir de décision
d'un ou plusieurs christianites ne doit pas entraver ou contraindre la
capacité de décision de quiconque. Or, il semblerait que c'est
tout le contraire qui se produit, et nous allons maintenant essayer de voir
plus en détails les limites et les risques liés à la
manière dont l'institution prône l'exercice du pouvoir.
2.2 La démocratie directe : les limites et les
risques liés à l'exercice direct du pouvoir par le peuple
Dans nos travaux antérieurs sur Christiania, nous
évoquions les failles de ce système décisionnel à
travers son application aussi bien dans les assemblées d'aires locales
(områdemøde), que dans les assemblées communes
(fællesmøde) de Christiania85. Cette
première approche décrivant Christiania et ses institutions nous
avait permis de mettre en évidence le caractère utopiste d'une
telle entreprise politique et notre analyse était fondée sur deux
idées directrices : d'une part, la contrainte du nombre peut
s'avérer très problématique puisque le groupe
étendu se retrouve incapable de trouver un consensus, ce qui paralyse la
prise de décision politique. D'autre part, la présence dans ces
assemblées de deux groupes rivaux que sont les activistes et les
pushers instaure un climat de tension et parfois de peur lors de ces
assemblées, si bien que la liberté d'expression s'en trouve
bafouée et la machine démocratique de Christiania enrayée.
Cette approche, qui nous avait notamment permis de corroborer l'idée
qu'il existe à Christiania une relation de domination entre deux groupes
majoritaires, apparaît aujourd'hui incomplète. La question du
pouvoir à Christiania ne se limite pas à cette relation de
domination entre deux groupes ; et il y a dans les rouages de l'exercice
démocratique à Christiania d'autres paramètres liés
à la question de pouvoir. Commençons par citer une nouvelle fois
P-J Proudhon :
« Comme variété au régime
libéral, j'ai signalé l'ANARCHIE ou gouvernement de chacun pour
soi-même, en anglais, self-government. L'expression du
gouvernement anarchique impliquant une sorte de contradiction, la chose semble
impossible et l'idée absurde. Il n'y a pourtant à reprendre ici
que la langue : la notion d'anarchie, en politique, est tout aussi rationnelle
et positive qu'aucune autre. Elle consiste en ce que, les fonctions politiques
étant ramenées aux fonctions industrielles, l'ordre social
résulterait du seul fait des transactions et des échanges. Chacun
alors pourrait se dire autocrate de lui-même, ce qui est l'extrême
inverse de l'absolutisme monarchique. »
PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe fédératif
et de la nécessité de reconstituer le parti de la
révolution, op. cit., p.54
85 Cf. « B. Les christianites et le principe
de démocratie directe : la difficulté de la politique du
consensus » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.84-87
40
Mais P-J Proudhon n'en demeure pas moins lucide en affirmant
que l'anarchie tout comme la démocratie sont « condamnés
à rester à l'état de desiderata perpétuels
»86. Même le fédéraliste Proudhon, qui
a pourtant inspiré les mouvements anarchistes, reconnais que le
self-government au sens le plus pur demeura un idéal
inatteignable. Dès lors, une première question nous amène
à nous demander comment les christianites peuvent-ils continuer à
croire et donc à adhérer à cette conception
idéaliste du pouvoir ?
Afin de répondre à cette question qui met en
cause les limites de cet idéal démocratique, focalisons-nous sur
un exemple concret, qui à lui seul peut apporter un
élément de réponse. J. Lagroye définissait
l'institution comme un espace de croyances dans lequel les individus
réalisent des pratiques qui permettent d'objectiver, et donc de
réactiver ces croyances et renforce par la même occasion leur
sentiment d'appartenance à l'institution. Or, il semble que la plupart
des christianites ont conscience du caractère utopiste de leur
système démocratique, mais ont la conviction que d'essayer
coûte que coûte d'atteindre cet idéal est la meilleure
solution. Penchons-nous sur le cas de Lars « Joker », quarante-sept
ans, marié, un enfant, dont la définition de la démocratie
est très proche des idées avancées par P-J Proudhon
dès le XIXe siècle :
Joker: «anarchy in my opinion is
just respect for the individual and the core of the modern democracy is the
individual. I mean, in the good old days, there was only one untouchable guy
that was the king! Today, every human being is untouchable.
Yeah?»
Nous retrouvons dans sa définition de l'anarchie au
sens de self-government, l'idée d'autocratie et la
volonté de placer l'individu au centre du pouvoir politique, qui selon
lui, est l'exact opposé de la monarchie absolue et du pouvoir d'un seul
incarné par le roi. Un peu plus loin dans l'entretien, « Joker
» précise sa pensée :
Joker: «It was the same thing I
hoped [direct democracy]. Hundred years ago, when people started to dream of
democracy, democracy is just a stupid idea!»
«Yeah. you mean it seems like an ideal which is
untouchable.»
Joker: «That's a stupid idea, come on!
I mean, we have arguments for democracy, they are funny, and they are really
funny! But they use the same arguments today! Every time it's the same lousy
arguments! Try to apply them on democracy, and you could see how stupid it is.
_ Ok. Then, from your point of view, moving in Christiania was the best
solution.»
Joker: «I think that the principles
of Christiania are the truth principles of tomorrow's democracy,
so I don't really give a shit. I mean, I know for sure that I am in
the middle of an important process. And that's enough for me.»
86 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution, op. cit., p.55
41
_ «Ok, then from your point of view you got the best
position in our society?»
Joker: «Yes-yes! Yes, I couldn't find
any place on earth that could be better than here.»
L'arrivée de « Joker » à Christiania
en 1989 semble avoir été, selon lui, quelque chose de très
réfléchi. Pour lui, le système démocratique
proposé par Christiania est la meilleure solution possible, celui qui
s'approche le plus de l'idéal inatteignable qu'est la démocratie.
En effet, « Joker » a conscience que la démocratie est, dans
l'absolu, tout simplement impossible à appliquer, mais arrive à
se persuader que de vivre à Christiania lui permet de vivre dans un
environnement où l'accès de l'individu à la chose publique
est la plus étendue. De plus, « Joker » est persuadé
que l'expérience communautaire de Christiania est très
importante, et que son système politique constitue un exemple que toutes
les sociétés devraient suivre. Enfin, tout comme P-J Proudhon le
pensait à propos du système fédératif, le
self-government serait pour « Joker » l'aboutissement d'un
long processus de démocratisation et la commune libre de Christiania
incarnerait le modèle à suivre pour que toutes les
sociétés parviennent à s'approcher au maximum de
l'idéal démocratique.
Ce témoignage, illustre assez bien le système
de croyance dans lequel s'insère l'individu lorsqu'il adhère
à une institution. C'est lorsque nous sommes confrontés à
ce type de discours que nous pouvons ressentir toute la force de l'institution
sur les institués. Malgré ses limites évidentes, Lars
« Joker » a trouvé en Christiania des vertus
quasi-prophétiques venant renforcer sa volonté de vivre cette
expérience alternative, de la soutenir et de la transmettre aux autres.
Toutefois, d'autres témoignages tels que celui qui va suivre montrent
que d'autres christianites ont conscience que le système
démocratique proposé par l'institution n'est pas infaillible, et
que l'exercice du pouvoir par le peuple présente des risques pouvant
mettre en péril l'idéal démocratique poursuivit et par la
même occasion l'ordre institutionnel de Christiania.
Pour cela, rapportons-nous à l'entretien
réalisé avec Morten, cinquante-quatre ans, célibataire,
trois enfants. Pour cet homme arrivé à Christiania en 1974, et
qui réside actuellement à Syddyssen (« Le
tumulus-Sud », aire locale n°14), l'exercice de la démocratie
directe a ses failles et peut présenter des risques. Cette nouvelle
approche n'est pas sans rappeler la théorie élitiste de R.
Michels (1876-1936)87 et des risques liés à la
détention du
87 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai
sur les tendances oligarchiques des démocraties, Bruxelles,
éditions de l'Université de Bruxelles, 2009 [1911]
42
pouvoir par la masse, que nous évoquions dans le
mémoire précédent88. Mais ce retour en
arrière n'est pas anodin, puisque nous retrouvons dans le discours de
Morten l'idée que, malgré la volonté affichée de
répartir le pouvoir de manière équitable entre tous les
membres d'une même aire locale, le pouvoir tend naturellement à se
concentrer entre le mains d'un petit groupe. En témoigne la
séparation du Dyssen (« Le tumulus ») en trois aires locales
(aujourd'hui divisé en trois aire locales bien distinctes : le Nord, le
milieu et le Sud) au début des années 1980:
_ «Ok-ok. And last time you talked about the
tensions that you sometimes had during the local meetings because, you said
that before Dyssen was only one area, and then you split up into three
parts...»
Morten: «Yeah-yeah. I told you, it
was because they made this road and we thought that we could find a better way
of using the money in the local area, so we just divided it to have our own...
You know, the money that we pay in this area, we could administrate ourselves,
instead of some people out in the North.»
De prime abord, le discours de Morten révèle
que l'objet de la séparation de Dyssen89 en
trois aire locales s'explique par une querelle liée à
l'investissement que voulaient faire les habitants du Nord de Dyssen dans une
route goudronnée qui leur permettait d'assainir, mais aussi de faciliter
l'accès des véhicules jusqu'au pied de leurs portes. Pour cela,
les habitants du Nord de Dyssen devaient, comme le veulent les principes mis en
vigueur par Christiania, convaincre les habitants du milieu et du Sud de Dyssen
de l'utilité d'utiliser l'argent de la caisse commune de l'aire locale
pour cet investissement qui devait faciliter la vie de tous les habitants de
Dyssen. Cependant, comme nous le verrons dans la dernière section de ce
chapitre, la circulation automobile est interdite à l'intérieur
de Christiania et les habitants du milieu et du Sud ne voyaient pas
l'utilité d'investir dans cette route. La suite du témoignage
montre comment les habitants du Nord ont tenté de forcer la
décision en contournant les principes démocratiques fondés
sur le consensus:
_ «But, did you show up at that meeting?»
Morten: «No-no.»
_ «So, they just decided that without your
agreement.»
88 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé
par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.84-85
89 Avant les années 1980, Dyssen (« Le
tumulus »), soit la zone située sur la berge Est du lac de
Christiania, ne formait qu'une seule et même aire locale. Par ailleurs,
si nous recoupons ce qu'avance Morten avec les récits de J-M Traimond,
tout porte à croire que l'auteur s'est installé avec son ami
Minos à Norddyssen, peu de temps après la
séparation de Dyssen.
43
Morten: «It is sometimes like that
you know: if a small group of people want something, they call a meeting with a
very short notice, and then they decide only themselves. Only themselves go to
the meeting, so they can make a decision in a small group of people because
they are very strongly represented at the meeting!»
_ «So, it's very unfair! I mean, the basic ideal of
Christiania is `you should wait for everybody before making any decision',
that's the consensus!»
Morten: «Yeah-yeah. And sometimes we
had also meetings that took a very long time, some people left the meeting
maybe because they were tired, and those people who wanted to make a decision
they just stayed long enough to make the decision when almost everybody have
left. _ Ok, they just hide it, that's not really fair.»
Morten: «That's the way you get around
the consensus democracy.»
Ainsi, ce coup de force qu'ont tenté de
réaliser un petit groupe de résidents du Nord de Dyssen a
amené les habitants de la berge Est du lac à se séparer en
trois aires locales distinctes. Ici, le contrat fédératif n'a pas
été respecté par ce petit groupe d'individus qui s'est
saisi du pouvoir aux dépens des autres membres de cette vaste aire
locale. Cet exemple prouve encore une fois à quel point la politique du
consensus est difficilement applicable, qui plus est dans une aire locale
rassemblant un nombre important d'individus. Après cette scission,
Norddyssen est devenue souveraine et la route goudronnée a pu être
tracée dans les limites de leur aire locale90. L'exemple de
cet accaparement du pouvoir par les habitants du Nord de Dyssen au début
des années 1980 est l'un des effets secondaires du
fédéralisme que P-J Proudhon appel « esprit de
localité » ou « intérêts de clocher
»91. Cette logique qui amène les membres d'une
même aire locale à défendre leurs intérêts
locaux (tel que goudronner une route) paraît assez logique, et ce type de
situation est amené à se répéter aussi longtemps
que l'organisation de Christiania reposera sur le contrat
fédératif.
Pour résumer, le dernier exemple cité vient
corroborer l'idée développée par les auteurs
élitistes, tels que R. Michels pour ne citer que lui,
c'est-à-dire que mettre le pouvoir entre le mains du peuple peut, au
même titre qu'un régime de monarchie absolue, tendre à la
« tyrannie »92 : si chacun est autocrate,
l'exercice du pouvoir notamment dans un petit groupe peut rapidement tomber
dans l'excès et l'abus de pouvoir. Cet idéal démocratique
est donc imparfait, comme le soulignait Lars « Joker » qui,
malgré sa conviction que le modèle démocratique
proposé par Christiania est le « meilleur », ou plutôt
le moins mauvais, il n'en demeure pas moins un idéal utopiste,
présentant des failles ainsi que des risques qui lui sont
90 Cf. annexe n°7, p.193: « la route
goudronnée de Norddyssen »
91 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution, op.cit., p.141 et 144
92 Ibid., p.86
44
propres. Mais afin de limiter tous débordements et de
réguler la vie sociale, Christiania s'est également dotée
d'un certain nombre de normes communautaires, qui se sont
institutionnalisées et semble aujourd'hui appliquée par les
membres des quinze aire locales de Christiania.
Section 3- Règles de la vie quotidienne chez
les déviants
D'après J. Lagroye, « l'institution peut
être vue comme un système d'attentes réciproques dont la
stabilité est garantie par des règles et des
règlements, ou par des dispositifs de repérage et de
classement »93. C'est à ce premier facteur de
stabilité que nous allons nous intéresser ici, puisque nous
allons dans ce premier temps nous pencher particulièrement sur les
règles écrites et non écrites qui se sont
institutionnalisées à Christiania, puis nous reviendrons dans le
deuxième grand axe de ce mémoire au deuxième facteur qui
nous permettra de traiter la question du positionnement de l'individu dans
l'institution94.
3.1 Produire des règles écrites pour
qu'elles soient respectées ?
Christiania est une institution défendant un certain
nombre de valeurs qui lui sont propres : notamment l'abolition de la
propriété privée, la légalisation et la libre
consommation de marijuana ou encore le rejet de l'idée de
hiérarchie entre les individus. Des valeurs contraires aux principes de
la plupart des sociétés « classiques », ce qui vaut
à Christiania ses vertus alternatives pour les observateurs les plus
modérés, ou l'étiquette de groupe déviant pour les
plus critiques. Cependant, nous savons que derrière cette image
biaisée se cache un système de normes très
précises, supposées maintenir l'ordre à l'intérieur
de la communauté95. Brièvement, rappelons qu'il existe
à Christiania une loi commune qui apparaît très peu
contraignante, à laquelle s'ajoutent neuf injonctions96.
Celles-ci sont présentées comme l'émanation de la
volonté générale qui traduit certaines valeurs
défendues par les membres de cette communauté : le rejet de la
violence et des armes, des drogues dures, le respect du bien d'autrui, ou
encore le refus de voir la circulation automobile envahir leur milieu.
Ce qui nous amène à évoquer les normes
communautaires, ce n'est pas leur simple description mais avant tout la
manière dont elles sont produites. D'après H. Becker, «
les
93 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et
SAWICKI Frédéric, Sociologie politique, op. cit.,
p.141
94 Pour cela, se rapporter à la partie II,
Chapitre 1, « Section 2 - Distribution des rôles », p.105
95 Cf. « C. Les normes d'un groupe
déviant : la « loi commune de Christiania » in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op.
cit., p. 53-55
96 Cf. annexe n°8, p.194 : « la loi commune
de Christiania et ses neuf injonctions »
45
normes sont le produit de l'initiative de certains
individus, et nous pouvons considérer ceux qui prennent de telles
initiatives comme des entrepreneurs de morale »97.
Dans le cadre de notre problématique axée sur la nature du
pouvoir, il est essentiel d'identifier ces fameux entrepreneurs de morale
dont la fonction est de produire les normes à Christiania.
Rappelons-nous de la loi commune de Christiania:
« Christiania's commitment is to create and sustain a
self-governing community, in which everyone is free to
develop[e]98 and express their selves, as
responsible members of the community. »
Loi commune de Christiania, Ting book
Nous évoquions brièvement l'idée que
cette loi est très peu restrictive. Mais une nouvelle lecture se
focalisant uniquement sur la production des normes nous fait rapidement
réaliser qu'à Christiania, les entrepreneurs de morale
sont en théorie tous les christianites sans exception.
Autogouverner de manière responsable dans un espace où l'individu
est libre de s'exprimer et de participer, nous l'avons vu, au
développement de ce projet commun ; voilà une idée qui
semble-t-il mettra tout le monde d'accord. Cette vision très
idéaliste, qui laisserait entendre que tout va pour le mieux dans le
meilleur des mondes dans cette utopie communautaire, ne pouvait nous
satisfaire, ce qui nous a amené à interroger de ses - très
nombreux - détenteurs du pouvoir de légiférer :
Richardt: «Because this is the
basic law, this is not a law, you know, `we are gonna build up a
self-supporting society and everybody is free, and you can do whatever you want
under your responsibility for the community.' This is very interesting, and
I will get back to that. [...] Then an important thing also is that:
it is [was] decided by Sven, Kim, Kiel, Ole and Diego: five
people!»
Allan: «Five men.»
Richardt: «Five men, out of five
hundred, One percent! So there is no consensus over that at all. And that also
means this is just the way that we said that: we five people here and everybody
can go in and make it better. This is not a sort of stone taken down from a
mountain by an old man, with a long beard you see...»
(Laughing)
Allan: «It's just five people
who... in November 71' wrote this down on a piece of paper, in a book called
the Ting Book, and already Christiania has been existing since two
months at that time, but it's a good invention and it's partly anarchistic and
partly liberal, not so much socialist.»
Richardt Lionsheart, un psychologue de soixante-cinq ans
vivant seul dans la maison qu'il a bâti de ses mains à
Fabriksområdet (« L'aire de la fabrique », aire locale
n°7) en 1972, est
97 BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique
de la déviance, Paris, A-M Métaillé, 1985, p.171
98 Nous mettons entre crochets cette coquille qui
s'est produite lors de la production cette loi.
46
une personne très critique à l'égard de
la communauté dans laquelle il vit. Son ami Allan Anarchos, m'avait
à plusieurs reprises évoqué l'importance de ce personnage
assez charismatique qui ne laisse pas beaucoup la parole. Richardt est
quelqu'un à fort caractère, qui capte l'attention et aime
être écouté. Mais il est surtout un anarchiste assez
individualiste, donc très libéral, pas toujours
apprécié à Christiania. Cette loi, nous dit-il, n'en est
pas une car trop vague et il convient qu'elle soit désacralisée
puisqu'elle n'est que le fruit de l'imagination de cinq pionniers de
Christiania qui créèrent cette sorte de « Constitution
» pour reprendre le terme employé par Allan et Richardt, qu'ils
estimèrent nécessaire pour fixer les règles du jeu dans
l'institution. Cette loi fut écrite noir sur blanc dans le Ting
book99 et correspond en quelques sortes à la naissance
du droit à Christiania.
Plus loin dans l'entretien, Richardt nous explique que les
christianites ont effectivement ajouté des règles en fonction des
évènements - parfois malheureux - qui se sont produits à
Christiania100, ce qui a conduit les christianites à ajouter
peu à peu dans le Ting book, ces fameuses injonctions telles
que « non aux drogues dures » ou « non à la violence
». Ensuite, Richardt poursuit son analyse avec cette dernière
injonction qui voudrait qu'il n'y ait aucun acte de violence à
Christiania, ce qui lui permet d'affirmer que ces « vraies » lois qui
interdiraient notamment le recours à la violence sont sans cesse
bafouée101:
Richardt: «The point was violence
because violence thing was... If you behave violently you should leave. And
some people did that and they just left. So, if violence is a cause for leaving
the place, and if the real way to make a common meeting is the consensus. Okay,
if the common meeting recognizes that the law is to leave when you behaved
violently, but if the decisions are based on the consensus
principles.»
Allan: «Yes.»
Richardt: «The common law says that
you have to leave, and that means to leave forever. Consensus can then say: if
there is consensus about `he should leave nineteen years'. So, you
start up with nineteen years, or fifteen years or fourteen years, you know. And
if everybody agrees with saying: `Ok, we put it down to fourteen years.' -
`Ok, we can also put it down to seven years.'- `No!' - `Okay, then we put it
down to fourteen years.' You see, then if there is one against then it's
fourteen years. That's the way of consensus.»
99 Le Ting book était à
l'époque un néologisme mélangeant du danois et de
l'anglais, qui signifie littéralement « Le livre du peuple »
de Christiania. Ceci est le support sur lequel ils inscrivirent la
première ligne et sur lequel n'importe quel christianite peut, en
théorie ajouter une ligne.
100 Nous pensons notamment au blocus contre les
junkies en 1979 ou encore l'arrivée massive des gangs de motards
dans les années 1980. Pour plus de détails, cf. « Chapitre I
- Un projet utopique inscrit dans la durée » in VASSEUR
Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit.,
p.16-40
101 En réalité, la critique de Richardt envers
son institution repose essentiellement sur l'argument de la violence qui est,
d'après lui, omniprésente à Christiania. Richardt a
même publié une tribune dans le journal de Christiania
(UGESPEJLET) que nous n'avons malheureusement pas pu nous procurer.
47
- «Yes.»
Richardt: «But this ends up with
like... ninety days. Because they take it in an opposite way and it shows very
easily how little brains there are out here, you know, and how
little stability and how much eager to walk with the strong one, you see:
`He is a pusher so he shouldn't think that I am against him, so I say
something nice to him.' »
- «Ok. But, what does that mean?»
Richardt: «`ah! Ninety is a long time,
I'm sure he can get back within sixty days'. That's what they would say,
and that's all kind of... It means that's a slum, that's a ghetto and you know
how a ghetto works! We are a ghetto!»
Nous avions déjà évoqué la mise
en abyme de la déviance, comme l'une des curiosités à
l'aide de laquelle nous pouvions qualifier ce qu'il se produit quotidiennement
dans ce microcosme social. En fixant leurs propres règles en 1971, les
pionniers de la commune libre étaient déjà
etiquettés comme des déviants. Seulement la déviance ne
s'arrête pas à ce simple étiquetage opéré par
la société extérieure, car il existe des déviants
parmi les déviants. L'exemple utilisé par Richardt montre
qu'à Christiania comme ailleurs, bannir la violence était un vain
mot, que les entrepreneurs de morale bercés par leurs
rêves utopistes, n'avaient pas forcément mesuré.
Ce que nous montre Richardt est que, comme dans toutes les
sociétés, bien qu'il existe des règles écrites
à Christiania, celles-ci sont constamment transgressées par des
membres de l'institution. Jusqu'ici, cela paraît tout à fait
logique. Mais là où veut en venir ce Christianite est que bannir
un christianite parce qu'il a eu recours à la violence s'est
déjà produit, mais l'application de la peine varie grandement en
fonction de l'accusé : le système de normes institué
à Christiania n'est pas (ou peu) appliqué aux plus « forts
», qui selon lui sont les pushers qui pourtant semblent
être précisément les plus enclins à être
violents. La raison de cet assouplissement des règles et donc de la
peine encourue par un individu bénéficiant de soutiens des plus
« forts », verra sa peine quasiment réduite à
néant grâce au principe du consensus qui, lors de son jugement
rendu par « l'assemblée commune »
(fællesmøde), permettra à ses soutiens
d'influencer la prise de décision. Ainsi, les pushers venus en
masse lors de cette assemblée, useraient de leur pouvoir de domination
sur le reste du groupe qui se mettra en retrait et en toute logique personne ne
posera son veto contre une baisse significative de la durée de la peine
de bannissement, même s'il s'agit de réduire cette peine de
plusieurs années à quelques mois. C'est pourquoi Richardt en
vient à la conclusion que Christiania est un « ghetto
», soit un univers social dégradé par la transgression
permanente des règles fixées par l'institution.
48
Pour résumer, dans notre progression devant nous
conduire à définir la nature du pouvoir à Christiania,
nous réalisons à travers le témoignage de Richardt que ce
n'est pas tant dans la quête des entrepreneurs de morale que
nous devons orienter notre regard, mais dans les problèmes liés
à l'application de ces règles. D'après Richardt, leur
application variera selon le groupe d'appartenance du christianite
accusé. Or, si ces règles formelles sont constamment
transgressées, nous pouvons imaginer combien ces règles
écrites n'ont qu'une faible « force symbolique
»102, en particulier pour les groupes les plus
dominants103. Finalement, le fait qu'après plus de quarante
années et de multiples possibilités que tout un chacun puisse
proposer l'ajout de nouvelles lois, il n'est pas étonnant que
l'épaisseur du Ting book reste plutôt mince. En effet,
pourquoi aller ajouter de nouvelles règles en sachant qu'elles seront
appliquées de manière partiale?
3.2 Le maintien de règles informelles
Au-delà de ces règles formelles qui,
d'après Richardt, ne s'appliquent pas de manière la plus
impartiale qui soit ; se cachent des normes informelles, non visibles de prime
abord que le nouvel arrivant dans l'institution doit assimiler, s'il veut
être accepté par le groupe. Ces règles informelles sont
très nombreuses et sont présentes dans de nombreux domaines et
nous ne prétendons pas en dresser la liste qui, de toute évidence
serait incomplète et n'apporterait rien de plus à notre question
sur la nature du pouvoir.
La découverte des normes informelles n'est que le
fruit de l'expérience personnelle ; car « l'acquisition de
cette compétence institutionnelle ne résulte
généralement pas d'un `dressage' de l'individu, mais d'un
apprentissage réflexif par tâtonnements, par expérience des
échecs, par découverte progressive de l'incorrection de certains
actes, que sanctionne la réprobation des collègues [...]
»104. Or cette période d'adaptation varie d'un individu
à l'autre, elle se réalise plus ou moins en douceur et peut,
à n'en pas douter, conduire à une situation traumatisante amenant
l'individu à renoncer à son intégration au sein du groupe.
C'est pourquoi dresser une liste authentique des règles informelles de
Christiania serait une supercherie, et nous ne pouvons tout au plus relater
certaines situations vécues lors du processus d'intégration.
102 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI
Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p.150
103 Le pouvoir de domination ne se résume pas
forcément au seul groupe des pushers. C'est ce que nous verrons
plus en détails dans la partie II, chapitre 1, section 3 - Rapport de
force et domination au sein du groupe.
104 Ibid., p.143
49
Ce n'est donc qu'à travers mon regard de profane que le
lecteur pourra avoir une vision très partielle de ces règles
non-écrites qui pourtant sont essentielles pour rester dans
l'institution et y consolider sa position. Le travail d'anthropologue implique
que le chercheur se fonde dans le groupe qu'il cherche à observer. Car
connaître et analyser les pratiques quotidiennes de cette institution
signifie que le chercheur fasse l'effort de se muer en tant que membre du
groupe. Cette attitude consistant à endosser le costume de christianite
n'est pas sans rappeler la notion de rôle notamment
développée dans la sociologie interactionniste d'Erving
Goffman105. Il a donc fallu que nous nous me fassions christianite
et que nous participions aux pratiques spécifiques de l'institution pour
mieux comprendre à la fois le sens de ces pratiques, mais aussi ceux qui
les réalisent quotidiennement.
? Extrait du carnet de terrain n°3 - notes du
vendredi 30 mars 2012
Le « nouveau » fait d'abord preuve de maladresse ce
qui peut contrarier l'autochtone, puis oscille entre erreurs et
hésitations avant que ses doutes se lèvent enfin, et qu'il prenne
de l'assurance dans un univers qui lui était jusque-là
étranger. Il y a donc une crainte difficilement évitable car la
part d'inconnue est grande lorsque l'on entre dans une institution telle que
Christiania, et c'est à force d'opiniâtreté et de
volonté d'être admis au sein du groupe que l'on parvient sans trop
de mal à se faire une place parmi ces insoumis. Nous avons
déjà un peu évoqué dans la description de la vie
quotidienne et le principe d'autogestion qu'il fallait avoir l'esprit
volontaire et ne pas hésiter à mettre la main à la
pâte si l'on voulait satisfaire les attentes. Seulement, mon
expérience sur le terrain a révélé d'autres codes
allant de soi pour les christianites, et que l'on ne retrouverait pas
nécessairement dans d'autres institutions. D'une part, la «
prise de rôle » lors de mon entrée à
Christiania m'a valu que je mette de côté certains traits de
caractères tels que la timidité : par exemple, lors d'une
soirée organisée à Mælkebøtten à
l'occasion d'un concert de musique folk durant laquelle les musiciens
marièrent avec brio les musiques traditionnelles danoises et
tchèques, tous les christianites sans exception se mirent soudainement
à danser en cercle. Constatant que je restais assis et me contentais de
frapper dans les mains, un homme assez trapu habillé en bleu de travail
et que je n'aurais jamais soupçonné avoir un tel
déhanché, me lança un regard noir et me dit : «
be fool, stay shy !» Alors, je me joignais à cette farandole
improvisée, bras dessus - bras dessous ce qui sans aucun doute
renforça les liens tissés avec eux. Et ce n'est que plus
|
|
105 GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie
quotidienne - La présentation de soi, Tome 1, Paris, Les
éditions de minuit, 1973
50
tard dans la soirée et d'un rassemblement autour du
feu106 que cette même personne qui m'avait stigmatisé
un peu plus tôt m'offrit une bière et commença à
m'adresser la parole. Autre exemple, serais-je resté un
outsider107 aux yeux de Morten, qui m'ouvrit les portes de
la Cosmic flower dans laquelle il vit, si j'avais refusé le
joint qu'il voulait partager avec moi lorsque nous avons réalisé
le second entretien ? Comme le disait H. Becker, je me suis affranchi «
des contrôles de la société [classique] pour
tomber sous l'influence de ceux [du] groupe restreint
»108 que je cherchais à intégrer. De plus,
les vertus socialisantes de l'utilisation de la
marijuana109 et la tentation de vouloir entrer dans le cercle
était trop grande pour que je puisse refuser ; et ce refus aurait sans
aucun doute créé une distance supplémentaire avec
l'enquêté et tout porte à croire que je n'aurais pas eu le
même résultat.
Ces deux exemples sont, comme nous l'avons déjà
souligné, qu'une infime partie des codes que doit assimiler le nouvel
arrivant s'il veut satisfaire les attentes du groupe qui lui ouvre ses portes.
Mais nous avons jugé opportun de les évoquer car endosser un
rôle a un coût et demande à la personne cherchant à
s'intégrer de faire les efforts nécessaires.
Puis, c'est au moyen d'un exemple très concret que
nous allons établir un lien plus affirmé entre les normes
informelles et le pouvoir. Nous avons évoqué en introduction
l'existence d'une zone dite « de la lumière verte » qui
englobe Pusher Street110. Pour être plus précis, cette
dernière ne se limite pas à la seule Pusher Street, mais
correspond à une zone plus étendue venant s'insérer au
milieu de six aires locales111 et qui comprend la place de Carl
Madsen112 (Carl Madsen plads). Cette zone de « la
lumière verte », n'existait pas encore lors de nos premières
observations sur le terrain au mois de janvier 2011. Seuls des tags
représentant des appareils photos barrés d'épais traits
rouges signalaient aux visiteurs qu'ils était interdit de pointer son
objectif en direction des pushers et de leur rue. Le lecteur
106 Le rassemblement autour du feu est une pratique courante
dans les aires locales de Christiania. Comme une tribu indienne, les
christianites se rassemblent et discutent en partageant un verre. Cette
pratique se perpétue et les températures très
fraîches des soirées du mois de mars ne semblent pas
altérer leur enthousiasme.
107 Soit « un individu considéré comme
étranger au groupe », Cf. BECKER Howard, Outsiders. Etude
sociologique de la déviance, op.cit., p.25
108 Ibid., p.83
109 Cf. « L'apprentissage de la perception des effets
», in BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la
déviance, op. cit., p.70-75
110 Cf. annexe n°9, p.195: « panneau situé
à l'entrée du `quartier de la lumière verte `, Pusher
Street »
111 Si nous nous rapportons à la carte
détaillée des quinze aires locales de Christiania (p.25), nous
constatons que le nouveau quartier de « la lumière verte » se
situe au beau milieu de six aires locales (aires locales n°1, 2, 4, 5, 7
et 15), mais ne vient pas mordre sur leurs territoires respectifs. Cela montre
qu'il ne s'agit pas tant de l'occupation de ces six aires locales par les
dealers, mais plutôt d'une sorte de zone franche concédée
aux pushers et notamment dédiée au commerce de
marijuana.
112 Carl Madsen est le nom d'un grand avocat danois qui
« ne croyait plus en la justice ». Grand orateur, il savait mettre la
Cour fasse à ses propres contradictions et a longtemps défendu
Christiania durant les années 1970.
51
conviendra que cette façon qu'ils avaient de signaler
leur refus d'être pris en photo aurait pu être
considérée comme une règle formelle, bien que cela ne
fût pas mentionné dans le code officiel de la communauté
que nous avons analysé un plus tôt.
Mais ce qui nous intéresse ici, est la manière
dont un groupe restreint d'individus - les pushers - sont parvenus
à faire passer des règles qui jusque-là étaient
informelles (par exemple, courir près des échoppes de marijuana)
en règles formelles, dans une zone qu'ils ont investi113 pour
y développer leurs activités de trafiquants de marijuana. Nous
avons évoqué dans le premier mémoire qu'il existe parmi
certains membres du groupe des activistes, le sentiment assez contradictoire et
peut-être un brin hypocrite qui accepterait l'usage de la marijuana tout
en rejetant son commerce et l'enrichissement lié à cette
activité économique : les pushers sont des «
capitalistes » avions-nous pu entendre auprès de certains
christianites114.
? Extrait du carnet de terrain n°4 - notes du
mardi 13 mars 2012
Avant que ce panneau n'apparaisse, jamais je n'ai eu
conscience qu'il était défendu de courir près de ces
étalages de marijuana. Seule la lenteur du déplacement de foule
venue en masse composée de consommateurs de cette herbe défendue
ou de simples curieux, m'avaient laissé supposer qu'il était
préférable de laisser mon vélo et d'emboiter le pas des
gens présents sur ce marché. De plus, depuis que j'endossais mon
costume de chercheur, j'avais pris l'habitude de laisser mon vélo
à l'entrée de Christiania et de poursuivre à pied, de
manière à optimiser mes chances de voir ce qu'il s'y passe
vraiment.
Si ce panneau a pu être installé à cet
endroit, tout porte à croire que ce sont tous les membres de
l'institution qui ont laissé les pushers opérer cette
délimitation de l'espace. Or, « en laissant à d'autres
le soin de mettre au point des lois spécifiques, le croisé de la
morale ouvre la porte à de nombreuses influences imprévues, car
ceux qui préparent pour eux la législation ont leurs
intérêts propres, qui risquent d'influencer la législation
préparée »115. Cette citation d'H. Becker
résume assez bien ce qu'il s'est certainement produit à
Christiania : cette décision, qui concerne au moins six aires locales, a
dû être débattue lors d'une assemblée commune
(fællesmøde). Cependant, comme a pu l'exprimer Richardt
dans son témoignage,
113 Nous éviterons ici le terme « s'approprier
», qui sous-entendrait que les pushers possèdent cet espace. Or,
nous savons qu'à Christiania le sol ne peut en aucun cas être
considéré comme un bien.
114 Cf. VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.58
115 BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la
déviance, op. cit., p.176
52
rien ne garantit que le droit qu'a un christianite d'exprimer
son refus de voir les pratiques réalisées à Pusher Street
et ses alentours s'institutionnaliser, soit respecté. De plus, en
inscrivant noir sur blanc ces trois règles116 et en
délimitant de manière la plus formelle qui soit cette zone
où, certes, la loi commune et les neuf injonctions de Christiania
préexistent ; il est évident que le groupe des pushers
parvient à imposer de nouvelles règles aux autres christianites,
tout comme ils le font avec les visiteurs extérieurs à la
communauté.
Ainsi, en concédant au groupe de pushers le
droit de délimiter leur propre zone et d'y fixer de manière
formelle de nouvelles règles venant s'ajouter aux règles
préexistantes, le reste des membres de la communauté semble une
nouvelle fois abdiquer face au pouvoir de domination exercé par les
pushers. Bien entendu, il faut nous garder de toute vision
manichéenne qui réduirait l'analyse de la relation entre ces deux
groupes aux « bons » activistes face aux « mauvais »
pushers. Car nous avons pu constater dans le discours de la plupart des
individus pouvant être classés dans la catégorie des
activistes, qu'il y a une certaine accommodation et un sentiment de cohabiter
de manière acceptable, voire normale :
Kirsten: «There is too much
violence, yes. That's why the community of Christiania in general is very
critical to.... The style and the attitude in the street, and the pushers they
know that they have to listen because... They only stay and they only sale hash
in the streets because it is accepted by the community of Christiania. Because
they have this role of being the ones that only sale hash and.... And they do
the job in fact as a sort of policemen that keep away the hard drugs. And in a
way this is very good because then you don't have many other criminal
activities because we don't have other places with hard drugs like much robbing
and stealing and prostitution and so on. We don't have that kind of problem. We
don't have it in here because `no hard drugs'.»
Selon Kirsten, les pushers occupent bien une place
à part entière à Christiania, mais semble vouloir dire que
malgré la violence et le climat de tension qui peut parfois
régner autours de ce trafic de drogue, les pushers et leur
monopole du trafic de marijuana sont nécessaires à la
communauté, car ils y jouent un rôle spécifique
d'autorégulation de la criminalité en gardant, semble-t-il,
Christiania de l'importation d'autres substances illicites, comme du
développement d'autres types de trafics tels que la prostitution.
Deuxième exemple avec Morten, qui lui prône ouvertement la
collaboration plus étendue avec les pushers et que ce lien soit
exclusivement opéré à l'intérieur de la commune
libre :
_ «Ok. And what is your position regarding Pusher
Street? Do you think it's wrong for Christiania?»
116 Les trois règles de la zone « de la
lumière verte » qui, rappelons-le, sont : « Profiter »,
« ne pas courir » et « ne pas prendre de photos ». En
réalité, ce sont surtout ces deux dernières que nous
retiendrons car elles impliquent une contrainte réelle.
53
Morten: « I'm not... I don't have
anything against the Pushers. I think every time the cops are coming very much
for hunting down the pushers in the street, and I think that police should keep
away and we should have an... an Amsterdam agreement here.»
Dans cette seconde sous-partie, nous avons pu constater que
les normes informelles sont partout et que c'est à travers des gestes
simples et l'adoption d'une attitude considérée comme
appropriée par le groupe, que le chercheur-profane va parvenir à
s'affranchir de l'étiquette d'outsider qui lui colle à
la peau. Puis, à travers l'émergence du quartier de « la
lumière verte » nous avons réalisé que les normes
informelles peuvent rapidement glisser dans la catégorie des normes
formelles, et ainsi bousculer l'ordre institutionnel, pourvu que le groupe qui
prépare cette nouvelle législation soit suffisamment fort et
influent pour qu'il puisse imposer ces nouvelles règles.
3.3 L'importance du contrôle social et de son
activation
Selon P. Clastres117 il n'y ait pas de
société sans pouvoir, même en cas d'absence d'une relation
« commandement-obéissance », et « la vie de groupe
comme projet collectif [peut se maintenir] par le biais du
contrôle social immédiat »118. Or, nous ne
pouvons maintenant nier qu'il existe à Christiania des normes
instituées, qui font de cette entreprise de vie collective un
système de relations sociales autorégulé qui, semble-t-il,
se suffit à lui-même, puisque durant ses quarante années
d'existence, la commune libre a su maintenir une relative cohésion de
groupe et se prémunir du destin des expériences communautaires
présenté comme inéluctable par Bernard Lacroix, à
savoir « l'éclatement [de la] communauté
»119. Cette longévité de l'expérience
communautaire, nous l'avions expliqué à travers le maintien de
ces règles120, que les christianites intériorisent
à travers « une contrainte qui s'impose aux individus sous
l'effet des commandements et des interdits sociaux »121
qu'ils respectent du fait d'un contrôle « assuré par la
présence permanente des autres »122. Ce
contrôle social, pourrait être ajouté à la longue
liste des pratiques liées à l'autogestion de la commune par ses
habitants qui, d'après la loi fondamentale, sont « les membres
responsable de la communauté ». L'idée d'autogestion
est donc omniprésente à Christiania, au point que même les
problèmes liés à la violence semblent vouloir être
réglés uniquement par les christianites à
117 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat,
op. cit. p.10
118 Ibid., p.19
119 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.65
120 Cf. « I) Unité du groupe et cohésion
sociale » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par
DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.43-55
121 ELIAS Norbert, La société des
individus, Paris, Fayard, 1991, p.170
122 Ibid., p. 177
54
l'intérieur de leur microcosme social, où chacun
serait le gendarme de son semblable. Or, dans cette société non
« policée »123 caractérisée
par l'absence supposée de hiérarchie et de coercition, seul le
contrôle social apparaît comme le moyen de réguler les
rapports sociaux. C'est ce que nous allons essayer d'illustrer à travers
deux exemples précis :
Tout d'abord, citons Catpoh qui tout comme J-M Traimond, a
connu l'expérience de Christiania et rapporte ce qu'elle a vécu
entre 1977 et 1978 dans un ouvrage publié la même
année124 : dans un encadré125, l'auteure
française nous rapporte le cas d'un « français violeur
», à l'époque christianite, qui aurait sévi à
plusieurs reprises en agressant des femmes jusqu'à leur domicile. Alors,
ce violeur fut « vidé » par une cinquantaine de christianites
avant d'être jugé et banni de la communauté. Mais c'est la
suite de son récit qui est le plus intéressant : les «
videurs » prirent les précautions nécessaires afin que son
portrait soit tiré sous toutes les coutures ainsi que sa carte
d'identité, pour que sa photo frappée de la mention « NOT
WANTED » soit placardée aux quatre coins de la communauté si
ce criminel s'avisait à revenir un jour. Cet homme, dont nous n'avons pu
retrouver le nom, fut soudainement étiqueté comme « violeur
», indigne de vivre à Christiania pour les faits qu'il aurait
commis. D'après Catpoh, à aucun moment la police de Copenhague
n'a voulu se saisir de cette affaire compte-tenu des velléités
autonomistes et le souhait d'autogestion revendiqué par les squatteurs
de l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde. Il n'existe aucun moyen
de vérifier avec certitude si les autorités danoises refusent
effectivement d'intervenir lorsqu'un délit est perpétré
à l'encontre d'un christianite à l'intérieur de
Christiania, mais toujours est-il que vivre à Christiania implique
effectivement que l'individu soit responsable et n'hésite pas à
convoquer une assemblée pour que le groupe agisse pour le bien de tous.
Laisser un violeur roder dans la nature n'est évidemment pas souhaitable
tout comme il n'était plus jugé souhaitable de laisser les
héroïnomanes se détruire la santé dans l'imposant
immeuble de Fredens Ark126. C'est pourquoi le groupe, et non
l'individu seul, peut agir en conséquence ; l'acte de vendetta
n'étant apparemment pas toléré même si cette
pratique est plus souvent associée par les activistes à la mafia
qui plane au-dessus de Pusher Street.
Dans ce premier exemple, le contrôle social semble
s'être activé presque naturellement, entre des habitants de
Christiania qui, après avoir recueilli les plaintes de plusieurs
femmes,
123 CLASTRES Pierre, La société contre
l'Etat, op. cit., p.14
124 CATPOH, Christiania: 1000 personnes, 300 chiens - Une
commune libre, op. cit.
125 Cf. annexe n°10, p.196: « Le cas du violeur
français »
126 Cf. « A) Du blocus contre les junkies » in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.25-27
55
avaient décidé de traiter ce problème par
la manière qui leur paraissait la plus juste. Puis, si ce violeur
français s'avisait à revenir à Christiania, le
contrôle social serait automatiquement réactivé par le
groupe qui s'empresserait d'agir une nouvelle fois. C'est ainsi que l'exemple
du « violeur français » aurait pu suffire à illustrer
la manière dont le contrôle social entre en action à
Christiania. Toutefois, nous ne pouvons nous satisfaire de ce seul exemple
puisqu'une autre forme d'activation du contrôle social semble se dessiner
à Christiania : le contrôle social activé par
l'institution.
Cette forme d'activation du contrôle social vient clore
ce premier chapitre et relève d'une importance certaine pour la suite de
ce mémoire, puisqu'elle émane d'une force exercée par les
membres de l'institution. Jusqu'à présent, nous avons pu
constater qu'en théorie, cette institution est composée d'un
millier de christianites tous responsables de manière équitable
du maintien et de la gestion de leur commune. Cependant, nos recherches sur le
terrain ont montré qu'au-delà de la simple qualité de
christianite127, il y a parmi eux des fonctionnaires formant une
sorte de « direction administrative»128 qui s'est
formée au fur et à mesure que l'institution grandissait, et
répondait à certaines contraintes
organisationnelles129.
Nous ne citerons ici qu'un exemple : celui des agents du
bureau de la construction (byggekontor), une sorte de bureau
d'ingénierie civile dont la fonction est d'assurer le maintien des
immeubles à l'intérieur de Christiania. Une pratique
institutionnelle certainement opérée par la secrétaire de
ce bureau, m'avait particulièrement frappé : la publication de la
liste des « mauvais payeurs »130 dans l'hebdomadaire de la
communauté (UGESPEJLET, « Le miroir de la semaine »),
un journal distribué gratuitement tous les vendredis dans les commerces
de Christiania. Ce document, assez surprenant, est une liste dressée
à l'attention de tous les christianites, ainsi que des simples
visiteurs, qui répertorie nominativement tous les christianites ayant un
reliquat avec le bureau de la construction.
Cette pratique, d'une violence inouïe, est ce que nous
qualifions d'activation du contrôle social par le haut. Payer ce que l'on
doit dans les temps dans les délais impartis paraît, certes, tout
à fait normal, mais publier le nom à cette liste dite des «
mauvais payeurs » (dårlige betalere) d'une personne
présentant une dette même la plus dérisoire, est le signe
d'un contrôle social très fort, activé par les agents
bureaucratiques de Christiania. Ces personnes
127 Nous entendons par là, un simple habitant de
Christiania profitant de ses droits mais remplissant aussi des devoirs
notamment à l'intérieur de son aire locale.
128 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements
», in WEBER Max, Economie et société, op.
cit., p. 88
129 Nous y reviendrons plus longuement dans la Partie I,
chapitre 2, « Section 3- Administrer l'espace au moyen d'une bureaucratie
pour l'intérêt général », p.77-86
130 Cf. annexe n°11, p.197-198: « Liste des `mauvais
payeurs' publiée dans UGESPEJLET»
56
détiennent le pouvoir de communiquer à
l'ensemble des membres de la communauté les noms, les adresses, les
montants ainsi que le motif et la durée du reliquat, de manière
à activer la pression du contrôle social sur ces individus, qui
seront à n'en pas douter stigmatisés et etiquettés en tant
que « mauvais payeurs ». Un sentiment de honte pèsera alors
sur les épaules des débiteurs qui se sentiront surement
contraints de régler au plus vite leurs factures. Au bas de cette liste,
nous trouvons une phrase au ton presque orwellien131 qui contraste
avec la pensée très libérale et les principes
antiautoritaires inscrits dans le Ting book, et nous donne un
avant-goût sur l'ordre réel à Christiania et la
manière dont les affaires communes sont conduites :
« A l'avenir, les mauvais payeurs ne pourront plus
solliciter les artisans du bureau de la construction, à moins qu'ils
payent d'avance. »
BK. [Byggekontor, « Le bureau de la construction
»]
Personne ne pourrait a priori être
traité de la sorte dans la société « classique
», car cette pratique serait très certainement rejetée
d'abord pour son caractère inquisiteur mais surtout parce qu'elle serait
perçue comme une atteinte à la dignité humaine. Ainsi, le
contrôle social tel que le définit N. Elias, soit un
contrôle « assuré par la présence permanente des
autres », n'est pas la seule forme de contrainte possible à
l'intérieur de la communauté, puisqu'il existe à
l'intérieur de cette institution des corps bureaucratiques qui, comme le
montre cet exemple, mettent à la disposition des fonctionnaires de
l'institution un pouvoir de stigmatiser les déviants. Ce pouvoir de
stigmatiser, d'une violence inouïe, peut être comparé
à un outil faisant partie d'un panel de possibilités mis à
disposition de ces fonctionnaires afin que la machine institutionnelle continue
à fonctionner dans le sens voulu par l'institution. Le contrôle
social est donc omniprésent à Christiania, et la manière
dont il s'exerce est manifestement beaucoup plus puissante et bien plus
traumatisante pour ceux qui s'attirent la réprobation du groupe, que
dans la société « classique ».
Pour résumer, les deux exemples décrits dans
cette dernière sous-partie montrent que le pouvoir de la norme
tel que le décrivait Michel Foucault s'applique à
l'intérieur de cette communauté. Or, rappelons que les
premières explications spontanées la définiraient pourtant
comme une zone de non-droit, comme s'il s'agissait uniquement d'un ghetto
malfamé où régnerait un climat d'insécurité
permanente. Il existe bien des règles parmi les déviants de
Christiania qui eux-mêmes intériorisent et appliquent plus ou
moins ces normes dictées par l'institution. De plus, nous avons vu que
le contrôle social est particulièrement intense à
131 ORWELL Georges, 1984, Paris, Folio, 1950 [1948]
57
l'intérieur de cette institution et que tout
contrevenant à ces règles s'attirerait la réprobation du
groupe accompagnée de sanctions pouvant aller jusqu'au bannissement
irrévocable de la communauté. Seulement, malgré
l'idéal d'équité dans la répartition du pouvoir
entre les individus, nous avons constaté qu'à Christiania comme
dans bien d'autres, la sanction en cas de transgression des normes
communautaires est relative au poids ainsi qu'à la position qu'occupe
l'individu dans l'institution. A partir de ce constat nous voyons peu à
peu se dessiner une certaine idée de hiérarchie remettant en
cause les préceptes dictés par le Ting book.
Dans le premier chapitre, nous avons fait le choix de mettre
l'accent sur ce qu'est a priori Christiania : une institution reposant
sur le modèle fédératif, prônant l'idée
d'autogestion qui offre aux individus qui y vivent la possibilité d'agir
très concrètement sur leur quotidien, notamment grâce
à une conception du pouvoir politique rejetant l'idée de
représentativité. Ce qui signifie une influence sur les
décisions politiques plus étendue pour chaque individu qui
s'engage à respecter celle des autres. Maints exemples ont prouvé
que cet équilibre de la balance du pouvoir est difficile à
maintenir, c'est pourquoi les principes fondamentaux de la commune libre
apparaissent comme un idéal utopiste. Dorénavant, nous allons
progressivement glisser vers ce qu'est réellement l'ordre institutionnel
à Christiania, en nous penchant d'avantage sur la mise en pratique des
principes théoriques.
58
Chapitre 2- Adaptation de ces principes
théoriques à la pratique : système
fédératif ou république unitaire ?
Christiania est une institution qui a été
façonnée de manière à former une organisation de
type fédéraliste, ce qui nous laisse supposer que l'idéal
poursuivit dans cette institution est la décentralisation. Car si nous
reprenons la définition de P-J Proudhon, « le système
fédératif est l'opposé de la hiérarchie ou
centralisation administrative et gouvernementale par laquelle se distinguent
ex aequo, les démocraties impériales, les monarchies
constitutionnelles, et les républiques unitaires
»132. Dans un système fédératif, le
pouvoir se dilue, car il n'est pas centralisé aux mains d'un nombre
restreint d'individus qui formeraient une élite pouvant prendre la forme
d'un corps bureaucratique considéré comme légitime car
composé d'experts capables de faire face à des situations
nécessitant des aptitudes spécifiques. « Dans un
gouvernement centralisé », poursuit Proudhon, « les
attributs du pouvoir suprême se multiplient,
s'étendent et s'immédiatisent, attirent dans les
compétences du prince les affaires des provinces [...]. De
là cet écrasement sous lequel disparaît toute
liberté, non-seulement communale et provinciale, mais même
individuelle et nationale »133. Ainsi, dans la mesure
où Christiania poursuit l'idéal d'autogestion reposant sur un
système fédératif, tout porte à croire que la
commune libre serait l'antithèse d'un gouvernement centralisé,
puisque cette entreprise poursuit l'idéal d'autogestion et met
l'individu au coeur de la conduite des affaires communes. Seulement, nous
allons voir que dans la pratique, cette organisation tend à la
centralisation.
Section 1- Créer une unité de groupe
sous l'égide de l'institution
Dans la pratique, nous avons dit que les aires locales
étaient loin de constituer l'unité socio-politique de
référence et ce, même aux yeux de ses habitants qui n'y
voient là qu'un découpage administratif dans lequel nos
recherches sur le terrain n'ont dévoilé qu'un sentiment
d'appartenance assez faible. Seules quelques tensions liées aux
esprits de clochers ont pu donner naissance à un regroupement
entre individus ayant des intérêts communs, tels que nous avons pu
le constater avec la scission de Dyssen en trois aires locales. Mais la
communauté comme l'entend F. Tönnies, qui voudrait que les
individus entretiennent des
132 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution, op.cit., p.108
133 Ibid., p.109-110
59
rapports directs au quotidien, est décelable dans le
cercle familial ou dans les multiples petites communautés
inégalement réparties dans les aires locales134.
1.1 L'affirmation d'une identité commune
Dans son ouvrage sur les utopies communautaires, B. Lacroix
traite de l'impossibilité de l'expérience communautaire, qui
s'explique en partie par le fait que « le groupe quête en vain
le visage d'une unité espérée »135.
D'après le sociologue français, le secret de
longévité d'une telle entreprise collective passe avant tout par
la capacité du groupe à rester unit, et la cohésion du
groupe est présentée comme la pièce manquante pour que du
simple projet, l'expérience communautaire passe à l'état
de réalité stable, capable de résister et de s'allonger
dans le temps. Or, nous savons que Christiania est un espace ouvert
d'expérimentation sociale qui s'est institutionnalisé, au sens de
pratiques et de croyances qui se perpétuent dans le temps. Rapidement,
ses pionniers ont cherché à créer une identité
commune, de manière à poser des bases solides à leur
projet de vivre en communauté. Cette tâche n'était pas
aisée car contrairement à un Etat-nation qui chercherait à
réaffirmer une conscience nationale, c'est à partir de rien et en
totale illégalité que les fondateurs de la commune libre
posèrent les premières pierres de ce qui s'apparenterait
aujourd'hui comme une véritable république libertaire.
Christiania a donc dû gagner sa légitimité et cela n'a pas
été facile comme en témoigne le long récit de
l'histoire de Christiania136.
Se rendre légitime aux yeux de l'Etat du Danemark,
propriétaire légal de cet espace de trente-quatre hectares
qu'utilisent depuis plus de quarante ans les christianites, passe par le regard
bienveillant de l'opinion publique qui, malgré les opérations de
séduction opérées par l'institution (acceuil des touristes
et des écoles à travers des visites guidées, campagnes de
sensibilisation, manifestations, dynamisme culturel, etc.) reste
partagée. Tout semble avoir été mis en oeuvre par les
activistes pour que la commune libre s'attire la sympathie du public. Ainsi,
même si sa légitimité est souvent remise en cause, force
est de constater que la commune libre demeure une curiosité et
présente un intérêt économique de poids notamment
134 Rappelons que Christiania n'est, en
réalité, pas vraiment une communauté, mais un
conglomérat d'innombrables petites communautés inégalement
réparties dans les quinze aires locales qui constituent la commune libre
de Christiania. Par exemple, citons la communauté appelée Ararat,
du nom de la montagne sur laquelle a échoué l'arche de
Noé, fondée peu après le blocus contre les junkies, qui
est toujours située dans à Fredens Ark (« L'arche de la paix
», aire locale n°3) Cf. « A) Christiania : communauté ou
société ? » in VASSEUR Pierre, mémoire
dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une
utopie communautaire, op.cit., p.45
135 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.66-67
136 Cf. « Chapitre 1 - Un projet utopique inscrit sur la
durée » in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé
par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op.cit., p.16-40
60
à travers l'activité touristique137.
Ces touristes, venus en masse, y découvrent une véritable ville
dans la ville, voire un Etat dans l'Etat, qui rappellera aux routards des airs
de Vatican. Un lieu de pèlerinage, certes, mais dont les murs
n'évoquent pas les Saintes Ecritures, mais ravivent au contraire les
mythes de la pensée anarchiste et de sa célèbre maxime
« ni dieu ni maître ». Mais nous sentons à travers le
témoignage de certains christianites, dont la plupart tels que Joker,
exercent à l'occasion la fonction de guide de la communauté, que
Christiania ne doit pas devenir le simple musée l'époque hippie,
mais doit rester un lieu où se posent d'importantes questions qui
dépassent ses frontières :
Joker: [...] «So, I guess,
Christiania can decide between `okay, do we want to be a museum for the
hippie era, or do we want to participate in these big questions?' »
_ «Oh I see what you mean, then changing was
necessary for Christiania if it wanted to stay... Let's say alive and active,
and not only a hippie museum.»
Joker: «If we choose the museum
way, we could do very fine. We could make a fine business with it. We could
actually get paid for living here. Or maybe not, but we could have a lot of
incomes. We could cherry our hippie things, having long hair and stuffs like
that, but it would be artificial. If we want to participate in
real life, we must take the challenges of the future and
I think it's inside of the democracy. Climate, drugs...
long hair for men, I mean it belongs to the past.»
Le groupe ne trouve pas son unité et ses raisons de
poursuivre cette expérience communautaire uniquement travers ses
origines liées au mouvement hippie ou encore à son
caractère supposé anarchiste, mais reste un lieu rassemblant des
gens toujours actifs, un lieu propice à la mobilisation que nous
garderons de développer pour le moment.
Mais Christiania est surtout un espace dans lequel les
autochtones ont progressivement su créer et affirmer une identité
commune138 qui transcende le morcellement géographique et les
esprits de clochers évoqués dans le premier chapitre. En
effet, le simple visiteur pourra rapidement s'apercevoir qu'une série de
symboles permettent de cristalliser le sentiment d'appartenance à une
seule et même institution pour le millier d'habitants qui appartiennent
à cette institution. Au-delà de la culture de la déviance
qui y est développée139, nous pouvons
137 Chaque année, des millions de visiteurs danois et
étrangers venus du monde entier s'y pressent soit par le biais des
guides officiels de la communauté (tels que Kirsten, Morten ou encore
Astérix), soit par des agences de voyage dont les autocars font des
haltes incessantes devant l'entrée principale pour y déposer des
armées de touristes munis de leurs appareils photos. D'après les
chiffres officiels, Christiania est l'une des attractions touristiques les plus
courues de Copenhague derrière la petite sirène et Jardin de
Tivoli et se place tout de même devant le palais royal en termes de
fréquentation touristique. Source : JACOBI Suzanne,
Christiania guide: written, photographed and published by
christianites, Christiania, Copenhagen, 2005
138 « Créer unité et force
», nous pouvons lire dans la quatrième strophe de l'hymne de
Christiania. Cf. annexe n°14, p.200-201: « Paroles de l'hymne de
Christiania »
139 Cf. « B) Y a-t-il une culture de la déviance
à Christiania ? », in VASSEUR Pierre, mémoire
dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une
utopie communautaire, op.cit., p.47-53
61
énumérer un certain nombre
d'éléments symboliques dont la fonction est d'amener les
individus à objectiver leur sentiment d'appartenance à un seul et
même groupe. Rappelons-nous des frontières fixées avec le
monde extérieur140, du drapeau141, de sa
devise142 dont l'intitulé renvoie à une
hymne143 dont nous avions déjà pris connaissance lors
de notre première enquête de terrain. Mais aussi une monnaie
appelée le Løn144 utilisable dans tous les
commerces de la commune libre, le timbre postal145 mettant en valeur
des tableaux réalisés par des peintres christianites, ou encore
tous les produits dérivés à l'effigie de Christiania qui
reprennent systématiquement ces couleurs très vives (le rouge et
le jaune) qu'un très grand nombre associe aujourd'hui à cette
institution ; nous ne manquons pas d'exemple de ces symboles
créés par l'institution permettant d'illustrer cette
volonté, et surement le besoin qu'on ressenti les premiers habitants de
cette petite communauté illégitime pour mettre en valeur et
affirmer leur identité qu'ils ont créé de tout
pièce.
Mais revenons sur deux de ces exemples qui nous apportent
quelques éléments supplémentaires pour répondre
à notre question sur la nature du pouvoir : premier exemple, nous avons
déjà cité les paroles de l'hymne de Christiania dans
laquelle notre traduction révèle clairement le désir de
« créer unité et force » à
l'intérieur de cette institution. Mais il a fallu chercher dans la
version officieuse de l'hymne de Christiania, réalisée par la
« gipsy compagnie » (Sigøjner Kompagni), un groupe
danois dont la majorité de ses membres étaient christianites,
pour trouver une allusion à leur conception du pouvoir :
« Vous vous accrochez au pouvoir et maintenez les
choses que vous connaissez »
Vous ne pouvez pas nous tuer, La « Gipsy
compagnie »
A première vue, ces paroles viennent corroborer
l'idée que nous avons développé jusqu'ici,
c'est-à-dire que nous considérons Christiania comme une
société alternative où les hommes cherchaient en 1971
à s'émanciper de la société dite « classique
» en faisant leur révolution politique et culturelle au moyen d'une
institution défendant une conception différente du pouvoir, autre
que la logique « commandement-obéissance » décrite par
P. Clastres146, qui induirait l'absence de hiérarchie. Cette
chanson est hautement symbolique, car elle illustre sur un ton polémique
le combat que les christianites mènent au quotidien pour
140 VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.49
141 Cf. annexe n°12, p.199: « Drapeau de Christiania
»
142 Cf. annexe n°13, p.199: « Devise : `Christiania tu
as mon coeur', pierre située devant le Grey hall »
143 Cf. annexe n°14, p.200-201: « Paroles de l'hymne
de Christiania »
144 Cf. annexe n°15, p.202: « La monnaie de
Christiania : le Løn »
145 Cf. annexe n°16, p.202: « Exemple de timbre postal
de Christiania »
146 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat,
op. cit., p.10
62
poursuivre leur quête d'un idéal de vie
collective malgré la pression exercée par la
société « classique ». Nous sentons clairement dans ces
paroles une forme d'intolérance que ces déviants subissent de
manière perpétuelle en raison des valeurs qu'ils
défendent, qui sont à bien des égards contraires aux
valeurs prônées par la société « classique
». Le ou les auteurs de cette chanson semblent dénoncer le
caractère figé de cette conception du pouvoir ainsi que le
maintien d'un ordre hiérarchie dans la société compte tenu
de l'avidité de chacun. Ainsi, cette chanson s'inscrit dans la
lignée de la vision idéaliste de Christiania, qui semble donc
proposer une autre conception du pouvoir, comme si ses membres
détenaient la clef d'une société meilleure, qui bannirait
toute idée de hiérarchie.
Deuxième exemple, nous avons découvert que les
christianites frappaient leur monnaie qu'ils ont baptisé
Løn. De prime abord, ce projet qui a priori a
été approuvé par l'ensemble de ses membres peu avant 1996
(soit la date de la mise en circulation de cette monnaie christianite) part de
l'idée assez logique qui consiste à stimuler l'économie
locale en mettant cette devise aux mains de chaque christianite. Cette
idée d'économie locale a déjà fait ses preuves dans
de nombreux pays - notamment en période de crise économique - car
elle peut effectivement avoir des retombées économiques
bénéfiques dans la localité ayant pris cette initiative.
Seulement, lorsque l'on poursuit un idéal de vie alternative issu d'un
mouvement révolutionnaire qui contesterait l'ordre bourgeois tout comme
l'ordre autoritaire, pourquoi reproduire le même type d'échange
des richesses dans un ordre qui se dit révolutionnaire ? N'est-ce pas
entrer dans la norme que de suivre la même conception des échanges
économiques que dans la société « classique » ?
Si nous avions découvert sur le terrain un autre type d'échange
tel que le troc ou bien l'échange de service, alors nous aurions pu
avancer l'idée que Christiania défend effectivement un
modèle alternatif, et qu'elle a su maintenir malgré l'influence
normalisatrice de la société « classique » qui enserre
ce petit univers social. Alors nous aurions pu affirmer que la commune libre a
su se libérer du joug du capitalisme qui forme
irrémédiablement une hiérarchie par le biais des rapports
économiques. Nous retrouvons une logique marxiste de domination
économique dans cette institution où les individus reproduisent
le même type d'échanges économiques tels que nous le
connaissons dans la société « classique » : la
structure de cette petite société est donc en partie
déterminée par la capacité qu'ont certains individus
à accumuler du capital ; et ajoutons que ce sont a priori tous
ses membres qui par leur pouvoir de décision exprimé grâce
aux principes de démocratie directe, ont institué ce type
d'échanges dans leur institution.
63
Plusieurs éléments sont à retenir dans
cette première sous-partie : tout d'abord, derrière ce
système fédératif que nous avons décrit dans le
premier chapitre il existe une réelle volonté de créer une
identité commune, créant « unité et force
» entre ces quinze aires locales ralliées derrière
l'institution. Cette affirmation de l'identité commune s'exprime
notamment à travers une série de symboles dont certains
rappellent les idéaux poursuivis par les membres de cette institution.
Parmi ces symboles, nous avons pu relever une évocation de la conception
différente du pouvoir qu'ils défendent et nous avons
également pu constater qu'à travers leur recherche
d'unité, les christianites sont même allés jusqu'à
frapper leur propre monnaie. Or, derrière les effets
bénéfiques que peut entraîner la mise en circulation d'une
devise locale, nous sommes confrontés à un autre problème
puisque ce type d'échange reproduit à partir du modèle
proposé par la société « classique » est une
source de pouvoir menant à n'en pas douter à la formation d'une
hiérarchie. Ainsi, ce dernier exemple serait un premier
élément de réponse aux trois hypothèses
posées en introduction et orienterait notre explication sur la
troisième hypothèse : du fait de son incapacité à
s'émanciper du modèle de société « classique
» et notamment de la formation d'un ordre hiérarchique, Christiania
est une utopie communautaire soumise à un redressement vers la norme.
1.2 Souder le groupe dans une cause commune : la
sauvegarde de la communauté
Après plusieurs décennies d'existence,
l'institution prend un caractère immuable et dépasse, nous
l'avons vu, le particularisme naissant des provinces (ici les aires locales)
qui se sont formées lors de la fixation du contrat
fédératif, si bien que les institués prennent
conscience du devoir qu'ils ont en tant que membre de l'institution. Ce devoir
consiste notamment à maintenir ce système de croyances ainsi que
les pratiques qui y sont développées depuis sa création.
L'institution prend ainsi un caractère sacré, devant demeurer
intact malgré les dangers qui la guette. Or, nous savons que cette
institution était dès sa naissance en danger147, c'est
pourquoi les individus y passent les uns après les autres et
développent pour la plupart un sentiment aigu d'engagement dans la
défense d'une cause commune : « sauver Christiania »
(Bevar Christiania). Cette phrase apparaît comme un leitmotiv,
prenant peut-être même plus de sens que la devise officielle que
nous avons évoqué un peu plus tôt (Christiania du har
mit hjerte).
147 Cf. « I) Phase n°1 : les premières
années - création et consolidation de la commune libre »,
in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.18-23
64
Joker: «I couldn't find any place on
earth that could be better than here.»
Tout comme l'a exprimé Joker, bien des christianites
sont convaincus que l'expérience communautaire qu'ils vivent est une
chance, et l'histoire de la commune libre apparaît comme une
traversée interminable, où Christiania serait une coquille de
noix élancée au milieu d'un océan qui symboliserait la
société ordinaire :
Joker: «See Christiania like a
ship.» _ «Yeah.»
Joker: «We have survived from the
storm, but the master is broken, and the sails are apart, the captain is hurt
and... But you know, it's not that bad, we're still floating. And we have an
island in there with water and so on. We will survive! But it's not a victory.
Or maybe it was a victory to survive because it was a heavy
storm.»
A cette comparaison qu'employait Joker pour exprimer le fait
que chaque jour est un combat pour que les christianites parviennent à
sauver leur communauté, peut-être devrions-nous remplacer son
capitaine par un équipage faisant corps face aux dangers de la
mer148. Or, si nous considérons les tempêtes comme les
tentatives initiées par le gouvernement danois pour soumettre
Christiania à la norme149, alors la mer se forme bien souvent
et ses vagues sapent chaque jour un peu plus le frêle esquif sur lequel
se sont embarqués les christianites, que les pionniers avaient tant bien
que mal réussi à façonner. Alors, le groupe serait
représenté par cet équipage travaillant de concert au
maintien du navire au milieu des flots peu accueillants. Sur ce navire, chaque
génération apporterait du sang neuf150, et ce
renouvellement générationnel serait la condition sine qua non
pour qu'il soit maintenu à flot. Tous unis, chaque individu
à chaque génération devrait donner le meilleur de
lui-même pour sauver le navire et le transmettre intact à ses
futurs occupants. C'est à travers cette image que nous pouvons entrevoir
l'idée de solidarité qu'essaye de transmettre l'institution
à ses membres, dont il est demandé d'être les acteurs du
sauvetage perpétuel de leur communauté151. La
poursuite de l'idéal démocratique tel que l'avons décrit
un peu plus tôt à travers l'exemple de Joker est certainement
l'une des valeurs que les christianites cherchent à transmettre aux
générations futures. Ainsi, il appartient au groupe de prolonger
l'existence de
148 Puisque nous supposons qu'il n'y a pas de hiérarchie,
pourquoi mettre un capitaine à la barre de ce navire ?
149 Cf. « III) Phase n°3 : des années 1990
à aujourd'hui - Résister à la normalisation » in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p. 3340
150 Certaines familles installées à Christiania
depuis sa fondation en sont à leur troisième
génération.
151 Ce qui nous renvoie encore une fois à l'idée
d'autogestion.
65
cette expérience communautaire, pour laquelle bien des
observateurs promettaient le destin funeste de « l'éclatement
» de la communauté152.
Mais force est de constater que la commune libre est toujours
là, et la fête du quarantième anniversaire de la
communauté qui eut lieu le 26 septembre dernier vient donner plus
d'épaisseur à l'idée de victoire qu'évoquait Joker.
En témoigne l'affiche du quarantième anniversaire sur laquelle
est représentée une main faisant le signe de la victoire sous
laquelle est inscrit : « Les gouvernements vont et viennent - La meilleure
année de Christiania - Quarante [années] de liberté
populaire »153. Chaque année passée tous ensemble
sur ce navire est donc considérée comme une petite victoire sur
le temps ; c'est pourquoi l'anniversaire de cette institution est
célébré chaque année avec autant de ferveur et
d'enthousiasme car cela illustre la volonté du groupe à rester
uni face dans l'adversité. D'ailleurs, l'histoire a
démontré que c'est quand le destin du groupe vacille que les
liens se resserrent et que la conscience d'appartenir à un seul et
même groupe se fait le plus ressentir. Enfin, au-delà de la valeur
symbolique de l'anniversaire, revenons une dernière fois sur les propos
de Joker, pour qui survivre à la tempête n'est pas une victoire
car ce n'est qu'un simple répit en attendant la prochaine houle :
Joker: «But I don't feel it like a
victory.» «What would be a victory then?»
Joker: «It would be a victory if we
sale enough shares to reach these fifty million Kroners or whatever [actually,
the amount of money that Christiania owes to the State to buy the land is
seventy-six millions Kroners.] «This year, it would be a
victory.»
D'après lui, la véritable victoire finale
serait celle qui conduirait l'Etat danois à céder
définitivement le terrain à Christiania, de manière
à ce qu'enfin l'existence de la commune libre ne soit plus remise en
cause et que le groupe puisse voir l'avenir avec plus de
sérénité. Toutefois, atteindre cette mer d'huile
signifierait que les christianites aient été capables de
collecter la somme fixée lors des négociations entre le groupe de
contact154 et les représentants de l'Etat au printemps 2011,
suite au procès perdu par Christiania devant la
152LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai
68 : histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.65
153 Cf. annexe n°17, p.203: « affiche du
quarantième anniversaire »
154 Le groupe de contact est une donnée très
importante pour la suite de ce mémoire, puisqu'il s'agit d'un petit
groupe (dont seule une minorité de christianites composent ce groupe),
ayant été créé par l'institution de manière
à faciliter les négociations avec l'Etat, dans le cadre du rachat
de ce terrain de 35 hectares contre la somme fixée lors des
négociations : 76 000 000 de couronnes, soit environ 10 221 882
euros.
66
Cour Suprême155. Cette tâche difficile,
rendue possible grâce à la création de la fondation
Christiania dans laquelle sont reversés les dons collectés par
l'Action du Peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie), constitue
le nouveau défi, la nouvelle tempête dans laquelle le navire s'est
engagé puisque les christianites sont désormais soumis à
des délais pour verser la somme due à l'Etat, réel
propriétaire du terrain156.
Tanja: «If we open up and if everybody
pays something, then the feeling will be Christiania is for
everybody.»
Tanja, responsable de la collecte des dons au Christiania
FolkeAktie
Nous savons que racheter le terrain n'était pas le
souhait des christianites qui, après avoir perdu leur procès, se
sont retrouvés en position de faiblesse face à l'Etat qui a eu la
sollicitude d'accorder de nouvelles négociations avec Christiania pour
enfin trouver une issue à ce conflit permanent. La seule issue
laissée aux Christianites fut le rachat du terrain qu'ils utilisent,
c'est pourquoi l'institution a décidé de créer ce nouveau
bureau dans lequel nous avons rencontré Tanja.
Rémunérée par l'institution pour la tâche qu'elle
accomplit, avec l'aide de nombreux volontaires christianites ou de simples
sympathisants, elle réalise un véritable travail de fourmi qui
consiste à collecter des dons contre laquelle le donateur se voit
remettre un share qui symbolise son engagement pour la sauvegarde de
la communauté157. Donc ce n'est pas la
propriété du navire que cherchent à obtenir les membres de
son équipage, mais la chance de laisser Christiania telle qu'elle est
actuellement : un espace ouvert d'expérience sociale. Le but de cette
démarche est de faire de la commune libre un espace ouvert à
tous, qui serait en somme un héritage. Alors ce devoir qui consiste
à transmettre ce projet de vie collective intact aux
générations à venir, serait accompli.
Pour résumer, l'exemple de Christiania vient confirmer
l'idée que bien souvent, c'est en période de crise, lorsque
l'avenir du groupe s'assombrit que la conscience nationale, ou plutôt
pour notre cas, la conscience d'appartenir à un groupe se fait le plus
ressentir. Or, l'histoire de Christiania n'est que le long récit d'une
crise permanente, ce qui amène les esprits les plus idéalistes
à continuer à croire qu'à Christiania, ce sont les membres
de l'institution qui travaillent dans ce qui serait une incroyable
solidarité pour parvenir à sauver
155 Cf. « C) Quand les squatteurs assignent le
propriétaire du terrain en justice : le procès entre les
christianites et l'Etat » » in VASSEUR Pierre,
mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania :
monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p. 39-40
156 Un premier acompte de 50 000 000 de couronnes devait
être versé au premier juillet 2012, une somme qui n'a bien entendu
pas pu être rassemblée grâce aux dons, mais a semble-t-il pu
être complétée grâce à un prêt.
157 Cf. annexe n°18, p.204 : « le share de
l'Action du Peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie) »
67
Christiania. Vu sous cet angle, le « nous »
prend tout son sens et tout semble indiquer que le groupe détient le
pouvoir de mener à bien cette mission. Dès lors, c'est
peut-être dans cette perpétuelle adversité que le groupe
parvient à tirer sa capacité à rester uni ; alors, nous
pourrions imaginer que si Christiania parvenait à ses fins (s'affranchir
de sa lutte face à l'Etat), peut-être le groupe perdrait le sens
de son unité. Seulement, la suite de ce mémoire va
démontrer que derrière l'illusion d'unité et
d'équité dans la répartition du pouvoir entre ses membres,
se cache une réalité institutionnelle bien plus complexe et bien
moins enchantée.
Section 2- Penser la communauté dans sa
totalité
Cette deuxième section va apporter des premiers
éléments de réponse permettant de démontrer que
dans la pratique, l'ordre institutionnel tel qu'énoncé dans les
principes fondateurs de la commune libre est tout simplement inapplicable.
Jusque-là, cela n'a rien d'une découverte puisqu'il s'agit
après tout d'un projet utopique, donc a priori
irréalisable. Cependant, c'est bien de la nature du pouvoir dont il
est question et c'est en cela que les deux sous-parties qui suivent sont
nécessaires au cheminement qui nous guidera vers la réponse
à notre problématique.
2.1 L'assemblée commune : lieu d'expression de la
volonté générale ?
Dans nos recherches précédentes, nous avons
déjà évoqué les difficultés liées
à l'exercice de la politique du consensus, que nous avions
illustré avec de nombreux exemples158. Ici, deux
éléments vont nous intéresser tout particulièrement
: la manière dont ces assemblées communes
(fællesmøde) subtilisent le pouvoir accordé aux
assemblées des aires locales (områdemøde); puis la
façon dont les organisateurs de ces assemblées ont peu à
peu confisqué le pouvoir de décision aux christianites pourtant
venus y exercer leur droit à l'exercice direct du pouvoir.
Premièrement, d'après J-M Traimond «
Les assemblées de quartier [des aires locales] ont
déchargé les assemblées générales des
innombrables querelles de voisinage sur l'usage de tel ou tel lieu, que deux ou
trois-cent personnes ne pouvaient démêler rapidement. (On compte
sur les doigts d'une main les assemblées générales qui ont
rassemblé plus de trois-
158 Cf. « B) Les christianites et leur principe de
démocratie directe : la difficulté de la politique du consensus
» in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.84-87
68
cent personnes)159 ». Cette
observation illustre bien l'idée que c'est dans un souci de satisfaire
le principe d'autogestion ainsi que de faciliter l'exercice de la
démocratie directe que les pionniers de Christiania ont fixé le
morcellement de la communauté en aires locales, lesquelles ont
été dotées d'assemblées d'aires locales
(områdemøde) que nous avons décrit dans le premier
chapitre. Donc, de ce point de vue l'assemblée commune
(fællesmøde) serait la plus ancienne des
assemblées de Christiania, elle aurait été
créée lorsque la commune libre n'était qu'à un
stade peu avancé de son évolution, à l'époque
où il était encore a priori possible de prendre une
décision à l'unanimité à l'échelle de la
communauté tout entière, dont les réunions ne rassemblent
qu'un nombre limité d'individus. Ou alors, compte-tenu du fait que tout
indique que Christiania aurait été très fortement
peuplée dès les premiers mois suivants sa
fondation160, nous pouvons supposer que les communards ont
très vite été confrontés à la contrainte du
nombre et n'ont jamais réellement réussi à s'entendre sur
les bases du consensus, si bien que la division de la communauté en
divers aires locales s'est rapidement avéré être la
meilleure solution.
Pourtant, la première chose qui nous frappe sur le
terrain, est la dimension symbolique de ces assemblées communes : les
christianites gardent en mémoire les tournants historiques qui se sont
joués lors de ces grandes assemblées organisées au
Grey hall161, où la mémoire collective
retient que des centaines de christianites s'y rassemblaient pour prendre
d'importantes décisions et y exercer toutes sortes de pouvoirs. Par
exemple, fixer les lois dans le Ting book (pouvoir législatif),
lancer à l'automne 1979 un blocus contre les junkies (Junk
blockade) de manière à éradiquer les drogues
dures162 (pouvoir exécutif) ou encore condamner au
bannissement les criminels de la communauté (pouvoir judiciaire). Tout
semble donc devoir systématiquement s'y jouer car nous constatons que
toutes les grandes orientations politiques ont été prises lors de
ces assemblées communes ; c'est pourquoi aujourd'hui encore le pouvoir
décisionnaire de l'assemblée d'une aire locale laisse toujours la
main à l'assemblée commune qui devra statuer sur des
décisions qui pourtant concernent directement les habitants de l'aire
locale.
159 TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de Christiania, op.
cit., p.101
160 En réalité, la plupart des auteurs estiment
que le nombre de mille à mille deux-cent communards fut rapidement
atteint tant ce projet communautaire avait suscité l'engouement
dès sa création. Puis, rappelons que son nombre d'habitants s'est
stabilisé entre huit cent-cinquante et mille christianites.
161 Le Grey hall est un ancien bâtiment de la
caserne militaire. Situé à Psyak (aire locale n°2), il est
le centre névralgique où se tiennent historiquement les
assemblées communes dans lesquelles les grandes orientations politiques
de la communauté sont débattues depuis plus de quarante ans. Cf.
annexe n°13, p.199: « `Christiania tu as mon coeur', pierre
située devant le Grey hall ».
162 Cf. « A) Du blocus contre les junkies» »
in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p. 25-27
69
Afin d'illustrer nos propos, citons en premier exemple ce qui
est mentionné dans le programme de l'assemblée locale du 20 mars
2012 à Mælkebøtten163. Sur ce document nous
trouvons la mention « préparation des thèmes à
aborder lors de la prochaine assemblée commune ». Ce premier
exemple semble effectivement indiquer que les habitants de cette aire locale
étaient dans l'attente de cette prochaine assemblée
générale pour pouvoir aborder ces questions et prendre des
décisions qui pourtant concernaient directement leur aire
locale164. Dans cette mesure, « l'immédiateté
»165 de l'exercice du pouvoir tel que décrit dans
l'idéal fédératif de P-J Proudhon serait fortement remise
en cause, si bien que les assemblées communes viendraient annihiler la
souveraineté des quinze aires locales.
Autre exemple, si nous reprenons volontairement le cas de
l'aire locale de Norddyssen (« Le tumulus-Nord », aire locale
n°12) évoqué un peu plus tôt ; et que nous supposons
qu'après avoir souhaité faire scission avec le reste de Dyssen,
ses habitants viennent un jour à décider à
l'unanimité de l'indépendance de leur aire locale, qui
impliquerait une séparation stricto sensu avec le reste de la
communauté, tout porte à croire que malgré leur
souveraineté et leur liberté d'action - supposée
très ample -, les ardeurs séparatistes des habitants de cette
aire locale très retirée seront limitées, bornée
par l'institution. Car si tel était le cas, nul doute que l'ensemble des
habitants des quinze aires locales, y compris les séparatistes de
Norddyssen qui devraient s'armer de patience et préparer de solides
arguments, seront invités à en débattre lors d'une
assemblée commune qui se tiendra non pas à Norddyssen mais au
Grey Hall, et l'ensemble des christianites devront en théorie
décider à l'unanimité du sort de Norddyssen. Ce
scénario, qui relève certes de la fiction, illustre le fait que
le pouvoir supposé exclusif de l'assemblée locale d'exercer
l'autorité politique à l'intérieur de son aire locale, est
constamment limité par le pouvoir décisionnaire de
l'assemblée commune. Donc, cette dernière englobe l'ensemble des
quinze aires locales de Christiania et vient ainsi neutraliser la
capacité des habitants d'une aire locale d'avoir une liberté
totale sur les choix qu'ils font à l'intérieur de leur aire
locale. Dans ce cas de figure, c'est « la reconnaissance constante des
identités [et du] particularisme »
évoqué dans l'idéal fédératif de P-J
Proudhon qui serait à son tour remis en cause, à tel point que
l'assemblée commune exercerait une sorte de contrôle
163 Cf. annexe n°6, p.192: « invitation à
l'assemblée de Mælkebøtten (« Le pissenlit »,
aire locale n°8) »
164 Comme nous pouvons le constater dans la traduction du
document de l'annexe n°6, ces questions semblent concerner un
bâtiment situé à l'intérieur de
Mælkebøtten, une portion de la rue de Refshalevej qui longe cette
aire locale ainsi que les aires voisines, puis une question plus
générale qui concerne les institutions infantiles au Danemark
dont nous pouvons supposer que Christiania s'inspire pour reproduire ou
corriger leurs propres institutions infantiles (kindergarten) à
l'intérieur de la communauté.
165 PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution, op. cit., p.109
70
en dernière instance, ayant la capacité de geler
les décisions prises par un groupe supposé souverain qui pourtant
était parvenu à s'entendre selon le principe du consensus.
Ces deux derniers exemples montrent donc que la
souveraineté de l'aire locale a ses limites, car sa capacité de
décision à l'intérieur de son espace est sans cesse
contrôlée voire limitée par l'assemblée commune.
Ainsi, une première conclusion nous amène à
considérer que l'assemblée de l'aire locale comme une sorte
d'artéfact dans lequel les christianites auraient l'illusion d'exercer
un pouvoir direct, et devraient selon toutes vraisemblances se rendre
directement aux assemblées communes s'ils veulent avoir une chance
d'avoir une influence directe sur la conduite des affaires communes. Toutefois,
l'expression de la volonté générale est-elle
réellement respectée lors de ces assemblées ?
Lorsque nous examinons en détails l'une des affiches
annonçant la tenue d'une prochaine assemblée
commune166, nous relevons au bas de ce document la signature du
groupe de contact (Kontaktgruppen), qui « invite » tous les
christianites à se rendre à cette assemblée. Nous
reviendrons un peu plus loin sur ce qu'est réellement ce groupe de
contact ainsi que sur ses membres, mais ce qui nous intéresse ici est
qu'à la différence des affiches annonçant la prochaine
assemblée d'une aire locale qui est rédigée et
préparée par un ou des habitant(s) de cette aire locale comme le
veulent les principes d'autogestion ; ici, c'est un petit groupe d'individus
incarné par la mention « groupe de contact » qui organise et
coordonne les assemblées communes. Cela signifie que ce petit groupe
d'individu travaille au nom de la communauté et fixe le programme de ce
qui sera débattu lors de ces assemblées. Mais encore, si nous
regardons de plus près la manière dont est rédigé
ce programme, c'est à se demander s'il y a réellement un
débat et si les christianites présents à cette
assemblée auront leur mot à dire : « 1/ Ils vont envoyer des
lettres », quel est donc ce « ils » qui semble avoir
déjà pris la décision d'envoyer ces lettres ? En « 3/
» est même prévu que « la direction »
(bestyrelsen) ainsi que « la bureaucratie »
(forretningsudvalg) s'expriment ; en « 4/ » puis en «
5/ » se suivent une série de « choses à faire »
ainsi que des « informations » dont les christianites doivent prendre
connaissance avant d' « éventuellement » pouvoir poser des
questions en marge de ces cinq points placés en priorité. Ne
serait-ce pas l'inverse qui devrait se produire lors de ces assemblées
dont le but initial est de promouvoir l'exercice direct du pouvoir par le
peuple ? Ce sont probablement les contraintes liées à
l'application de la politique du
166 Cf. annexe n°19, p.205-206: « invitation à
une assemblée commune (fællesmøde) »
71
consensus qui ont poussé les christianites à
instituer le groupe de contact et à le laisser s'emparer du pouvoir de
fixer le programme de ces assemblées.
Astérix: «Yeah, it's very
hard to find a consensus so they... So for example, for the community meeting,
it's very seldom that we make a decision because it's very difficult to...
Because people have so many different opinions, so it's more like an
information meeting!»
Astérix nous avait évoqué les
difficultés liées à l'application de la politique du
consensus à l'échelle de la communauté, mais nous avions
certainement trop rapidement occulté la dernière phrase de cette
citation dans laquelle il exprimait avec regret l'idée que ces
assemblées communes ne prenaient plus la forme que d'une «
réunion d'information ». Enfin, la désertion aussi bien des
assemblées des aires locales que nous évoquions un peu plus
tôt à travers une citation de Kirsten, que les assemblées
communes qui comme l'écrit J-M Traimond, « on compte sur les
doigts d'une main les assemblées qui ont rassemblé plus de
trois-cent personnes » ; ce désintérêt pour la
politique à l'intérieur de la communauté s'expliquerait
par la subtilisation progressive du pouvoir remis aux mains d'un groupe
restreint d'individus dont la tâche est de veiller au maintien du navire
Christiania, où le reste de l'équipage ne serait plus que des
passagers se laissant docilement guider au gré des décisions
prises par la hiérarchie.
Pour résumer, à mesure que ce petit univers
social « franchissait ses stades d'évolution »167,
l'importance de l'aire locale a rapidement décliné et c'est
même le phénomène inverse qui s'est produit puisque d'un
système décentralisé, les christianites se sont
progressivement retrouvés dans un système centralisé
où prendre d'importantes décisions serait du ressort de
l'assemblée commune. Seulement, ces assemblées communes ne serait
plus le lieu où viennent s'exprimer les christianites, mais une
réunion où ces simples résidents sont invités
à prendre connaissance de ce qui a été
décidé sur leur sort. C'est ainsi que l'assemblée commune
ne remplirait sa fonction de lieu d'expression de la « volonté
générale, volonté populaire ou [de] l'accord
collectif »168 mais son maintien ne s'expliquerait que par
le désir de maintenir l'illusion qu'il existe encore la
possibilité pour n'importe quel christianite d'exercer une réelle
influence sur les grandes décisions à prendre pour l'avenir de
leur communauté.
167 ELIAS Norbert, « La transformation de
l'équilibre `nous-je' », in La société des
individus, op.cit., p. 205-301
168 LAGROYE Jacques (Dir.) FRANCOIS Bastien, SAWICKI
Frédéric, Sociologie politique, op.cit., p. 139
72
2.2 Garder le pouvoir à l'intérieur de la
communauté au prix de celui des individus
Garder le pouvoir à l'intérieur de la
communauté suppose que l'institution parvienne à résister
à la pression exercée par l'Etat et en particulier au processus
de normalisation amorcé depuis le début des années
1990169 par lequel certains gouvernements qui se sont
succédé ont cherché à mettre fin à des
années de laxisme gouvernemental à l'égard de cette
déviance institutionnalisée170. S'affranchir de ce
rapport antagoniste avec l'Etat et voguer vers une mer d'huile, nous l'avons
dit, signifierait que Christiania soit capable de remplir sa part du contrat
qu'elle a récemment signé avec l'Etat : racheter le terrain
qu'elle occupe contre la somme soixante-quinze mille couronnes. Alors, l'Etat
danois ne pourra que reconnaître la commune libre de Christiania comme
une institution légale au moins parce qu'elle serait propriétaire
de son terrain171, ce qui faciliterait l'exercice légitime du
pouvoir par les christianites à l'intérieur de leur
communauté.
Néanmoins, nous savons que cet accord trouvé
avec l'Etat est le fruit de longues négociations qu'il aurait
été impossible de mener à bien si l'ensemble des
christianites avaient décidé de s'immiscer dans les
négociations. D'ailleurs, dès la mise en vigueur de la
première loi de Christiania en 1991, qui reconnaissait Christiania en
tant qu'expérience sociale à part entière, le gouvernement
de l'époque172 avait exigé que les christianites
désignent un interlocuteur stable et unique permettant de faciliter les
échanges lors des futures négociations: cela a donné
naissance au fameux groupe de contact (Kontaktgruppen) qui,
rappelons-le, est aujourd'hui celui qui « invite » les christianites
à se rendre aux assemblées communes
(fællesmøde), devenues pour beaucoup de simples
réunions d'information dans lesquelles ses membres peuvent donner des
nouvelles sur l'état d'avancement des négociations. Nous avons
rencontré l'un des membres éminents de ce groupe de contact et
voici sa définition :
«And what does it consist in? What is the aim of the
contact group?»
169 Cf. « III) Phase n°3 : des années 1990
à aujourd'hui - Résister à la normalisation » in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.3340
170 Nous pensons notamment aux deux derniers mandats du parti
libéral (2001-2011) durant lesquels a été menée une
politique très incisive à l'égard de Christiania qui a
débouché sur une lutte juridique qui a amené les deux
parties jusqu'à la plus grande instance juridique du Danemark : la Cour
Suprême. Par ailleurs, notons que depuis le mois d'octobre 2011, c'est un
gouvernement représenté par la sociale-démocrate Helle
Thorning-Schmidt, qui a pris les commandes du pays, ce qui peut être
perçu comme une chance pour Christiania de prolonger son sursis.
171 Nous excluons volontairement la question des pratiques
illégales telles que l'usage de la marijuana à l'intérieur
de cet espace qui, bien entendu, ne serait toujours pas admis par l'Etat.
172 Le gouvernement de Poul Schlüter, du parti conservateur
(1982-1993)
73
Hulda: «The contact group was made
for our relations with outside. A kind of... We carry all the problems with
Christiania, and if there's a problem with Christiania, we take it up and then
we talk about that with the government. And then, we give summary to everybody.
That's our aim.»
Créé de manière à faciliter les
relations entre les christianites et l'Etat, le groupe de contact s'apparente
à un instrument de médiation, c'est-à-dire un «
corps intermédiaire »173 destiné à trouver
une issue à ce conflit par la voie du consensus. Mais deux
problèmes se posent à cette idée de médiation :
d'une part, le groupe de contact n'est ni « indépendant
» puisqu'il émane de l'institution, ni « impartial
» car son but est de défendre les intérêts de
Christiania, ni « sans pouvoir » car ses membres ont la
capacité de juger et de décider de ce qui est bon pour l'ensemble
de la communauté. D'autre part, cette démarche nécessite
un pouvoir central, qui est pourtant l'antithèse du principe
fédératif et de l'idée d'autogestion. C'est là tout
le paradoxe dans lequel se sont empêtrés les christianites :
tiraillés entre leurs désirs d'autogestion et de
répartition équitable du pouvoir et la pression venue de
l'extérieur de la communauté, cela a poussé Christiania
à s'adapter et à se réinventer, ce qui l'a progressivement
fait glisser d'un pouvoir décentralisé à un pouvoir
centralisé.
Malgré cela, il serait injuste de blâmer les
membres de ce groupe de contact qui, malgré le fait que son existence
conduit irrémédiablement à une concentration du pouvoir,
accomplissent la noble et difficile tâche qui consiste à maintenir
le navire à flot. Et les membres de ce groupe ont semble-t-il
été placés là car ils présentent les
aptitudes nécessaires à l'accomplissement de cette tâche.
De même qu'il ne serait pas plus justifié de critiquer le fait que
plus de la moitié des membres de ce groupe de contact ne sont pas
christianites et n'auraient donc a priori rien à faire dans ce
groupe destiné à défendre les intérêts des
christianites :
_ «How many members are you?»
Hulda: «Eleven.»
_ «And how many Christianites?»
Hulda: «Five from Christiania and six
from the outside.» _ «Why there's less
Christianites?»
173 Nous reprenons ici la définition de Jacques Palard
qui considère la médiation comme « un conflit,
l'intervention d'un tiers (si possible indépendant, impartial et sans
pouvoir), enfin un processus d'échanges verbalisés,
ordonnés à la recherche d'une solution par consensus »
in PALARD Jacques, « Médiation et institution catholique
», in Archives de sciences sociales des religions, n°133,
2006, p. 10
74
Hulda: «The State wanted that and
that's way it is. We needed some high profiles to be members of the
board.»
A en croire les propos d'Hulda, les christianites
représentés par le groupe de contact ont dû s'adapter aux
conditions imposées par les représentants de l'Etat, qui
estimaient que ce groupe devait être composé d'une faible
majorité de non-christianites, ce qui paraît rendre d'autant plus
difficile la possibilité pour les christianites d'être entendus.
Par ailleurs, si nous reprenons les principes dictés par le projet de
collecte de dons de l'Action du Peuple de Christiania (Christiania
FolkeAktie) alors Christiania n'appartient à personne, ni
même aux christianites ; et tous les moyens sont bons, y compris d'aller
chercher des individus « techniquement capables
»174 à l'extérieur de la communauté,
pourvu que cela contribue à sauver Christiania (bevar
Christiania).
Afin de corroborer l'idée que l'ordre institutionnel
de Christiania tend par la logique élitiste, reprenons l'exemple du
procès perdu contre l'Etat devant la Cour Suprême au début
du mois de février 2011. L'analyse des évènements nous
avait amené à la conclusion que l'exercice direct du pouvoir par
le peuple induit irrémédiablement une lenteur dans la prise de
décision, une caractéristique bien incompatible face à
l'urgence de la situation dans laquelle s'étaient retrouvés les
christianites. Depuis 2003, et la deuxième loi de Christiania qui
annulait le premier accord trouvé en 1989 et rendait illégale la
présence des christianites sur cet espace, le gouvernement
libéral s'était lancé dans une politique très
agressive à l'égard de la commune libre en décidant de
poser un ultimatum à tous les membres de cette institution : pour
rappel, cette stratégie politique débuta en 2007 et consistait
à envoyer individuellement à chaque foyer de Christiania un petit
livret bleu intitulé « Le plan local pour l'aire de Christiania
». A l'intérieur de ce livret était présenté
un plan de cadastre dans lequel chaque foyer pouvait situer sa maison à
laquelle correspondait une estimation sur la valeur de cette portion du
terrain. Il était ainsi proposé à chaque christianite de
devenir l'heureux propriétaire d'une maison située sur un sol
qu'ils occupaient illégalement depuis plusieurs années. Le choix
était donc simple : soit le christianite décidait d'accepter les
termes de ce contrat et d'enfin entrer dans la norme en devenant
propriétaire comme l'auraient souhaité certains:
Richardt: «The best thing for
Christiania would be private ownership.»
174 Cf. MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur
les tendances oligarchiques des démocraties, op.cit., p.302.
75
Ou alors, le christianite devait décider de rester dans
une attitude déviante, en ignorant l'offre du petit livret bleu et en
faisant corps avec le groupe face à cette nouvelle tentative
initiée par l'Etat pour régler le problème Christiania
:
Joker: «I only mean that the victory
is that we didn't take the carrot [the offer from the State].»
Dans cette dernière citation, Joker exprime simplement
l'idée que la plupart des activistes sont fiers d'affirmer que les
christianites ont fait corps face à la tentation d'accepter
individuellement cette offre, et bon nombre d'entre eux vont jusqu'à
affirmer que les membres de la communauté ont rejeté en bloc ce
qui a été interprété comme une tentative de
déstabilisation initiée par l'Etat. Seulement, en y regardant
d'un peu plus près, nous nous apercevons que les choses n'ont pas
été aussi simples pour dire « non » à cette
offre, et qu'il a fallu de nombreux rassemblement aux issues très
incertaines pour que finalement l'assemblée commune
(fællesmøde) se prononce contre le « plan local pour
l'aire de Christiania ». Cette lenteur dans la prise de décision
est profondément ancrée dans cette institution où les
assemblées peuvent se prolonger, être reportées et se
démultiplier. C'est d'ailleurs pour cette raison que l'escargot est
à Christiania ce que le coq est à la France : « hurry up
slowly ! » peut-on lire telle une devise associée à ce
petit mollusque qui est l'animal fétiche de l'institution175.
Encore une fois, le choix de ce symbole n'est pas anodin, puisqu'il illustre
l'état d'esprit qui s'est développé à Christiania
et vient confirmer l'idée que Christiania est caractérisée
par un tempo institutionnel en décalage total avec le monde qui
l'entoure.
Ainsi, nous pouvons supposer que c'est cette lenteur
institutionnelle qui a poussé l'institution à donner de plus en
plus de pouvoir au petit groupe de onze personnes qualifiées pour mener
et ainsi accélérer le processus de négociations. Bien
entendu, bien des observateurs pourront signaler que cette lenteur
institutionnelle pourrait être un atout pour les christianites dont,
souvenons-nous, une faible majorité n'aurait aucun intérêt
à ce que le statut de la communauté change. Cependant, avec le
procès récemment perdu face à l'Etat qui aurait pu
entraîner l'application du « plan local pour l'aire de Christiania
» par le nouveau gouvernement176, Christiania s'est
retrouvée en position de faiblesse vis-à-vis de l'Etat, fort de
sa victoire lors du dernier procès. Et accepter les conditions de
l'Etat, à savoir mener les
175 Nous retrouvons le symbole de l'escargot sur pièce
de monnaie du Løn (annexe n°15, p.202) ainsi que dans de
nombreux endroits à Christiania. Cf. annexe n°20, p.206: «
l'escargot, symbole de la lenteur institutionnelle de Christiania »
176 Ce qui aurait signifié «
l'éclatement » de la communauté. Cf. LACROIX
Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 : histoire sociale d'une
révolte, op. cit., p.65
76
négociations uniquement par le biais de ce groupe de
contact apparaît comme une manière de sauver ce qui peut encore
l'être : la subsistance de la communauté.
En somme, ces deux sous-parties constituent autant d'exemples
permettant d'avancer l'idée que dans la pratique, l'exercice du pouvoir
est bien différent de ce que pouvaient nous laisser penser le premier
chapitre où même la première section de ce second chapitre
:
Malgré les principes d'autogestion et le contrat
fédératif, l'exercice du pouvoir dans les aires locales et
leurs assemblées (områdemøde) est constamment
court-circuité par une assemblée commune
(fællesmøde) qui constitue l'instance ultime où
sont censées être prises les décisions les plus
importantes, notamment celles liées aux grandes orientations pour
l'avenir de la communauté, ce qui inclut évidemment le destin de
ses quinze aires locales. Cette centralisation des pouvoirs décisionnels
ne doit a priori pas remettre en cause le pouvoir d'autogestion de
chaque individu. Seulement, comme a pu le souligner J-M Traimond, nous avons
déjà mis en évidence le fait qu'une telle assemblée
réunissant plusieurs centaines de personnes, ne peut bien
évidemment pas trouver un consensus. C'est d'ailleurs cette raison qui
avait amené les pionniers à créer des assemblées
dans chaque aire locale, ce qui devait faciliter l'exercice de la
démocratie directe.
Le deuxième exemple n'est que le prolongement de ce
que nous évoquions dans la première sous-partie : conserver ses
chances de sauver Christiania impliquait que les membres de l'institution
s'organisent. Or, nous savons que l'institution est caractérisée
par une vitesse d'exécution qui est en décalage total avec les
institutions du monde extérieur. Tout porte à croire que c'est ce
qui a porté préjudice à Christiania lors du dernier
exemple en date : le procès perdu contre l'Etat ; et c'est, semble-t-il,
ce qui a amené l'institution à confier certains pouvoirs
décisionnels à un petit groupe d'individus incarné par le
groupe de contact.
Ainsi, avant d'entamer la dernière section de ce
second chapitre, deux solutions s'offrent à nous : ce groupe
continue-t-il à croire aux valeurs transmises par ceux qui ont
fixé les règles (autogestion, répartition équitable
du pouvoir), auquel cas nous pourrions dire que les membres sont
aveuglés par les principes du système fédératif
dictés par l'institution et vivent dans l'illusion ; où cela
relève-t-il plutôt d'une orientation consciente vers une
république unitaire qui amènerait les membres de cette
institution à déléguer leurs pouvoirs à certains
esprits jugés bienfaiteurs ?
77
Section 3- Administrer l'espace au moyen d'une
bureaucratie pour l'intérêt général
Cette troisième section constitue un nouveau tournant
dans notre cheminement qui nous permettra de savoir comment se répartit
réellement le pouvoir à Christiania. La commune libre
n'évolue pas dans un vide institutionnel et elle subit constamment
l'influence du monde qui l'entoure et des institutions qui le compose. Les
membres de cette société alternative sont pour la plupart issus
de la société « traditionnelle »177, ce qui
explique pourquoi ils reproduisent les « schèmes d'actions
», c'est-à-dire « ce qui est au principe de toute
action involontaire »178, lorsqu'ils se retrouvent face
à des problèmes inhérents à tout type de
société.
3.1 La contrainte organisationnelle : se donner les moyens
nécessaire à la subsistance de la communauté
Dès les premières semaines qui suivaient le 26
septembre 1971, date de création de la communauté, ses pionniers
se sont retrouvés confrontés à la contrainte
organisationnelle. A leur arrivée dans l'ancienne caserne de
Bådsmandsstrædes, les squatteurs ont pu s'apercevoir de l'ampleur
de la tâche qui les attendait s'ils voulaient réussir à y
fonder une communauté.
Tanja: «No electricity, no water
and... I think it was like I don't know. I remember I had to collect water once
a week, when it was my turn to pick up water. I remember we took water in some
buckets because there were some few places where you could get
water.»
Voici les souvenirs de Tanja, elle qui était
âgée de quatre ans lorsque sa mère, Annie
Hedvard179, décida de venir élever sa fille dans cette
communauté. D'autres personnes interrogées ont bien entendu
vécu cette époque d'une autre manière, et beaucoup avaient
un regard plus mature sur ce qu'ils voyaient se produire dans cette nouvelle
expérience sociale.
Hulda: «Yeah, but it's a slow
evolution. I was like, at the very beginning it was free to pay a rent and it
was four Kroner a month.»
«Only four?» (Laughing)
177 Nous excluons volontairement les individus nés
à Christiania qui auraient pu développer d'autres schèmes
d'actions si leurs parents christianites avaient su s'affranchir totalement de
ce qu'ils avaient assimilé par le passé, chose qui paraît
peu probable ; Mais nous excluons également les minorités issues
de sociétés lointaines, nous pensons notamment à une
poignée d'Inuit qui vivent à Christiania, un groupe marqué
par un fort communautarisme et qui continue à vivre selon des
schèmes d'action assimilés sur leurs terres natales.
178 Cf. « Le rôle des habitudes », in
LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts de l'action,
op. cit., p.130
179 La mère de Tanja est la christianite qui a
écrit les paroles de Christiania tu as mon coeur, aujourd'hui
hymne officielle de Christiania. Cf. annexe n°14, p.200-201: «
paroles de l'hymne de Christiania »
78
Hulda: «The first.»
«When was it?»
Hulda: (She doesn't answer to my question)
«From all over. It was the attempt to pay some money for the guy who
would remove your garbage.»
«Oh yeah.»
Hulda: «That was the first because
people needed their garbage to be removed! And they had to pay somebody to do
it because if you don't want to do it yourself, you have to pay somebody to do
it in your place. Then you have to pay them, and of course it was a very low
rate the Christiania wages, because you don't pay tax for it.»
Trouver quelqu'un pour ramasser les ordures et lui offrir la
modique somme de quatre couronnes (soit 0,53€) par mois et par personne,
voilà le véritable point de départ de cette « lente
évolution » d'une expérience sociale originellement
destinée à créer un environnement alternatif,
autogéré et dénué de toute contrainte. Aujourd'hui
fortement bureaucratisée, les christianites vivent dans une institution
où ils subissent chaque mois un impôt (aujourd'hui estimé
à 1900 couronnes, soit 255,48€) qu'ils doivent payer en
échange de tous les services jugés nécessaires au maintien
de la communauté tout comme celui de leur mode de vie.
«Yeah. And how much do you pay each month now for
staying at your place?»
Astérix: «1900 Kroners.
That's what everybody pays per month. And actually, during the last ten years
the price has raised very much. I think it has been doubled. Yeah, for the last
ten years it has been double-double.»
Selon Astérix, tel est le montant de cette
contribution mensuelle dont doit s'acquitter chaque Christianite à
l'heure actuelle, soit une hausse de 481,03 % sur quarante ans
d'évolution et d'ajustements institutionnels en fonction des besoins
auxquels devait répondre l'institution. Bien entendu, il est clair que
les christianites restent des privilégiés car ce montant
apparaît dérisoire pour vivre dans un espace situé en plein
coeur de la capitale danoise, au milieu du quartier de Christianshavn où
les loyers et le prix du mètre carré atteignent des sommets.
D'ailleurs, cette situation de privilégiés a souvent
constitué un handicap pour les membres de cette institution qui
cherchait - cherchent toujours - à accroître leur
popularité auprès du grand public. Mais c'est aussi pour cela
qu'il est aujourd'hui si difficile pour un étranger de devenir
christianite, car les membres de l'institution savent que leurs conditions de
vie attirent bien des convoitises, ce qui les amène à
réguler et à limiter les
79
arrivées à travers un long processus d'admission
qui relève toujours exclusivement de l'assemblée de l'aire locale
concernée180.
Au départ, comme le souligne Hulda, le choix de
s'acquitter ou non de cet impôt était « libre », et tout
porte à croire que bien des anarchistes qui s'y étaient
établis afin de satisfaire leur quête d'une liberté, ont
dû refuser de payer quoi que ce soit, même la somme la plus
dérisoire, car l'impôt serait perçu comme une forme de
soumission et d'aliénation. Mais ce choix de ne pas y contribuer ne fut
accordé qu'un temps.
« Aux temps anciens, les assemblées de
quartier [les aires locales] se montrèrent impuissantes
à résoudre tous les problèmes de Christiania, en
particulier ceux très techniques, comme les égouts ou
l'électricité. Alors on créa la caisse commune
».
TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de Christiania,
op.cit., p.101
La création de cette caisse commune
(Fælleskassen) constitue un tournant dans le processus
d'institutionnalisation de Christiania ; car celle-ci était le moyen de
centraliser l'impôt de manière à faciliter son
prélèvement. Ensuite, les christianites se sont aperçu
qu'il s'agissait d'une lourde tâche que de prélever l'impôt,
c'est pourquoi au début des années 1980 ils
décidèrent de créer le bureau de l'économie
(økonomikontor)181 dont nous avons rencontré
l'une des coordinatrices182 :
_ «Ok. On a normal basis, I mean is it difficult to
get all the money from all the local areas? Because I guess you coordinate all
this.»
Birgitte: «Yeah, we do. Christiania is
divided into several areas, do you know that?» _ «Yes,
fifteen local areas.»
Birgitte: «And there's an area
economist in each area to whom you can pay your rent.» _
«Ok, you have an economist in each area.»
Birgitte: «Yeah, but a lot of people
do via the bank. They pay every month and some people
decide to go down here and pay cash, and some people pay to
the local area economist.»
180 Pour devenir christianite, il y a beaucoup de candidats
et très peu d'élus. Ce processus d'intégration est
similaire à celui auquel j'ai été soumis dans le cadre de
ma candidature pour bénéficier du logement offert par le CRIR.
Etre intégré dans une aire locale repose sur une relation amicale
voire familiale solide avec des membres de l'aire locale en question, ce qui
nous permet d'avancer l'idée qu'il s'agit d'un processus
d'intégration de type cooptatif. Par ailleurs, nous savons que
Christiania a atteint très tôt son nombre actuel d'habitants,
dès les premières années, et cette population a
été maintenue sur une fourchette estimée entre 850 et 1000
habitants. Ce contrôle plutôt strict de sa croissance
démographique s'explique par cette logique d'intégration qui
s'est institutionnalisée à l'échelle des quinze aires
locales de Christiania.
181 Le bureau de l'économie est situé en plein
coeur de la commune libre, à Fabriksområdet (« L'aire de la
fabrique », aire locale n°7) et partage ses locaux avec l'Action du
peuple de Christiania (Christiania FolkeAktie) évoqué un
peu plus tôt, ce qui permet de bien centraliser dans un même espace
les prérogatives liées à l'économie de
Christiania.
182 Aujourd'hui, Christiania emploie deux personnes à
temps plein dans ce bureau de l'économie (dont Birgitte), ainsi que deux
personnes à temps partiel qui travaillent sur le terrain.
80
Dans ce témoignage, nous nous apercevons qu'il existe
encore une forme d'autogestion dans l'organisation du prélèvement
de l'impôt, puisque des « économistes »
sélectionnés sur la base du volontariat sont
désignés dans chaque aire locale pour qu'ils facilitent le
paiement de la contribution mensuelle. Toutefois, et contrairement à ce
que j'imaginais avant de rencontrer Birgitte, cette somme ne correspond pas
à un « loyer » imposé par l'Etat danois183,
et dont l'ensemble des membres de la communauté devrait s'acquitter par
solidarité - tel est le sens de l'impôt après tout - pour
avoir le droit de prolonger cette expérience de vie collective. Mais cet
impôt correspond en réalité aux frais de fonctionnement
interne de la communauté : payer les fonctionnaires de Christiania.
Initialement instauré dans les années 1970, pour payer les
quelques christianites acceptant de se plier à la tâche ingrate de
la collecte des ordures, cet impôt augmentait (comme l'a signalé
Astérix) à mesure que l'on créait de nouveaux postes de
fonctionnaires de la communauté. Or, si nous l'interprétons au
sens positif, cet impôt est censé améliorer le quotidien
des christianites à travers une série de services offerts par
l'institution. Alors, nous pouvons dresser une liste non exhaustive des
principaux corps bureaucratiques qui sont autant de moyens nécessaire
à la subsistance de la communauté :
Après le bureau de l'économie qui exerce une
fonction évidente de collecte de l'impôt destiné à
alimenter le paiement mensuel de toutes les personnes qui oeuvrent chaque jour
pour le bien-être des christianites et la stabilité de leur
institution, revenons sur l'exemple déjà cité du bureau de
la construction (Byggekontor)184. La mémoire
collective retient que ce bureau fit son apparition de manière formelle
entre 1985 et 1990, à l'époque où une poignée
d'hommes à tout faire dont les compétences allaient de la
maçonnerie à la menuiserie-charpenterie, en passant par la
plomberie et l'électricité, firent par l'ampleur de leur
tâche lors d'une assemblée commune
(fællesmøde) et que l'on décide de leur accorder
un statut de salariés de l'institution. Nous nous sommes rendu à
leur bureau situé à l'étage d'un vieil immeuble de la
caserne parfaitement réhabilité à Mælkevejen («
La voie lactée », aire locale n°5), ou nous avons
rencontré l'un de ses membres. Assis derrière son ordinateur
à dessiner des plans que l'on pouvait deviner dans le reflet de ses
lunettes, c'est dans un véritable bureau d'ingénierie du
bâtiment que nous a reçu celui qui s'apparentait comme le
coordinateur de la construction à Christiania. Cette personne,
visiblement très pressée (tout comme les autres membres du
183 Avant de rencontrer Birgitte, suite à l'accord
trouvé avec l'Etat en 1989 (la première loi de Christiania mise
en vigueur en 1991) nous avions supposé que cet impôt
correspondait à un montant fixe, établit lors des
négociations, et que le bureau de l'économie se chargeait de
collecter parmi les christianites avant de le reverser à l'Etat, en
échange de leur utilisation de l'espace.
184 Site internet :
cabyg.christiania.org
(seulement en danois)
81
bureau de la construction que nous pouvons voir s`affairer
dans les rues de Christiania185), n'a pas voulu nous accorder
d'entretien ni même souhaité que j'enregistre la brève
discussion qu'il m'a accordé durant sa pause. Aujourd'hui composé
de six hommes plus une secrétaire employés à temps plein,
l'objectif de ce bureau et de rendre Christiania autonome en essayant de
couvrir tous les corps de métier. Responsable de la maintenance et de
l'architecture, leur travail consiste à intervenir chez les
particuliers186 comme de couvrir les trente-quatre hectares de
parties communes de la communauté. Enfin, dans le cas où un
christianite souhaiterait construire sa maison, il revient au bureau de la
construction de recueillir cette demande publiée dans le journal de la
communauté (UGESPEJLET) par le christianite qui sollicite cette
demande. Alors, celle-ci sera examinée par le bureau de la construction
qui, en relation avec l'assemblée de l'aire locale concernée,
statuera sur le sort de ce projet de construction. En cas de validation du
dossier, la personne pourra alors solliciter l'aide des agents du bureau de la
construction ou pourra mener les travaux seul, à la seule condition
qu'il prenne connaissance des conseils et de la prévention ainsi que par
le contrôle des travaux par les agents du bureau de la construction.
Ensuite, nous trouvons le « Nouveau Forum »
(Nyt forum) que nous avons déjà évoqué en
introduction. Créé au début des années 1980, ce
forum d'information a pignon sur rue à Pusher Street (Psyak, aire locale
n°2). Sa permanence est assurée du lundi au vendredi par un
christianite, de manière à partager le travail, ce qui signifie
que cinq personnes différentes y sont employées à temps
partiel par l'institution, dont Joker et Kirsten, que nous avons pu interroger
sur leur lieu de travail :
_ «What is the main objective of this office, are
you supposed to make a kind of link with the outside?»
Kirsten: «Yes, yes but we are also
a kind of service place for people who are living here when they want to make a
copy, or they want to use a computer, but also people from the outside who call
for their children when they have to make a dissertation, or to write for their
thesis they come here and ask questions. I just had two young guys before you,
so we both work with the inside and the outside. Also the journalists, the
newspapers call and ask, you know, all the things about political questions and
so on.»
185 Lors des mois de mars et avril 2012, nous avons pu
observer sur le terrain que les membres du bureau de la construction se
chargeaient de remplacer certaines portions du réseau d'adduction ou
d'évacuation des eaux. Nous n'aurions bien évidemment jamais
tenté d'aller interroger ses employés en plein travail, c'est
pourquoi nous avions fait le choix de nous rendre à leur bureau en
espérant avoir une chance de décrocher un entretien.
186 Pour les interventions à domicile, l'occupant de
la maison devra alors s'acquitter de la facture des travaux qui lui sera
transmise par le biais du secrétariat. Ensuite, comme nous avons pu le
voir avec « la liste des `mauvais payeurs' publiée dans
UGESPEJLET» (Cf. annexe n°11, p.197-198), ce bureau pourra
prendre la liberté de stigmatiser les « mauvais payeurs ».
82
En réalité, cet entretien avec Kirsten n'a pas
été difficile à négocier, étant donné
que répondre aux questions des étudiants, des chercheurs, ainsi
que des journalistes fait partie de sa tâche. Car c'est aussi dans un
souci de préserver les habitants de la commune libre et d'assurer leur
tranquillité que ces cinq christianites viennent chacun leur tour
satisfaire les sollicitations du monde extérieur et ainsi
épargner au reste de la communauté les nuisances liées aux
flots incessants des curieux venus avec leurs batteries de questions.
Enfin, nous terminerons cette liste avec un dernier
instrument bureaucratique le bureau « donnant des conseils aux
résidents [de Christiania] » (Christiania
beboerrådgivning). Situé au deuxième étage de
Fredens Ark (« L'arche de la paix », aire locale n°3), un lieu
hautement symbolique puisqu'il fut le théâtre du blocus contre les
junkies au mois de novembre 1979 ; ce bureau trouve ses origines dans cet
épisode de l'histoire de Christiania, et est aujourd'hui un lieu
d'écoute pour les personnes souffrant de l'addiction (alcool, drogue),
un véritable fléau à Christiania :
Felicya: «Then it started. And ...
I have only been here for maybe 5 years or something like that. But it was my
impression that in the first years it was a lot with drug abuse and
alcohol.»
_ «Ok. Why?»
Felicya: «Because, you know it's
easy to have party all the time here in Christiania. In the beginning it was
charming you know, and funny, but it's not funny when people drink for so many
years, then you get old, and you get sick, and then come a lot of problems. So
colleagues have for many years collected groups with very hard
alcoholics.»
Ainsi, c'est afin de répondre à ce
problème public que l'institution décida de confier à ce
bureau qui emploie aujourd'hui trois femmes à temps plein, plus une
assistante sociale travaillant à temps partiel sur le
terrain187. Collaborant chaque jour en relation directe avec
d'autres organismes extérieurs, ce service a pour ambition de traiter ce
problème de santé publique à travers des programmes
collectifs et parfois individualisés (selon les cas) d'écoute, de
désintoxication, puis de suivit :
Felicya: «So, sometimes we just
follow the person from `le berceau' and up to death.»
« Maintenant et demain » (Herfra og Videre),
tels sont les mots associés à ce bureau d'assistance sociale.
Mais peut-être pourrions-nous étendre cette devise à
l'ensemble des cinq
187 Cette assistante sociale, nous explique Felicya dans
l'entretien, travaille exclusivement avec la minorité Inuit qui s'est
rassemblée dans une seule et même maison à Christiania. Ce
groupe ethnique, nous l'avons évoqué, se caractérise par
un fort communautarisme et de grosses difficultés à
s'intégrer même dans la société danoise. C'est
pourquoi nombre d'entre eux souffrent d'alcoolisme et que le bureau dans lequel
travaille Felicya a décidé de traiter ce problème de
manière spécifique, avec une employée qui est parvenue
à se faire accepter par ce groupe très replié sur
lui-même.
83
corps bureaucratiques dont nous venons de dresser la
liste188, car tout porte à croire que cette liste ne va
décroître ; bien au contraire, puisque les exemples cités
montrent que le processus d'institutionnalisation de Christiania tend à
une démultiplication des services publics qui est la cause de
l'accélération de la hausse de l'impôt évoqué
par Astérix. Ainsi, nous notons que contre toutes attentes cette
institution est dotée d'un appareil bureaucratique diffus car il couvre
l'ensemble de ses quinze aires locales mais il implique une forme de
centralisation qui, pourtant, est l'exact contraire du contrat
fédératif et des principes d'autogestion qui en sont les
principes fondateurs.
3.2 Faciliter la vie quotidienne dans un monde complexe ou
confiscation du pouvoir d'autogestion ?
D'après N. Elias, il existe dans l'histoire de chaque
société, des « stades d'évolution
»189 qui permettent de décrire le processus
d'intégration dans lequel s'inscrit le groupe:
« Lorsque des tribus assumant jusqu'alors leur
propre gouvernement se réunissent pour former des Etats s'administrant
de façon autonome, les pouvoirs des autorités de la tribu se
réduisent au profit des sources de pouvoir étatique. Les
différents membres de la tribu, les individus, vivent dès lors
à une plus grande distance des centres du pouvoir social dont les
détenteurs décident de leur sort. Au sein de la tribu, ses
différents membres avaient généralement une chance de
participer aux décisions. Cette chance se réduit au cours du
processus d'intégration par lequel les tribus abandonnent
progressivement leurs parts de pouvoir et leurs possibilités de
décision aux autorités étatiques. Autrement dit,
par rapport à la société, un processus
d'intégration de ce type fait d'abord perdre à l'individu des
chances d'exercer un pouvoir. »
ELIAS Norbert, La société des individus,
op. cit., p.219
Si nous reprenons la lecture du sociologue allemand et que
nous l'appliquons à notre objet, le glissement progressif de
l'organisation fédérale de Christiania vers un pouvoir central
serait l'aboutissement logique de ce type d'organisation qui, pour x
raison (ici la contrainte organisationnelle) finirait par sacrifier le
pouvoir des « tribus » (ici les aires locales) pour celui d'un Etat
central. En d'autres termes, la centralisation du pouvoir serait le processus
normal d'évolution de cette petite société alternative
qui, dès sa création, présentait la particularité
d'avoir un destin très incertain ; d'où cette tendance assez
logique chez les membres de cette institution de rechercher constamment le
biais qui permettra d'assurer la pérennité de leur commune.
188 Pour rappel, il s'agit d'une liste non-exhaustive qui
comprend : le bureau d'assistance sociale, le « nouveau forum », le
bureau de la construction et le bureau de l'économie auxquels nous
pouvons inclure le groupe de contact dont nous avions commencé la
description en section 2.
189 ELIAS Norbert, « La transformation de
l'équilibre `nous-je' », in La société des
individus, op.cit., p. 205-301
84
« It's a slow evolution » affirmait Hulda
sur un ton lucide, membre éminente du groupe de contact pour qui la
bureaucratisation de Christiania est une nécessité si
l'institution veut avoir une chance de subsister et de garder la tête
hors de l'eau au milieu de la « société classique »,
cet océan dont les courants s'intensifient ce qui implique que pour
rester à flot l'institution doit se moderniser. De ce point de vue, le
progrès serait pour ainsi dire, la centralisation du pouvoir
incarnée par la formation d'une bureaucratie, alors même que les
pionniers de Christiania, animés par leur idéal d'autogestion,
estimaient un temps que le progrès était
précisément un démembrement de ces corps bureaucratiques
qui enserrent et affectent profondément les rapports sociaux, et
entravent notre capacité individuelle à nous saisir de notre
destin. Seulement, aujourd'hui tout porte à croire que même chez
les christianites, avoir un contrôle total sur la gestion des affaires
communes relève de l'impossible, et bien de ces services publics sont
considérés comme très utiles au bon fonctionnement de leur
société :
_ « Ouais, donc c'est important tous ces bureaux,
toutes ces petites institutions pour pouvoir gérer tout ça, sinon
Christiania ne pourrait pas fonctionner selon toi ? Par exemple ici, ton
travail au Nyt Forum, je vois que tu reçois des appels, les gens
viennent te voir, c'est vraiment utile ici ! »
Kirsten : « Au social office ils
ont beaucoup aidé, même moi ma famille quand on a eu des
problèmes, habiter dans une maison plus confortable, il n'y avait rien
hein ! Mon mari n'avait pas une très bonne santé et souvent ils
nous ont aidés. »
« Oui, d'accord. Il faudrait que j'aille les voir.
» Kirsten : « Oui-oui ! »
_ « Ok. Mais pour résumer, selon toi, sans
ces institutions, sans cette... bureaucratie en fait ! Christiania ne pourrait
pas fonctionner, et cela ne serait peut-être plus là en fait.
Qu'est-ce que tu en pense ? »
Kirsten : « Oui parce que l'on a
beaucoup de problèmes avec l'extérieur, la ville de Copenhague,
ce n'est pas seulement les gens d'ici qui viennent ! Il y a souvent des gens de
la ville qui viennent parce qu'ils veulent qu'on les aide. Et on peut les
envoyer sans problème dans la maison de la santé, soit les
bureaux d'aide sociale. Et s'ils ne peuvent pas les aider, ils peuvent toujours
les envoyer ailleurs pour les aider à continuer dans la vie quoi.
»
A travers son expérience personnelle, Kirsten semble
avoir complétement intégré l'idée que la
bureaucratie est un mal nécessaire, car elle permet de faciliter la vie
quotidienne et de trouver des solutions à de nombreux problèmes
(se soigner, trouver un logement, etc.), sans quoi l'individu esseulé ne
pourra surmonter ces obstacles. De surcroît, l'analyse de Kirsten, dont
la fonction à la permanence du « nouveau forum » (Nyt
forum) implique aussi qu'elle fasse la promotion de l'institution en
évoquant ses bienfaits, va même jusqu'à
85
bousculer les frontières de Christiania en affirmant
que ces institutions ont une utilité pour la ville de Copenhague,
notamment en ce qui concerne bureau d'assistance sociale de Christiania
(Christiania beboerrådgivning) qui accueille
indifféremment les personnes qui souffrent de l'addiction (christianites
ou non). Encore une fois, cette légère dégression prouve
qu'à l'intérieur de Christiania, ses membres reproduisent les
schèmes d'action acquis dans la société «
classique », puisque cette forte bureaucratisation de l'institution et
cette manière de solliciter ses services, comme de les considérer
comme très utiles ne fait que refléter la société
danoise en générale, dont la culture de l'Etat-providence conduit
à la création de services publics particulièrement
denses190. Cette simple observation montre encore une fois que cette
société alternative n'est pas si différente de la
société « classique » dont elle est issue, et dont ses
membres cherchaient tant à s'émanciper ; ce qui a priori
viendrait confirmer nos premières observations qui classeraient
Christiania dans notre troisième hypothèse : une utopie
communautaire soumise un redressement vers la norme.
Enfin, au-delà du fait que la plupart des
christianites ont su reconnaître que l'instauration d'un dispositif
bureaucratique était nécessaire au maintien de leur
communauté, la question serait de savoir si l'ensemble de ses membres
ont eu conscience des implications que pouvait avoir cette bureaucratie sur
leur libertés. Deux lectures s'offrent à nous : première
possibilité, les individus conserve l'« illusion de pouvoir sur
des évènements qu'en réalité ils ne peuvent
guère contrôler »191, mais il apparaît
difficile d'envisager un tel scénario tant les extraits d'entretiens qui
précèdent sont criants de lucidité. Deuxième
possibilité qui elle est beaucoup plus réaliste, « Les
maîtres de leur destin » sont conscients qu'ils «
n'ont pratiquement plus aucune chance d'exercer la moindre influence
»192, et cèdent une grande partie de leur pouvoir
d'autogestion dans l'intérêt général, tel serait
l'évidence dont les christianites auraient pris conscience à
travers cette expérience de vie collective initialement vouée
à être dépourvue de bureaucratie. Ainsi, résulterait
une forme d'altruisme de la part des membres de l'institution qui, au lieu de
continuer à croire que le pouvoir peut rester dilué dans la masse
avec tous les risques que cela implique, ce qui pourrait avoir l'effet d'un
sabordage dont seul l'équipage serait responsable, renoncent à
une partie de leur pouvoir dans l'espoir de maintenir le navire à
flot.
190 Selon un rapport de l'OCDE datant de 2008, le classement
du taux d'administration par pays indique que le Danemark arrive tête
avec la Norvège (160 fonctionnaires pour 1000 habitants), ce qui peut
expliquer pourquoi nous retrouvons tant de services publics même à
Christiania. Source : OCDE, Eurostat, calculs CAS.
191 ELIAS Norbert, La société des individus,
op. cit., p.125
192 Ibid., p.219
86
Pour conclure, la mise en perspective de l'évolution de
cette petite société alternative montre que d'un idéal
fédératif, Christiania s'est progressivement
métamorphosée en une république unitaire
revendiquant toujours son caractère très libéral.
Pourtant, bien des exemples disséminés dans cette première
partie montrent que dans la pratique, les membres de cette institution sont
loin de bénéficier d'une latitude totale sur la gestion et la
conduite des affaires communes telle qu'énoncée dans les
préceptes de l'institution.
L'institution est un corps mouvant et les
sociétés évoluent, c'est pourquoi il n'est pas
étonnant de constater que Christiania change et s'adapte aux contraintes
à la fois internes et externes, qui poussent ses membres à la
réinventer. En revanche, ce qui est plus intéressant est que les
membres de cette institution ont, selon toutes vraisemblances, puisé
dans certaines idées de P-J Proudhon pour créer cet ordre
institutionnel aux principes révolutionnaires. La
fédération, qui est pourtant présentée par l'auteur
comme la forme ultime de gouvernement, celle dans laquelle toutes
sociétés devraient tendre, n'est pas la forme ultime de
gouvernement à Christiania. Mais son processus d'évolution montre
que la commune libre a fait le chemin inverse : à partir de ses
fondations inspirées par les idées du philosophe français,
nous constatons à travers cette inexorable centralisation du pouvoir que
cette petite société semble s'être peu à peu
muée en tant que république unitaire
déguisée sous un aspect très libéral, voire
libertaire selon le sens commun193, dans laquelle l'individu
n'aurait en définitive qu'un pouvoir assez limité.
193 Bien que le terme « libertaire » (au sens de
« liberté en tout et pour tous ») ne soit pas
emprunté à Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) mais à
Joseph Déjacque (1821-1864) qui, dans son pamphlet adressé au
premier De l'Etre humain mâle et femelle - Lettre à P-J
Proudhon (1857), souligne la dimension radicale de l'anarchisme et
critique la vision modérée du socialiste et en particulier la
dimension contractualiste sur laquelle repose le système
fédératif. Ainsi, une société libertaire serait
dépourvue de contrat social synonyme de contrainte, c'est pourquoi il ne
semble pas applicable dans le cas de Christiania caractérisée par
un contrat fixé dans le Ting book, avec ses règles et
ses valeurs propres.
87
Transition - Christiania et son processus
d'évolution : de la centralisation à la
tendance
oligarchique de l'organisation
Dans la première partie de ce mémoire, nous
avons d'abord axé notre regard sur ce que la commune libre est dans les
textes : une communauté dont les membres se sont émancipés
de l'ordre social de la société dite « classique ». A
partir de la relation sociale « classique » de «
commandement-obéissance », nous pourrions estimer que les
christianites auraient su créer leur propre modèle reposant sur
une conception que nous pourrions définir comme «
égalité-autogestion », tant cet ordre institutionnel si
singulier est censé assurer à ses membres un ordre social
dénué d'autorité et de hiérarchie. Le
système fédératif serait le garant de cette
répartition plus équitable du pouvoir politique puisqu'il offre
- en principe - la possibilité aux
christianites de vivre pleinement les droits et les devoirs qu'implique
l'autogestion.
Puis, nous avons pu constater que les pratiques
spécifiques de cette société alternative se sont
institutionnalisées : cherchant à légitimer
l'émergence de leur commune libre, les christianites se sont peu
à peu créé une identité tout en favorisant le
dialogue avec les gouvernements successifs, qui n'ont pas toujours perçu
d'un très bon oeil ces pratiques considérées comme
déviantes (occupation illégale du terrain, usage de la marijuana,
etc.). C'est pourquoi les christianites ont cherché à renforcer
les bases de leur institution en favorisant le dialogue avec les
autorités. Ce n'est qu'en 1991 et la mise en vigueur de la
première loi de Christiania que les christianites se sont engagés
à « assur[er] un maximum d'auto-administration
à Christiania »194. Interprétée comme
une victoire dans le combat que menaient les activistes pour le maintien de
leur commune, les christianites ont alors définitivement franchi le pas
entre « autogestion » et « auto-administration », ce qui
implique l'intensification du processus de centralisation, mais aussi la
création de nouveaux corps bureaucratiques nécessaires à
l'administration de la commune (nous pensons notamment au groupe de contact
dont la création correspond à la date de mise en vigueur de cette
loi).
194 Votée en 1989, la première loi de
Christiania a permis aux habitants de Christiania de faire reconnaître
leur commune en tant qu'expérience sociale à part
entière. ce texte « confirm[ait] le droit des
habitants de Christiania d'utiliser ces immeubles ainsi que l'espace dans sa
totalité » sous réserve qu'ils «
assurent un maximum d'auto-administration à Christiania ».
Données communiquées par les archives du parlement danois
(Dansk Folketing). Source :
http://www.ft.dk
88
Cependant, si nous nous référons à la
théorie élitiste de R. Michels, le maintien du pouvoir politique
entre les mains de la masse et l'exercice de la démocratie directe
paraît difficilement envisageable, qui plus est dans ce microcosme social
où plus de huit-cent christianites peuvent potentiellement prendre part
à la chose publique. De plus, l'intensification des échanges avec
les autorités et la complexité du dossier concernant les
négociations avec l'Etat, implique une certaine division du travail qui
entraîne une spécialisation ; si bien que les christianites se
trouvent contraints d'octroyer un pouvoir de représentativité
à des agents présentant des aptitudes spécifiques,
nécessaires à la réalisation de cette tâche. Ainsi,
tout indique que Christiania ne parvient pas à faire exception et son
processus d'évolution montre que la « loi d'airain de
l'oligarchie » s'applique à cette commune alternative :
« [...] Qui dit organisation dit tendance à
l'oligarchie. Dans chaque organisation, qu'il s'agisse d'un parti, d'une union
de métier, etc., le penchant aristocratique se manifeste d'une
façon très prononcée. Le mécanisme de
l'organisation, en même temps qu'il donne à celle-ci une structure
solide, provoque dans la masse organisée de graves changements. Il
intervertit complètement les positions respectives des chefs et de la
masse. L'organisation a pour effet de diviser tout parti ou tout syndicat
professionnel en une minorité dirigeante et une majorité
dirigée. »
MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.
16-17
Christiania se « brise » effectivement
« contre les mêmes écueils » que rencontre tout
courant démocratique195, et dont nous avons pu constater
quelques exemples dans cette première partie : nous avons à la
fois pu relever la contrainte du nombre lors des assemblées ce qui
paralyse la prise de décision, mais aussi la contrainte
organisationnelle qui se traduit par le glissement inéluctable vers un
pouvoir central. Dans cette mesure, il apparaît possible de
dégager et d'identifier les membres d'une minorité dirigeante
exerçant le pouvoir aux dépens d'une minorité
dirigée, tel va être le credo vers lequel nous allons
maintenant orienter la deuxième partie de ce mémoire.
Mais avant cela, faisons le point sur les trois
hypothèses que nous décrivions en introduction, étant
donné qu'à mi-chemin de notre progression destinée
à rendre compte de la nature du pouvoir à Christiania, nous
pouvons d'ores et déjà écarter la première
hypothèse : Christiania n'est pas une « commune de rupture
»196 dont les membres seraient parvenus à
créer un ordre social à contre-courant de l'ordre de nos
sociétés « classiques ». Cette
195 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.268
196 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op. cit., p. 20
89
impossibilité de réinventer la vie en
société peut d'abord s'expliquer par la situation
géographique de Christiania ainsi que par la nature de ses
frontières, qui restent ouvertes et permettent une interrelation
particulièrement intense avec le monde extérieur. Les
caractéristiques propres à cette institution permettent donc
à ses membres de se prémunir des dérives sectaires dont
nous pouvons relever de nombreux exemples. Celui du massacre de Jonestown qui
eut lieu en Guyane le 18 novembre 1978 est certainement le mauvais exemple que
bon nombre de christianites gardent en mémoire et que certains, comme
Richardt, aiment à penser que Jonestown restera l'anti-Christiania :
Richardt: «[...] The thing is that
just in Jonestown you have this little point that you have to do this or that;
you know you have to think the way we think, you have to do
things just as we do. So at the end, they put up this big
container with poison.»
Allan: (Laughing)
Richardt: «And people go there and
take the poison. When you read the book, that people are sure that you will
survive, his wife goes ahead and she takes the poison and she holds a little
boil of poison and he can't because he is paralyzed, you know! `Ok, maybe
we should just do that and...' (Laughing) I mean they are much more
intelligent than we are, we are a sort of... social class eleven or something
and they were less down and out than we are, in Jonestown... most of them
died.»
Cet exemple cité par Richardt qui nous faisait part de
ses dernières lectures, montre que parmi les christianites, certains
craignent le pouvoir de persuasion et la pensée unique que peuvent
instiller des chefs de communauté, des leader charismatiques
tels que le fut Jim Jones dans les années 1970, qui était parvenu
à rassembler près d'un millier d'adeptes sur le sol
américain avant de mener sa communauté jusqu'en Guyane où
ils procédèrent à un suicide collectif. Ce fait divers
rappelle que de la simple adhésion à une communauté
agraire, l'individu joignant ce type de groupe peut rapidement être
soumis à un processus d'isolement et de développement de la
pensée unique pouvant avoir de graves conséquences. Christiania
n'est heureusement pas tombée dans cet extrême (bien que la «
commune de rupture » n'engage pas nécessairement ce type de
scénario) et nous pouvons ainsi nous tourner vers les deux
dernières hypothèses.
Maintenant que nous savons que Christiania n'est pas une
« commune de rupture »197 (hypothèse n°1),
est-elle une « commune de combat »198
(hypothèse n°2)? Si tel était le cas, nous pourrions
considérer que le maintien de la commune libre de Christiania
relèverait d'une importance majeure pour l'idée même de
démocratie, et dont la portée irait bien au-delà des
frontières danoises et européennes : parvenir à imaginer
que Christiania serait porteuse d'un témoignage pour l'humanité,
puisqu'il s'agirait d'un ordre social révolutionnaire où
l'application directe du pouvoir par le peuple aurait été rendue
possible, serait bien dithyrambique de notre part. De toute évidence,
l'autogestion au sens strict assurée par l'ensemble des membres de cette
institution pose problème, et nous verrons dans le premier chapitre
qu'une sélection naturelle s'opère pour la répartition du
pouvoir au sein du groupe. Il sera ici question de hiérarchie sociale et
de logiques institutionnelles qui tendent à la monopolisation du pouvoir
entre les mains d'une « direction administrative
»199.
90
197 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op. cit., p. 20
198 Ibid., p.20
199 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements
», in WEBER Max, Economie et société,
op.cit., p. 88
91
Partie II - Le pouvoir dans les rapports sociaux et
les pratiques institutionnelles: violences et
hiérarchies
D'après J. Lagroye, « l'ordre institutionnel
atteint à l'objectivité en ce qu'il est vécu
comme doté d'une force propre ; vécu et pas seulement
pensé comme tel. L'objectivation est le produit d'activités
sociales et de pratiques avant d'être une opération de
connaissance. C'est l'acceptation en pratique de l'assignation des
tâches, des savoir-faire et des routines institutionnelles qui permettent
d' `occuper un posteÇ et de le garder, d' `entrer dans son rôle'
et d'en tirer avantage. »200. Dans cette deuxième
partie, nous allons tenter de mettre à jour de nouvelles dimensions de
la nature du pouvoir à Christiania, car nous verrons que la
manière dont les cartes se distribuent dans le jeu institutionnel n'est
que l'émanation de l'ordre fixé par les pères fondateurs.
Dans la première partie, nous avons vu que contre toutes attentes
l'organisation politique de Christiania ne peut empêcher une
centralisation et donc une monopolisation du pouvoir par un nombre
réduit d'individus, ce qui nous a permis d'avancer l'idée que les
membres de cette utopie communautaire se sont montrés incapables de
s'émanciper d'une conception « classique » du pouvoir de type
« commandement-obéissance »201.
Joker: «For all these lazy shit,
you could never do anything. But I think it's a part of the explanation that
Christiania is still here, that we're actually a full circle society with the
good guys and the bad guys, and the rich guys and the poor guys, and the
activists and the alcoholics, actually we're very much a mirror of the
society. Not in every details but in a big
picture.»
Cette proximité avec la société «
classique » est évidente, car Christiania n'est que le fruit de
cette même société, la société ordinaire est
responsable de son émergence et les problèmes que le sens commun
lui prête (toxicomanie, violence, insécurité, etc.) ne sont
que le reflet de ce qu'il se passe dans notre société. Bien
entendu, la nature du pouvoir n'est pas en reste et nous pourrons voir quelle
forme il prend à travers l'analyse des rapports sociaux et des pratiques
institutionnelles à l'intérieur de Christiania.
200 LAGROYE Jacques (Dir.) FRANCOIS Bastien, SAWICKI
Frédéric, Sociologie politique, op.cit., p.149
201 CLASTRES Pierre, La société contre
l'Etat, Paris, Les éditions de minuit, 2011 [1974], p.21
92
Chapitre 1- Hiérarchisation sociale,
représentation et domination au sein du groupe
Lors de nos recherches précédentes, nous avions
maintes fois évoqué l'exemple de l'étude de Winston Parva
réalisée par N. Elias et J. L. Scotson dont nous avions
essayé de reprendre la méthode pour réaliser un travail
monographique. Cela nous avait notamment permis de dégager une relation
de domination de type « established/outsiders »
repérable entre deux groupes dominants à l'intérieur de la
communauté : les activistes et les pushers202. Les
premiers, qui se considèrent comme légitimes car participant
activement au maintien de la communauté, voyaient en les seconds une
forme d'incompatibilité de moeurs, du fait l'usage qu'ils font de la
communauté : une plaque tournante du réseau de trafic de
marijuana à échelle européenne. Devenu le centre
scandinave de ce réseau, nombreux sont ceux qui s'y rendent où
cherchent à s'y installer essentiellement pour les gains
économiques dont un christianite peut bénéficier lorsqu'il
devient pusher. Bien qu'étant parfois autant, voire plus
établis que certains activistes203, les
pushers sont souvent stigmatisés comme des capitalistes profitant
du statut très particulier de Christiania pour poursuivre leurs
objectifs d'enrichissement personnel.
Cette relation de domination, nous allons évidemment y
revenir, car la domination est une notion sous-jacente à la question du
pouvoir dans l'institution, et nous serions peu inspirés d'y couper
court. C'est pourquoi, sans chercher à répéter ce qui a
déjà été découvert, nous allons à
présent chercher à étendre notre champ de vision, en
apportant de nouveaux éléments compatibles à notre
problématique sur le pouvoir.
Section1- Classification et hiérarchie
sociale
D'après M. Weber, « construi[re] des
types » est « la façon la plus pertinente d'analyser
et d'exposer toutes les relations significatives irrationnelles du comportement
[...]»204. C'est pourquoi nous commençons par
revenir sur la typologie des christianites entrevue l'année
dernière205 qui nous permettra de mieux comprendre les
représentations, la hiérarchisation sociale et la domination au
sein du groupe.
202 Cf. « C) Une relation de domination », in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit.,
p.63-68
203 C'est-à-dire qu'ils vivent à Christiania
depuis longtemps, ce qui procure une certaine légitimité, en
particulier dans un milieu très local comme celui sur lequel nous nous
intéressons.
204 Cf. « A. Fondements méthodologiques »,
in WEBER Max, Economie et société, op.
cit., p.31
205 Cf. « A) Classification sociale des christianites
», in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op. cit., p.56-57
93
1.1 Application et analyse du modèle proposé
par A. Conroy
Savoir différencier les groupes relève d'une
importance certaine si nous voulons parvenir à mettre en évidence
l'existence d'un ordre hiérarchique dans la commune libre de
Christiania. C'est la raison pour laquelle revenir sur cette source
déjà exploitée l'année dernière est
nécessaire pour mieux comprendre l'organisation pyramidale de la
société que nous essayerons de décrire un peu plus loin.
Dans sa typologie des christianites réalisée en 1994, Adam
Conroy206 propose trois idéaux-types permettant de classer
l'ensemble des christianites. Même si dix-huit ans nous séparent
de ses observations sur le terrain, nous avions démontré que
cette division est toujours possible à l'heure actuelle:
? Tout d'abord, A. Conroy décrit les active
sympathizers comme la part de la population qui « supporte tout
le poids de la commune sur ses épaules »207. le
groupe d'individus se réclamant comme activistes paraît
correspondre à cette première catégorie. Comme nous
l'affirmions en introduction de ce chapitre, les membres de cette
première catégorie se considèrent comme les
résidents légitimes de Christiania car historiquement plus
impliqués dans la sauvegarde de la communauté. Tout porte
à croire que la plupart de nos enquêtés peuvent être
classés dans cette première catégorie, car leur engagement
pour la sauvegarde de la communauté les amène à s'ouvrir
sur le monde qui les entoure, et nombre d'entre eux ont bien compris que pour
sauver Christiania, il ne faut pas hésiter à en faire sa
promotion auprès d'un large public, et d'accueillir les bras ouverts le
profane venu solliciter un entretien ethnographique par exemple. Ces
caractéristiques sont facilement repérables parmi les
christianites employés au « Nouveau Forum » (Nyt
Forum), tels que Joker et Kirsten qui assurent sa permanence
respectivement tous les lundis pour le premier et les mercredis pour la
seconde. Ou encore, citons Astérix, Morten et Hulda, qui bien que
n'étant pas employés au « Nouveau Forum », remplissent
le même type de fonction lorsqu'ils endossent leurs costumes de guides de
la communauté208. Par ailleurs, notons qu'une large
majorité de christianites employés en
206 CONROY Adam, «social classifications», in
Christiania - The evolution of a commune, Amsterdam, International
institute of social history, 1994, p.21-24
207 Ibid., p.22
208 Il y a de nombreux christianites qui remplissent cette
fonction de guide. Recrutés par l'institution en fonction de leurs
facultés linguistiques (par exemple, Kirsten est polyglotte et parle
couramment le danois, le suédois, l'anglais, l'allemand, le
français et le Swahili), la fonction de guide est souvent
considérée comme un deuxième, voire un troisième
travail permettant d'arrondir les fins de mois. Les visites sont
réparties équitablement entre les guides de manière
à en faire bénéficier une large part de christianites, qui
peuvent récupérer directement la somme payée par les
touristes (50 couronnes soit 6€72 par personne pour la
demi-journée, pour des groupes composés de quinze personnes
maximum). Par ailleurs, cette division du travail permet à l'institution
d'impliquer plus de christianites dans la sauvegarde de la
communauté.
94
tant que fonctionnaires de la communauté ont
accepté de se plier à l'exercice de l'entretien ethnographique
(Birgitte au bureau de l'économie, Felicya au bureau de l'assistance
social ou bien Tanja à l'Action du Peuple de Christiania), bien que cela
ne fasse pas partie de leur fonction. Mais cette acuité à faire
la promotion de leur institution paraît logique pour des personnes qui
peuvent bénéficier d'un emploi stable grâce à
l'institution.
? Deuxième idéal-typique énoncé
par le chercheur, les passive opportunists semblent à
première vue correspondre au groupe des pushers. « Ce
groupe est composé de ceux qui sont là pour des raisons
matérielles, où bénéficient simplement de l'absence
quasi-constante de la police, et donnent très peu en retour »
écrit A. Conroy. A première vue, les passive
opportunists s'opposent totalement au active sympathizers, car
ils vivent de manière relativement aisée grâce à
leurs revenus tirés d'un trafic de drogue florissant.
Présentés comme par nature assez individualiste, cette
catégorie de christianites serait l'archétype du capitalisme
poussé à l'extrême car ils ne verraient que l'aspect
matériel de Christiania et l'utiliseraient uniquement à des fins
d'enrichissement personnel.
Astérix: «I think it's time for
Christiania to close these sales of hash because it becomes very... There are
too much gangsters.»
Bien qu'affirmant être pour la légalisation de
la marijuana, Astérix entre dans le jeu de stigmatisation de Pusher
Street et du groupe de christianites impliqués dans ce trafic.
Cependant, c'est force de poser toujours la même question aux membres du
groupe qu'A. Conroy identifie comme active sympathizers, que la
distance entre ces deux groupe s'amincit.
Birgitte: «Yeah, exactly. But I
would say, there are also some pushers down there who really try to keep it
clean of hard drugs and everything, who are very active. There are some pushers
who really want Christiania to be Christiania, to support it, and they try to
be sure that too many bad things happen down there. So, it's not always black
or white or... You know?»
_ «Ok, there are so many types of people
here.»
Birgitte: «For instance pushers who
have been living here all their life, you know? Actually it's most of them who
act in that way, as far as I can see.»
«Yeah but once I heard that most of the pushers are
from the outside, is that true?»
95
Birgitte: «No, but there's quite a
few of those boys who live here (she laughs), who went down Pusher
Street. And I can't explain that, still very sensible parents, good educated
parents blabla... Still they've been down there some of them. That's
it.»
Bien qu'ayant conscience du danger que peut
représenter Pusher Street, notamment pour ses enfants où
même pour la communauté toute entière, Birgitte estime
qu'il faut se garder de cette vision manichéenne qui voudrait que
les pushers soient systématiquement etiquettés en tant
qu'individualistes se souciant peu du destin de leur
communauté209. Au contraire, à en croire Birgitte dont
sa vision modérée envers ce groupe la rapproche des propos tenus
par Kirsten, bien des pushers s'inquiètent de l'avenir de la
communauté, et militent pour sauver Christiania. Bien
sûr, cela n'excuse en rien le fait que leur présence peut
provoquer des troubles dans la commune, mais Birgitte va même
jusqu'à affirmer qu'ils ont une utilité dans l'institution :
à travers leur monopole sur le trafic de marijuana, ils empêchent
d'autres trafiquants d'un autre type (drogues dures) de venir s'installer
à Christiania. Ainsi, le contrôle social très marqué
que nous signalions dans le second chapitre de la première partie,
serait également présent parmi les trafiquants, dont les mieux
intentionnés d'entre eux veilleraient à prémunir la
communauté contre le retour de drogues dures à Christiania.
Autrement dit, il existerait à Christiania des pushers ayant au
moins pris conscience de l'importance du maintien de la communauté pour
leur activité économique, ou étant peut-être
même fortement impliqués dans la défense de cette cause, ce
qui permettrait de classer certains d'entre eux parmi les active
sympathizers ; tandis que les passive opportunists serait
composés uniquement de pushers arrivés récemment
ou n'ayant pas l'intention de s'y installer durablement si bien qu'ils ne se
soucient pas encore ou n'ont tout simplement aucun intérêt
à défendre cette cause.
? Enfin, un troisième et dernier idéal-type
serait les passive dependants. Situé en marge de la relation de
domination qui caractérise les active sympathizers des
passive opportunists, cette troisième catégorie
rassemblerait un ensemble d'individus n'arrivant pas à subvenir à
leurs besoins dans la société danoise, où le coût de
la vie et par ailleurs très élevé, si bien que vivre
à Christiania présente pour eux l'opportunité d'avoir une
vie plus descente. Dans ces conditions, leur degré d'implication dans la
vie communautaire
209 Cette coordinatrice du bureau de l'économie
(økonomikontor) souligne bien le fait qu'aucun impôt
n'est prélevé sur le trafic de marijuana, sans quoi l'institution
toute entière serait impliquée dans ce trafic, perdrait toute
crédibilité face aux autorités, et tout porte à
croire que l'institution n'existerait plus à l'heure actuelle.
96
est potentiellement moins élevé que les
active sympathizers, et semblent avoir une conception utilitaire de la
communauté.
Quoi qu'il en soit, la division entre ces trois
catégories qu'avance A. Conroy repose sur une division entre les
individus actifs et passifs : l'individu actif agirait dans
l'intérêt de tous, puisqu'il souhaite le maintien de cette petite
société alternative ; tandis que l'individu passif dans une
société serait motivé par la défense de ses
intérêts personnels que ce soit de l'ordre de l'enrichissement
pour les passive opportunists, que de celui de la survie pour le
passive dependants. Comme dans bien des groupes, cela nous
ramène à l'opposition classique entre «
société » et « individu », ce qui n'est pas neutre
si nous reprenons les travaux de N. Elias, qui s'est intéressé au
rapport antagoniste que l'on fait entre ces deux notions. Or même
s'il n'y a pas de société sans individu ni d'individu sans
société 210, ce qui rend ces deux notions
indissociables, le sociologue allemand admet qu'il existe une conscience de soi
qui amène certains individus à se représenter comme «
coupé[s] de tous les autres et existant
indépendamment d'eux »211, auquel cas «
L'individu se sent indépendant de tous les autres hommes dont le
destin lui paraît `étranger' et lui semble n'avoir absolument
aucun rapport avec sa propre nature `profonde' puisque ce n'est qu'un
`environnement', un `milieuÇ une `société'
»212.
Ainsi, le passive opportunist tout comme le
passive dependant serait celui qui regarde le monde à travers
la fenêtre de sa maison, se sentant comme étranger à ce
qu'il s'y passe. Dès lors, deux lectures sont envisageables parmi les
éléments passifs de cette petite société : d'une
part, le passive dependant peut avoir d'autres soucis à se
faire avant de s'inquiéter de l'avenir de la communauté. Cela
peut se manifester dans les milieux très défavorisés
où nourrir sa famille, lui trouver un toit descend et se chauffer pour
l'hiver, sont autant de préoccupations pouvant affecter la
capacité qu'ont certains individus à se mobiliser. D'autre part,
dans les milieux plus aisés, le passive opportunist serait un
individu ayant besoin de cet environnement - comme le pusher, mais pas
uniquement- pour soit s'enrichir, soit maintenir son train de vie.
Afin de prouver que la catégorie des passive
opportunists ne concerne pas uniquement les pushers, prenons
l'exemple de Richardt : un psychologue aujourd'hui âgé de 65 ans,
vivant seul dans une maison très confortable qu'il a construit dans les
années 1970, peu de
210 ELIAS Norbert, La société des individus,
op. cit., p.117
211 Ibid., p.152
212 Ibid., p.99
97
temps après son arrivée à Christiania.
Alors âgé d'environ vingt-cinq ans, Richardt s'est retrouvé
face à une opportunité qui consistait à construire la
maison de ses rêves au beau milieu d'un espace de verdure situé en
plein coeur d'une capitale européenne :
Richardt: «So, then I built this
house.»
_ «On your own?»
Richardt: «Yeah, that was empty when I
came and I was interested in this area.»
[...]
_ «That's a nice place.»
Nick: «That's really
nice!»
Richardt: «Yeah, but that costs a
lot of money you know, that's a very old behavior in the society when you feel
that's your own, you think of your own person... Then, do some extra-work you
know! Do whatever you can, drive a taxi in the night time and clean houses in a
day time, and then you get enough money to build your own project, and then
you're happy!»
Fier de cette maison qu'il a bâti de ses mains, c'est
à partir d'un vieux bâtiment en ruine qu'il a
réalisé cette réussite architecturale. Seulement, ce vieux
bâtiment dont il s'est servi pour les fondations ainsi que le sol sur
lequel repose cette maison appartenaient à l'Etat ; et le jeune Richardt
a eu la chance de pouvoir s'y installer gratuitement tout en mettant de
l'argent de côté pour acheter les matériaux
nécessaires à la construction. Ainsi, il semblerait que c'est
à force de cumuler du capital grâce à son métier de
psychologue et de sa passion pour le bricolage, mais surtout grâce
à Christiania (un espace où l'on a abolit la notion de
propriété privée) que Richardt a eu l'opportunité
de devenir « l'utilisateur »213 de la maison qu'il a
construit. Grâce au statut particulier dont il a pu
bénéficier, tout porte à croire que Richardt serait
très reconnaissant envers l'institution dont il est membre et qui lui a
permis de réaliser son rêve. Mais, loin de participer activement
à sa défense, notre hôte va jusqu'à affirmer sur un
ton cru, la distance qu'il prend avec les défenseurs de la
communauté, ceux que nous pourrions classer parmi les active
sympathizers :
Allan: «Are you walking with the rest
of the tribe, on Monday morning?» Richardt:
«No, fuck the tribe!»
Allan: «No?» (Laughing)
213 Tel est le terme employé à Christiania pour
désigner le statut de l'occupant d'un logement.
98
Richardt: «All these reacts and the
hallelujah, you know...» Allan: «No, I'm
just kidding!»
Son vieil ami Allan posait cette question à propos de
la marche qui était prévue juste avant le procès crucial
pour Christiania, qui se tenait devant la Cour Suprême au début du
mois de février 2011. Conscient des distances que Richardt a pris avec
les activistes, Allan cherchait juste à taquiner Richardt en sachant
pertinemment qu'il allait avoir ce type de réponse. Ainsi, cette
situation nous permet de classer Richardt comme un membre passif, qui a «
le sentiment de se trouver à l'extérieur du monde
»214 qui l'entoure, bien qu'il ait directement pu
bénéficier des avantages liés au statut très
particulier de la commune libre. Aujourd'hui, Richardt vit de manière
très aisée dans une maison qui ne lui appartient pas, mais que
personne dans l'institution ne pourrait lui retirer tant qu'il ne quitte pas sa
maison pour une raison quelconque (absence de longue durée ou
décès). Ni même l'Etat ne pourrait l'inquiéter,
pourtant considéré comme la menace principale pour les autres
membres de la communauté, Richardt a reçu en 2007 (comme les
autres christianites) le fameux petit livret bleu du « plan local pour
l'aire de Christiania» qui lui permettait de racheter sa parcelle de
terrain contre une somme dont il peut semble-t-il aujourd'hui s'acquitter,
puisqu'il affirme qu'il s'agit de la meilleure solution :
Richardt: [...] «the best thing for
Christiania would be private ownership.»
Aujourd'hui, ayant accumulé le capital
nécessaire pour acheter son terrain, Richardt se présente comme
un christianite prêt à rentrer dans la norme et se tient à
distance des activistes auxquels il n'hésite pas signifier son
désaccord. Payer 1900 couronnes de contributions mensuelles (soit
255€54), plus ses charges en eau, électricité et chauffage,
paraît bien dérisoire pour cet individu vivant seul et appartenant
à une classe moyenne voire supérieure. C'est pourquoi ce dernier,
bien que n'ayant rien à voir avec le trafic de marijuana, peut
être classé dans la catégorie des passive
opportunists. Enfin, rappelons que ce christianite est aussi la personne
qui dénonçait ouvertement la catégorie des passive
dependants :
Richardt: «Today, most of people
live from social welfare... Whatever and Christiania has always been very smart
at that. A sort of advising each other to get in this Union or then you can do
this, and then you can do that... You pick up the Doctor and then you can get
this for the rest of your life, you know, all these kinds of sneaky little ways
to live easy, you know. So, it's easy living here!»
214 ELIAS Norbert, La société des individus,
op. cit., p.153
99
Pourtant, en examinant de plus près comment Richardt a
obtenu la maison dans laquelle il vit et en considérant le peu
d'intérêt qu'il porte pour la sauvegarde de l'institution qui lui
a permis d'arriver à ses fins, la logique du passive dependant
vivant à Christiania tout en profitant des aides sociales de l'Etat
danois, n'apparaît pas si éloignée ni même plus
honteuse que celle du passive opportunist Richardt, qui a
bénéficié du contexte que lui offrait la
communauté.
1.2 Les classes sociales à Christiania
La première sous-partie consacrée à
l'application et l'analyse de la typologie d'A. Conroy nous a permis
d'entrouvrir la voie qui mène à l'analyse des classes sociales
à Christiania. En effet, nous avons vu que les passive
opportunists, initialement perçus comme la catégorie
réservée à ceux qui participent au trafic juteux de
marijuana, pouvaient se confondre à d'autres individus
bénéficiant de revenus élevés dans d'autres
domaines bien plus légaux : il y a donc des riches à Christiania
(et nous verrons que certains membres de la catégorie des active
sympathizers ne sont pas en reste). Mais il y a aussi des pauvres
représentés par la catégorie des passive
dependants, comprenant les plus désoeuvrés (familles en
difficulté, chômeurs, alcooliques, drogué, etc.), pour qui
l'appartenance à l'institution est plus une échappatoire qu'un
réel engagement pour la défense d'une cause.
Tout semble indiquer qu'à Christiania, qui
après tout n'est que le « miroir » de la
société, les individus reproduisent l'ordre social tel que nous
le connaissons dans la société « classique ». Souvent
pensé selon la logique antagoniste qui voudrait que le rapport
hiérarchique qu'entretiennent les classes conduise
irrémédiablement à une révolution, M. Weber
souligne que ce rapport « ne conduit pas nécessairement
à une lutte » et qu'au contraire une « dynamique
» peut tout aussi bien conduire à une « absence
d'opposition », voire à des rapports « solidaires
»215.
Or, avant même l'arrivée des jeunes gens ayant
fondé la commune libre, le quartier de Christianshavn dans lequel se
situait la caserne de Bådsmandsstræde était un quartier
rassemblant la classe ouvrière. Nous sommes dans la seconde
moitié du XIXe siècle en plein essor industriel, la capitale
danoise n'est pas en reste et doit faire face à l'afflux de cette
nouvelle classe prenant de plus en plus de place dans nos
sociétés contemporaines. Regroupés dans ce quartier
portuaire, cette classe ouvrière participe au développement de
l'industrie
215 Cf. « § 1-2 Situations de classe, classes »,
in WEBER Max, Economie et société, op. cit.,
p.393
100
navale à des fins militaires216, mais aussi
pour fournir une industrie halieutique bien présente ; c'est pourquoi du
XIXe siècle, en passant par les deux Guerres mondiales et jusque dans
les années 1970, Christianshavn a toujours été
marqué par une forte identité ouvrière.
Britta: «But in 1969 and 1970,
these working-class people living here in Prinsessegade [the one which is
along the old military place], opposite Christiania, opposite
Bådsmandsstræde Kaserne as Christiania was called
before.»
_ «Yes, I know.»
Britta: «Those people have been
watching this place and they said: `ah-ah! We want to have fresh air and light,
and a playground for our children!' So, they have asked the former minister of
defense called Erik Ninn-Hansen [the Danish minister of defense from
February 1968 to March 1971] if they could have some of this place for
their children and also for themselves, having green...»
Voyant de leurs fenêtres que les derniers soldats
affectés à la caserne de Bådsmandsstræde allaient
quitter les lieux, les ouvriers vivant dans les immeubles de cinq étages
qui surplombaient cette zone militaire, étaient dépourvus de
jardins où leurs enfants pouvaient jouer. C'est la raison pour laquelle
ils sollicitèrent le ministre de la défense de l'époque
pour qu'un accès à ce grand espace de verdure soit accordé
aux habitants du quartier. Après avoir essuyé un refus, les
ouvriers les plus téméraires commencèrent à
escalader les palissades qui condamnaient l'espace. Dans le même temps,
certains squats situés dans le même quartier, tel que
Sofiegården217, furent « vidés » et les
jeunes gens qui y vivaient furent jetés à la rue en plein hiver.
Puis, Britta explique ce qu'il s'est produit:
Britta: «So, slowly-slowly-slowly
it was! And then, in 1971 there were coming some of them, calling us `from
Sofiegården milieu'. They said: `come helping the working-class people!'
here in this end of Prinsessegade. So, they tore down the fences around the
barracks. `Come on here!' they said, and then we came Jesper [her former
husband] and me, and some others. And then (she laughs), you know,
some kind of strong boys and they were drinking, and standing up, saying: `come
on!' Then, we helped them.»
La suite, nous ramène à ce que nous
évoquions dans l'approche socio-historique développée
l'année dernière218 : ils fondèrent la commune
libre de Christiania. Toutefois, le rôle de premier ordre que
jouèrent les habitants de ce quartier dans les journées
consacrées à
216 Dans le même temps que se développe
l'industrie, l'Europe est également marquée par des rapports
diplomatiques assez instables qui amènent les Etats européens
à s'armer.
217 Sofiegården signifie « le jardin de Sophie
», il s'agissait de nom donné à un squat assez connu dans le
quartier de Christianshavn qui fut créé en 1966 puis vidé
à l'hiver 1969, dans lequel Britta a très activement
participé. D'ailleurs, une grande majorité de la centaine de
squatteurs qui vivaient dans les immeubles de Sofiegade (nom de la rue), furent
les principaux artisans de la fondation de Christiania au mois de septembre
1971.
218 Cf. « A) L'héritage du passé »,
in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.18-20
101
la sape des murs renfermant cette nouvelle terre de
liberté219 nous avait échappé. Et ce n'est
qu'à partir des entretiens approfondis réalisés avec
Britta et Morten, que nous avons pu mettre à jour le rôle
prépondérant qu'a joué la classe ouvrière dans la
genèse de Christiania.
Morten: «In the beginning it was a
working class area and most of the people who lived in Christianshavn worked in
the factories. And at that time, most of them thought that Christiania people
were just people who didn't want to work. There were lazy people living here in
Christiania [...].»
Comme semble vouloir dire Morten, a première vue cette
cohabitation entre les travailleurs de la classe ouvrière et des jeunes
gens, étudiants ou non, issus des classes moyennes et
supérieures, s'identifiant pour la plupart au mouvement hippie, venus
chercher un endroit où paresser et consommer toutes sortes de drogues
toute la journée, aurait pu être un cocktail assez explosif. De
plus, la proclamation du 26 septembre 1971 de la commune libre de Christiania
par ces jeunes gens, en lieu et place du jardin du quartier où les
familles ouvrières aimaient venir y passer leurs week-ends, ressemblait
fort à une appropriation d'un espace que jusque-là ces deux
mondes se partageaient. Evidemment, dans ce contexte assez particulier il y a
pu, et il y a même dû y avoir des tensions, mais aucune source ni
même nos entretiens avec les christianites ayant connu cette
époque n'ont révélé une guerre ouverte entre ces
deux camps, que pourtant tout semblait opposer.
Morten: [...] «But now, the opinion
has changed in the favor of Christiania all over Denmark. And the population
here in Christianshavn has changed from people with low incomes to people with
high incomes. And people with high incomes are often more tolerant of the ideas
that we represent.»
_ «Really?»
Morten: «Yeah, paradoxically
enough.»
_ «Yeah, because from the outside I would rather say
the contrary.»
Depuis, le quartier de Christianshavn a été
soumis à un phénomène de gentrification auquel Christiania
semble avoir étonnamment échappé. Peu à peu, le
profil social du quartier de Christianshavn s'est métamorphosé en
quartier résidentiel avec des appartements rénovés
permettant d'accueillir une population jeune et active. L'arrivée
massive de ce nouveau type de population ainsi que la restructuration du
quartier a fait de Christianshavn un quartier attrayant, très
prisé par les familles de jeunes cadres supérieurs. Aussi,
implanté dans une
219 En réalité, il leur a fallu s'y reprendre
à plusieurs reprises (trois fois d'après les sources) avant que
les assaillants de la caserne de Bådsmandsstræde ne parviennent
à saper le moral des autorités qui renoncèrent face
à l'insistance de cette classe ouvrière ainsi que de ces jeunes
gens, qui avaient élu ce vaste espace comme terrain de jeu.
102
municipalité historiquement sociale-démocrate,
ce quartier rassemblant de jeunes familles aisées aux idées assez
progressistes est aujourd'hui un milieu propice au maintien de la
communauté. De plus, Christiania n'est pas étrangère
à cet engouement pour Christianshavn, car cette expérience
sociale d'un autre type est également un haut lieu culturel qui
rassemble des musiciens, artistes-peintres, écrivains, et beaucoup la
considère aujourd'hui comme une source d'inspiration. La commune libre
est même devenu un quartier branché où nombreux sont ceux
qui voudraient s'y installer. De ce point de vue, compte-tenu de
l'accroissement des valeurs immobilières que cela induit, il y avait
fort à parier que Christiania allait progressivement céder
à ce phénomène urbain d'embourgeoisement.
Compte tenu du faible échantillon de christianites
interrogés dont nous disposons220, nous ne sommes pas en
mesure de dresser une analyse précise des caractéristiques
sociales des christianites. Cependant, nous savons à travers l'existence
de la catégorie des passive dependants que de nombreux
christianites (et peut-être même une majorité) appartiennent
aux classes inférieures. Et la nécessité qu'ont ressentie
les membres de l'institution de créer un bureau de l'assistance sociale
(Christiania beboerrådgivning) pour régler les
problèmes de dépendance qui frappe notamment les plus
nécessiteux, ne peut que conforter cette idée. Par ailleurs,
l'entretien avec Astérix et son ami Allan nous révèle
certains aspects sur la manière dont les classes sociales se
répartissent dans l'espace :
Allan: «And you mentioned
differences between areas to areas, it's interesting because there are two main
areas which are different, or which have been at least very different, hum...
The
most upper-class influenced area is the area next to this
area: it's called Mælkbøtten.»
Astérix: «Yes.»
Allan: «I remember in the early
seventies when I talked about Mælkbøtten it was like talking about
a place like Hellerup in Copenhagen, where the richer people live, and because
the unofficial chairman or chief of Christiania Pear Luthavn, he was an
architect who lived there and other people who called himself Luthavn,
«lion tooth»; and on the other hand, you had a house called
«Fredens Ark» which was also called «Fredens kloak»,
because there were living a lot of young people very poor, who maybe had ran
away from their parents' place, or institutions.»
_ «Oh, I see. I that the building where we can find the
Christiania archives?» Allan: «Yes, it
is.»
Astérix: «But in the
beginning there were also a lot of academic people who were living there... A
lot of people who belong to the academic sphere, like more...»
220 Rappelons que ce mémoire est réalisé
à partir de dix entretiens ethnographiques. Evidemment, cet
échantillon est trop restreint pour que nous puissions prétendre
à donner une image fidèle des classes sociales qui compose un
groupe de huit-cent cinquante à mille individus.
103
Allan: «Oh yes, in
Mælkbøtten. So that's why I think it's correct to say that
Mælkbøtten has had a wrong name, correct or not correct... But I
think it's mostly correct that Mælkbøtten was the area where you
could find mostly people who were academics, who were upper-class people. Also
some... Not upper-class people, few from the very lower-class.»
Cette discussion entre Allan et Astérix montre une
certaine répartition des classes dans l'espace, à travers deux
aires locales pas vraiment distantes l'une de l'autre : Fredens Ark («
L'arche de la paix », aire locale n°3) et Mælkebøtten
(« Le pissenlit », aire locale n°8). Astérix, qui nous
avait accueilli lors de cet entretien dans sa roulotte située à
Nordområdet (« L'aire du Nord, aire locale n°9), perçoit
ses voisins de Mælkebøtten comme pour la plupart membres d'une
classe supérieure du fait de leur appartenance au milieu
académique. En effet, rappelons que c'est en cette même aire
locale que nous retrouvons le CRIR (Christiania Researcher In
Residence) où habite notamment Emmerik qui travaille à la
bibliothèque Royale de Copenhague et sa femme qui réalise
actuellement sa thèse à l'Université de Malmö. C'est
aussi dans cette aire locale que nous avons rendu visite à Britta, une
artiste aujourd'hui coordinatrice de l'association culturelle de Christiania
dont le mari réalisateur a fait ses études dans la prestigieuse
école de cinéma de Copenhague. Voici sans doute quelques raisons
qui permettent à Astérix et Allan d'en arriver à la
conclusion que des personnes importantes, avec a priori des revenus
plus élevés vivent à
Mælkebøtten221. Parallèlement à cela, les
deux compères voient en Fredens Ark le lieu tristement
célèbre ayant abrité les junkies de Christiania
dans les années 1970 avant que les activistes ne les délogent.
Depuis, malgré les travaux réalisés pour
réhabiliter l'immeuble222, l'image d'insalubrité et
d'insécurité lui colle à la peau. Réinvesti par de
nombreux pushers après le départ des junkies,
Fredens Ark conserve une mauvaise image même parmi les christianites qui
surnomme cette « Arche de la paix » (Fredens Ark), « le
cloaque de la paix » (Fredens kloak), c'est-à-dire un lieu
malsain, un véritable « trou » où il ne fait bon vivre
parmi les délinquants et les personnes à problèmes. Plus
loin, Astérix remarque que le profil social de chaque aire locale tend
à se reproduire et ainsi se maintenir en raison du mode de
sélection de nouveaux arrivants : la cooptation.
Astérix: «But that's a
normal thing after forty years, when people select new citizens, they were
always looking for people who look like themselves, you know... So this social
thing like Christiania is, like in the beginning it was a place for everybody
but it didn't really get along because now Christianites don't choose people
who have social problem, you see?»
221 Dans ce témoignage, Allan va même
jusqu'à comparer cette petite aire locale de Christiania à
Hellerup, la banlieue résidentielle huppée, située au Nord
de Copenhague et connue pour ses habitants célèbres (membres du
gouvernement, artistes, etc.) qui vivent dans d'imposantes villas avec vue sur
la mer. Par ailleurs, Allan évoque l'existence d'un « chef non
officiel » de Christiania, élément sur lequel nous
reviendrons plus loin.
222 Cf. « A) Du blocus contre les junkies », in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.25-27
104
Ceci expliquerait en partie pourquoi les classes
inférieures subsistent dans certaines aires locales telles que Fredens
Ark, dans un environnement pourtant soumis au phénomène de
gentrification. Dans cette mesure, nous pouvons estimer que le combat
mené par les pionniers pour « le droit à la ville »
évoqué en introduction, semble avoir porté ses fruits
puisque les classes inférieures sont toujours bien présentes
à Christiania ; une institution qui a su conserver son identité
alternative et populaire :
Morten: «Yeah, but that's not my
opinion, I think Christiania should be a squat!» «Just a
squat.»
Morten: «Yeah, a squatted area. And
it should be a political manifestation of civil disobedience. And think I am
too much over politicians you know, to... to just let it be like a
middle-class... artists' community, you know?»
_ «Yeah.»
Morten: «So, I want it to be a
squatted area with poor people, protesting politically against hum... You know
a world... (Silence)»
Le maintien de l'identité de Christiania est au
combien importante pour Morten qui, d'après lui, la communauté
doit rester un squat. Autrement dit, un lieu ouvert à tous qui
réunirait non pas des classes adossées une à une, mais un
lieu où s'exprime la « désobéissance civile ».
Telle serait, dans son idéal, le sens de cette enclave communautaire
nichée au milieu de la société « classique »,
qui réunirait en un même espace les plus pauvres comme les plus
riches.
Pour résumer, dès ses origines Christiania
était caractérisée par une mixité sociale assez
inédite puisqu'elle a fait cohabiter deux univers sociaux très
distants (la classe ouvrière et des jeunes gens issus des classes
moyennes). Puis, la commune libre a semble-t-il su résister à un
phénomène de gentrification car la présence des couches
populaires a été maintenue grâce à un système
de reproduction sociale lié au maintien du principe de cooptation pour
intégrer les aires locales. Si nous prenons en compte le fait que les
christianites évoluent dans un isolat géographique, alors le
rapport antagoniste classique entre les classes supérieures et
inférieures aurait pu se déclencher avec une certaine
intensité. Mais nous n'avons pas pu constater ce type de rapport
conflictuel sur le terrain. Or, le maintien d'une certaine harmonie,
malgré cette mixité sociale, peut s'expliquer grâce au
statut particulier dont bénéficie Christiania qui reste encore
à l'heure actuelle un squat, ce qui induit
105
que cet espace résiste au phénomène
d'accroissement des valeurs immobilières, ce qui prévient le
groupe d'une ségrégation et donc à l'éclatement
du la communauté.
Ainsi, les deux sous-parties présentées dans
cette première section constituent autant d'entrées possibles qui
permettent de différencier les groupes et de les classer selon leurs
caractéristiques propres. La typologie d'A. Conroy se vérifie
encore à l'heure actuelle et son application à certains cas
spécifiques223 montre qu'il est parfois plus difficile qu'on
ne le pense de classer certains individus. Ensuite, l'existence de la
catégorie des passive dependants nous a amené à
penser Christiania en termes de classes sociales, ce qui nous a permis de
dégager une première forme de hiérarchie à
l'intérieur de cette communauté. L'ordre social peut, certes
sembler aller de soi, mais il était nécessaire de tester notre
objet à partir de cette notion afin donner un peu plus de poids à
l'idée que la nature du pouvoir à l'intérieur de cette
société alternative reste similaire à celle de la
société « classique ».
Section 2- Distribution des rôles
La sociologie interactionniste constitue un point
d'entrée facilement applicable dans un isolat social tel que
Christiania. Nous ne cherchons pas à faire le catalogue des paradigmes
mobilisables pour notre objet d'étude, ni même à revenir
sur les vertus socialisantes de l'usage de la marijuana et de la théorie
d'H. Becker mobilisée l'année dernière224. Nous
ne pouvons sans doute pas non plus rendre compte de tout ce qu'il se passe dans
une institution qu'à travers l'analyse des interactions, mais force est
de constater que la « présentation de soi
»225 est très importante pour nous qui sommes
amenés à démontrer qu'il existe un ordre
hiérarchique dans une société alternative où il n'y
a a priori aucun chef ni leader. Il ne s'agit pas non plus de
chercher un chef là où il n'y en a pas, mais toujours est-il que
les acteurs jouent un rôle dans l'institution, se construisent une
identité à travers leurs représentations qui repose sur
des « signes distinctifs », un « appareillage
symbolique » qu'E. Goffman appelle « la façade
»226, qui permet à l'acteur de légitimer
voire de renforcer sa position dans le champ.
223 Tel que nous l'a montré l'exemple de Richardt.
224 « B) Y a-t-il une culture de la déviance
à Christiania ? », in VASSEUR Pierre, mémoire
dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une
utopie communautaire, op.cit., p.47-53
225 Au sens de représentation comme l'entend le
sociologue interactionniste E. Goffman, soit « la totalité de
l'activité d'une personne donnée, dans une occasion
donnée, pour influencer d'une certaine façon un des autres
participants. Si on prend un acteur donné et sa représentation
comme référence fondamentale, on peut donner le nom de public,
d'observateurs ou de partenaires à ceux qui réalisent les autres
représentations. Cf. GOFFMAN Erving, La mise en scène de
la vie quotidienne - La présentation de soi, op. cit., p.23
226 Ibid., p.29-36
106
2.1 Se positionner dans l'institution
Dès son entrée dans l'institution, l'individu
est rapidement amené de manière inconsciente à
définir sa position. En effet, J. Lagroye appelle «
structuration des choix » le fait que « les agents,
qu'ils soient politiques, administratifs ou autres, sont fréquemment en
présence de plusieurs possibilités d'action, même s'ils ne
la perçoivent pas toutes avec la même intensité. Leurs
choix, c'est-à-dire leurs préférences qu'ils manifestent
en pratique pour l'une ou pour l'autre de ces possibilités, peut
résulter simplement de l'habitude, d'une fidélité à
leurs conduites antérieures, de leurs propriétés sociales,
ou d'une propension à satisfaire leurs alliés
»227. Selon cette logique, se comporter normalement dans
l'ordre institutionnel, c'est d'abord choisir sa position dans le nouvel
univers auquel l'individu cherche à s'intégrer. La position que
l'on prend dès le processus d'intégration est déterminante
pour la suite de l'expérience communautaire.
Bien entendu, je pourrais évoquer ma propre
expérience sur le terrain, en tant que profane venu se greffer au groupe
de manière à en comprendre et à en analyser les
caractéristiques, ce qui m'a amené à orienter mes choix
vers la catégorie active sympathizers (les activistes), un
groupe beaucoup plus ouvert, bien plus facile à approcher et bien plus
enclin à parler d'eux et de leur expérience communautaire ;
plutôt que le groupe des passive dependants, ou encore moins
celui des pushers dont la plupart sont classés parmi les
passive opportunists, qu'il m'a été vivement
conseillé de ne pas approcher pour les raisons que nous verrons dans la
troisième section. Mon réseau d'interrelations est donc
très clairement orienté vers le groupe des activistes, c'est
pourquoi l'exemple de positionnement dans le champ que nous allons voir
concerne une personne pouvant être assimilée à ce groupe :
Britta, dont nous allons analyser la trajectoire avec plus de précision,
car son analyse révèle une véritable propension à
se positionner de manière assez confortable dans l'institution.
Britta a soixante-huit ans, issue d'une famille de classe
moyenne supérieure (un père dentiste et une mère
professeur de gymnastique), elle est née dans une maison située
dans la rue d'Havnegade, juste de l'autre côté des canaux
qui délimite le quartier de Christianshavn. Ce quartier a longtemps
été son terrain de jeu et il est aujourd'hui devenu partie
intégrante de sa vie. Très jeune elle rêvait de devenir
actrice ; en 1966, alors âgée de vingt-deux ans, Britta fit la
connaissance des premiers squatteurs de Copenhague et prit l'initiative de
fonder un nouveau squat dans la rue de Sofiegade qu'ils appelèrent
Sofiegården. Elle s'y installa avec sa troupe de théâtre et
rencontra Jesper, son premier mari, avec qui elle constituera un couple
227 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI
Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p.162
107
connu de tous dans ce squat de Sofiegården étendu
dans plusieurs immeubles mitoyens, qui a abrité jusqu'à cent
squatteurs. Tout au long de l'entretien, Britta laisse entendre que le couple
qu'elle formait avec Jesper avait beaucoup d'influence sur les décisions
qui se prenaient dans ce squat, surtout grâce à son mari qui
était très respecté dans ce milieu. Lorsque nous
évoquons avec elle le mode de prise de décision (similaire
à Christiania, avec ses assemblées communes) qu'ils
instaurèrent à Sofiegården, Britta explique pourquoi son
mari était aussi respecté :
Britta: «Yeah! But we voted a foreman,
a chairman.»
_ «Ok. Who was the chairman? Yourself?»
Britta: «No, it was my husband Jesper,
because we called him `chairman Jesper'.» _ «Why did they
vote for him?»
Britta: «Because he was very good at
speaking, he made speeches, but he wasn't deciding, we were discussing all of
us but he was very good at... As spokesman like.»
Grâce à la réputation de leader
de son premier mari, Britta semble avoir pu bénéficier d'un
certain rayonnement dans un squat qu'elle avait créé avec
quelques-uns de ses amis artistes. Au-delà de sa capacité
naturelle à prendre cette initiative, ce qui a permis à cette
centaine de jeunes gens de trouver un toit, et donc à être
respectée au sein de cette petite communauté ; Britta a su
renforcer sa position grâce à un statut de femme de chef ou
plutôt femme de leader de groupe, ce qui lui a permis de
faciliter sa capacité d'influencer le reste du groupe :
Britta: «And I told him an
all-night about this person... My friend who is theater painter
friend.»
«Oh yes, the one who smart but not in the right
way.»
Britta: «Yeah, I said he was too
smart and I said it wasn't so good, and a bit alike we got more socialized. I
was very in a dilemma. I was the one who tried to say something! (She
laughs) And then at night, Jesper and me, we found the other people and
say: `Let's make a palace revolution!' Palace in Sofiegården! (She
laughs) And we decided Jesper and me to go there and say: `This cannot
go longer, we have been so nice, we cannot be a self-ruling system'.»
_ «Yeah.»
Britta: «We wanted to be and do it
together with another shape.»
108
Dans ce dernier extrait, Britta explique comment, une nuit,
elle est parvenue à convaincre son mari de lancer une «
révolution de palace », une sorte de petite mutinerie contre un
membre de ce squat, qu'elle jugeait comme ayant pris trop de pouvoir dans le
groupe228.
Le lecteur notera que l'exemple cité ne concerne pas
Christiania, mais un squat « vidé » par les autorités
à l'hiver 1969 et dont la plupart de ses membres (dont Britta) ont
ensuite investi l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde,
située à deux pas. Britta, nous l'avons déjà
évoqué, a participé au début des années 1970
avec ses amis de Sofiegården aux opérations de sape des murs
lancés par les habitants du quartier. Toutefois, lors de cette
période de transition, quelque-chose d'important s'était produit
dans la vie de Britta : sa relation avec Jesper s'est éteinte en
même temps que Sofiegården disparaissait. La jeune femme, pas le
moins du monde découragée de trouver l'homme avec lequel elle
partagera ses jours, a rencontré Nils. Nous avons fait la connaissance
du mari actuel de Britta dans leur belle maison située à
Mælkebøtten (la fameuse aire locale qu'Astérix et Allan
définissait comme « upper-class »), Nils a
étudié dans la prestigieuse école de cinéma de
Copenhague, il a fréquenté Sofiegården où il a
rencontré Britta, et exerce aujourd'hui la profession de
réalisateur de fictions ou de documentaires qui traitent notamment de
Christiania229. Encore une fois, dès la création de
Christiania, Britta a semble-t-il tout de suite orienté ses choix
sentimentaux vers une personnalité de renom avec qui elle a fondé
une famille et s'est installée dans l'imposante maison baptisée
« Laden » (la grange). Bien sûr, l'enquêtée ne
nous a pas clairement évoqué les avantages qu'il y avait à
partager ses jours avec une personne ayant un poids dans l'institution, mais
les commentaires nous sont venus de leur voisinage.
En effet, si nous nous rapportons à l'entretien
réalisé dans la petite roulotte d'Astérix, située
à vingt mètres de la maison de Britta et Nils230, nous
nous apercevons que ce dernier bénéficie d'une certaine
notoriété à Christiania, au moins aussi importante que
celle de Jesper (le premier mari de Britta) à Sofiegården :
228 Tout au long de l'entretien, Britta évoque
à plusieurs reprises cet « ami » qui travaillait comme
artiste-peintre au théâtre Royal, et avait investi tout le
rez-de-chaussée de l'un des immeubles squattés par les jeunes
gens de Sofiegården (1966-1969) ; chose que Britta n'avait pas
accepté, et dont elle a su mettre un terme en provoquant cette petite
mutinerie.
229 Nils Vest est très connu à Christiania,
n'hésitant pas à mettre en scène sa femme Britta dans
quelques-uns de ces films et documentaires, il a réalisé nombre
de ses films autour de la commune libre. Ces travaux les plus remarquables sont
: le documentaire sorti à l'occasion du vingtième anniversaire de
la communauté, dont le titre reprend la devise officielle :
Christiania - Tu as mon coeur (1991), traduit en anglais et en
allemand ; Auquel nous pouvons ajouter certains de ses films les plus
engagés tels que Loi et ordre à Christiania - 2 (2003),
ou encore le film mettant en scène la troupe de théâtre de
sa femme Britta, La troupe de théâtre de Solvognen - cinq
jours pour la paix (1978). Source: http://www.vestfilm.dk/
230 Mais dans l'aire locale voisine de Nordområdet
(« L'aire du Nord », aire locale n°9), juste à la
frontière immatérielle avec Mælkebøtten (« le
pissenlit », aire locale n°8).
109
Allan: «I think the question you
just ask to Astérix is very-very important and I'm very happy for his
answer... It's something new and revolutionary that, even a guy like Nils Vest,
who lives just opposite here, who's the closest person who you can compare as a
chief in Christiania... He would be the first to say «I'm not a
chief», but he is a kind of spokesman, a spokesman for many, many times,
and he shown recently, I like that, he is brave... He wrote in UGESPEJLET, the
weekly mirror or internal newspaper, that his own son, I think he has a couple
of children... He had a son who said to his friends «when we go to
Christiania, when I'm going home to visit my father, we avoid Pusher Street, we
don't go that way». So indirectly, I think he wrote: `let's boycott
Pusher Street'.»
Nils Vest est considéré comme quelqu'un de
courageux par Allan qui semble ressentir de l'admiration pour lui: il est celui
qui a su clamer haut et fort sa désapprobation vis-à-vis des
pratiques, de la violence et de la domination exercée par les
pushers. Il s'agit d'un homme cultivé dont la plume a semble-t-il
impressionné les lecteurs d'UGESPEJLET (« Le miroir de la
semaine », le journal de la communauté), polyglotte231,
cet homme assez charismatique présente un profil similaire à
l'ancien mari de Britta : une personne présentant des qualités
naturelles de leader qui, certes, ne doit pas faire l'unanimité
dans la communauté, même parmi les active sympathizers
dont certains pourront ressentir une forme de jalousie ; mais toujours est-il
que le mari de Britta est une personnalité qui émerge au sein du
groupe et assure sans aucun doute une position confortable pour Britta, car la
renommée de son mari, le rayonnement dont il peut lui-même
bénéficier dans la communauté, reflète sans aucun
doute sur son épouse qui peut exploiter cette renommée pour
construire son identité et entretenir sa position dans l'institution.
Enfin, il est important de souligner que la prise de
rôle de Britta dans l'institution ne se limite pas au statut de femme
d'un leader du groupe, mais elle est elle-même très
impliquée dans la vie communautaire. Après s'être
récemment retirée du groupe de contact (Kontaktgruppen),
Britta continue à entretenir des liens très étroits avec
sa coordinatrice (Hulda) :
Britta: «I used to be in the
contact group but in the last years or something, but I cannot anymore. But I'm
deeply connected with them, if there's something I can go. And I talk with
Hulda [Hulda Mader, cf. interview] almost every day (she
laughs).»
_ «Ok, you still have connections with the contact
group.»
Britta: «I help for special things,
especially in the communication and the press group.»
231 Nils Vest est quelqu'un de très occupé que je
n'ai malheureusement pas eu l'occasion d'interroger. Nous avons seulement pu
échanger quelques minutes, en marge de l'entretien réalisé
avec sa femme Britta.
110
Sollicitée, selon elle, pour des questions très
« spéciales » qui concernent la communication et les relations
avec la presse, Britta occupe toujours une place importante dans le groupe de
contact. au-delà de cette forme de disponibilité, cela veut
surtout dire que malgré son âge vieillissant, Britta cherche
à se tenir informée de ce qui se passe dans ce groupe très
fermé qu'est le groupe de contact, ce qui lui permet de conserver le
statut très particulier dont bénéficie le christianite
membre de ce groupe et d'en tirer les rétributions que nous
détaillerons dans le dernier chapitre. Enfin, Britta est aussi la
fondatrice de l'association culturelle de Christiania, qu'elle a
créée en 1996, dont l'objectif affiché est de promouvoir
la culture en établissant un « pont » entre les artistes
christianites et non christianites. Mais si l'on adopte un point de vue
analytique de type bourdieusien, cela lui permet surtout de cumuler capital
social et culturel, et d'entretenir son image : une femme appartenant à
la classe supérieure, très dynamique ce qui lui permet de
maintenir le côté incontournable de sa personnalité dans le
petit univers social de Christiania.
Pour résumer, en partant d'une analyse de la
trajectoire de Britta et des circonstances dans lesquelles elle est
entrée dans l'institution, nous pouvons constater que le positionnement
de l'individu dans l'institution est déterminant, car il permet de
dégager certains profils, dont les caractéristiques nous
permettent de les placer dans les hautes sphères de la hiérarchie
sociale de Christiania : le couple Nils Vest - Britta a su cumuler un certain
nombre de ressources, à la fois culturelles, économiques et
sociales, qui leurs permettent aujourd'hui d'occuper une position confortable,
un sentiment d'appartenance à la classe supérieur de Christiania
(et même plus largement de la société ordinaire). Ce
sentiment est à la fois ressenti par les principaux
intéressés qui occupent leur rôle et entretiennent leur
image de personnalités incontournables à Christiania, ainsi que
par les autres membres de l'institution, tels qu'Allan, tout comme les
individus extérieurs à l'institution (tel que le profane) qui,
par leur simple présence, deviennent le public de cette
représentation et participent au maintien de ce rôle.
Cet exemple passé sous le prisme de la sociologie
interactionniste, et plus particulièrement grâce à
l'analyse de la prise de rôle et de la représentation, offre un
angle de vue permettant de dessiner les contours d'un ordre hiérarchique
à Christiania. En relevant un certain nombre de caractéristiques
sociales, de traits de caractères et en analysant de près le type
de discours, nous pouvons sans trop de difficultés distinguer les
rôles qu'endossent les individus dans le groupe ; et cela même si
les membres de l'institution affirment qu'il n'existe aucune hiérarchie
à Christiania.
111
2.2 Prendre le jeu à son compte
L'institution n'est pas un corps figé. Nous avons vu
que les individus se positionnent, acquièrent un statut et cherchent
à le consolider grâce à leurs représentations ; mais
les rôles ne sont pas fixes car les individus se meuvent et cherchent
à atteindre la position jugée la plus confortable. Celle-ci
dépend des ambitions personnelles et cette chance qu'ont les individus
de se déplacer sur l'échiquier institutionnel dépend
grandement de leur capacité à prendre le jeu à leur
compte.
J. Lagroye relève l'« existence de
rôles institutionnels », qu'il définit comme une «
croyance très générale, une forme d'accord très
partagée, même si tous les membres d'une société
politique sont loin d'avoir une connaissance claire et complète des
institutions qui caractérisent et balisent cet espace. C'est en fonction
de multiples facteurs - le statut social, la profession, les études
suivies, les expériences et les connaissances acquises dans d'autres
formes d'activité, ou encore l'intérêt porté
à la politique - que certains individus ou groupes d'individus sont
amenés à appréhender l'ordre institutionnel avec
précision, tandis que d'autres n'en ont qu'une perception floue et ont
que peine à s'y comporter correctement »232.
L'individu, nous l'aurons compris, n'est pas un acteur passif dans
l'institution, mais sa position dans le champ dépendra de sa
capacité à calculer la manière dont il se meut dans
l'institution ce qui, si ce calcul est bien fait, lui permettra d'optimiser sa
position dans le champ. Cette position qu'il occupe dans l'institution, lui
permettra (comme nous l'avons vu avec Britta) de tirer un certain nombre de
ressources, des gratifications qui lui permettront de forger son
identité, d'acquérir un statut et de le renforcer au moyen d'une
représentation.
Toutefois, comme l'explique J. Lagroye, modifier sa position
au gré de ses besoins et de ses envies n'est pas chose aisée :
cela demande d'autres qualités que celles évoquées dans
l'exemple de Britta, car savoir faire usage de l'institution nécessite
que l'acteur soit capable de lire l'ordre institutionnel et d'évaluer
presque instantanément les opportunités qui s'offrent à
lui. Cette aptitude à faire les bons calculs et les choix judicieux,
nous la retrouvons dans l'entretien réalisé avec Joker, c'est
pourquoi nous allons à présent nous attarder sur son cas tout
comme nous avons pu le faire avec Britta.
D'abord, commençons par dire ce que Joker n'est pas :
il n'appartient ni à la classe supérieure, ni au petit groupe
très restreint du groupe de contact, auquel l'adhésion
paraît pourtant si précieuse si l'individu veut élever son
statut dans l'institution. Joker est un homme de quarante-sept ans,
marié, un enfant, et il s'est installé à Christiania en
1989. Aujourd'hui
232 LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI
Frédéric, Sociologie politique, op. cit., p.140
112
leader d'un groupe de rock composé de
christianites appelé Sorteper233, sa passion pour la musique
ne lui permet pas de vivre. C'est pourquoi tous les lundis il assure la
permanence du « Nouveau Forum » et perçoit les aides sociales
de l'Etat, ce qui lui permet de contribuer comme il le peut au paiement des
charges familiales dont une grande partie est assurée par les revenus de
sa femme.
Il travaille dans le même corps administratif que
Kirsten et c'est dans ce même bureau des relations extérieures de
Christiania que nous l'avons rencontré. Ainsi, Il fait aujourd'hui
partie intégrante de cette bureaucratie, y réalise un travail
régulier qu'il applique selon des normes très précises, en
appliquant les procédures habituelles de réception des visiteurs
extérieurs pour répondre à leurs questions, il
répond au téléphone, et fait son travail
d'intermédiaire en orientant et en conseillant les gens (christianites
ou non), à la recherche d'informations ou d'une personne en particulier.
Tout semble donc indiquer que Joker adhère à cette institution et
participe à son échelle au maintien de celle-ci, ce qui nous
permet à la lecture de ce profil de classer Joker dans la
catégorie des active sympathizers. Cependant, l'entretien
ethnographique réalisé avec lui révèle qu'avant de
s'impliquer comme il le fait actuellement dans le maintien et la promotion de
l'institution à laquelle il appartient ; Joker déclare avoir
été un pusher durant quatre à cinq ans, et avoir
pris part à ce commerce qui, soulignons-le, est pourtant
considéré comme néfaste pour la communauté par la
plupart des activistes :
_ «Ok. And what do you think about Pusher Street? I
mean, are you against selling hash in Christiania?»
Joker: «No, I think it's stupid
that hash is illegal. For me, hash is legal up there. But for me there are two
kinds of pushers you know: the good guys and the bad guys. Just like there are
the nice bar tenders and the not so nice bar tenders. So, I'm aware of all
these bad things happening in Pusher Street, I'm aware that a lot of things get
out of hemp [...].»
Membre de la bureaucratie de Christiania, Joker adopte un ton
similaire à Birgitte (la coordinatrice du bureau de l'économie),
qui prête à certains pushers des qualités qui
permettent de classer certains d'entre eux parmi les active
sympathizers, ou au moins dans une catégorie intermédiaire
qui se situerait au beau milieu de ce rapport antagonisme souvent
définit selon une vision manichéenne : avec d'un
côté les « bons » activistes et de l'autre les «
mauvais » pushers. Mais ce n'est qu'un peu plus loin dans
l'entretien que le cas de Joker
233 Sorteper est la traduction danoise du personnage de fiction
de Walt Disney Pat Hibulaire. Ce gros matou au
regard de gangster est l'un des plus anciens personnages de
Disney souvent décrit comme l'ennemi juré de
Mickey Mouse.
113
prend une toute autre dimension, puisque avant d'occuper sa
position actuelle, notre enquêté a connu une phase
d'intégration assez atypique :
Joker: «Oh, I started immediately when
I moved in Christiania in 89'. Actually, I was not that aware, I was just
following the time so to speak, swimming with the current or something like
that.»
«Swimming with the current? What do you
mean?»
Joker: «I mean... Yeah, I never
thought it was very important where I was. I mean I really tried to get in
Christiania, I didn't really... I just accepted what happened.»
_ «And what happened?»
Joker: «What happened was I had a job
here in Christiania.»
_ «Ok, is it the way you got integrated?»
Joker: «Oh yeah-yeah. I had this job
half an hour every day: cleaning the floor in a café
[...].
»
Lors de ses premiers pas dans l'institution, Joker se
présente comme quelqu'un n'ayant pas cherché à optimiser
sa position dans la hiérarchie communautaire, et explique s'être
contenté de « suivre le courant » sans trop se poser de
questions, acceptant bien volontiers la fonction de balayeur que l'on a bien
voulu lui prêter, pourvu que cela lui laisse une chance d'intégrer
l'institution. Mais, la suite de son récit laisse entrevoir comment son
rôle a pu évoluer :
Joker: [...] «While I had this job
I didn't make enough money so this pusher just gave me hash. I
was when I had a place to stay in Christiania, this pusher just came to me for
fun and said: (he takes a rough voice) `hey Joker, I want my money for all
this hash.' I said `yeah but I don't have any money so you cannot have
it'. And then he gave me an even bigger smile and he thrown me a block of
hash and said: `Ok, let's go make some money!' And then we went down
on Pusher Street and sold the hash, in a pretty short time I had the money to
pay him, I sold the rest of the hash and I thought it was fun. And then I
needed an electric guitar, so I sold more hash, then I bought another electric
guitar and then I actually needed an amplifier, and then I... You know, just
went into... Selling some more hash was so easy.»
_ «Yeah.»
Joker: «And I didn't really think
about it.»
Tout en occupant son rôle de balayeur de café,
ce christianite a progressivement réalisé que son statut ne le
satisfaisait pas, c'est pourquoi il a saisi l'offre d'un trafiquant de
Christiania qui est rapidement devenu son fournisseur, ce qui a fait de Joker
un pusher parfaitement accepté par le groupe. Devenu un membre
actif de ce groupe des passive opportunists, celui-là même que la
plupart des active sympathizers stigmatisent ; le choix qu'a
114
fait Joker à cette époque aurait pu le conduire
à maintenir cette position tant que cette position lui permettait de
satisfaire ses besoins: se faire de l'argent facile et s'offrir les guitares de
ses rêves. Toutefois, nouveau retournement de situation, Joker
évoque la rencontre avec sa femme comme un véritable
déclic l'ayant amené à changer sa position dans
l'institution :
Joker: «[...] And life was pretty
easy, you know, from drunk to hangover, to hangover to drunk, and then I met
this wonderful girl and I started all this civilization shit and I got a
fridge. [...] I stopped selling because I was not really creative when
I sold hash. I made a lot of money but no music. [...] The point is I
didn't write songs anymore at that time. I bought a lot of guitars but I didn't
write songs anymore.»
Avant de rencontrer sa femme, elle aussi christianite, Joker
nous raconte la vie chaotique qu'il menait, dormant dans une caravane,
consommant de la marijuana à longueur de journée avant d'aller se
saouler dans les bars de Christiania, cela ne pouvait plus correspondre
à leur projet de fonder une famille. D'ailleurs, notons cette
manière assez surprenante qu'il a de considérer que le fait
d'avoir un réfrigérateur correspond à ce tournant dans sa
vie, ce qui montre à quel point le contraste a dû être
saisissant entre la vie de débauche qu'il a connu en tant que
pusher et sa position actuelle de père de famille et de
fonctionnaire de la communauté assurant une tâche administrative
bien précise. Mais ne nous y méprenons pas : ce basculement d'une
position à une autre ne doit pas être perçu comme un acte
rédempteur, ce qui signifierait que Joker a définitivement
tourné la page. Aujourd'hui, il n'exprime aucun regret sur son
passé et il se présente comme un agent ayant saisi
l'opportunité offerte par un trafiquant. Alors, Joker a rapidement su
endosser ce rôle de pusher ce qui lui a permis de s'enrichir
durant quatre à cinq ans. Mais, peu à peu cet individu a
réalisé que son rôle prenait le pas sur ce qu'il aimait
avant tout: sa femme et la musique. La surconsommation d'alcool et de marijuana
affectait sa créativité artistique, si bien qu'il a pris la
décision de changer sa position dans le champ. Aujourd'hui encore, Joker
a conservé un certain nombre de « schèmes d'action
»234, de comportement qu'il a assimilé lors de son
processus de socialisation parmi les pushers: il fume toujours une
quantité impressionnante de marijuana, y compris sur son lieu de travail
où il est libre de fumer comme bon lui semble, ce qui laisse entendre
qu'il n'a pas totalement rompu ces liens avec les
pushers235.
En effet, Son passage dans différents groupes lui a
permis d'apprendre à appréhender l'ordre institutionnel tel qu'il
se décline à Christiania, ce qui lui a permis de prendre le jeu
à son compte. Arrivé en tant qu'individu assez passif, «
acceptant [ce qui lui] arrivait » et
234 Cf. « Le rôle des habitudes », in
LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts de l'action,
op. cit., p.130
235 Cf. « Comment on devient fumeur de marijuana »,
in BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la
déviance, Paris, A-M Métaillé, 1985, p.64-82
115
« nageant dans le sens du courant », Joker a
rapidement su assimiler les principaux rôles joués dans
l'institution et se projeter dans cet ordre institutionnel si particulier, pour
aujourd'hui être un individu capable de s'y mouvoir au gré de ses
envies et de ses besoins :
Joker: «Oh, I just
had a short comeback afterwards when I needed some money too. I just sold hash
again for half a year.»
Ce « petit retour » qu'il évoque parmi
les pushers, Joker ne semble avoir ressenti aucun «
déchirement »236, pourtant symptomatique chez
une personne devant intérioriser les contraintes liées à
ce rôle. Au contraire, revenir à ce premier rôle ne semble
pas avoir été un problème pour Joker, qui a su laisser
tomber son masque d'active sympathizer pour remettre celui de
passive opportunist, le temps de se refaire une santé
financière et ainsi parvenir à subvenir aux besoins de sa
famille. A l'heure actuelle, il n'y aucun doute que Joker pourrait
réendosser ce rôle s'il venait à en ressentir de nouveau le
besoin, c'est pourquoi nous nous sommes attardé sur son cas : Joker
présente des atouts tout aussi importants que ceux évoqués
pour le cas de Britta, car il a la capacité d'adapter son rôle en
fonction de ses besoins. Seulement, si sa position d'origine dans l'institution
n'est jamais loin et que nul doute que ce type d'acteur stratégique
présente une certaine dextérité à adopter une
attitude de caméléon dans l'institution, rappelons que cela peut
aussi lui attirer des sanctions irréversibles de la part du public.
En somme, les deux exemples que nous avons
développés dans cette section constituent deux
échantillons permettant d'affirmer que la prise de rôle dans
l'institution conduit immanquablement à une stratification sociale qui
se matérialise au moins dans l'imaginaire des acteurs. Par le jeu des
représentations, certains acteurs parviennent à optimiser leur
position : d'une part, l'exemple de Britta montre que se positionner dans
l'institution induit que l'acteur soit apte à entretenir l'image qu'il
transmet au public. S'il est suffisamment habile pour dominer socialement
dès son entrée dans l'institution et maintenir cette
représentation, alors l'individu n'aura aucun mal à conserver aux
yeux de son public son statut de membre de la classe supérieure de
Christiania. D'autre part, le cas de Joker est particulièrement
pertinent, puisqu'il s'agit d'un profil atypique qui prouve que quand bien
même l'individu n'occupe pas la meilleure des positions dès son
entrée dans l'institution ; s'il est suffisamment habile pour
appréhender l'ordre institutionnel, alors celui-ci parviendra sans
difficulté à se mouvoir parmi les groupes - même
antagonistes - en fonction de ses envies et de ses besoins. L'institution n'est
donc pas un corps figé, bien au contraire puisqu'il s'agit
236 GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie
quotidienne - La présentation de soi, op. cit., p.70
116
d'une configuration mouvante. Seulement, nous savons
grâce à la sociologie interactionniste d'E. Goffman que changer de
masque n'est pas sans risque, car cela peut décrédibiliser la
représentation de l'acteur aux yeux du public, à tel point que
cette représentation ne produirait plus l'effet escompté.
Tout cela illustre bien l'idée que la position dans le
champ est une variable très importante, puisqu'elle conditionne la
manière dont l'individu va se comporter, et quel rôle il va devoir
endosser. Ces mouvements sont le résultat de calculs
réalisés par certains agents qui, ayant parfaitement conscience
de la situation de concurrence perpétuelle dans laquelle ils se
trouvent, vont parvenir à se servir de l'institution pour consolider,
voire améliorer leur position et pourquoi pas atteindre une position de
dominant.
Section 3- Rapport de force et domination au sein du
groupe
D'après M. Weber, la domination (herrschaft)
est « la chance de trouver des personnes déterminables,
prêtes à obéir à un ordre »237.
Notion moins « amorphe »238 que le pouvoir, elle
permet d'après lui de mieux appréhender les rapports sociaux dans
un univers institutionnel. C'est la raison pour laquelle nous nous attardons
sur ce concept dans cette dernière section, consacrée aux deux
groupes dominants dans la communauté : les pushers et les
activistes.
L'année dernière, notre problématique
sur la durabilité d'un tel phénomène communautaire nous
avait amené à nous demander comment ces deux groupes antagonistes
parvenaient-ils à cohabiter malgré le conflit permanent, une
relation évidente de domination239, qui aurait pu conduire ce
projet de société alternative à l'inéluctable
destin d'éclatement communautaire240. Seulement, en
nous rapportant à ce qu'écrit H. Becker, nous avions pu constater
qu'une coexistence était possible si le maintien de ce rapport
antagoniste permettait aux deux parties de continuer à dominer le reste
du groupe : « Quand deux groupes sont en concurrence pour le pouvoir
à l'intérieur d'une organisation, [...] le conflit peut
même être chronique. Cependant, précisément parce que
le conflit peut être une composante durable de l'organisation, il peut
aussi ne jamais se transformer en conflit ouvert. Bien au contraire,
empêtré dans une situation contraignante pour les deux parties,
chaque groupe trouve avantage à laisser l'autre commettre certaines
infractions et se garde de vendre la
237 Cf. « § 16 Puissance, domination », in
WEBER Max, Economie et société, op. cit.,
p. 95
238 Ibid., p.95
239 Cf. « C) Une relation de domination » in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.63-69
240 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op. cit., p.65
117
mèche ». Autrement dit, il existerait
entre ces deux groupes un intérêt commun à maintenir leur
relation antagoniste à un état fermé, de manière
à ce que ces deux groupes dominants puissent continuer à exercer
parallèlement leurs dominations sur le reste du groupe. Voilà la
raison qui expliquerait pourquoi activistes et pushers n'ont aucun
intérêt à s'affronter directement pour départager le
groupe le plus puissant.
Néanmoins, ce maintien de la balance des pouvoirs
n'est pas facile, et les deux groupes exercent deux formes de domination
différentes. Nous ne cherchons pas pour le moment à classer
activistes et pushers parmi les trois idéaux-types classiques
de la sociologie wébérienne (dominations
légale-rationnelle, traditionnelle ou charismatique), mais plutôt
à mettre en évidence quelles sortes de pouvoirs leurs permettent
de dominer le groupe.
3.1 Les pushers : la domination par la coercition ?
Afin d'affirmer leur domination, les membres du groupe
des pushers exercent un pouvoir d'injonction qui repose sur la
coercition. En effet, certains de nos entretiens réalisés avec
des activistes résument assez bien le climat de terreur qu'ont pu
instaurer les pushers ; car l'injonction suppose l'emploi possible de
la force, ce qui leur permet de s'assurer un statut particulier à
l'intérieur de la communauté :
_ «You seem against this principle [the fact that
making pictures in Pusher Street is forbidden]. What is your
opinion?»
Astérix: «No, we accept it
because we can understand that you don't like to be photographed, because they
can get bursted in that way. You know, there are a lot of hang around there,
and they have a lot of power you know... They can use violence and
terror.»
Le témoignage d'Astérix est éloquent,
car il utilise les termes de « pouvoir », « violence » et
« terreur », tous les éléments sont donc réunis
pour que ce groupe exerce sa domination grâce à son pouvoir
d'injonction.
Afin de vérifier les propos tenus par Astérix,
détachons-nous des discours et mettons en évidence le pouvoir
d'injonction exercé par les pushers à partir de nos
observations sur le terrain. Cela est l'occasion de revenir sur le fameux oubli
de la quinzième aire locale, Prærien (« La prairie »),
que nous évoquions dans la première partie de ce mémoire.
A l'époque, c'est grâce à notre allié sur le
terrain241 que nous avions découvert, contre toutes attentes,
que Christiania est en réalité un espace morcelé, de type
fédératif. Alors, pour être plus précis
241 Ole Lykke, christianite depuis 1979 et archiviste de la
communauté.
118
dans son explication, notre informateur avait dessiné
à main levée sur un fond de carte que nous lui avions
donné, les quatorze cercles correspondant aux aires locales. Or, tout
porte à croire que lorsqu'il se mit à tracer ces cercles, ce
christianite savait qu'il n'y a à Christiania que quatorze aires locales
concernées par le prélèvement de l'impôt
communautaire. En effet, l'oubli de la petite aire locale de Prærien et
ses quatorze christianites imposables242 s'explique par le fait
qu'Ole Lykke avait tracé ces cercles en commençant par ce que
nous appelons aujourd'hui l'aire locale n°1, Sydområdet («
L'aire du Sud »). Or, située au coin des rue
Bådsmandsstræde et de Prinsessegade, nous pouvons constater sur le
document situé en annexe, que cette aire locale n'est pas
concernée par le prélèvement de l'impôt
communautaire243 pour la simple et bonne raison qu'elle n'est a
priori pas habitée.
Mais que trouve-ton à Sydområdet ? Le bureau de
poste de la communauté, quelques boutiques souvenirs pour les touristes,
le café Loppen, les anciennes écuries de la caserne militaire
réaménagées en musée (Galloperiet), ou
encore un skatepark jouxtant l'espace destiné à trier
les ordures. Cependant, si nous nous avançons en direction de Fredens
Ark (« l'arche de la paix », aire locale n°3), aire voisin de
Sydområdet, nous voyons deux à trois maisons neuves244
qui constituent un seul et même bloc du fait de leur mitoyenneté,
clairement délimitées côté commune libre par des
clôtures infranchissables et fermées côté rue de
Bådsmandsstræde par une impressionnante porte de garage, où
stationnent plusieurs voitures de luxe, où vont et viennent des fourgons
aux vitres teintées de manière très
régulière. Ce bloc d'habitations est certainement le dernier
endroit où le chercheur irait poser ses questions, car il est connu de
tous les christianites - et certainement par les services de police de
Copenhague - comme l'endroit renfermant les principaux trafiquants de
marijuana. Allan avait évoqué lors de notre entretien avec
Astérix, l'existence de ces habitations qu'il décrivait comme un
véritable nid de criminels, et faisait part de ses craintes
vis-à-vis de ce groupe qui n'hésitait pas, d'après lui,
à user de la violence pour défendre leurs
intérêts.
_ «You mentioned these gangsters, and I heard about
that at the seminar last Saturday, what do you think about these people living
nearby this parking on the other side of Christiania [in
Sydområdet]?»
242 Cf. annexes n°1 et 2, p.187 : « comptes de
résidents de Christiania en mars 2012».
243 Cf. annexes n°1 et 2, p.187 : « comptes de
résidents de Christiania ». Aussi bien sur le tableau du mois de
décembre 2010 que sur celui de mars 2012, Sydområdet brille par
son absence. Or cette absence sur les comptes de la communauté
réalisés par les agents administratifs du bureau de
l'économie (Økonomikontor) confirme l'idée
qu'aucun impôt n'est prélevé à Sydområdet.
244 Des constructions beaucoup plus récentes, qui
contrastent avec les immeubles voisins qui, eux, datent de l'ancienne caserne
militaire.
119
Allan: «Yes, I mentioned it at the
seminar last time before I got drunk (he laughs). I mentioned the old
Rainbow house started to be occupied maybe ten or twelve years ago... Fifteen
years ago maximum, by a group of young people who just moved in this house and
probably are some kind of hang around, or connected to the Hells angels, the
mafia or the gangsters. And you can see that, you come to that conclusion from
many things, if you look at the house, just look at the house, the cars, and so
on, and so on...»
_ «Yes, as you told it last time, I just went there
and actually I noticed that there are very wealthy cars... But cars are
forbidden inside Christiania, and this parking is inside Christiania,
right?»
Astérix:
«Yeah-yeah.»
Allan: «So it's a good question, what
do you think Astérix?»
_ «Yes, and in this respect, do you think these
people just imposed their rules to the community?»
Astérix: «Yeah-yeah, they just do
as they want, they don't give a shit.»
Même si le recours à la violence n'est pas
clairement évoqué dans cet extrait, Allan y fait allusion un peu
plus loin dans l'entretien en exprimant à plusieurs reprises sa «
peur » vis-à-vis de ce groupe jugé comme pouvant être
violent. Nous n'allons pas revenir sur ces multiples exemples que nous avons pu
relever dans plus entretiens réalisés l'année
dernière, mais soulignons qu'il règne toujours à
Christiania un certain climat de peur par rapport aux exactions auxquels
certains pushers peuvent avoir recours.
En outre, cette tension ou climat de peur se manifeste
matériellement dans ces fameux « comptes des habitants de
christiania »245 parus régulièrement dans
UGESPEJLET, le journal de la communauté. « Quelque
chose existe dans l'absence », écrivait P. Clastres à
propos de l'a priori disant que l'absence du politique et du pouvoir
peut paraître évidente dans les sociétés les plus
archaïques. Or, la seule lecture de ces tableaux faisant le point sur les
comptes de la communauté nous aurait certainement amené à
oublier Sydområdet et à laisser cette aire locale où l'on
ne paye pas d'impôts tomber dans l'oubli. Mais notre présence sur
le terrain et l'erreur qui s'est produite lorsqu'Ole Lykke a tracé ces
cercles sur la carte en omettant la quinzième aire locale, nous a
amené à découvrir un élément d'importance :
l'ancienne Rainbow house sur laquelle a été reconstruire
ce véritable quartier général des trafiquants de drogue,
rassemble une sorte de groupe d'intouchables, non contraints de se plier
à la règle institutionnalisée du prélèvement
de l'impôt pour tous les habitants de Christiania - en principe, sans
exceptions -. Lors de notre entretien avec Birgitte, nous avions noté
que tous les christianites se rendent au bureau de l'économie
(økonomikontor) pour payer leurs impôts,
245 Cf. annexes n°1 et 2, p.187 : « comptes de
résidents de Christiania en mars 2012».
120
et cette employée du bureau de l'économie de
Christiania affirmait que les pushers s'acquittaient eux-aussi de ce
même impôt :
_ «That's really a... A very special relation between
the pushers and... What we often call the activists.»
Birgitte: «Yeah-yeah!»
«Even between the pushers and the administration
here.»
Birgitte: «Yeah! There are also
pushers coming down here to pay their rent. Sometimes they pay for a year in
advance because that's how they like it, or if they get in jail it's nice to
get that on.»
(Laughing)
«It's really a special place here!»
Birgitte: «Yeah, you know, and that's
okay! Because I can't... That's the way it is. That's their right to pay cash
in advance. So they pay their rent here some of them. But sometimes we get some
new groups here then they bring somebody with them.»
Ces deux dernières phrases résument
peut-être l'idée que dans cette institution, un régime
spécial est accordé au pushers, ce qui peut vouloir dire
qu'un traitement de faveur leur est accordé par l'ensemble de
l'institution et cela se ressent dans l'attitude de cette fonctionnaire du
bureau de l'économie à leur égard: certains d'entre eux
payent plusieurs mois d'avance au cas où ils seraient
emprisonnés, ce qui laisse entendre que d'autres, moins
prévoyants, peuvent avoir des retards de paiement pour les mêmes
raisons. D'autres ne se rendent pas physiquement au bureau de l'économie
et ne payent pas par virement246, mais envoient quelqu'un pour payer
en leur nom247. Toujours est-il que nous sommes en mesure d'affirmer
qu'au sein de cette institution, absolument tout est mis en oeuvre pour
faciliter la vie des pushers. Bien entendu, cette flexibilité
administrative et les traitements de faveur ne sont pas exclusivement
accordés aux pushers mais les pratiques institutionnelles
révélées dans l'entretien avec la coordinatrice du bureau
de l'économie montrent clairement qu'un régime particulier est
accordé aux pushers.
246 L'argent d'un trafic de drogue est rarement placé
sur un compte en banque, ce qui explique que nombre d'entre eux payent cash.
247 Ce qui explique peut-être le fait que les
trafiquants de drogue de Sydområdet ne payent pas directement
d'impôts, mais que leur position en haut de la hiérarchie des
pushers de Christiania, leur permet de déléguer cette
tâche à un autre pusher positionné à un
échelon inférieur de ce cercle (assez fermé) des
pushers. Autre possibilité, peut-être même que leur
pouvoir d'injonction est si fort, que les fonctionnaires du bureau de
l'économie ont tout simplement renoncé à prélever
l'impôt parmi ces criminels.
121
Pour résumer, ces quelques exemples cités, ainsi
que nos observations sur le terrain mettent un peu plus de relief à
l'idée que les pushers exercent une domination sur le groupe au
moyen d'un pouvoir d'injonction. Bien entendu, nous avons vu notamment avec les
témoignages de Joker qui a été lui-même un
pusher, ou bien Kirsten ou encore Birgitte qu'il fallait se garder de
généraliser notre opinion à l'égard de ce groupe ;
mais force est de constater que la frange la plus dure de cet univers
déviant n'hésitent pas à avoir recours à la
violence.
3.2 Les activistes : la domination par l'activisme
politique ?
La domination exercée par le groupe des activistes
est, quant à elle, beaucoup plus difficile à percevoir. En effet,
à première vue le visiteur de Christiania sera sans doute
aveuglé à la fois par la noblesse de la tâche qu'ils
remplissent (parvenir à « sauver Christiania »), tout comme
par les discours souvent orientés vers la violence et les méfaits
de Pusher Street. Pour ces raisons, notre regard pourrait sans doute s'orienter
loin des effets secondaires de l'activisme politique : Les activistes de
Christiania exercent un pouvoir d'influence qui se caractérise par le
consentement des dominés. La domination n'est réelle que s'il y a
« un minimum de volonté d'obéir » de la part
du dominé, souligne M. Weber248. Or, c'est
précisément ce qu'il semble se produire à Christiania
entre les christianites politiquement très actifs et les autres qui,
pour des raisons déjà évoquées lors de l'analyse de
la typologie d'A. Conroy, se désintéressent de la politique.
D'ailleurs, ce dernier ajoute dans sa typologie que « l'activisme peut
présenter un danger pour la démocratie »249,
ce qui laisse entendre qu'une frange importante de christianite - même
ceux pouvant être classés parmi les active sympathizers -
se trouve en retrait lorsqu'une décision importante pour la
communauté doit être prise.
Nous avons déjà évoqué dans la
première partie du mémoire que l'idéal démocratique
poursuivi par les christianites est difficilement réalisable. En effet,
le caractère utopiste de cette entreprise notamment destinée
à laisser l'application directe du pouvoir à la masse, n'est plus
à démontrer. C'est pourquoi, aussi bien lors des
assemblées des aires locales (områdemøde) que des
assemblées communes (fællesmøde), bon nombre de
christianites renoncent à leur pouvoir politique et désertent ces
assemblées, laissant ainsi le champ libre aux christianites les plus
impliqués dans la vie politique, décider pour eux de ce qui est
bon pour l'avenir de la communauté. Le déficit
démocratique est une constante dans bien des sociétés,
mais dans un univers local où les individus ont la chance de se voir
offrir la
248 Cf. « §1 Définition, condition et modes de
domination », in WEBER Max, Economie et
société, op. cit., p.285
249 CONROY Adam, Christiania - The evolution of a commune,
op. cit., p.22
122
possibilité d'autogérer leur commune, cette
situation peut rapidement tourner à l'avantage du dernier christianite
quittant l'assemblée.
Morten: «I even think that we
should help those who are less good at talking, to take public positions here
in Christiania. Because, very often it's the people who have the most resources
who are the best at talking, who have the best jobs and the best incomes, who
also participate the most in the political activities.»
_ «So, does it mean that in Christiania some people
need to be represented because they can't do it on their own?»
Morten: «Yeah, exactly. I think
they shouldn't be represented by others but by themselves and they should be
helped to participate by those who have a better salary, just for making them
more implicated in our local democracy.»
Morten évoque ici la manière dont beaucoup de
christianites éprouvent des difficultés à s'impliquer dans
la vie démocratique, même à l'échelle de leur aire
locale. Des difficultés qu'il explique par le fait que l'exercice de la
démocratie directe implique souvent une prise de parole de lors des
assemblées. Evidemment, tous ne possèdent pas la même
éloquence et le même charisme dont peuvent
bénéficier certains christianites tels que, nous l'avons
décrit, Nils Vest. Ainsi, dans l'idéal tel que décrit par
Morten, il incomberait à cette catégorie de christianites
bénéficiant d'importantes ressources (à la fois pour ce
qui est du capital économique, culturel et social), la
responsabilité d' « aider » et de transmettre certaines de
leurs capacités, pour que tous les christianites sans exception aient la
chance de pouvoir participer. Mais la réalité est toute autre,
comme en témoigne l'exemple ci-dessous.
? Extrait du carnet de terrain n°5 - notes du
dimanche 1er avril 2012
Lors d'un dimanche après-midi à Christiania,
où j'avais été invité à un vernissage
à la galerie d'art de la Galloperiet située à
Sydområdet (« L'aire du Sud », aire locale n°1) ; j'eus
l'opportunité de me mêler à ce que nous pourrions qualifier
comme la classe supérieure de Christiania250. J'y retrouvais
un de mes alliés sur le terrain251 qui m'a servi de guide et
m'a présenté auprès de quelques-uns de ses amis : nous y
trouvons des hommes et des femmes assez âgés, souvent
retraités ou proches de la retraite, où la catégorie des
active sympathizers est largement représentée
(fonctionnaires de Christiania, membres du groupe de contact, écrivains
et artistes plus ou moins impliqués dans les affaires communes). Assis
au beau milieu du brouhaha des verres de champagne qui s'entrechoquent entre
deux bouchées de
|
|
250 Si nous admettons que les activités sont
socialement classées et classantes, alors se rendre sur invitation
à un vernissage dans une galerie d'art un dimanche après-midi,
fait sans doute partie des activités de la classe supérieure de
Christiania.
251 Dont je tairais le nom pour que cela n'affecte pas les liens
sociaux qu'il entretient avec ce groupe.
petits fours, c'est là que mon ami m'a glissé
dans l'oreille en regardant en direction de petit groupe réuni dans un
coin : « I don't like them. They seek power ». D'abord
interloqué par ce que venais de me souffler mon ami, je pris conscience
à quel point cette catégorie de christianites pouvaient exercer
un pouvoir d'influence sur le reste de la communauté. Au-delà des
gratifications matérielles, ce sont bien des gratifications symboliques
que peuvent offrir ces christianites de la classe supérieure en
contrepartie de la docilité des individus dominés : une
invitation à telle réunion, à tel repas, la simple
assurance d'être vu par les autres activistes en compagnie des
personnalités les plus charismatiques de la communauté ; sont
autant d'occasions de satisfaire l'estime de soi ou de renforcer l'image que
l'on cherche à transmettre dans sa
représentation252.
123
Enfin, il serait inapproprié d'achever cette analyse du
pouvoir d'influence que peut exercer les membres politiquement plus actifs de
la communauté sans évoquer le rejet, voire le sentiment
d'indifférence que peut engendrer cet effet de séduction
vis-à-vis des autres membres du groupe. Pour cela, reprenons l'exemple
de Joker qui, à la fin de l'entretien, lorsque nous lui posions une
dernière question sur le groupe contact (Kontaktgruppen),
affirmait avoir lui aussi cherché à entrer dans ce groupe, mais
qu'il a rapidement renoncé :
Joker: «Yeah-yeah. It's an open
group, I did participate two years ago, but I have a bad temper when I meet
persons with artificial authority, I have a very bad temper.»
_ «Ok.»
Joker: «And the last thing that I
wanted to do was shooting some assholes, so I didn't want to participate
anymore.»
Anarchiste convaincu se décrivant comment «
anarcho-communiste », nous sentons un certain rejet lorsque Joker nous
évoque son expérience dans le groupe de contact. La plupart de
ses membres, nous l'avons déjà évoqué,
étaient présents au fameux vernissage où nous avons pu
faire nos observations, ce qui nous permet de les identifier comme faisant
partie de la classe supérieure de Christiania. Or, bien qu'étant
lui-même un active sympathizer, Joker n'hésite pas
à exprimer ouvertement le dégout qu'il a pu ressentir lorsqu'il
fréquentait ce groupe. Les définissants comme des personnes
exerçant une « autorité artificielle »,
c'est-à-
252 « L'ascension sociale implique que l'on donne
des représentations appropriées [...]. L'effort que
fournissent les individus soit pour s'élever, soit pour éviter de
déchoir suppose aussi qu'ils consentent à des sacrifices pour
maintenir la façade », in «
L'idéalisation », GOFFMAN Erving, La mise en scène de la
vie quotidienne - La présentation de soi, op. cit., p.41
124
dire une domination qu'ils infligeraient au reste du groupe en
vertu d'un pseudo-pouvoir qu'ils se seraient eux-mêmes octroyé ;
Joker est l'exemple-type du christianite anarchiste croyant à
l'idéal démocratique poursuivi par l'institution, ce qui explique
sa désapprobation à l'égard des membres les plus
éminents du groupe des active sympathizers.
Ainsi, les témoignages de Joker et de Morten montrent
que dans l'institution, et plus encore à l'intérieur du groupe
des active sympathizers, préexiste une défiance à
l'égard de ces leaders de communauté. L'idéal
démocratique et les principes de décentralisation du pouvoir et
d'autogestion n'ont pas totalement disparus, et nous verrons dans la
dernière section du dernier chapitre que certains esprits critiques
envers ce processus de centralisation du pouvoir, qui pourtant paraît
inéluctable, continuent à s'élever au coeur de la
communauté.
En somme, dans cette dernière section, nous nous
sommes replongés dans une relation de domination que nous avions mis en
évidence dans nos recherches précédentes, mais cette
fois-ci en partant de l'idée que, bien qu'antagonistes, ces deux groupes
dominants ont un intérêt commun à garder ce conflit «
fermé », afin de maintenir le pouvoir d'influence qu'ils exercent
parallèlement et de manière isolée sur le reste du groupe.
Dès lors, nous retrouvons ici deux sortes de pouvoir avec d'un
côté un pouvoir d'injonction exercé par la frange la plus
dure des pushers que l'on trouve parmi les passive
opportunists, et de l'autre un pouvoir d'influence exercé par un
groupe dominant que l'on trouve parmi les active sympathizers. Ainsi,
bien que paraissant de prime abord totalement opposés, ces deux groupes
dominants enfreignent chacun à leurs manières des règles
fondamentales dictées par l'institution : le recours à la
violence pour les pushers253, qui est pourtant
prohibée par le code communautaire de Christiania ; mais aussi une
monopolisation du pouvoir de décision par les membres les plus
politiquement actifs de l'institution, qui d'après Morten, au lieu
d'encourager leurs semblables à participer à la chose publique,
profitent de leur absence lors des assemblées pour prendre les
décisions entre eux, et ainsi former une élite.
253 Notons que la violence était aussi contraire aux
idéaux de P-J Proudhon qui, comme nous avons pu nous en apercevoir dans
la première partie, a largement inspiré les fondateurs de ces
utopies révolutionnaires. Cf., PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution, op. cit., p. 86
125
Afin de conclure ce chapitre et de tourner la page vers le
dernier grand axe de ce mémoire, l'analyse de la structure de la
société et des rapports sociaux à Christiania montre que
dans la pratique, l'ordre institutionnel de Christiania est bien
différent de ce que nous avons pu trouver dans les principes fondateurs
de la commune libre. L'organisation politique initiale telle qu'elle a
été dictée par les pionniers a totalement changé,
du fait du processus d'évolution de la commune libre : l'espace
fédéré permettant, si l'on adopte de le point de vue de
P-J Proudhon, un meilleur équilibre du pouvoir et évite - en
principe - qu'un groupe restreint d'individus prenne le pouvoir et domine le
reste de la communauté, paraît bien loin de la
réalité sociale dans laquelle les christianites évoluent
aujourd'hui : tout d'abord nous avons cherché à
différencier les groupes au moyen de la typologie d'A. Conroy, ce qui
nous a ensuite amenés à nous pencher sur les classes sociales
à Christiania. Puis, à travers des exemples concrets, nous avons
vu que certains individus parviennent au moyen de leur représentations
soit à maintenir leur position dans la hiérarchie sociale, soit
à s'y mouvoir au gré de leurs besoins, ce qui prouve que savoir
bien se positionner soit dans les différents groupes sociaux (ex. Joker)
soit dans la hiérarchie sociale (ex. Britta) est l'une de leurs
préoccupations. Enfin, certains de ces christianites parviennent
à tirer leur épingle du jeu et à se positionner au plus
haut de la hiérarchie aussi bien dans le groupe des pushers que
celui des activistes) qui, chacun de leurs côtés et à leurs
manières, exercent une domination perpétuelle sur le reste du
groupe.
En outre, ce chapitre serait la charnière entre la
description de Christiania « à l'état embryonnaire
»254 (soit un modèle de société
révolutionnaire qui repose initialement sur un idéal utopiste),
adossé à ce qu'est devenue l'institution aujourd'hui, Christiania
« à l'état adulte »255,
c'est-à-dire une institution reproduisant l'ordre « classique
» : une société hiérarchisée et un pouvoir
centralisé. La métamorphose de cette société
alternative s'explique par un processus de centralisation du pouvoir à
laquelle elle a été soumise. La contrainte organisationnelle tout
comme les rapports sociaux empêcheraient que l'idéal utopiste se
réalise. Ainsi, Christiania serait un espace de co-présence qui a
nécessité des ajustements institutionnels qui tendent à
modifier profondément les aspirations révolutionnaires initiales,
au dépend d'un ordre institutionnel reproduit à partir de l'ordre
« classique » des sociétés
254. Nous reprenons volontairement la métaphore
biologique employée par P. Clastres, qui oppose « l'état
embryonnaire, naissant, peu développé » à «
l'état adulte », qui a atteint un stade avancé de
son processus d'évolution, mais qui n'est pas pour autant
forcément le plus abouti. CLASTRES Pierre, La société
contre l'Etat, op. cit., p.16
255 Si nous admettons que le stade d'évolution actuel est
le plus abouti.
occidentales. Notre cheminement nous dirige donc tout droit
vers la troisième hypothèse qui dirait que la balance du pouvoir
a penché en la faveur d'un petit nombre individus. L'ordre
institutionnel alternatif qui a été institué n'a pas
permis à l'ensemble du groupe de s'émanciper du pouvoir politique
traditionnel des sociétés occidentales, à caractère
hiérarchisé et autoritaire de type «
commandement-obéissance »256. Christiania est donc une
utopie communautaire soumise à un effet de redressement vers la norme,
et le dernier chapitre consacré à l'ordre bureaucratique qui
règne à Christiania achèvera, nous l'espérons, de
convaincre le lecteur que cette société alternative n'est que le
reflet de la société « classique ».
126
256 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat,
op. cit., p.16
127
Chapitre 2 - Vers un ordre bureaucratique : des
fonctionnaires chez les anarchistes
Nous avons déjà évoqué
l'idée que la bureaucratisation est l'une des caractéristiques du
processus d'évolution de Christiania. Nous savons que dès les
premières années, les pionniers de la commune libre durent faire
face à des contraintes internes comme gérer les ordures, et
à des contraintes externes comme répondre au plan de
normalisation initié par l'Etat et à la menace que
représentait celui-ci pour l'avenir de la communauté. Dès
1974, J-M Traimond évoquait un « risque de bureaucratisation
»257, ce qui laisse supposer que les pionniers n'ont pas
cru bien longtemps pouvoir véritablement autogérer leur commune
dans tous ses aspects. Néanmoins, ils n'avaient surement par pu imaginer
à quel rythme très soutenu voire infernal de bureaucratisation
ils allaient être soumis.
Christiania « à l'état adulte
»258 serait une organisation présentant les
critères d'un ordre bureaucratique avec une spécialisation et une
démultiplication des fonctions, ce qui va, nous l'avons dit, du simple
ramassage des ordures à la défense des intérêts des
christianites lors des négociations avec l'Etat. D'après Kirsten,
tout ceci donne aujourd'hui une trentaine de fonctionnaires de l'institution,
rémunérés grâce à l'impôt
prélevé chaque mois par les agents du bureau de
l'économie. Or, cela entraîne l'apparition de nouvelles
règles (comme payer l'impôt) qui trouvent leur
légitimité à travers l'assurance que ces nouvelles
contraintes servent au bon fonctionnement de la communauté. Aujourd'hui
et dans une certaine mesure, « sauver Christiania », c'est donc
accepter de se plier aux règles de l'ordre bureaucratique, ce qui met la
masse en position de faiblesse vis-à-vis de certains fonctionnaires qui
occupent une position favorable leur permettant d'exercer le pouvoir : ce que
M. Weber appelle la domination légale-rationnelle259.
Seulement, nous verrons dans la dernière section que, malgré les
années qui passent et la lente institutionnalisation de cette croyance
envers l'ordre établi, tous ne sont pas totalement convertis à
cet ordre bureaucratique.
257 TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de Christiania,
op.cit., p.100
258 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat,
op. cit., P.16
259 Premier type de domination légitime chez M. Weber,
la domination légale-rationnelle repose « sur la croyance en la
légalité des règlements arrêtés et du droit
de donner des directives qu'ont ceux qui sont appelés à exercer
la domination par ces moyens (domination légale) ». Cf. «
§ 2 Les types de domination légitime », in WEBER Max,
Economie et société, op.cit., p. 289
128
Section 1- La bureaucratie comme instrument du
pouvoir
Christiania s'est donc dotée d'une «
direction administrative »260, ce qui nous permet de
dire qu'à partir de l'état de simple relation sociale, la commune
libre est devenue ce que M. Weber qualifie de « groupement »
dans lequel « le maintien de l'ordre est garanti par le comportement
de personnes déterminées, instituées spécialement
pour en assurer l'exécution »261. Mais ce maintien
de l'ordre assuré par un petit nombre d'individus est un réel
problème pour nombre de christianites ayant adhéré
à l'institution à l'époque où un grand nombre
croyait peut-être encore que le rejet du pouvoir de
représentativité était possible.
Morten: «But I am not as preoccupied
by the State as I am by the internal bureaucracy.»
_ «And the Pusher Street?»
Morten: «And the Pusher Street, but
the pushers I'm not that worried about that.»
Ici, Morten qui a conscience du danger que peuvent
représenter les dealers de Pusher Street, va même
jusqu'à affirmer qu'il est d'avantage préoccupé par le
pouvoir sans cesse grandissant de cette bureaucratie. C'est à partir de
ce constat que nous allons d'abord chercher à mieux nous rendre compte
en quoi les agents monopolisent le pouvoir, puis la manière dont se
décline l'ordre bureaucratique à Christiania.
1.1 Le monopole du pouvoir par les agents de la
bureaucratie
Nous avons déjà évoqué le
procédé qu'employait la secrétaire du bureau de la
construction (byggekontor) dans le but de contraindre les «
mauvais payeurs » de s'acquitter de leurs dettes, ce qui donnait à
cet agent bureaucratique la possibilité d'exercer une contrainte
légitime en activant le contrôle social à
l'intérieur de l'institution262. A présent,
attardons-nous sur deux autres fonctions dans l'institution, deux exemples, qui
procurent autant (voire plus) de pouvoir aux agents bureaucratiques.
D'une part, revenons sur le cas du bureau de
l'économie (økonomikontor) dont nous expliquions son
utilité pour le maintien de l'institution dans la première partie
de ce mémoire263. Seulement, si nous regardons de plus
près la manière dont cet impôt est fixé et
260 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements
», in WEBER Max, Economie et société,
op.cit., p.88
261 Ibid., p.88
262 Cf. « 3.3 L'importance du contrôle social et de
son activation », p. 53-57
263 Cf. « 3.1 La contrainte organisationnelle : se donner
les moyens nécessaires à la subsistance de la communauté
», p. 77-82
129
prélevé, nous savons grâce à
Astérix qu'il s'agit d'un montant en hausse constante, fixé tous
les ans au début de l'année civile par une assemblée
réunissant les personnes directement concernées par le bureau de
l'économie : les quatre personnes qui y sont employées à
plein temps ; les membres très influents du groupe de
contact264 ; tout comme ce que Birgitte appelle « les
économistes des aires locales », c'est-à-dire des personnes
désignées sur la base du volontariat qui jouent un rôle
d'interface entre les bureaux de l'économie et les habitants des aires
locales. Or, si nous adoptons un regard critique, nous voyons que le montant de
cet impôt n'est pas débattu lors des assemblées communes
(fællesmøde), mais par un petit groupe d'individus qui
ensuite transmettra ce qui a été décidé au nom de
tous lors de ces assemblées qui, comme l'a exprimé
Astérix, ne sont plus que réunions d'information
organisées par la direction administrative. Ensuite, le rôle des
économistes dans chaque aire locale peut lui-aussi prendre un
caractère directif, voire totalisant dans la manière dont est
prélevé l'impôt, puisqu'ils jouent dans une certaine mesure
le rôle d'infiltrés dans les aires locales pouvant faire remonter
l'information jusqu'au bureau de l'économie. Celui-ci repère soit
les christianites ayant des difficultés financières auquel cas
les moyens nécessaires seront mis en oeuvre pour aider les foyers en
difficulté265, soit les christianites ayant les moyens de
s'en acquitter mais refusant au nom de leurs idéaux anarchistes de se
soumettre à l'impôt. Cette dernière possibilité, qui
nous a été évoquée en marge de l'entretien avec
Kirsten, a ensuite fait l'objet d'une nouvelle question au bureau de
l'économie à laquelle la personne employée ce
jour-là n'a pas souhaité répondre. Birgitte, que nous
avons pu croiser par la suite, nous a confirmé cette possibilité
qui, au demeurant, concerne des cas très isolés266.
Quoi qu'il en soit, nous pouvons estimer que ceux à qui revient de droit
la gestion de l'économie interne, occupent une place de premier ordre
à Christiania. Ce petit groupe d'individus astreints à la
fixation et au prélèvement de l'impôt communautaire forment
en quelque sorte la clef de voûte de l'ordre bureaucratique de
Christiania qui, sans cet impôt, ces fonctionnaires ne
264 Nous mettons de côté le groupe de contact
pour le moment qui, nous le verrons, occupe une place centrale dans l'ordre
bureaucratique de Christiania.
265 Les entretiens réalisés avec
Astérix, simple habitant d'une aire locale, et Birgitte, coordinatrice
du bureau de l'économie, révèlent qu'il existe dans chaque
aire locale un « bénéfice social pour payer l'impôt
», c'est-à-dire un système de solidarité permettant
aux personnes en difficultés d'être exonéré de la
contribution mensuelle pour une période déterminée par
l'administration. Cette durée est débattue au cas par cas lors
des réunions du bureau de l'économie qui pourront statuer sur le
sort de ces personnes en difficulté.
266 La durée de notre présence sur le terrain
ne nous a pas permis de rencontrer cette poignée d'anarchistes
convaincus qui refusent encore de s'acquitter de l'impôt communautaire.
Cette opinion peut être acceptée par le bureau de
l'économie (økonomikontor) comme par le reste du groupe
seulement si la personne refusant de payer l'impôt s'explique
publiquement (soit lors d'une assemblée, soit en publiant cette
explication dans UGESPEJLET, le journal de la communauté).
Ainsi, nous revenons au même procédé employé par la
secrétaire du bureau de la construction (byggekontor), puisque
l'individu se trouve contraint de faire face à ses
responsabilités en se soumettant au contrôle social. Le reste du
groupe pourra ensuite soit accepter, soit refuser ce choix, ce qui peut
éventuellement l'amener à stigmatiser cet individu.
130
pourraient être rémunérés. Le
maintien des règles institutionnelles incarnées par le bureau de
l'économie entretiennent donc cette dynamique de bureaucratisation de la
commune libre de Christiania. Les christianites savent que cette dynamique fait
partie de son processus d'évolution et que cette bureaucratisation
était nécessaire au maintien de la communauté. Mais sans
doute, n'avaient-ils pas conscience de l'ampleur de la centralisation et de la
hiérarchisation de l'ordre bureaucratique que cela allait produire : les
christianites affirmant haut et fort leur pouvoir d'autogestion ne sont plus
maître de leur destin qu'ils ont mis aux mains du petit groupe
très restreint que représente le groupe de contact
(Kontaktgruppen).
D'autre part, nous avons démontré jusqu'
à présent que Christiania était soumise à un
processus de centralisation du pouvoir, qui s'explique notamment en raison de
la contrainte organisationnelle et des dangers venus de l'extérieur
(tels que la pression exercée par l'Etat). C'est ainsi que la plupart
des habitants de Christiania ont dû renoncer à une grande partie
de leur pouvoir politique. En effet, si nous reprenons le cas du procès
contre l'Etat, nous savons que c'est au groupe de contact que revient la
tâche de mener les négociations. Ce pouvoir de
représentativité que détiennent ses membres permet donc
à cette poignée d'activistes (christianites ou non) de
défendre les intérêts de la communauté,
épaulés par un leader incarné par maître
Knud Foldschack267, l'avocat désigné par quelques
activistes pour « sauver Christiania »268. Cette
délégation du pouvoir à un petit nombre d'individus dans
cette petite société censée être dépourvue de
leadership, nous avait permis d'appliquer la théorie
élitiste de R. Michels en nous interrogeant sur le processus
d'évolution de cette société sans leadership qui
tendrait inéluctablement à la formation d'une élite.
Pour beaucoup, il paraît évident de dire qu'une
société sans leadership est une société
amorphe, dans laquelle il est difficile de mobiliser le groupe. C'est la raison
pour laquelle, si l'on en croit A. Conroy il existe effectivement des
leaders à Christiania que nous pouvons trouver parmi les
active sympathizers, dont la fonction est nécessaire pour
rassembler et galvaniser le groupe face aux menaces qui planent au-dessus de
lui. Seulement, A. Conroy admet que « l'activisme peut
présenter un danger pour la démocratie »269
car si leader il y a à Christiania, alors nous pouvons faire
une croix sur l'idéal démocratique et l'absence de
267 Cf. « A) Knud Foldschack : un leader au sein d'une
organisation anarchiste ? » in, VASSEUR Pierre, mémoire
dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une
utopie communautaire, op.cit., p.8891
268 Nos travaux précédents ont
démontré que contrairement à ce que nous pouvions
imaginer, K. Foldschack ne fait pas l'unanimité et son statut d' «
avocat de Christiania » fait débat à l'intérieur de
la communauté. Cf. « B) Les regrets du clan anti-Foldschack »
in, VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.92-96
269 CONROY Adam, Christiania - The evolution of a commune,
op. cit., p.22
131
hiérarchie décrit dans la première
partie, mais nous pouvons aussi et surtout craindre un phénomène
de « dictature d'un seul »270. Ainsi,
obnubilés par leur objectif qui consiste à assurer l'avenir de la
communauté, les christianites peuvent laisser un, voire plusieurs
activistes se démarquer de la masse en endossant un rôle de
leader de communauté et ainsi priver tous les autres
christianites de leurs droits démocratiques. Dans un tel cas de figure,
le risque n'est pas tant qu'un chef puisse émerger parmi les
christianites, mais ce qui serait à n'en pas douter plus regrettable
dans ce type d'organisation politique poursuivant l'idéal
démocratique décrit en première partie, serait que le (ou
la) gouvernant(e) soit doté(e) d'un pouvoir d'influence,
c'est-à-dire une capacité à obtenir le consentement des
gouvernés qui serait telle que son statut de leader ne serait
jamais remis en cause (que ce soit au moyen d'un vote ou d'une
révolution). Alors, si nous reprenons une lecture
wébérienne de la domination, ce chef exercerait une domination
considérée comme « légitime
»271, présentant un caractère à la
fois « rationnel » car les christianites croient que
déléguer le pouvoir est la solution la plus logique pour faire
face aux défis qui se présentent à eux ; mais cette
domination aurait également des vertus « charismatique[s]
» car croyant que l'autorité de ce chef reposerait sur les valeurs
exemplaires qu'il incarne, ce qui lui procurerait un caractère
bienveillant, nécessaire au maintien et à la consolidation de sa
position. En outre, si nous reprenons les quelques éléments
évoqués jusqu'à présent, que nous les confrontons
aux résultats de nos recherches antérieures, et que nous
cherchons à identifier le leader de communauté à
Christiania, alors il se situerait dans la catégorie des active
sympathizers, il se trouverait de toute évidence parmi ce groupe
très restreint chargé de mener les négociations avec
l'Etat, puisque si l'on s'en tient à la théorie élitiste,
il serait un individu techniquement capable de remplir cette noble tâche
qui consiste à sauver la communauté.
Ainsi, contrairement à ce que nous avancions
l'année dernière, ce leader de communauté ne peut
être K. Foldschack, dont la fonction d'avocat très populaire au
Danemark l'amène à défendre plusieurs causes perdues dont
Christiania n'est qu'un élément de son agenda et peut-être,
à l'avenir, de son palmarès d'avocat. Ce leader de
communauté serait plutôt Hulda, christianite depuis 1984 et
coordinatrice du groupe de contact depuis sa création en 1991, que nous
avons finalement pu rencontrer lors d'un bref entretien qu'elle a
270 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.42
271Cf. « §2. Les types de domination légitime
», in WEBER Max, Economie et société,
op. cit., p.289-290
132
bien voulu nous accorder juste avant son rendez-vous
hebdomadaire avec Birgitte, la coordinatrice du bureau de l'économie de
Christiania272.
A la lecture de ce mémoire consacré à la
nature du pouvoir à Christiania, le lecteur aura remarqué que la
mention « groupe de contact » est omniprésente. Ceci n'est pas
le fait du hasard, ni même d'une maladresse de notre part qui voudrait
que nous aurions dû garder la curiosité du lecteur en haleine en
entretenant le mystère sur ce groupe de contact. Cela est impossible,
car le groupe de contact est partout : ses membres détiennent le pouvoir
de représentation de christianites devant les négociateurs de
l'Etat ce qui signifie qu'ils ont l'avenir de la communauté entre leurs
mains ; nous venons de voir qu'ils pouvaient également intervenir lors
des réunions du bureau de l'économie ; ils convoquent, organisent
et fixent les thèmes des assemblées communes
(fællesmøde) ; et nous verrons avec l'extrait d'entretien
avec Kirsten, membre du groupe de contact, qu'ils occupent également une
place de choix dans les aires locales . Autrement dit, présentant la
particularité de ne pas avoir de bureau où ils se
réunissent et où il serait facile de les trouver273,
cette poignée de christianites apparaît dans bien des aspects de
la vie communautaire, c'est pourquoi nous pouvons dire qu'ils exercent un
pouvoir diffus dans l'espace. Nous avons aussi pu voir à travers
l'exemple de Britta, ancienne membre éminente de ce groupe de contact,
qu'elle semble éprouver aujourd'hui un besoin de maintenir son
rôle auprès de ce groupe, ou du moins continuer à
paraître proche de ses membres afin d'entretenir son rôle. Tout
porte donc à croire qu'être membre du groupe de contact à
Christiania est à la fois source de pouvoir et signe extérieur de
noblesse, ce qui va nous permettre de dégager de manière plus
formelle le caractère hiérarchique de l'ordre institutionnel de
Christiania.
1.2 Lecture d'une hiérarchie sous le prisme de
l'ordre bureaucratique
L'ordre institutionnel de Christiania, nous l'aurons compris,
ne peut être qualifié d'anarchiste ; mais du fait de sa forte
bureaucratisation cette organisation tend à un ordre
hiérarchique. C'est pourquoi nous allons maintenant revenir sur le
schéma de l'organisation institutionnelle de Christiania que nous avions
développé l'année dernière, pour proposer une
nouvelle lecture, plus fidèle aux réalités
institutionnelles que nous avons dégagé au terme de notre
deuxième année consécutive de travail sur le terrain :
272 Nous reviendrons plus longuement sur les
caractéristiques sociales et la personnalité d'Hulda dans la
deuxième section de ce chapitre consacrée au « profil des
agents bureaucratiques ».
273 Il m'a effectivement été difficile de
rencontrer Hulda, la « secrétaire » ou plutôt
coordinatrice du groupe de contact car très occupée, nous ne
pouvons la rencontrer ni à son domicile où elle ne souhaite pas
recevoir dans le cadre de sa fonction, ni dans un bureau pour la simple et
bonne raison que contrairement aux autres corps bureaucratiques de Christiania,
le groupe de contact n'a pas bureau.
L'Etat danois,
incarné par le ministère de
la défense (propriétaire légal du
terrain)
Service de protection du patrimoine
incarné par la Fortification and Nature
Secret (FNS)
Groupe de
contact
Schéma n°1 : l'organisation institutionnelle
de Christiania (perception utopiste ou idéaliste)
12
11
l
k
13
10
j
Groupe pour le trafic
automobile (stationnements)
m
Réunion pour l'économie
9
14
n
i
Assemblée
commune
Autorités locales de Christianshavn
8
1
a
h
Réunion pour les
bâtiments (gestion, rénovation)
Réunion pour le budget
de la communauté
2
7
g
b
6
3
4
5
c
f
d
e
Réunion des entreprises (à l'intérieur de Christiania)
Groupe de l'économie (commerces à
l'intérieur
de
Christiania)
Copenhagen Energy A/S (distributeur
d'énergie à Copenhague)
Promoteurs immobiliers intéressés
par le rachat des
terrains
133
Schéma n°1 : Ce schéma représente de
manière simplifiée les rouages institutionnels de Christiania
ainsi que ses relations avec les institutions extérieures à la
communauté, tels que nous les décrivions dans le mémoire
précédent. Mais ceci reflète surtout la vision
idéaliste de cette organisation : l'idée de neutralité
dans la balance du pouvoir politique à Christiania. Aussi, nous
constatons que le groupe de contact (kontaktgruppen) occupe une place
périphérique, par rapport à l'assemblée commune et
les aires locales, que nous considérions à l'époque comme
véritable centre décisionnel de Christiania. Source :
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire, op. cit.
p.74
134
Schéma n°2 : l'ordre institutionnel de
Christiania
(perception plus réaliste)
Presse, étudiants, chercheurs, touristes
L'Etat danois, incarné par
le ministère de la défense (propriétaire
légal du terrain)
8
h
9 10 11
i
7
Le
nouveau forum
Bureau de
l'économie
(qui gère la caisse commune)
g
L'action du peuple de
Christiania (collecte de dons pour le rachat du terrain)
j
6
f
Assemblée
commune
k
Groupe
de
contact
5
e
12 13 14 15
l
4
Bureau de la construction
(qui gère et rénove les bâtiments)
d
m n
3
Bureau des aides sociales
c
Service de protection du patrimoine national
incarné par la Fortification and Nature
Secret (FNS)
2 1
b
o
Services sociaux extérieurs (partenariats)
a
Schéma n°2 : A partir du schéma
réalisé dans le mémoire précédent, dont nous
avons repris le même code de couleur ; voici la manière dont nous
décrivons l'ordre institutionnel de Christiania après notre
deuxième enquête de terrain. Loin d'une description
idéaliste de cette organisation, c'est selon un ordre pyramidal que nous
la représentons : nous retrouvons le groupe de contact
(Kontaktgruppen) avec la position en haut de la pyramide
institutionnelle, tout comme l'assemblée commune
(fællesmøde) que nous avons rétrogradé
à la base de cette pyramide. Elle continue d'occuper sa place centrale
pour les aires locales mais ne fait plus qu'office de relais avec le groupe de
contact. Source : document réalisé par l'auteur, juin 2012.
135
Légende des deux schémas
précédents
|
Christiania :
|
|
|
|
|
|
|
(Perception plus réaliste : ordre
hiérarchique)
|
Institutions christianites :
|
|
|
|
|
|
Institution extérieure en relation avec Christiania :
|
|
|
|
|
Une aire locale :
|
1
|
|
Une assemblée d'une aire locale :
|
|
a
|
|
Relations courantes entre deux institutions
|
|
|
Relations intenses entre deux institutions
|
|
|
|
|
136
Les deux schémas ci-dessus, qui reflètent
l'évolution de notre perception de la commune libre après deux
enquêtes de terrain, nous amènent à employer la
méthode comparative si souvent employée dans le domaine des
sciences sociales.
Première observation notable, nous ne
considérons plus Christiania comme une organisation dont la balance du
pouvoir serait équilibrée grâce au système
fédératif assurant la décentralisation et offrant aux
aires locales et à leurs assemblées
(områdemøde) un véritable pouvoir de
décision, qui ensuite pourront se réunir et
délibérer pour ce qui relève des décisions
concernant l'ensemble de la communauté lors des assemblées
communes (fællesmøde) (schéma n°1, perception
utopiste ou idéaliste) ; mais nous définissons aujourd'hui
Christiania comme un ordre institutionnel hiérarchisé, dont le
sommet de la pyramide institutionnelle est occupé par le groupe de
contact (kontaktgruppen), véritable détenteur du pouvoir
de décision à Christiania (schéma n°2, perception
plus réaliste). Dans le schéma n°1, nous accordions à
ce groupe de contact qu'une importance bien relative par rapport au
contrôle et à la domination que ses membres exercent
réellement. A l'époque, nous avions sous-estimé
l'intensité et l'exclusivité des échanges qu'il y a entre
ce groupe restreint d'individus et l'Etat danois incarné par le
ministère de la défense qui est toujours à l'heure
actuelle le propriétaire légal du terrain, mais aussi avec
l'institution chargée d'assurer la protection du patrimoine
représenté par la Fortification and Nature Secret
(FNS)274. Ainsi, le litige que provoquent les christianites par leur
présence sur ce terrain qui ne leur appartient pas, implique que les
négociations soient menées avec deux institutions - certes, en
premier lieu avec l'Etat - mais la présence de ce troisième
acteur (la FNS) dans les négociations, ne fait que complexifier
d'avantage les relations qu'entretient Christiania avec l'extérieur, ce
qui ne fait que renforcer la légitimité du groupe de contact dont
les membres sont - a priori - dotés des capacités
techniques et intellectuelles pour faire face à leurs sollicitations.
Derrière ce groupe de contact qui détient
aujourd'hui l'avenir de la communauté entre ses mains, nous avons choisi
de positionner le bureau de l'économie (økonomikontor).
Situé au deuxième rang de la pyramide institutionnelle, ce bureau
qui gère la caisse commune (Fælleskassen) occupe une
place prépondérante au coeur de l'institution. Sa
secrétaire, Birgitte, entretient des relations très
étroites avec Hulda, la coordinatrice du groupe de
274 Pour rappel, signalons qu'au-delà d'occuper un
simple terrain militaire, une bonne moitié voire les trois-quarts du
terrain de trente-quatre hectares qu'occupent les christianites, constituent
aujourd'hui une zone protégée par le patrimoine national danois.
En effet, reposant sur des remparts érigés au XVIIe
siècle, lors de la création du quartier de Christianshavn par le
roi Christian IV (1588 - 1648), les aires locales occupant actuellement les
deux lignes défensives ainsi les anciens bastions de ces remparts (une
zone comprise entre les aires locales n°7 à 14 :
Fabriksområdet, Mælkebøtten, Nordområdet, Den
blå Karamel, Bjørnekloen, Norddyssen, Midtdyssen et Syddyssen)
font l'objet d'un large débat avec l'institution chargée de la
défense de ce patrimoine national : la Fortification and Nature Secret
(FNS).
137
contact, avec laquelle elle organise des réunions
hebdomadaires auxquels s'ajoutent des discussions presque quotidiennes, qui
permettent de faire le point sur la gestion de l'économie communautaire,
tout comme envisager de faire le prêt qui permettra à la fondation
Christiania de verser le premier acompte pour le rachat du terrain à
l'Etat275 :
_ «Yeah but to come back to this contact group, it's
a bit difficult to find them. Do they have an office or
something?»
Birgitte: «No, they don't. They
just meet. There's a woman called Hulda, she knows a lot so maybe you can talk
with her if she has the time.»
_ «Ok. What's her name?»
Birgitte: «Hulda.»
«Where does she live?»
Birgitte: «It's a bit difficult to
explain, be sometimes she comes here. How long time are you staying
here?»
«Until mid-April.»
Birgitte: «Ok, you can just come
again and then I can ask her, I see her every day or every second day, so I'll
ask her.»
«Is she... Let's say the boss of the contact
group?»
Birgitte: «No, we've no bosses
here! (She laughs) But she knows a lot about it. She's the
secretary.»
Birgitte, nous l'avons déjà
évoqué, minimise l'influence et le rôle que joue Hulda dans
l'institution en affirmant qu'il ne s'agit pas d'un « chef » mais
plus plutôt de « la secrétaire » du groupe de
contact276, mais si nous prenons en compte la question du rachat du
terrain au moment de notre enquête (quelques mois avant le versement du
premier acompte), tout
275 Tel que stipulé dans le programme de rachat du
terrain négocié par le groupe de contact avec l'Etat, Christiania
s'engageait par l'intermédiaire de sa fondation (qui
récupère les dons récoltés par L'action du Peuple
de Christiania (Christiania FolkeAktie) à verser un premier
acompte au 1er juillet 2012, dont la somme s'élevait à
50.000.000 Dkr. (soit approximativement 6.500.000 euros). Au début du
mois de juillet, l'argent récolté grâce aux dons ne
s'élevait qu'à un peu plus de 8.000.000 Dkr. (approx. 1.076.000
d'euros). Sauf qu'aux dernières nouvelles, un article paru dans
Politiken daté du 12 juin 2012 indiquait que Christiania est parvenu
à trouver un accord, un « prêt hypothécaire »
(kreditforeningslån) permettant de compléter les
42.000.000 Dkr restant. Rappelons que la somme totale due à l'Etat
s'élève à 76.000.000 Dkr (approx. 10.222.000 d'euros) et
fera l'objet d'une prochaine échéance pour le paiement.
Malgré tous ces efforts, et compte-tenu de l'endettement auquel est en
train de se soumettre la communauté, rien n'indique que l'avenir de la
communauté est encore assuré. Source : « Avocat : des
millions dans la maison Christiania » (« Advokat: Millionerne er
i hus til Christiania »), article paru dans Politiken, le 12 juin
2012 :
http://politiken.dk/indland/ECE1653982/advokat-millionerne-er-i-hus-til-christiania/
276 Nous reviendrons sur l'importance du rôle d'Hulda dans
la seconde section de ce chapitre.
138
semble indiquer que l'intensité des échanges
entre Birgitte et Hulda font du bureau de l'économie le principal
interlocuteur du groupe de contact.
Par ailleurs, nous constatons sur le schéma n°1
que le bureau de l'économie tout comme le bureau de la construction ne
sont pas mentionnés. Or, ces oublis n'en sont pas véritablement
dans la mesure où l'effet de centralisation du pouvoir
décisionnel fait que les questions économiques comme les
questions liées à la gestion des bâtiments sont pris en
charge par ces bureaux : d'une part, la « réunion pour
l'économie », la « réunion pour le budget [annuel] de
la communauté », le « groupe de l'économie » et
« la réunions des entreprises » toutes deux destinées
à faire le point avec les patrons des entreprises sur l'économie
interne de Christiania ; toutes ces réunions mentionnées dans le
schéma n° sont directement liées ou amenées à
travailler en relation très étroite avec le bureau de
l'économie (schéma n°2). D'autre part, le bureau de la
construction mentionné sur le schéma n°2, qui gère et
rénove les bâtiments ainsi que les espaces publics à
Christiania, se charge logiquement d'animer les « réunions pour les
bâtiments » (schéma n°1). Enfin, notons que compte-tenu
de l'évolution récente des négociations avec l'Etat, la
mention « promoteurs immobiliers intéressés par le rachat
des terrains » indiquée dans le schéma n°1
disparaît, puisque dorénavant tout indique que le seul et unique
acheteur potentiel de ce terrain n'est autre que
Christiania, qui compte rassembler la somme nécessaire
par le biais de sa fondation. De même que nous corrigeons la relation
supposée entre le bureau de l'économie et Copenhagen Energy
A/S, le distributeur en eau, électricité et en
gaz de Copenhague, car l'entretien avec Birgitte révèle que
contrairement à ce que nous avancions l'année dernière, la
contribution mensuelle pour laquelle s'acquitte chaque christianite n'englobe
pas les charges pour la dépense d'énergie :
_ «But... How much does it cost to live in Christiania
as a citizen? I mean every month.»
Birgitte: «1900 kroner, and then on
the top of that you pay electricity and water.»
_ «Per house or per person?»
Birgitte: «Per christianite.»
Le paiement des dépenses liées à la
consommation d'énergie n'est donc pas communalisé dans la caisse
commune et centralisé par le bureau de l'économie, mais il
revient à chaque christianite vivant sous le même toit de payer en
plus du loyer communautaire, leurs charges liées à la
consommation d'eau et d'électricité. Par ailleurs, bien
139
que le bureau de l'économie et L'Action du Peuple de
Christiania (Christiania FolkeAktie) partagent les mêmes locaux,
la relation entre ces corps bureaucratiques est court-circuitée par
l'influence du groupe de contact, dont la plupart des membres (dont Hulda) sont
aussi membres du conseil d'administration de la fondation Christiania.
Créée au mois de juillet 2011, en même temps l'action du
peuple de Christiania, ces deux corps bureaucratiques sont liés car les
fonds récoltés par l'Action du Peuple de Christiania sont
directement reversés à la fondation qui permettra de payer la
somme due à l'Etat.
Puis, au bas de ces quatre corps bureaucratiques de premier
plan, ajoutons deux institutions que nous considérons de valeur
égale en terme de détention du pouvoir par leurs agents
bureaucratiques: le « Nouveau Forum » (Nyt forum) que nous
avons déjà évoqué avec les cas de Kirsten et Joker,
et le bureau des aides sociales (Christiania beboerrådgivning),
paraissent plus proche des habitants de Christiania car les services qu'ils
offrent sont soit pour le premier destiné à aider et à
orienter les christianites qui le souhaitent pour leurs démarches
administratives, soit pour le second venir en aide des personnes sujettes
à une dépendance à l'alcool ou à la drogue. Ces
deux institutions paraissent donc plus proche de la masse à travers les
services qu'elles offrent, mais aussi à travers les pouvoirs très
limités dont peuvent bénéficier les fonctionnaires qui y
travaillent, c'est pourquoi nous les avons placées au plus près
de base de la pyramide institutionnelle, une place occupée par la
masse.
Enfin, cette masse incarnée par les quinze aires
locales (området) et leurs assemblées
(områdemøde) dans lesquelles tous les habitants de
Christiania sont répartis, n'occupent plus la place centrale
située autour de l'assemblée commune
(fællesmøde) que nous leur prêtions dans le
schéma n°1, mais ont été rétrogradée
dans le schéma n°2 au pied de la hiérarchie
institutionnelle. En effet, nos dernières recherches montrent que nous
leurs accordions une importance démesurée par rapport à
l'influence réelle qu'exerce la masse dans la prise de décision
à Christiania. Aujourd'hui soumise à cette oligarchie que nous
évoquions un peu plus tôt, le pouvoir d'autogestion semble laisser
place à la gestion des affaires communes par un petit groupe d'individus
formant une classe dominante. Les habitants des aires locales prennent lors de
leurs assemblées que des décisions d'importance mineure,
comparé au défi passionnant dans lequel s'est lancée la
classe dirigeante. Et les habitants de ces aires locales ne se rendent aux
assemblées commune qui, comme Astérix nous l'avait
indiqué, ne ressemblent plus qu'à des « réunions
d'information » permettant au groupe de contact de faire redescendre
l'information, de communiquer aux habitants de Christiania ce qui a
été décidé en haut ou ce qui est sur le point de
l'être. Ainsi le pouvoir décisionnaire de l'assemblée
commune est largement amputé par celui du groupe de contact, dont les
membres tiennent la
140
barre du navire Christiania, et nous ne pouvons tout au plus
qu'accorder un pouvoir consultatif à cette assemblée commune, et
les murs de Grey Hall277 ne représentent plus que les espoirs
perdus de cette société utopiste.
La comparaison de ces deux schémas montre une
correction assez nette de notre perception de l'ordre institutionnel de
Christiania tel que nous l'avions vu lors de notre première
enquête de terrain (schéma n°1) et ce que nous voyons
à présent (schéma n°2). Cette évolution de
notre regard sur l'objet ne s'explique pas tant par le fait que nous ayons un
regard plus aiguisé, plus critique, mais montre qu'en
démultipliant les entretiens avec les individus composant les
différents étages de cette pyramide institutionnelle, il est
possible de s'approcher d'une perception plus réaliste de l'ordre
institutionnel. Lors de nos premiers contacts avec le terrain, nous avions sans
doute été aveuglés par les principes utopistes de cette
société alternative toujours bien présents dans l'espace
et dans les discours ; mais une deuxième lecture sous le prisme de
l'ordre bureaucratique nous permet de nous rapprocher de la
réalité institutionnelle dans laquelle évoluent les
christianites.
Section 2- Profil des agents bureaucratiques
Après avoir bien fixé l'ordre institutionnel
tel qu'il se décline sous nos yeux, cherchons à présent
à voir ce qu'il se passe à l'intérieur du corps
bureaucratique où semble se concentrer le pouvoir : le groupe de contact
(kontaktgruppen). Les autres composantes de ce corps bureaucratique,
tel que le bureau de l'économie (økonomikontor),
semblent quant à elles exercer qu'une fonction exécutrice,
puisque leurs fonctionnaires ne bénéficient pas de la même
latitude que ceux du groupe de contact. Ainsi, nous allons maintenant essayer
d'établir un profil plus précis des fonctionnaires de
Christiania, en nous focalisant tout particulièrement sur ceux occupant
les postes les plus élevés dans la hiérarchie
institutionnelle. Les postes à plus hautes responsabilités, nous
le savons, se situent dans le groupe de contact, et dans une moindre mesure
dans le bureau de l'économie. Ceci permet de limiter notre de champ
d'analyse à une ou deux personnes interrogées : Hulda, la «
secrétaire »278 ou plutôt coordinatrice du groupe
de contact ; et Birgitte, la secrétaire du bureau de l'économie
qui apparaît, par sa fonction, comme étant très proche
d'Hulda.
277 Le Grey Hall est le lieu où se tiennent
historiquement les assemblées communes à Christiania.
278 « Secrétaire » est le terme
employée par Birgitte lors de notre entretien pour qualifier la fonction
qu'exerce Hulda dans le groupe de contact. Cependant, lors de l'entretien avec
la principale intéressée, c'est le terme de « coordinatrice
» qui a été employé pour définir sa fonction.
Cette distinction a son importance car la fonction de coordinateur va bien
au-delà de la simple rédaction de lettres, une fonction souvent
attribuée au poste de secrétaire.
141
2.1 Légitimation des agents techniquement
capables
D'après M. Weber, dans ce type de structure
hiérarchisée, « la domination bureaucratique a donc
fatalement à sa tête un élément au moins qui n'est
pas purement bureaucratique »279. Or, si par agent
bureaucratique nous entendons personnes instituées exécutant des
tâches formelles dictées par sa hiérarchie, alors Hulda du
fait de sa position privilégiée dans le groupe de contact,
présenterait un profil proche du chef « qui n'est pas purement
bureaucratique ». Mais d'un autre point de vue, si nous prenons en compte
l'ensemble des pratiques administratives qu'Hulda réalise dans le cadre
des négociations avec l'Etat (comme rédiger et vérifier
les lettres échangées avec ses interlocuteurs représentant
l'Etat, vérifier que tout le monde a accès aux informations) pour
lesquelles elle est rémunérée par l'institution, alors son
statut de « secrétaire » du groupe de contact minimiserait son
influence, ce qui nous permettrait de dire qu'Hulda n'est qu'un agent
bureaucratique parmi les autres. Ainsi, nous venons de voir à travers ce
profil particulier que parfois la limite entre simple agent bureaucratique
exerçant sa fonction et le statut de chef est très mince. C'est
la raison pour laquelle nous pouvons nous demander si Hulda cumulerait à
la fois le statut d'agent bureaucratique et de chef ; ce qui signifierait
qu'elle serait doublement légitimée par ce statut (domination
légale-rationnelle à laquelle s'ajouterait la domination du
chef). A partir de cette supposition, tentons de voir si l'influence qu'exerce
Hulda va au-delà de son statut de « secrétaire » du
groupe de contact qui semble si évident aux yeux des
christianites280, en relevant dans son attitude et son discours
d'autres caractéristiques qui laissent entendre qu'elle occupe un
rôle de chef à Christiania.
Tout d'abord, Hulda est une personne
bénéficiant d'une certaine renommée dans cet univers
local. Avant même d'avoir pu la rencontrer, son nom a été
maintes fois évoqué lors des entretiens réalisés
avec d'autres christianites (ex. Kirsten, Britta et Birgitte), dont la plupart
semble voir en elle une personnalité sur qui s'appuyer lorsqu'ils ne
savent pas, ou la personne vers qui se tourner lorsque des questions complexes
leurs sont posées :
Birgitte: [...] «There's a woman
called Hulda, she knows a lot so maybe you can talk with her if she has
time.»
C'est d'ailleurs à l'issue des trois entretiens
réalisés avec Kirsten, elle-même membre du groupe de
contact, que nous avons pu contacter Hulda pour négocier un entretien
279Cf. « §4 Les types de domination
légale : la domination administrative bureaucratique », in
WEBER Max, Economie et société, op. cit.,
p.296
280 En particulier pour Birgitte, qui dans l'entretien
présentait sa supérieure hiérarchique comme la «
secrétaire » du groupe de contact.
142
ethnographique. Visiblement très au fait de la
manière dont se réalise les entretiens (plutôt avec les
journalistes qu'avec les chercheurs), cette personne publique maniant avec une
certaine aisance sa communication, a tout de suite cherché à
fixer les règles de l'entretien : pas question d'évoquer sa vie
privée et nous devrions uniquement parler du groupe de
contact281. Le rendez-vous était pris dès le lendemain
matin au bureau de l'économie, juste avant sa visite hebdomadaire dans
le bureau de Birgitte.
? Extrait du carnet de terrain n°6 - notes du
jeudi 12 avril 2012
Je me vis confronté à une personne
réalisant un « zèle professionnel
»282 comme R. Michels n'en relève que dans
l'attitude des chefs. Employant un ton assez directif, j'eus été
confronté pour la première fois à une personne que nous
aurions pu confondre avec un haut fonctionnaire travaillant dans les plus
grandes instances européennes.
Mais ce n'est pas tant dans le ton, mais bien dans les
paroles que nous avons pu identifier Hulda comme un chef dans l'institution, et
occupe même une place de leader parmi les membres du groupe de
contact :
_ «Are you the one who's leading the discussions
during these debates? I mean, do you animate the debate and say, let's say:
`now it's your turn to speak', or `now let's talk about that'...»
Hulda: «Sometimes, in the weekly
meeting I do [every Monday, the contact group meeting which concerns only
the members of the contact group].»
Ici, Hulda exprime clairement le fait qu'elle n'hésite
pas à diriger le débat lorsque les membres du groupe de contact
se réunissent tous les lundis. Elle n'éprouve donc pas les
mêmes difficultés que peuvent ressentir la plupart des
christianites qui n'osent pas s'exprimer en public en raison de leur manque
d'éloquence et renoncent à leurs droits démocratiques.
Mais c'est assurément dans la manière dont elle perçoit
son rôle à Christiania que nous pouvons dire qu'Hulda est un chef
:
281 En réalité, ce n'est que le lendemain,
dès les premiers instants de notre rencontre qu'Hulda m'a clairement
énoncé ces règles. Ma grille d'entretien basée sur
la trajectoire individuelle des christianites était bonne à
rester au fond de mon sac.
282D'après R. Michels, ce «
zèle professionnel » est une méthode
employée par les chefs afin de marquer une distance avec les personnes
qui occupent une place inférieure dans la hiérarchie. « Je
suis très pressée », « vous n'avez que trente minutes
», m'a-t-elle dit dès son arrivée alors que je lui avais
proposé la veille par téléphone de m'indiquer l'horaire et
le lieu qui lui convenaient le mieux. Tout ceci rendait les conditions
d'entretien assez difficiles. MICHELS Robert, Les partis politiques : essai
sur les tendances oligarchiques des démocraties, op. cit.,
p.60
143
_ «But, I have another question: How did you get this
job? I mean, how did you become the coordinator of the contact
group?»
Hulda: «Because I've been in the
contact group since 91'.»
(Silence) _ «Ok.»
Hulda: «I was in the contact group
from...»
_ «Right from the start. Yeah. But, who decided that? I
mean, did you discuss about that at the fællesmøde [the
common meeting]?»
Hulda: «No-no, it's something which
has been decided in the contact group, because I've been out and then I came
back and nobody could write a letter, or nobody could answer anything, and I
said: `this is not... It's silly, you have to be professional'.»
Plusieurs éléments sont à prendre en
compte dans la façon dont Hulda explique son entrée dans le
groupe de contact : d'une part, c'est par le caractère inamovible de sa
fonction dans l'institution que nous pouvons dire qu'elle occupe une place de
choix, au sommet de l'ordre bureaucratique de Christiania. Hulda est membre du
groupe de contact depuis sa création en 1991. Elle n'a pas
été désignée par l'assemblée commune
(fællesmøde) qui, si nous gardons à l'esprit que
l'idéal démocratique de Christiania voudrait que tout soit
débattu et décidé à l'unanimité lors de ces
assemblées, cela signifie que le biais par lequel elle a obtenu ce poste
est tout à fait antidémocratique. Les meilleurs semblent avoir
ici décidé, entre eux, qui devait occuper ce poste ; et Hulda a
donc été désignée par ce cercle très
restreint, composé de personnes jugées aptes à choisir qui
devait occuper cette fonction. D'autre part, c'est l'infaillibilité du
chef que nous avons pu percevoir dans la manière dont elle décrit
son rôle. Hulda raconte qu'après s'être à un moment
donné retirée du groupe de contact, ce sont ses autres membres
qui sont venus la rechercher tant ils avaient besoin de ses compétences
techniques et intellectuelles pour « sauver Christiania » ; et notre
interlocutrice va même jusqu'à évoquer le manque de
professionnalisme283 qu'elle a trouvé dans le groupe de
contact lorsqu'elle a fait son retour. Tout ceci connote un réel besoin
d'affirmer les compétences intellectuelles qui la rendent indispensable
pour l'institution. Autrement dit, en pointant directement
l'incompétence ambiante dans le groupe de contact et plus largement
dans
283 R. Michels rappelle qu'en général, «
les chefs ne tiennent pas les masses en haute estime »., ce qui
peut provoquer un manque d'estime de la part d'Hulda à l'égard
des autres membres du groupe de contact, dont certains sont eux aussi issus de
la masse,. Cf. « L'attitude des chefs à l'égard des masses
», in MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit.,
p.102
144
Christiania, cela permet à Hulda de justifier la
position de dominante qu'elle occupe dans l'institution284.
Tous les autres christianites, la masse comme dirait
R. Michels, ont quant à eux laissé faire ce procédé
antidémocratique car ils étaient en quête de
stabilité285. En effet, dans ce contexte tumultueux que nous
connaissons, lorsque le frêle esquif Christiania vacille, il vaut mieux
parfois céder à une forme de despotisme et laisser les personnes
aptes à prendre la barre pour sauver le navire, plutôt que de
rester camper sur ses positions et vouloir à tous prix participer
à la conduite du navire sans même connaître les principes de
la navigation. Ainsi, dans le cas de Christiania, nous retrouvons l'idée
évoquée dans la théorie élitiste de R. Michels qui
dirait que la centralisation du pouvoir est un mal nécessaire pour
assurer la stabilité à l'institution. Et c'est la raison pour
laquelle tout indique qu'aussi longtemps que le navire Christiania vacillera,
Hulda pourra rester à la tête de cet ordre hiérarchique.
Par ailleurs, la position de dominant qu'occupe Hulda dans
l'institution ne peut être que renforcée par le désir
qu'ont les christianites qui travaillent un peu plus bas dans la pyramide
institutionnelle, de laisser ce travail aux personnes considérées
comme plus compétentes. Par exemple, nous retrouvons cette forme de
soumission dans le discours de Tanja, qui est chargée de récolter
les dons nécessaires au rachat du terrain, et se contente
d'exécuter mécaniquement cette tâche administrative, sans
même se poser la question si le travail de fourmi qu'elle réalise
sera suffisant pour « sauver Christiania » :
Tanja: «I was really depressed and
I went to the hospital because it was too much Christiania, too much was going
on. So, it's very tough, it's very tough. And for me, maybe I'm too sensitive,
I don't know. And all these nego... `Pff'... I've been helping before
Foldschack, and I've been doing a lot of work, and I used to
be a lot more active that I am now. But I can't handle it. So, now I do what I
can, so I know that somebody else is doing that and I believe they do their
best.»
Tanja, qui a grandi à Christiania depuis sa plus
tendre enfance, est une femme très active qui à un moment
donné occupait une place importante parmi les membres du groupe de
contact. Seulement, la pression liée aux responsabilités qui leur
incombent, a psychologiquement affecté Tanja, qui a été
atteinte de dépression en raison de la pression accumulée dans le
cadre de son activité professionnelle. Depuis, elle qui prend la
situation de
284 D'après le sociologue allemand, «
l'incompétence des masses se vérifie dans tous les domaines
de la vie politique et constitue le fondement le plus solide du pouvoir des
chefs. Elle fournit à ceux-ci une justification pratique et,
jusqu'à un certain point morale ». Cf. «
Supériorité intellectuelle des chefs » in,
ibid., p.63
285 Cf. « La stabilité des chefs »
in, MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit..,
p.67-74
145
Christiania très à coeur, a dû se retirer
des négociations et redescendre dans la pyramide institutionnelle pour
se focaliser sur l'Action du Peuple de Christiania (Christiania
FolkeAktie). Ainsi, cette tâche administrative qui n'en demeure pas
moins un travail fastidieux, lui permet de faire abstraction de ce qu'il se
passe tout en haut de la hiérarchie administrative et accorde une
confiance aveugle à ceux qui travaillent dans le groupe de contact. En
outre, même si le cas de Tanja paraît faire exception, cela
reflète assez bien l'idée que dans cette pyramide
institutionnelle chacun occupe une fonction très précise, et ne
se soucie guère de ce qui relève de la responsabilité de
ceux qui occupent les postes les plus élevés dans la
hiérarchie institutionnelle.
Dans cette mesure, le chef pourra « échapper
jusqu'à un certain point à la surveillance de la masse
»286, ce qui lui laissera une liberté d'action
nécessaire pour mettre en oeuvre sa domination et conforter sa place en
haut de la hiérarchie. Dans ces conditions, la « révolution
de palais » telle que la narrait Britta lorsque, dans les années
1960, les squatteurs de Sofiegården avaient décidé de
s'affranchir de la domination d'un seul, paraît presque impossible
à Christiania : car le caractère figé et la
docilité de la masse vis-à-vis de cette classe dirigeante
incarnée par Hulda et trop grande ; et les esprits les plus critiques,
nous le verrons, sont trop isolés pour renverser l'ordre institutionnel
existant.
Pour résumer, l'exemple de Christiania vient valider
la théorie élitiste de R. Michels, qui explique qu'il faut
accorder un minimum de despotisme au chef pour assurer la stabilité
à l'institution. Si nous nous plaçons de ce point de vue, cette
forme de despotisme serait un mal nécessaire étant donné
que même les anarchistes de Christiania, au sens de groupe prônant
l'autogestion287, auraient réalisé que l'idéal
démocratique initialement poursuivi demeurera inatteignable. A
présent, en poursuivant notre analyse du profil d'Hulda que nous avons
jusqu'à présent identifié comme le chef de la
communauté, tentons de voir si le pouvoir politique très
étendu dont bénéficie Hulda, donne lieu à des abus
de pouvoir (comme c'est souvent le cas dans cette forme de gouvernement) ou si
au contraire, elle possède des qualités de chef vertueux
permettant à Christiania de se prémunir de la tyrannie d'un
seul.
286 Cf. « L'attitude des chefs à l'égard
des masses », in MICHELS Robert, Les partis politiques :
essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, op.
cit., p.95
287 Cela nous renvoie à la définition de P-J.
Proudhon citée en page 39 du mémoire. Cf. PROUDHON Pierre-Joseph,
Du principe fédératif et de la nécessité de
reconstituer le parti de la révolution, op. cit., p.54
146
2.2 Poursuite des intérêts personnels ou ceux
d'un groupe dominant?
Même si notre but n'est en aucun cas de stigmatiser qui
que ce soit dans l'institution, à la lecture des quelques
éléments révélés plus haut, une question
peut légitimement être posée : est-ce que seul
l'intérêt d'Hulda compte ? Celle-ci, nous le savons, n'a pas
souhaité répondre aux questions qui relevaient d'après
elle de sa vie privée, mais les indices relevés à partir
de l'entretien réalisé au bureau de l'économie permettent
d'enrichir son profil : âgée d'une soixantaine d'années,
Hulda vit seule avec son fils depuis qu'elle s'est installée à
Christiania en 1984. Résidant actuellement dans une petite maison
située à Nordområdet (« L'aire du Nord », aire
locale n°9), à quelques mètres de
Mælkebøtten288, c'est à l'extérieur de la
communauté qu'Hulda exerce son métier de psychologue. A cette
profession lui assurant un niveau de vie confortable, Hulda est
coordinatrice289 du groupe de contact, elle fait aussi partie du
conseil d'administration de la fondation Christiania (pour lequel elle a
été élue lors d'une assemblée commune), et endosse
également à l'occasion le rôle de guide. Cette triple
fonction dans la communauté peut expliquer pourquoi son nom nous a tant
de fois été évoqué avant même que nous
puissions la rencontrer. Cela lui permet d'ancrer sa personnalité dans
le paysage institutionnel de Christiania et lui assure une réputation de
personne incontournable.
Seulement, contrairement aux passive dependants qui
ont besoin de l'institution pour subvenir à leurs besoins, Hulda exerce
une profession à l'extérieur de la communauté qui lui
permet de s'émanciper de la dépendance que certains individus
peuvent ressentir lorsqu'ils concentrent vie privée et vie
professionnelle à l'intérieur de Christiania. Ainsi,
délestée du poids ou de la pression qu'un individu peut ressentir
lorsque tout repose sur la même institution, Hulda fait assurément
partie des personnes qui peuvent avoir moins de crainte à abuser de leur
pouvoir dont ils profitent à l'intérieur de cette même
institution290. De plus, la duplicité de son profil est un
atout sur lequel elle peut s'appuyer pour renforcer sa représentation
(aussi bien pour son public à l'intérieur qu'à
l'extérieur de la communauté) et
288 Aire voisine de Nordområdet, rappelons que
Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8) est
la fameuse aire locale considérée comme une zone rassemblant une
population de classe supérieure.
289 « Coordinatrice » est le terme employé
lors de notre échange, ce qui sous-entend qu'elle détient plus de
pouvoir et d'influence que le laissait entendre Birgitte, qui la
décrivait comme la « secrétaire » du groupe de
contact.
290 Si nous supposons qu'Hulda devait un jour subir les
effets d'une « révolution de palais » telle que nous l'avons
décrit un peu plus tôt, alors du fait de son statut professionnel
à l'extérieur de l'institution, tout porte à croire
qu'Hulda n'aurait aucun mal à se réintégrer à la
société « classique ».
147
entretenir le mythe de sa personnalité291.
Enfin, la manière dont elle affirme l'exclusivité de ses liens
avec K. Foldschack, l'avocat très charismatique de Christiania, ne peut
que renforcer sa position de dominante dans l'institution :
_ «Ok. So... Yeah. Are you also in contact with Knud
Foldschack?»
Hulda: «Yeah-yeah, we are! We have
meetings like... At least twice a month.»
_ «Twice a month.»
Hulda: «Yeah, at least. Sometimes, we
have meetings.»
_ «So Knud Foldschack is also showing up for
Christiania at the contact group.»
Hulda: «Yeah-yeah.»
_ «Does it always happen in Christiania? You never go
to his office?»
Hulda: «It's half, we... It's like one
time here and one time in there.»
_ «Ok. Because I try to have a meeting with him but he
seems very busy.»
Hulda: «Yeah, I don't think he takes
talk to students. He's too busy for that.»
_ «Ok. And did you take part in the negotiations with
K. Foldschack and the State to fix the amount... I mean the price of the
land?»
Hulda: «Yeah-yeah, I was part of the
negotiation group, yeah.»
Durant cet entretien, j'ai clairement ressenti la distance
qu'Hulda cherchait à instaurer entre moi et le groupe de contact.
D'après elle, K. Foldschack n'a pas le temps de s'adresser à un
étudiant (qui plus est à un profane) mais prend le temps de se
réunir deux fois par mois uniquement avec les membres du groupe contact.
Cela nous donne au moins un aperçu sur la distance qui se crée
entre le haut de la hiérarchie institutionnelle et l'individu
situé au bas de cette pyramide et qui chercherait à avoir
accès aux négociations.
Toutefois, Hulda n'est pas le tyran utilisant la machine
bureaucratique pour exercer une domination totale sur le reste du groupe. Il
nous faut à présent signaler les qualités vertueuses
qu'Hulda cherche à exprimer lors de cet entretien. Premièrement,
elle se défend du poids que peut avoir cette bureaucratie sur les
individus :
291 Sa supposée réussite professionnelle
à l'extérieur de la communauté lui permet d'entretenir une
forme de domination sur les personnes moins qualifiée qu'elles à
l'intérieur de la communauté ; comme son investissement pour
cette noble cause qui consiste à « sauver Christiania », peut
être perçu comme une preuve de générosité et
de don de soi, ce qui peut lui permettre de briller en société
(à l'extérieur de Christiania), notamment dans les milieux «
bourgeois-bohème » ou intellectuels de gauche.
148
Hulda: «I mean it's not so
institutionalized. For example, the economy meeting which is quite important
because this is where we take care. Then people can come and say `no, we don't
want you to do that and no we don't want to make an argument'. It goes that
way, so it's still not that bureaucratic.»
Ici, Hulda se défend de l'idée que Christiania
serait devenue une institution présentant les symptômes d'une
rigidité bureaucratique qui viendrait paralyser l'exercice de la
démocratie à l'intérieur de la communauté. Pour ce
faire, Hulda évoque l'exemple de la « réunion pour
l'économie », que nous avons évoqué dans le
schéma n°1 et que nous avions incorporé dans la cellule
représentant bureau de l'économie dans le schéma n°2,
tant l'influence de ses fonctionnaires était grande sur la tenue de ces
réunions. De toute évidence, chaque christianite est libre de s'y
rendre pour exprimer son opinion. Mais comment peut-on imaginer dans un univers
institutionnel devenu aussi complexe, que des individus non-qualifiés
puissent venir contredire ou désapprouver ce qui a été (ou
sera) décidé par ces agents bureaucratiques qualifiés,
alors que ce sont précisément ces individus non-qualifiés
qui ont accepté de déléguer ce pouvoir à ces
fonctionnaires. Autrement dit, sous couvert d'une très relative
ouverture vers la masse, ces réunions encadrées par les agents
bureaucratiques sont, à n'en pas douter, aussi désertes que le
sont devenues les assemblées communes, tant le pouvoir a glissé
aux mains des agents bureaucratiques. Plus loin dans l'entretien, notre
enquêtée affirme qu'il est important d'agir pour le bien de tous,
ce qui après tout est le sens même de l'administration publique
:
Hulda: «Because if you make a
decision about something you have to, carry out the work yourself! You can't
force people, if they don't want to do it. So, in that way it's not so... I
mean, outside fifty-one percent of the population can overrule everybody else,
you can't do that here. For example, when we decided to make this deal [to
buy the land to the State], it was unanimous. Because we asked: `if
anybody is against this...', and nobody said `I am or we are against
this'.»
Choisir de trouver un accord avec l'Etat était,
d'après Hulda comme pour beaucoup de christianites, la meilleure chose
à faire pour Christiania. En disant que l'on ne peut pas forcer
quelqu'un à faire quelque chose, Hulda exprime d'une certaine
manière l'écoute dont elle peut faire preuve lorsqu'elle est face
à un christianite qui ne partage pas son point de vue. Seulement, dire
que cette décision a été prise à l'unanimité
lors d'une assemblée commune apparaît comme incorrecte, car
plusieurs de nos autres entretiens prouvent le contraire :
Astérix: «No. In that [the
Christiania FolkeAktie], no. I was against to buy the land.»
_ «Oh yeah, ok. You were against to buy the land. But
still on nowadays, are you still against this project?»
149
Astérix: «Yes,
sure.»
«Oh I remember now, you talked about that last year
when I came to your place with Allan.»
Astérix: «Yeah. I think with
money you can't buy the land but you can get some privilege. And in my view, it
would be... In my view this place would became a place where you have a lot of
privilege.»
«Yeah, then it hasn't the same meaning anymore, and
then it's not a squat anymore.»
Astérix: «No, it's not a squat
anymore. I started to be more and more normalized, it's wrong to go in that
direction.»
Comparer ces deux extraits d'entretiens, l'un avec une
personne occupant un poste particulièrement élevé dans
l'ordre bureaucratique de Christiania, et l'autre avec un individu incarnant
à lui seul certainement l'essence même de Christiania : soit un
squat, et plus encore un espace de lutte destiné à
s'émanciper du joug de l'Etat et contester l'ordre bourgeois et
autoritaire ; l'incohérence qu'il y a entre ces deux discours montre
toute l'étendue du désaccord qu'il y a entre les esprits qui se
tourne chaque jour un peu plus vers la norme, et ces poignées de
déviants (dont Astérix fait partie) qui jugent que l'esprit
même de Christiania se perd, chaque jour que la collaboration avec l'Etat
progresse. Enfin, Hulda précise que concernant cette importante
décision prise durant le printemps 2011, les christianites qui
étaient « pour » le rachat du terrain auraient dit stop
à ceux qui étaient « contre » car, selon elle, ces
personnes se manifestaient uniquement pour esprit de contradiction :
Hulda: «If two, or three, or four
would have been against this, we would have been like... (She sighs),
because it has been such an important decision.»
_ «Yeah, I think so. And when decision is so
important, I guess it's even more difficult to find a consensus.»
Hulda: «Yeah but if you say `no',
you have to have a good reason and not just because you don't like the other's
color of his hair.»
Nous ne savons pas avec certitude si Astérix avait
exprimé sa désapprobation lorsque cette faible majorité de
« pour »292 a pris la décision de se lancer dans
ces négociations avec l'Etat, ce qui a renforcé la place du
groupe de contact. Mais tout indique qu'Hulda connait Astérix qui vit
lui aussi à Nordområdet dans sa roulotte située à
quelques mètres de la maison d'Hulda. Elle ne peut donc nier les raisons
qui poussent ce christianite à dire « non » à cette
292 Pour rappel, les entretiens utilisés
l'année dernière révèlent qu'a priori une
faible majorité aurait décidé dès 2007 et le «
plan local pour l'aire de Christiania » proposé par l'Etat, qui
avait vu K. Foldschack s'immiscer pour la première fois dans les
affaires de la communauté, qu'une faible majorité de
christianites étaient « pour » négocier avec l'Etat
tandis que l'autre moitié était « contre » et
souhaitait continuer à lutter face à l'influence normalisatrice
de l'Etat. Cf. « B) Les regrets du clan anti-Foldschack », in
VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE Grégory,
Christiania : monographie d'une utopie communautaire,
op.cit., p.92-96
150
nouvelle tentative de faire entrer Christiania dans la norme.
Or, il est évident qu'Astérix présente des arguments assez
structurés pour justifier son désaccord, ce qui peut être
considéré comme de bonnes raisons de dire « non ».
Donc, dans cette commune alternative dont les principes fondamentaux
prônent notamment la démocratie directe, pourquoi n'a-t-on pas
laissé Astérix s'exprimer alors que ses idéaux anarchistes
valent - en théorie - autant que la logique bureaucratique
défendue par Hulda ?
C'est sur ce rapport de force que nous allons nous concentrer
dans la dernière section de ce chapitre, car à travers l'analyse
de ces propos antagonistes et à bien des égards contradictoires
entre Hulda et Astérix, se dessine un conflit idéologique entre
deux clans bien distincts à l'intérieur même des groupe des
activistes (ou active sympathizers) que nous pourrions décrire
comme suit : d'un côté les activistes convaincus que la seule voie
envisageable pour Christiania est celle de la négociation avec l'Etat,
ce qui induit la formation d'une bureaucratie particulièrement rigide
qui affecte les droits démocratiques pour lesquels les christianites
doivent se résoudre à renoncer. Et d'un autre côté,
quelques irréductibles (dont Astérix293) cultivant des
idéaux anarchistes souvent présentés comme
obsolètes mais qui sont toujours bien présents à
Christiania.
Pour résumer cette deuxième section, nous avons
pu en savoir un peu plus sur les profils des agents bureaucratiques à
Christiania, ce qui nous a permis de mettre à jour un individu que nous
pouvons qualifier de chef de la communauté : Hulda. Toutefois, nous ne
pouvons pas dire que nous sommes face à un groupement politique soumis
à la domination d'un seul ce qui reviendrait à dire qu'à
travers sa fonction dans l'institution, Hulda cherche uniquement à
défendre ses propres intérêts ; mais Hulda fait
plutôt office de chef au milieu d'une fraction d'activistes convaincus
que centraliser le pouvoir aux mains des agents bureaucratiques, c'est agir
dans l'intérêt général. Perçu par cette
fraction d'activistes dominants comme un impératif auquel tous les
membres du groupe devraient se plier coûte que coûte, ces individus
cherchent par tous les moyens à imposer ce régime bureaucratique
comme le modèle à suivre, mais se heurtent encore et toujours
à quelques irréductibles anarchistes auxquels nous allons donner
la parole dans la dernière section de ce chapitre.
293 La référence à la bande
dessinée prend ici tout son sens. En effet, lors de notre
première rencontre, « Astérix » ou Leif Botwel de son
vrai nom, m'a expliqué qu'il est surnommé comme cela à
Christiania car il est considéré comme l'habitant d'un village
d'irréductibles. Astérix est donc animé par un esprit de
lutte et la négation de la domination traditionnellement exercée
par l'Etat, qu'il considère comme étranger à
lui-même. Cela nous permet donc de le qualifier d'anarchiste.
151
Section 3-La critique des dérives d'un
système bureaucratique
D'après Britta, l'une des pionnières de
Christiania, elle qui a un temps occupé une place de choix dans le
groupe de contact aux côtés d'Hulda, s'il y a bien une chose
qu'elle aura retenu suite à son expérience au sommet de la
hiérarchie institutionnelle de Christiania, est que l'on ne peut forcer
les individus les plus réfractaires à l'unité :
_ «Ok. Maybe last question: What is the solution for
Christiania today?»
Britta: «What shall we do? We have
to buy it, to make this foundation, but there are some people who don't want to
be in that foundation, but I think it's important that we find the solution
with them. But you cannot force people to unity, you cannot force
them.»
Ces propos ne viennent que confirmer ce qu'avançait
Hulda, qui derrière son masque de chef vertueux, affirmait qu'il fallait
dans une certaine limite savoir prêter une oreille attentive aux
personnes qui n'étaient pas d'accord avec les décisions prises au
sommet de la hiérarchie sociale. Nous n'allons pas revenir sur les
problèmes liés à l'exercice de la démocratie
directe dans une institution rassemblant près d'un millier de membres,
mais nous allons nous focaliser sur la manière dont la domination de
l'ordre bureaucratique est vécue par les individus jugés les
moins dociles, qui n'hésitent pas à afficher leur défiance
à l'égard de l'ordre préexistant.
3.1 Une bureaucratie « stalinienne » à
Christiania ?
Nous savons qu'il ne faut généraliser la
docilité des dominés à l'ensemble du groupe car à
l'intérieur de cette communauté subsistent des personnes qui
refusent encore d'admettre la légitimité de cet ordre
bureaucratique. Par exemple, nous avons déjà cité dans la
sous-partie consacrée à « la domination par l'activisme
politique », les propos orduriers employés par Joker à
l'égard des membres du groupe de contact qu'il jugeait comme s'octroyant
une « autorité artificielle », donc illégitime. Mais
nous allons maintenant nous concentrer uniquement sur les propos tenus par
Astérix, qui a pris le temps de préciser le fond de sa
pensée en nous livrant son analyse du processus de bureaucratisation de
Christiania. Aujourd'hui âgé de soixante-quatre ans, il fait
partie des pionniers qui ont vu l'institution grandir et se bureaucratiser.
Malgré les années qui passent, Astérix affirme toujours
croire en un anarchisme qu'il décrit de manière assez
libérale294 et assiste aujourd'hui, impuissant, au processus
de bureaucratisation auquel est soumise sa communauté.
294 Voici la définition de l'anarchie que nous donne
Astérix lors de notre premier entretien : « In Christiania, I
mean... We are, we are liberal in Christiania but people don't think we are,
but we are! In a way, it's functioning very liberal. I mean, enjoy your own
rights! Because it's going on to the capitalistic system, and the way that
people make their own decisions, make their own business, is very important.
»
152
? Extrait du carnet de terrain n°7 - notes du
jeudi 5 avril 2012
Lorsque j'ai rencontré pour la deuxième fois
Astérix au café Woodstock situé à Pusher Street
où il m'avait donné rendez-vous pour le petit-déjeuner, je
cherchais à en savoir un peu plus sur les origines d'inspiration
anarchiste de Christiania et nous évoquions la possibilité
qu'à une époque, certains christianites auraient
été influencés par l'anarcho-communisme. Alors,
Astérix me corrigea en affirmant que si un parallèle devait
être fait entre Christiania et l'histoire de l'ex-URSS, c'est le
stalinisme qu'il fallait évoquer tant l'ordre bureaucratique domine
aujourd'hui la masse à Christiania :
Astérix: «Yeah, this is rather
like a small way... of stalinism.»
_ «Ok. But then it would mean it's more like
marxism. But if you take Kropotkin and Bakunin ideologies, they didn't like
authorities. As you do.»
Astérix: «Yeah.»
_ «Then it would be more like...»
Astérix: «No, but the way
Christiania is slowly going in the way, with rules and so on, as they did in
the old days with Stalin.»
_ «Then if I understand well, from you point of view
Christiania is less and less anarchist.»
Astérix: «Yeah! Yeah-yeah,
absolutely.»
D'après lui, le courant libéral des
idéaux anarchistes, tels que nous les développions dans la
première partie notamment consacrée à l'idéal
d'autogestion295 développé par les pionniers, laisse
aujourd'hui place à la mainmise des agents bureaucratiques sur les
affaires communes, si bien que les christianites n'ont plus accès
à la prise de décisions et se voient contraints de renoncer
à leurs droits démocratiques. De plus, cette bureaucratie est
également la cause de la démultiplication de règles
institutionnelles auxquelles les institués - anarchistes ou non - sont
contraints de se plier au nom de leur adhésion à ce
système de normes. Jusqu'ici, ses propos n'apportent rien de plus
à notre réflexion ; mais la suite de son discours mérite
que nous nous y attardions, tant la comparaison qu'il poursuit entre
Christiania et l'histoire de l'Union soviétique (et plus
précisément au durcissement autoritaire auquel a
été soumis la Troisième Internationale dans les
années 1920 avec l'arrivée de J. Staline à la
tête
295 Rappelons que même si P-J Proudhon n'était
pas anarchiste mais socialiste, sa définition de l'anarchie renvoie
directement au self-government, soit le principe d'autogestion
à partir duquel les pionniers de Christiania se sont inspirés
pour fixer les principes fondamentaux de la commune libre.
153
du parti296) nous éclaire sur la
manière dont il perçoit cette bureaucratie. Avec toute proportion
gardée, c'est dans la façon dont celle-ci a réussi
à s'élever au-dessus de la société et à
prendre durablement le contrôle de l'avenir de cette communauté,
ainsi que les moeurs de ces agents bureaucratiques qui échappent
à tout contrôle, qu'Astérix se permet de faire le
parallèle avec la mise en place de l'Etat stalinien :
«Did you also say `no' to Knud Foldschack's
intervention?» Astérix: «Yes, I was
against that too.»
_ «Because I remember last year you said with Allan
something like: `he is not a christianite, therefore he is not our
lawyer'...»
Astérix: «No-no, there's a
small group who likes to go this way [he obviously points the contact
group], and they have very close relationships to this guy [K.
Foldschack].»
_ «Ok. But last year I've been to the trial at the
Supreme Court. He was representing the entire Christiania, but you said it's
only a small group who decided that, right?»
Astérix: «Yeah, but they're
very good at manipulating.»
_ «So, does it mean that there is a small group
which is dominating and manipulating the rest of the community, and they make
the decisions in Christiania?»
Astérix:
«Yeah-yeah!»
_ «To your point of fiew, how many people are
manipulating the rest of the community, could you give me an
average?»
Astérix: «Maybe twenty-five
or something, that's a very small group of people which is very much sticking
together.»
_ «Then, it's a kind of small elite. I mean
twenty-five persons who are heading the rest of the community, I call it an
elite.»
Astérix: «Yeah! You can say
that, you can say it's an elite. They take advantage of this, they put people
in different places like Stalin did, and it is the same!»
Dans ce second extrait d'entretien, Astérix affirme
avoir exprimé sa désapprobation envers la politique d'ouverture
avec l'Etat pour entamer les négociations par l'intermédiaire de
l'avocat K. Foldschack, qui a été décidée par la
« direction administrative »297. Puis, Astérix
évoque la « domination » et la « manipulation » dont
ces agents sont capables pour gagner la docilité des christianites, qui
semblent avoir fait preuve d'une grande passivité
296 Pour rappel, J. Staline (1879-1953) succède
à V. Lénine (1870-1924) en tant que « secrétaire
général du comité central du parti communiste de Russie
». Il régna d'une main de fer sur l'URSS jusqu'à sa mort, et
imposa son idéologie grâce à un centralisme politique,
l'élimination de tous ses opposants, un culte de sa personnalité,
mais aussi et surtout une « bureaucratie d'Etat » à partir de
laquelle il put exercer sa domination sur la masse. Cf. MONGILI Alessandro,
Staline et le stalinisme, Tournai, Casterman, 1995
297 Cf. « §12 Concept et sortes de groupement »,
in WEBER Max, Economie et société, op.cit., p.
88
154
lorsque cette décision très importante a
été prise (tout comme L. Trotsky décrit l'attitude de la
masse lorsque la bureaucratie de l'Etat stalinien a pris l'ascendant sur la
masse dans les années 1920298). Ici, Astérix cherche
à se démarquer du reste du reste groupe totalement
anesthésié par le discours des dirigeants, et semble vouloir
montrer qu'il n'a pas été dupe lors de la prise de pouvoir des
fonctionnaires situés au plus haut de la hiérarchie. Selon lui,
les signes extérieurs de cette « manipulation » exercée
par ce groupe restreint qu'il estime à une vingtaine de
personnes299 sont perceptibles dans la manière dont cette
petite élite se reproduit, car nous avons vu que l'inamovibilité
du (ou des) chef(s) fait partie de leurs caractéristiques. Or, R.
Michels définit le « népotisme »300
comme l'un des plus grands maux symptomatiques de la tendance oligarchique des
démocraties. C'est probablement cela qui amène Astérix
à comparer cette élite bureaucratique à celle de l'Etat
stalinien qu'à l'époque, L. Trotsky décrivait comme une
« petite bourgeoisie des villes et des campagnes » qui
« s'enhardissait » pour former une « jeune
bureaucratie, formée au début pour servir le prolétariat,
se sentit l'arbitre entre les classes. Elle fut de mois en mois plus autonome
»301. Nous retrouvons dans cette description de la prise
de contrôle par la bureaucratie stalinienne, à peu de choses
près ce que nous avons pu observer en analysant le processus de
bureaucratisation de Christiania.
Tous les éléments sont donc réunis pour
dire qu'Astérix est l'un des principaux instigateurs de la critique du
système bureaucratique de Christiania. Ne craignant pas d'exprimer son
opinion face à cette petite élite très soudée qui
d'après lui monopolise le pouvoir, Astérix nous fait part d'une
petite anecdote qui illustre assez bien le rapport antagoniste qu'il entretient
avec les membres de cette élite :
_«So, you have a kind of Stalin in
Christiania.»
Astérix: «Yeah, I think so. A
group! I think so! Once, I told them my vision of things and the day after they
sent me an advertisement of trotskyism, another way of communism.»
298 L. Trotsky (1879-1940) décrit dans « les
causes sociales [du] Thermidor [soviétique] » comment la
bureaucratie a pris le dessus sur les masses en ex-URSS dans les années
1920. D'après lui, « les masses fatiguées et
déçues n'avaient qu'indifférence pour ce qui se passait
dans les milieux dirigeants ». Cf. TROTSKY Léon, La
révolution trahie, Paris, Les éditions de minuit, 1963
[1936], p. 99.
299 Si nous tenons compte du fait que le groupe de contact
est composé de onze personnes, nous pouvons supposer que la dizaine de
personnes manquantes qu'Astérix inclus dans ce groupe restreints de
dominants, occupent ou ont occupés des postes assez élevés
dans la hiérarchie institutionnelle de Christiania (groupe de contact,
le conseil d'administration de la fondation Christiania, ou bien même le
bureau de l'économie). Mais ceux-ci peuvent aussi comprendre des
leaders charismatiques ne faisant pas officiellement partie de
l'administration, tel que Nils Vest, dont nous avons décrit le profil
dans le chapitre précédent.
300 R. Michels définit le « népotisme
» comme le fait que « le choix des candidats dépend
presque toujours d'une petite coterie, formée des chefs et sous-chefs
locaux, imposant au gros des camarades des candidats qui leur agréent
».Cf. MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit., p.
74.
301 TROTSKY Léon, La révolution trahie, op.
cit., p. 87.
155
_ «Oh really?»
Astérix: «They sent me a
lot!» (He laughs)
_ «Ok, they sent you this as a joke. It was like a
joke, but anyway they sent it to you...»
Astérix: «No, they said:
`we aren't Stalinists, we are something else. But we're still communists'.
»
Cette anecdote, qui de prime abord n'a pas beaucoup
d'importance, montre tout de même à quel point cette petite
élite bureaucratique peut être réactive face aux critiques
exprimées par quelques esprits contradictoires. Ici, Astérix
explique qu'après leur avoir donné sa « vision des choses
», il a vu sa boîte aux lettres submergée par une grande
quantité de tracts ou de documents faisant référence au
trotskysme. Notre enquêté, qui avec le recul relate les faits sur
un ton amusé, explique que cette démarche initiée par ses
opposants devait lui faire comprendre que les membres de cette direction
administrative n'étaient pas stalinistes mais trotskystes. Ces deux
courants de pensées sont traditionnellement adossés l'un à
l'autre puisque le second a consacré une partie de ses écrits
à faire la critique du stalinisme, ce qui lui a valu l'exil puis la
mort302. Ainsi, nous pouvons estimer que la démarche
initiée par les membres de cette élite bureaucratique qui vise
à affirmer qu'ils étaient trotskystes et non stalinistes,
était d'une certaine manière le meilleur moyen de se
défendre d'avoir réussi un « Thermidor soviétique
»303 à Christiania, tout en réaffirmant
qu'ils restaient au service des christianites. Enfin, cette méthode peut
être considérée comme une provocation, voire un acte
d'intimidation initié par les membres de cette élite qui ont cru
bon de réaffirmer leur dévouement pour la masse, tout en
utilisant un procédé digne de la « Police de la
Pensée » telle que l'a imaginé G. Orwell dans l'univers
totalitaire d'Océania304, qui rappelle les
302 C'est depuis la Norvège ou il s'était
réfugié que L. Trotsky a publié La révolution
trahie en 1936. Puis c'est en 1940 à Mexico qu'il a
été assassiné par un agent de Staline. L'histoire retient
que cet assassinat eut lieu en représailles après les critiques
très vives qu'il a publié sur l'Etat stalinien.
303 Le « Thermidor soviétique » est
une expression de L. Trotsky qui signifie la « victoire de la
bureaucratie sur les masse ». Le « chantre de la
révolution permanente » (O. Nay, 2007) emprunte ce mois du
calendrier républicain français car il s'inspire de la
révolution de 1789 à l'issue de laquelle il explique que les
Thermidoriens ont pris le dessus sur les jacobins. Selon L. Trotsky, toute
révolution est succédée par une contre-révolution :
suite à une première impulsion venue de la masse pour renverser
le pouvoir, c'est ensuite la « grande bourgeoisie » qui monopolise le
pouvoir au moyen d'une bureaucratie qui se met en place, dont le régime
autoritaire exclut la masse du pouvoir. Cf. « Les causes sociales de
Thermidor » , in La révolution trahie, op.cit., p.99-107.
304 Dans le roman de G. Orwell, la « Police de la
Pensée » est un dispositif de surveillance permettant au
dirigeant incarné par Big Brother de contrôler de manière
très étroite la pensée des habitants d'Océania.
Pour cela, l'Etat a instauré un régime de terreur et compte sur
la délation ainsi que sur tout un dispositif de surveillance (tel que le
télécran) pour maintenir son régime de propagande. Winston
Smith, le personnage principal de cet ouvrage, cherche notamment à
échapper à la Police de la Pensée. Cf. ORWELL Georges,
1984, op. cit.
156
pratiques totalitaires entreprises par l'Etat gendarme de
Staline, que Trotsky ne manque pas de faire la critique.
« Le régime soviétique a
incontestablement eu dans sa première période un
caractère beaucoup plus égalitaire et moins
bureaucratique qu'aujourd'hui. » TROTSKY Léon, La
révolution trahie, op.cit., p.105
Dans cette oeuvre, L. Trotsky se place en tant qu'observateur
de la métamorphose du régime soviétique, qu'il
décrit sur un ton très critique. Cet extrait peut certainement
être considéré comme une observation faite par le
théoricien marxiste sur le passage entre deux « stades
d'évolution »305 de la société
soviétique : d'un bolchevisme conquérant depuis la
révolution d'octobre 1917 favorisant le prolétariat à la
bureaucratie d'Etat instaurée par le régime stalinien qui
favorisait la prise de pouvoir par la bourgeoisie. Ainsi, si nous nous
plaçons d'un point de vue trotskyste, nous pouvons résumer ce
parallèle entre l'histoire du régime soviétique des
années 1920 et Christiania, qui ont tous deux été
confrontés au phénomène de «
dégénérescence bureaucratique
»306, car les masses ont été contraintes de
se soustraire à la domination d'une élite bureaucratique.
C'est ici que nous arrêterons la comparaison entre le
processus d'évolution de Christiania lors des quarante dernières
années et celui de l'Union de soviétique des années 1920.
Même si les christianites ne vivent en aucun cas dans un régime
totalitaire, force est de constater que le parallèle est possible entre
la monopolisation du pouvoir par les fonctionnaires de cette petite commune
alternative, et la formation d'une bureaucratie d'Etat lors de l'arrivée
au pouvoir de J. Staline dans les années 1920. Nous avons jugé
pertinent de développer cette comparaison avec l'Etat stalinien car elle
provient d'un témoignage recueilli auprès d'Astérix, un
christianite particulièrement critique envers la direction
administrative de Christiania. Évidemment, la comparaison entre un
régime totalitaire et celui de la commune libre est à prendre
avec précaution ; mais nous avons jugé ce détour
nécessaire car les propos tenus par Astérix, qui affirme
ouvertement être contre cet ordre bureaucratique, prouvent l'absence
« d'homogénéisation des modes de pensée
»307 à l'intérieur de l'institution.
Même si l'influence de la bureaucratie est évidente, les
christianites ne sont donc pas sujets à « la formation d'une
conscience morale »308 unique, ce qui laisse place
à la liberté d'expression des esprits les plus fertiles comme les
plus critiques.
305 ELIAS Norbert, « La transformation de
l'équilibre `nous-je' », in La société des
individus, op.cit., p. 205-301 306« Trotsky », in CAPDEVIELLE
Jacques, REY Henri (dir.), Dictionnaire de mai 68, op.cit., p.421
307 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, op.cit.,
p.201
308 Ibid., p.201
157
3.2 L'impossible retour aux principes fondamentaux
d'autogestion
Ce mémoire a été divisé en deux
grandes parties destinées à décrire dans un premier temps
ce qu'était Christiania à l'état embryonnaire
avec la description de ses principes fondamentaux, de l'idéal de
vie en société qu'ont créé les pionniers ; puis ce
que la commune est devenue à l'état
adulte309. Aujourd'hui arrivé à un stade
d'évolution plus avancé310, nous avons vu avec
l'exemple d'Astérix que certains membres de l'institution regrettent le
modèle d'origine qu'ils jugent meilleur, car plus démocratique et
garantissant d'avantage de liberté à la masse. N. Elias
décrit comme un « cercle vicieux » les normes
sociales de la pensée et du langage car il explique que l'individu se
trouve pris dans la société dans laquelle il évolue :
« Si audacieuse et si fertile que puisse être
l'imagination d'un individu même dans le domaine de la pensée, il
ne peut guère s'éloigner des normes de la pensée et du
langage de son temps. Il en reste prisonnier, ne serait-ce qu'à cause
des instruments linguistiques dont il dispose. »
ELIAS Norbert, La société des individus, op.
cit., p.135
La marge de manoeuvre pour ce type d'individu qui viendrait
enfreindre les règles ou chercher à dévier son entourage
« des normes de la pensée de son temps » reste, comme
l'explique H. Becker dans sa sociologie de la déviance, très
mince. En effet, l'individu peut rapidement se retrouver isolé s'il ne
parvient pas à s'intégrer à un groupe partageant ses
idées ainsi que ses pratiques déviantes. Si tel était le
cas, alors il y a de fortes chances pour que celui qui est
étiqueté comme « déviant
»311 cède face à la pression exercée
par la société qui l'entoure et qu'il fasse son retour dans la
norme. Pour un déviant, l'interaction avec d'autres déviants
partageant ses idées et ses pratiques contraires aux normes
instaurées par le groupe dominant est donc primordiale. C'est pourquoi
nous allons voir que même si Astérix paraît bien
isolé face à la norme instaurée dans cette
communauté, d'autres christianites comme Morten partagent ce point de
vue312, ce qui prouve que l'idée d'anarchie au sens de
self-government est toujours bien présente et peut donc se
maintenir à Christiania. Aujourd'hui âgé de cinquante-huit
ans, c'est à dix-sept ans que Morten s'est installé à
Christiania lorsqu'il
309 Nous renvoyons à la métaphore biologique de
P. Clastres. Cf. CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat,
op. cit., p.16
310 Ce qui ne veut pas nécessairement dire que le
stade d'évolution qu'a atteint aujourd'hui Christiania est le plus
abouti.
311 H. Becker définit les déviants comme «
ceux qui apparaissent comme étrangers à la
collectivité parce qu'ils dévient de ses normes ». La
déviance n'est que le fruit d'une interaction entre le groupe dominant
se conformant aux règles communément admises et ceux qui en
dévient, car « les groupes sociaux créent la
déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la
déviance ». Cf. « Le double sens de `outsider'
», in BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la
déviance, op. cit., p.25-41
312 Astérix et Morten se connaissent car ils travaillent
tous les deux en tant que guide de la communauté.
158
faisait partie du groupe appelé les Children's
power313. Se définissant aujourd'hui comme
anarcho-communiste314, Morten fait partie des christianites qui
considèrent la bureaucratie comme superflue :
Morten: «They don't produce any
food, they don't produce any buildings or houses, or bicycles or anything, they
just push papers, you know, from one desk to the other. And all this
I think it's redundant. I think everybody should
participate in pushing papers and we should respect production work. And I
don't think anybody can live from pushing papers, they always have to take the
money from the production work. And now, production work means very-very small
salary, in contrast to all the speculation works which produce nothing and
which means a very-very high salary.»
_ «Yes.»
Morten: «And my question is: why it
shouldn't be the same way in Christiania?» _ «So, you mean
all those people who just push papers in Christiania...»
Morten: «They should have less
money than the production work and they should share the work, it should be a
common duty to do this kind of works, and everybody share and participate in it
[...].»
D'après Morten, chacun devrait contribuer à la
conduite des affaires communes de la manière la plus équitable
qui soit : cela relèverait d'un « devoir commun » à
tous les christianites sans exception, ce qui permettrait à Christiania
de s'affranchir de la domination de l'élite bureaucratique et ainsi
d'être plus en accord avec l'idéal démocratique d'origine.
Ici, Morten réduit la tâche assurée par les agents
bureaucratiques à « pousser des papiers », une chose que
chacun serait capable de faire en plus de son activité professionnelle.
Mais la lecture du quinquagénaire sur ce qui se produit dans la
société à laquelle il appartient, va au-delà des
frontières de Christiania et Morten nous propose une vision plus
holiste. Selon lui, Christiania fait partie d'un tout où il faudrait
différencier les travailleurs produisant des
313 Au début des années 1970, les
children's power était un groupe composé d'adolescents
et de jeunes gens allant de quatorze à vingt-cinq ans. Connus des
services de police ainsi que des médias pour leur implication dans le
trafic de drogues ou leur exploitation dans les réseaux de prostitution
infantile, Morten s'inclut dans ce groupe dont la plupart de ses membres
avaient fugué du domicile familial ou des foyers d'accueil pour jeunes
orphelins ou délinquants. Largement influencé par les mouvements
révolutionnaires de la fin des années 1960, la plupart de ces
jeunes révoltés contre toute forme d'autorité
s'installèrent à Christiania où ils trouvèrent un
environnement propice à la poursuite de leur idéal.
314 Voici l'extrait d'entretien dans lequel Morten
décrit sa conception de l'anarcho-communisme : « I'm talking about
those who have quite privileges, who have a big house, who have a good income,
who have a lot of network and resources. They should say: `ok, we don't need
any money, we should voluntarily do this work, and they shouldn't make the
decision all the time, we should change those people all the time. All the
different life styles should be represented. Those who are the strongest should
take the heaviest burdens and those who are the weakest should be
supported. » Dans cette description, la
répartition indifférente du pouvoir entre les classes et la
manière dont ceux bénéficiant de plus de ressources
doivent les partager avec les plus faibles semble valider la conception
communiste de l'anarchie à partir de laquelle Morten définit ses
opinions politiques.
159
richesses très concrètes (nourriture, logements,
etc.) mais bénéficiant d'un bas salaire, du « travail
spéculatif » tel que celui que réalisent les fonctionnaires,
qui fournissent un travail plus abstrait mais engrangent les meilleurs
salaires. Voici la tendance que constate Morten dans la société,
y compris à Christiania, où il considère qu'il faudrait
inverser l'ordre social. Cet individu est donc animé par une forme de
marxisme liée à sa vision sur la lutte des classes tout en
réfutant l'autorité exercée par la direction
administrative ponctionnant ses richesses du fruit du travail de la masse qui,
comme nous avons pu le voir dans la première partie, est soumise
à la collecte de l'impôt assurée par ces mêmes agents
bureaucratiques. Ainsi, après avoir vu le sens positif de la collecte de
l'impôt exprimée par certains christianites considérant que
celui-ci est légitime puisqu'il permet de rémunérer ceux
qui assurent la subsistance de la commune libre ; le discours de Morten montre
quant à lui qu'à Christiania ce même impôt peut
être considéré négativement car il permet aux
bureaucrates de renforcer leur position de dominants dans la
communauté.
Par ailleurs, Morten fait référence au terme de
« christianitis », soit le nom d'un syndrome inventé par les
individus les plus critiques de l'ordre bureaucratique de la communauté,
pour désigner les personnes jugées comme souffrant d'une certaine
avidité et qui auraient laissé le pouvoir leur monter à la
tête :
_ «Ok. Oh you also said something quite interesting
last year when I came here with Allan. You said the word `Christianitis', which
is a kind of illness when there is `too much Christiania'. could you be more
precise?»
[...]
Morten: «People think to their own
interest, also here in Christiania. When they have Christianitis, they think
that they can justify their personnal interest with arguments like: `we have
been living for a long time here in Christiania and we know what is going on'.
You know?»
«Yeah, ok. Does it mean that those people are
`allergic' to Christiania?»
Morten: «No, they are kind of...
They feel that they are the ones who do something for Christiania and all the
rest is not doing anything. And therefore, it's a good idea that they have more
influence than others, just because they `do all the work', they should have
all the political authority.»
_ «Ok. And don't you think this `Christianitis' is
because they are too selfish and self-confident, but it's also
because...»
Morten: «Maybe they also hide that
they are not sure of themselves!»
160
Cette « christianitis » renvoie directement aux
observations d'A. Conroy qui disait que l'activisme politique peut
présenter un danger pour la démocratie. Ce danger peut à
la fois toucher les christianites soumis à la domination de ceux qui se
sont approprié le pouvoir, tout comme il peut affecter ces dominants
qui, persuadés qu'ils sont les seuls capables de prendre les
décisions, peuvent d'après Morten faire de mauvais choix dont les
conséquences seraient irréversibles pour l'ensemble de la
communauté dont ils font partie. Autrement dit, ces chefs ne seraient
pas infaillibles et pourraient chercher à « cacher » leurs
faiblesses pour éviter d'altérer leur représentation. Les
symptômes de cette maladie affectant tout particulièrement les
« pousse-papiers », se verraient chez les individus ressentant un
besoin impérieux d'intervenir dans tous les domaines de la vie
communautaire. Il s'agit d'un sentiment d'omnipotence qui se manifesterait par
la certitude chez ceux qui en sont affecté de savoir ce qui est bon pour
Christiania au nom de leur ancienneté dans l'institution. Cependant, le
risque d'épidémie dans un espace confiné tel que
Christiania est nul, car cette maladie concerne uniquement le petit nombre
d'individus occupant les postes à hautes responsabilités. Aussi,
malgré le caractère irréversible de bureaucratisation et
de concentration du pouvoir aux mains des bureaucrates ; à en croire
Morten, la « christianitis » ne serait pas une maladie incurable et
la voie de la guérison pour les bureaucrates qui en souffrent serait de
se délester de la pression engrangée par l'exercice du pouvoir,
en partageant ce pouvoir ainsi que l'exécution des tâches
administrative avec la masse.
Tel est selon Morten l'antidote qu'il suffirait d'administrer
à cette petite élite bureaucratique pour éradiquer cette
maladie. Néanmoins, la « christianitis » peut aussi sembler
insurmontable pour ceux qui voient en ce processus irréversible de
bureaucratisation, se dessiner un avenir funeste, tant le retour aux principes
fondamentaux de la communauté paraît impossible. Même Morten
qui pourtant semble vouloir encore croire que leur guérison est
possible, n'en demeure pas moins lucide quant à l'impossibilité
que les personnes non-qualifiées puissent participer à la
conduite des affaires communes dans un monde devenu aussi complexe :
Morten: «But it's so hard to find such
a kind of person in Christiania because it's very few who have the education to
do the jobs, and the knowledge to do the jobs.»
Ces propos criants de vérité ne peuvent que
renforcer la position de dominants qu'occupent les membres de la direction
administrative, et d'autres pionniers tels que son ami Astérix ne voient
pas pourquoi la tendance pourrait s'inverser. Dans cette mesure, envisager
161
l'exit315 est une possibilité
envisageable pour Astérix, qui pourtant est un individu dont
l'identité est profondément marquée par l'appartenance
à cette institution :
_ «From your opinion, is still a possibility to live
outside? I mean to leave Christiania?»
Astérix: «Yeah-yeah. I'm
getting old, I have my house in Spain and...»
A woman sitting next to Astérix:
«No-no-no-no!»
Astérix: «Don't... Eat you
bread, eat you bread.»
_ «You go to Spain very often, right?»
Astérix: «Yeah. (He
looks at the persons sitting next to us) It's my neighbors.»
Interrompus durant l'entretien par ses amis dont certains
sont aussi ses voisins, avec lesquels Astérix a pris l'habitude de
prendre son petit-déjeuner au café Woodstock, ce christianite de
la première heure ne cache plus aujourd'hui ses velléités
de départ. Le teint halé, c'est à son retour d'Espagne
où il possède sa résidence secondaire qu'Astérix a
accepté de réaliser ce second entretien.
? Extrait du carnet de terrain n°8 - notes du
vendredi 6 avril 2012
Durant les semaines qui précédaient notre
rencontre, je m'inquiétais de son absence et ses proches tels que
Kirsten et Morten m'avaient assuré qu'il reviendrait sous peu.
Néanmoins, la manière dont Astérix évoque ce
véritable havre de paix perché dans les montagnes d'Andalousie et
son âge avancé, ainsi que la spontanéité de cette
femme assise à
notre table qui n'a pas hésité à
interrompre mon interlocuteur, montrent que l'idée d'un
départ définitif est envisageable pour Astérix. De
plus, si nous nous référons à la dernière question
concernant le sens de la peinture qu'il a réalisé sur l'un des
murs extérieurs de sa roulotte située à Nordområdet
(« L'aire du Nord », aire locale n°9), nous pouvons constater
qu'Astérix exprime un certain détachement à l'égard
de la communauté et que quitter Christiania ne serait pas aussi
difficile que cela, pour lui qui vit là depuis plus de quarante ans :
|
|
315 L'exit est une notion qui a été
développée par A.O. Hirschmann dans le cadre de ses travaux en
économie politique. Cet économiste américain
considère que lorsque l'individu est mécontent, celui-ci a le
choix entre trois possibilités : la réaction silencieuse
(exit) qui dans le cas d'une institution telle que Christiania, ce
choix conduirait l'individu à quitter la communauté ; rester
fidèle à la commune dans son essence (loyalty); ou alors
protester ce qui reste relativement envisageable dans ce type d'institution
où la prise de parole est favorisée par les assemblées
préexistantes (voice). Cf. HIRSCHMAN Albert Otto, Exit,
Voice, Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations and States,
Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970
162
_ «Yeah... Or perhaps one last question: Last time when
I visited you with Allan [Anarchos], I forgot to ask you the meaning of your
painting.»
Astérix: «My painting? Which
one?»
_ «The big one which is on the outside wall of your
place. You said you also like painting, right?»
Astérix: «Yeah, I mean I like
to paint. It's called Longing for freedom316.»
_ «I wanted to ask you why you're holding a red flag.
Do you refer to communism?» Astérix:
«No, actually this painting is not finished, I have to.»
_ «What do you mean? Did you forget to add the three
yellow dots of the Christiania flag?»
Astérix: «No, actually when I
painted it, everybody ask me the same question: `why don't you paint a
Christiania flag'? And I got bored.»
_ «Do you mean you would never finish it?»
Astérix: «No, I'll finish it,
and I think I will paint my flag black (he laughs).»
_ «Oh, you mean the anarchist flag! And what is the
town represented just in your back: Copenhagen or Christiania?»
Astérix: «It's Copenhagen in
the old days, and Christiania is just represented with the lotus flower which
is on the bottom.»
_ «Oh ok, then next year when I'll be back, and just
visit your house and check if you have finished to paint your flag
black.»
Astérix: «(he smiles)
Ok.»
Lorsqu'il a réalisé cet autoportrait qu'il a
baptisé Longing for freedom, Astérix le fit à la
vue de tout le monde étant donné que cette peinture orne sur
toute la longueur, l'un des murs extérieurs de sa roulotte. Ainsi, son
voisinage, les christianites qui empruntent cette voie quotidiennement, mais
aussi les badauds ont pu contempler la progression de cette oeuvre que
l'artiste avoue n'avoir pas tout à fait achevée. Au centre de ce
tableau, Astérix a pris soin de se représenter tenant un drapeau
de couleur rouge qui nous laissait supposer qu'il s'agissait d'un drapeau
connotant un mouvement révolutionnaire lié aux luttes sociales,
que l'on retrouve notamment dans la doctrine communiste. Aussi,
lorsqu'Astérix a affirmé que son oeuvre était
inachevée, je lui ai demandé si les trois points jaunes du
drapeau de Christiania étaient l'élément manquant sur ce
fond rouge qu'il avait laissé dans sa couleur unie. Le principal
intéressé me répondit par la négative, visiblement
irrité par cette question dont il dit
316 Cf. annexe n°21, p.207: «
autoportrait d'Astérix - Longing for freedom »
avoir souvent été l'objet de la part des autres
membres de la communauté. En effet, la question peut paraitre
légitime : pourquoi donc sur son autoportrait, ce christianite dont la
vie a profondément été marquée par Christiania,
s'est-il abstenu de finir son oeuvre en frappant ce drapeau rouge des trois
points jaunes symbolisant Christiania ? Fatigué par tant d'insistance de
la part de son public qui ne comprenait pas pourquoi ce drapeau restait
orphelin des trois points jaunes, Astérix envisage aujourd'hui de
couvrir ce drapeau de noir, symbole traditionnel de l'anarchie.
163
Ainsi, nous pouvons interpréter cet autoportrait comme
révélateur de l'état d'esprit du peintre qui, à
travers ce tableau, ne fait qu'exprimer son « désir de
liberté ». L'absence des trois points jaunes n'est pas un hasard
car cela peut symboliser le désamour qu'Astérix ressent pour
l'institution qu'il a vu grandir et se métamorphoser. Ne pas peindre ces
trois points jaunes sur son drapeau peut être
considéré comme un acte de défiance, une provocation
vis-à-vis de l'institution, à l'égard de ceux qui la
représentent et cherchent coûte que coûte à
créer une unité derrière ce drapeau unique, commun
à tous les christianites. Mais Hulda (actuelle coordinatrice du groupe
de contact) tout comme Britta (ancienne membre éminente de cette
même direction administrative) savent toutes les deux que l' « on ne
peut forcer les individus à l'unité », et Astérix en
est probablement l'exemple vivant. De plus, en affirmant que son
drapeau est destiné à devenir noir, symbole de l'anarchie,
la distance entre l'institué et son institution semble
s'accroître, tant il apparaît difficile de revenir a posteriori
à un rouge orné de trois points jaunes vifs à partir
d'une couleur aussi coriace que le noir. Ainsi, cette interprétation de
l'oeuvre inachevée d'Astérix ne fait que confirmer la
possibilité que ce christianite anarchiste - ou resté anarchiste
- puisse en venir à quitter l'institution.
Pour résumer, les points de vue de Morten et
Astérix, deux des esprits les plus critiques que nous avons pu
rencontrer sur le terrain, montrent une certaine impuissance face à la
forme que prend leur institution aujourd'hui : le retour aux principes
fondamentaux paraît donc tout à fait impossible. Christianites et
amis de longue date, Morten et Astérix partagent un regard critique
à l'égard des membres de la direction administrative qu'ils
jugent, par essence, contraires aux principes fondamentaux de leur commune.
Pouvant être considérés comme les derniers
représentants des idéaux anarchistes à Christiania (Morten
défendant des idées de type anarcho-communiste, Astérix
croyant plutôt en une forme libérale de l'anarchie) ces deux
christianites incarnent bien l'idée que nous ne pouvons classer
Christiania dans un type bien précis d'anarchie. La commune libre «
n'est que le reflet de la société » disait Joker, avec toute
la diversité et la complexité que cela comprend, c'est pourquoi
nous ne pouvons réduire notre analyse à une seule forme
d'anarchie.
Enfin, contrairement à Morten qui a affirmé
lors de l'entretien ne pas pouvoir envisager de quitter Christiania tant il
considère son destin lié à celui de sa communauté,
les spéculations à propos du drapeau d'Astérix semblent
être l'émanation du détachement que ce second christianite
peut ressentir vis-à-vis de l'institution dont il est membre. Pour
Astérix, l'exit317 est donc une option qu'il ne faut
exclure, ce qui prouve une nouvelle fois que l'individu conserve toujours une
part d'autonomie vis-à-vis du tout institutionnel auquel il
appartient.
164
317 HIRSCHMAN Albert Otto, Exit, Voice, Loyalty. Responses
to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 1970
165
Conclusion - Christiania : une société
alternative
soumise à un retour vers la norme
Dans son ouvrage consacré aux utopies communautaires,
B. Lacroix explique en quoi ces projets de vie collective sont voués
à l'éclatement : « le projet de vie
communautaire est voué à manquer de l'institutionnalisation dont
il ne peut se passer pour avoir quelques chances de survivre et sa dynamique
l'enferme dans une insoluble contradiction »318. Cette
dynamique menant à l'éclatement de la communauté
semble avoir été évitée par les christianites qui
ont su amorcer un processus d'institutionnalisation, que nous pouvons
considérer comme crucial si les membres de ce projet collectif voulaient
avoir une chance de voir leur communauté se pérenniser. Autrement
dit, l'institutionnalisation serait un mal nécessaire permettant de
stabiliser le groupe dans un cadre institutionnel doté de croyances et
de normes qui permettent d'assurer la longévité de la
communauté. De plus, l'auteur ajoute que quand bien même la
communauté parviendrait à atteindre ce niveau
d'institutionnalisation, au lieu de trouver « une
société libérée », ses membres y
trouveraient qu'un « panoptique institutionnalisé
»319 dans lequel les individus reproduisent de
manière plus ou moins consciente l'ordre institutionnel « classique
» reposant sur l'idée de hiérarchie, de contrainte et de
coercition. C'est ce qui expliquerait selon B. Lacroix que, confrontés
à la désillusion de l'expérience communautaire, ses
membres décideraient de se séparer, ce qui entraînerait
l'éclatement de la communauté.
Or, tout porte à croire qu'à Christiania cette
désillusion a bien été réelle car les pionniers ont
vite réalisé que leurs idées révolutionnaires
posaient problème : avec l'Etat danois tout d'abord, du fait de leur
choix d'abolir de la propriété privée sur un terrain
qu'ils squattaient, ou encore d'y développer des pratiques
déviantes telles que l'usage et le trafic de marijuana ; mais nous
relevons également des problèmes internes, liés à
leur conception de la démocratie et à leur répartition
supposée équitable du pouvoir. Tous ces problèmes trouvant
leurs origines à la fois à l'intérieur et à
l'extérieur de la communauté, auraient pu conduire les
christianites à renoncer à ce projet communautaire. Mais force
est de constater que la commune supposée « libre » est
toujours bien là, présente au coeur de la capitale danoise
après plus de quarante années de lutte pour « sauver
Christiania ». Maintenir cette communauté a été
possible grâce à son institutionnalisation et c'est au prix d'une
centralisation du pouvoir et du renoncement à une grande partie de leur
capacité d'autogestion que les christianites
318 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op.cit., p. 66
319 Ibid., p. 64
166
peuvent encore aujourd'hui vivre dans leur microcosme social.
Cette forme d'altruisme que nous évoquions en première partie
pour expliquer le fait que les membres de cette petite société
renoncent à une grande partie de leur pouvoir pour le salut de leur
communauté, n'est pas sans conséquences sur leur quotidien. Car
laisser se former un tel appareil bureaucratique implique une
délégation du pouvoir entre les mains des agents bureaucratiques
qui, comme nous avons pu le voir à travers quelques exemples, ont la
capacité d'exercer une contrainte morale voire physique sur le reste de
la communauté au nom de leur statut d'agent défendant les
intérêts de l'institution. Ce n'est qu'à travers leur
statut de fonctionnaires supposés maintenir l'ordre et les valeurs
communautaires, que les membres de cette minorité dirigeante ont le
pouvoir d'exercer une forme de contrainte très concrète sur la
majorité dominée, en leur imposant d'adopter un comportement
institué et accepté par l'ensemble de la communauté (ex.
payer l'impôt communautaire).
Le constat de ce glissement progressif vers un pouvoir
central nous a ouvert d'autres perspectives pour réfléchir sur la
nature du pouvoir dans cette institution, ce qui nous amène à la
seconde partie consacrée à l'analyse du pouvoir dans les rapports
sociaux et les pratiques institutionnelles. Cette approche plus « micro
», car davantage axée sur des cas individuels analysés
à partir de sources ethnographiques, constitue une série
d'éléments qui confirment que la nature du pouvoir à
Christiania se définit effectivement selon le modèle «
classique » de la relation « commandement-obéissance
» telle que la décrit P. Clastres320 ; et que, loin
de s'être émancipée de la conception « classique
» du pouvoir dans la société, nous retrouvons dans cet
espace de co-présence des relations sociales similaires à la
société « classique ». En effet, il y a une
différence notable entre la fonction initiale de l'institution et ce qui
est latent, c'est-à-dire les attentes sous-jacentes des individus qui,
en devenant membres de cette institution, ambitionnent
généralement d'améliorer leur sort en ajustant leurs
positions en fonction de ces attentes. Certes, nous avons pu constater que la
fonction initiale de la commune libre était d'y réaliser une
expérience sociale alternative, bannissant toute contrainte et toute
hiérarchie liées à l'ordre institutionnel « classique
», en y proclamant des principes révolutionnaires notamment
inspirés des théories de P-J Proudhon. Toutefois, à mesure
que nous progressions dans notre analyse, nous nous sommes aperçus que
derrière cet ordre institutionnel orienté vers un idéal
assurant notamment un meilleur partage du pouvoir, se cachent des individus
qui, bien qu'adhérent - en théorie - pleinement à ces
principes
320 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat,
op. cit., p.10
167
institutionnalisés, se positionnent naturellement dans
l'institution, prennent le jeu à leur compte de manière à
améliorer leurs positions respectives.
Dans cette mesure, force est de constater que le cas de
Christiania ne fait pas exception : Christiania est bien soumise à la
« loi d'airain de l'oligarchie » que le sociologue
élitiste R. Michels321 décrit comme le
phénomène inhérent à toute organisation. Quand bien
même il serait inscrit dans les gênes de l'institution des valeurs
révolutionnaires qui consisteraient à abolir la hiérarchie
ainsi que la relation sociale de la société « classique
» que P. Clastres définit comme «
commandements-obéissance », l'ordre institutionnel tend
naturellement à la formation d'une hiérarchie et à une
répartition inégale du pouvoir entre les individus. Nous avons vu
avec l'exemple de Britta que le positionnement de l'individu dans
l'institution, qui s'opère lors de son processus d'intégration
peut s'avérer déterminant ; mais nous avons également pu
constater à travers la trajectoire de Joker que la distribution des
rôles n'est pas figée et qu'une mobilité entre les
différents groupes identifiés grâce à la typologie
d'A. Conroy est possible. Prendre le jeu à son compte dépend donc
de la capacité qu'aurait un individu à appréhender l'ordre
institutionnel dans lequel il évolue et à adapter son rôle
en fonction des situations auxquelles il est confronté. Cette
acuité permet à des individus tels que Joker qui, bien que ne
disposant pas d'importantes ressources, parviennent à tirer leur
épingle du jeu et peuvent occuper une position relativement confortable
dans l'institution.
Par ailleurs, nous relevons d'autres formes de calculs
pouvant être opérés par les christianites disposant de
ressources relativement importantes. Certains de ces individus appartenant
à la classe supérieure de Christiania se rassemblent et forment
une élite bureaucratique, qui trouve sa légitimité dans la
simple énonciation des problèmes inhérents à cette
forme d'organisation que nous avons décrits dans la première
partie du mémoire. Dans cette classe dominante ou « direction
administrative »322, nous retrouvons des individus dont
les profils correspondent aux « active sympathizers » qu'A.
Conroy définit comme ceux qui portent tout le poids de la commune sur
leurs épaules. Seulement, nous avons pu apercevoir que l'activisme
politique comporte d'importants risques pour la démocratie à
Christiania : cette élite bureaucratique prend l'apparence d'une caste
fermée estimée à une vingtaine d'individus par
Astérix, qui parvient à se reproduire et à consolider
leurs positions respectives.
321 MICHELS Robert, Les partis politiques : essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, op. cit
322 Cf. « § 12 Concept et sortes de groupements
», in WEBER Max, Economie et société, op.
cit., p. 88
168
A l'instar des pushers ou « passive
opportunists » qui exercent un pouvoir d'injonction, les activistes
les mieux positionnés dans la pyramide institutionnelle de Christiania
exercent un autre type de violence, pouvant être tout aussi
préjudiciable pour le reste du groupe : un pouvoir de persuasion.
Contrairement aux attentes, notre analyse montre que ce n'est pas
nécessairement dans la violence exercée par les pushers
que nous pouvons trouver un danger pour l'équilibre de la commune, mais
ce danger peut également se trouver chez les activistes les plus
dominants qui, sous couvert de leur fonction censée assurer l'avenir de
la communauté, certains esprits motivés peuvent agir de
manière intéressée pour satisfaire leur soif de pouvoir.
En d'autres termes, la satisfaction des intérêts personnels
apparaît donc plus forte que les croyances auxquelles les
institués adhèrent en devenant membre de l'institution ; et aussi
grande soit la capacité de celle-ci à influencer les modes de
pensée et les comportements de ses membres, l'individu possède
toujours une indépendance relative à partir de laquelle il se
réapproprie les normes et les valeurs auxquels il a
adhéré, pour tirer des rétributions grâce à
son appartenance à l'institution.
Comme en attestent les deux schémas de l'ordre
institutionnel de Christiania, le premier étant le fruit de nos travaux
précédents, le second résultant de notre deuxième
enquête de terrain, le regard que nous portons sur la commune libre a
évolué : l'idée de hiérarchie à Christiania
est bien réelle et il nous a même été possible
d'identifier un chef de communauté, en la personne d'Hulda, dont
l'omniprésence au sein du groupe de contact et le caractère
inamovible et infaillible que nous avons pu relever dans son discours nous
permettent de tirer ces conclusions. Bien entendu, notre regard porté
sur la fonction qu'elle exerce n'est nullement destiné à en faire
la critique, mais cela nous a permis de vérifier l'hypothèse de
R. Michels sur notre objet d'étude : même si Hulda n'est pas
officiellement reconnue que le chef de Christiania, tous les
éléments lors de nos observations sur le terrain, le discours
d'Hulda ainsi que celui de son entourage, montre qu'elle en possède
toutes les caractéristiques. C'est à partir de cette conclusion
que nous renvoyons le lecteur à la citation de P. Clastres, pour qui la
société sans pouvoir n'existe pas, qu'il est même une
nécessité inhérente à tout groupement humain. Dans
le cas de Christiania, nous n'avons jamais nié le fait que le pouvoir
est une notion avec laquelle les christianites doivent composer, mais il
apparaissait nécessaire de nous demander si le caractère
supposé alternatif de cette société permettrait à
Christiania de s'émanciper de la conception « classique » du
pouvoir. L'état actuel de nos recherches montre qu'il n'en est rien car
Christiania correspond à l'hypothèse n°3 : il s'agit d'un
espace de co-présence qui a nécessité des ajustements
institutionnels qui tendent à modifier profondément les
aspirations révolutionnaires initiales pour un ordre institutionnel
reproduit à partir de
169
l'ordre « classique » des sociétés
occidentales. En outre, notre cheminement nous permet d'avancer l'idée
que le statut de chef de communauté incarné par Hulda serait la
présence signalée par P. Clastres « dans
l'absence »323, tant lors de notre enquête de
terrain il nous a maintes fois été répété
qu'il n'y a pas de chef à Christiania.
L'étude des « stades d'évolution
»324 de la société alternative de
Christiania montre donc qu'elle a été soumise à un
processus de bureaucratisation jugé nécessaire au maintien de la
commune. Mais la bureaucratie n'est est pas moins un instrument de pouvoir, qui
permet aux membres de cette direction administrative considérés
comme légitimes de monopoliser le pouvoir politique tout en ayant la
possibilité de contraindre la masse dans un souci de rationalité
(ex. de la liste des `mauvais payeurs' publiée dans UGESPEJLET
par la secrétaire du bureau de la construction). Seulement, ces
pratiques exécutées par les fonctionnaires de Christiania sont,
du point de vue des esprits les plus critiques tels que Morten et
Astérix, contraires aux principes antiautoritaires dictés par les
pères fondateurs de la communauté. C'est pourquoi nous trouvons
dans le discours de Morten des propos très critiques envers ceux qu'il
qualifie de « pousse-papiers », une tâche qui d'après
lui devrait revenir à l'ensemble des christianites. Mais revenir aux
principes d'autogestion paraît tout à fait impossible, et
Astérix voit en la forme actuelle que prend l'institution un avenir
funeste qui l'amène aujourd'hui à envisager
l'exit325: d'après lui, Christiania serait soumise
au phénomène de « dégénérescence
bureaucratique »326 tel que définissait L. Trotsky
dans ses critiques acerbes envers l'Etat stalinien des années 1920. Bien
entendu, même si la critique d'Astérix peut le laisser entendre,
Christiania n'est pas une dictature. Mais ce témoignage reflète
bien « la désillusion »327 que peut
ressentir le communard qui a vu cette expérience communautaire
naître dans une forme bien précise, puis se métamorphoser
pour aujourd'hui présenter un cadre institutionnel ayant perdu son sens
initial.
323 CLASTRES Pierre, La société contre l'Etat,
op. cit., p.21
324 ELIAS Norbert, « La transformation de
l'équilibre `nous-je' », in La société des
individus, op.cit., p. 205-301
325 HIRSCHMAN Albert Otto, Exit, Voice, Loyalty. Responses
to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 1970
326 « Trotsky », in CAPDEVIELLE Jacques, REY Henri
(dir.), Dictionnaire de mai 68, op.cit., p.421
327 LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, op.cit., p. 67
170
Enfin, la mise en évidence de la désillusion de
l'expérience communautaire n'est pas une fin en soi ; tel est le sens
après tout de l'utopie communautaire. Mais Christiania est, encore
à l'heure actuelle, digne d'intérêt car il s'agit d'une
organisation politique présentant des caractéristiques propres
qui permettent, comme nous l'avons vu dans ce mémoire de recherche, de
nous interroger sur des questions liées à la théorie de la
démocratie. La commune libre est un puits comportant des ressources
encore insoupçonnées que le chercheur se doit de mettre à
jour. C'est pourquoi à l'heure où les représentants de la
commune libre collectent l'argent nécessaire au rachat du terrain, ce
qui signifierait la reconnaissance de Christiania en tant que communauté
autonome ; il serait opportun d'analyser les échanges entre Christiania
et la municipalité de Copenhague, et plus précisément
comment la municipalité parvient-elle à intégrer dans
le milieu politique local cette communauté revendiquant des
caractéristiques si particulières ?
171
Bibliographie
Ouvrages et articles
- BARRIE James Matthew, Peter Pan et Wendy, Londres,
Hodder & Stoughton, 1911
- BEAUD Stéphane, WEBER Florence, Guide de
l'enquête de terrain : produire et analyser des données
ethnographiques, Paris, La découverte, 2010
- BECKER Howard, Outsiders. Etude sociologique de la
déviance, Paris, A-M Métaillé, 1985 [1963]
- BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris, Les
éditions de minuit, 1980 - BRAUD Philippe, Sociologie
politique, Paris, LGDJ, 2011
- BURG David F., Encyclopedia of student and youth
movements, New York (NY), Facts on file, 1998
- CAPDEVIELLE Jacques, REY Henri (dir.),
Dictionnaire de mai 68, Paris, Larousse, 2008
- CATPOH, Christiania: 1000 personnes, 300 chiens - Une
commune libre, Paris, Alternatives et parallèles, 1978
- CLASTRES Pierre, La société contre
l'Etat, Paris, Les éditions de minuit, 2011 [1974]
- CONROY Adam, Christiania - The evolution of a
commune, Amsterdam, International institute of social history, 1994
- DEJACQUES Joseph, De l'Etre humain mâle et
femelle - Lettre à P-J Proudhon, La Nouvelle Orléans,
1857
- EVANS-PRITCHARD Edward Evan, Les Nuer - Description des
modes de vie et des institutions politiques d'un peuple nilote, Paris,
Gallimard, 1994 [1937]
- ELIAS Norbert, La société des
individus, Paris, Fayard, 1991
- ELIAS Norbert et SCOTSON John L., Logiques de
l'exclusion, Paris, Fayard, 1997 [1965] - FOUCAULT Michel, Surveiller
et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975
- GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie
quotidienne - La présentation de soi, Tome 1, Paris, Les
éditions de minuit, 1973 [1959]
- HIRSCHMAN Albert Otto, Exit, Voice, Loyalty. Responses
to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 1970
172
- JACOBI Suzanne, Christiania guide. written, photographed
and published by christianites, Christiania, Copenhagen, 2005
- LACROIX Bernard, L'utopie communautaire : mai 68 :
histoire sociale d'une révolte, Paris, PUF, 1981
- LAGROYE Jacques (dir.), FRANCOIS Bastien et SAWICKI
Frédéric, Sociologie politique, Paris, Presse de Science
Po - Dalloz, 2006
- LAGROYE Jacques, OFFERLE Michel (dir.), Sociologie de
l'institution, Paris, Belin, 2011
- LAHIRE Bernard, L'homme pluriel - Les ressorts de
l'action, Paris, Armand Colin, 2001 [1998]
- LUDVIGSEN Jacob, Christiania. fristad i fare,
København, Ekstrabladets forlag, 2003
- MICHELS Robert, Les partis politiques . essai sur les
tendances oligarchiques des démocraties, Bruxelles, éditions
de l'Université de Bruxelles, 2009 [1911]
- MONGILI Alessandro, Staline et le stalinisme,
Tournai, Casterman, 1995 - NAY Olivier, Histoire des idées
politiques, Paris, Arman Colin, 2007 - ORWELL Georges, 1984,
Paris, Folio, 1950 [1948]
- PROUDHON Pierre-Joseph, Du principe
fédératif et de la nécessité de reconstituer le
parti de la révolution, Paris, Romillat, 1999 [1863]
- PALARD Jacques, « Médiation et institution
catholique », in Archives de sciences sociales des religions,
n°133, 2006
- THÖRN Håkan, WASSHEDE Cathrin and NILSON Thomas
(eds.), Space for urban alternatives? Christiania 1971 - 2011,
Stockholm, Gidlunds förlag, 2011
- TÖNNIES Ferdinand, Communauté et
société . catégories fondamentales de la sociologie
pure, Paris, PUF, Paris, 2010 [1887]
- TRAIMOND Jean-Manuel, Récits de
Christiania, Lyon, ateliers de création libertaire, 1994 - TROTSKY
Léon, La révolution trahie, Paris, Les éditions
de minuit, 1963 [1936]
- WEBER Max, Economie et société,
Tome1, Paris, Plon, 1995 [1921]
Mémoire de recherche
- VASSEUR Pierre, mémoire dirigé par DERVILLE
Grégory, Christiania . monographie d'une utopie communautaire,
Université Lille 2 Droit et Santé, 2011
173
Références diverses
Editions d'UGESPEJLET Christiania (« Le miroir
de la semaine de Christiania ») semaine du 7/01/2011 au 14/01/2011
(numéro 1, année 31) ; semaine du 13/4/2012 au 20/4/2012
(numéro 13, année 32
Edition d'Hovedbladet (« The main paper
») paru le 2 octobre 1971
RITZAU rédaction politique, « Avocat : des millions
dans la maison Christiania » (« Advokat: Millionerne er i hus til
Christiania »), article paru dans Politiken, le 12 juin
2012,
http://politiken.dk/indland/ECE1653982/advokat-millionerne-er-i-hus-til-christiania/
Rapports, études
« Taux d'administration des administrations publiques
», OCDE, Eurostat, calculs CAS, 2008
Documentaires
JENSEN Stine Boe, BECK Peter, »Christiania - Fristad i
frigear» (»Christiania - Commune libre et neutre»),
épisode 1 à 6 diffusés sur la chaîne DR 1 aux mois
d'avril et mai 2012, R-Film ApS, 2011 ;
VEST Nils, «Fem dag for freden» (»Cinq
jours pour la paix»), Copenhague, L'atelier du film
(Filmværkstedet), 1978;
VEST Nils, «Christiania, du har mit hjerte»
(«Christiania, tu as mon coeur»), Copenhague, Freddy Tornberg films,
1991 ;
VEST Nils, «Lov & orden i Christiania -
2» (»Loi et ordre à Christiania - 2»), Copenhague,
Nils Vest films, Videotics et l'association culturelle de Christiania
(Christianias kulturforening), 2003.
Chansons
FENGER Lars, dit « Joker », »Hippiebyen
Sover», (»Hippie ville dort»), Sorteper (»Pat
Hibulaire»), 2011 ;
Disponible sur Youtube :
http://www.youtube.com/watch?v=qSLtN7j7aAI&playnext=1&list=PL47FADFFFCB02EA0
E&feature=results_video
HEDVARD Annie »Christiania du har mit hjerte»
(»Christiania tu as mon coeur»), 1975 ;
LUNDEN Tom, »I kan ikke slå os ihjel»
(»Vous ne pouvez pas nous tuer»), Sigøjner Kompagni,
(« la gipsy compagnie »), 1975.
Disponible sur Youtube :
http://www.youtube.com/watch?v=lglljPEUDF8
174
Sites internet
http://www.christiania.org/
Site officiel de la commune libre de Christiania.
http://www.christianiaooo.dk/
Site non-officiel, créé en 2011, à
l'occasion du quarantième anniversaire de Christiania.
http://www.christianiafolkeaktie.dk/
Site officiel de « l'action du peuple de Christiania
» (Christiania FolkeAktie), où il est notamment possible
pour ses visiteurs de faire des dons pour contribuer à la cause
défende par cette association : « sauver Christiania ».
http://cabyg.christiania.org/
Site officiel du « bureau de la construction »
(byggekontor). Site d'information pour les christianites, où il
est possible de solliciter les ouvriers du bureau de la construction pour
réaliser des travaux chez soi, ou bien signaler un problème
constaté sur l'espace communautaire.
http://www.crir.net/
Site officiel de la Christiania Researcher In Residence,
où il est possible pour les chercheurs et doctorants d'y déposer
leurs candidatures pour obtenir un logement le temps de leurs recherches. Il
s'agit également d'un forum permettant aux chercheurs
d'échanger.
http://www.vestfilm.dk/
Site officiel de Nils Vest, christianite et
réalisateur de nombreux films et documentaires sur Christiania.
http://www.politiken.dk/
Site de l'un des principaux quotidiens nationaux du Danemark.
http://www.ft.dk/
Site du parlement danois (Dansk Folketing).
http://www.kb.dk/
Site de la Bibliothèque Royale (Det Kongelige
Bibliotek) de Copenhague
175
Entretiens ethnographiques, données
orales
Analyse de quelques données objectives
recueillies auprès des personnes interrogées
Le tableau ci-dessous est un récapitulatif de quelques
données objectives que nous avons relevé auprès des
personnes interrogées, qui permettent de mieux situer chaque
enquêter. Au cours de ces deux mois d'enquête sur le terrain, nous
avons rencontré dix christianites (quatre hommes et six femmes) dont une
ex-christianite qui travaille toujours dans la communauté en tant que
secrétaire au bureau de l'économie (Birgitte).
Cet échantillon est composé d'une tranche
d'âge assez homogène (de 45 à 68 ans). Cette tranche
d'âge assez avancée n'est pas représentative de l'ensemble
de la population de Christiania (estimée entre 850 et 1000 habitants)
qui compte un nombre important de mineurs (non comptabilisés dans les
recensements car non concernés par le prélèvement de
l'impôt communautaire). Cependant, cette homogénéité
des profils peut s'expliquer par la nature de notre enquête
ethnographique, destinée à analyser l'ordre institutionnel de
Christiania, et donc de nous intéresser notamment aux christianites
occupant des postes de fonctionnaires de la communauté. Ajoutons
à cela la durée de notre présence sur le terrain,
particulièrement courte pour ce type de travail
ethnographique328, qui nous a amené à
fréquenter un réseau d'interconnaissances ce qui peut expliquer
que notre échantillon soit relativement peu diversifié en terme
de tranche d'âge.
Nom
|
Age
|
Réside
à Christiania depuis
|
Lieu de résidence
|
Situation familiale
|
Profession
|
Niveau d'études
|
Astérix
|
63 ans
|
1971 (depuis 41 ans, mais il a aussi vécu dix
ans en Espagne
|
Réside à Nordområdet (aire
n°9)
|
Célibataire, 4 enfants
|
Guide
à Christiania, artiste (peintre, compositeur)
|
A renoncé très tôt
aux études
|
Morten
|
54 ans
|
1974
(depuis 38 ans)
|
Réside à la Cosmic
Flower, Syddyssen (aire n°14)
|
Célibataire, 3 enfants
|
Guide à Christiania
|
Etudes de sociologie
à l'Université de Copenhague
|
Richardt
|
65 ans
|
1972
(depuis 40 ans)
|
Fabriksområdet (aire n°7)
|
Célibataire, Sans enfants
|
Psychologue
|
Etudes de psychologie
|
Kirsten
|
51 ans
|
1980
(depuis 32 ans)
|
Den blå Karamel (aire n°10)
|
Mariée, 2 enfants
|
Secrétaire du « Nouveau forum »
; polyvalente (guide, ménage, etc.)
|
Etudes en sociologie
|
Joker
|
47 ans
|
1989
(depuis 23 ans)
|
Den blå Karamel (aire n°10)
|
Marié,
1 enfant
|
Auteur- compositeur- interprète
; secrétaire du «Nouveau forum »
|
A renoncé très tôt
aux études
|
|
328 Si nous comparons la durée de notre séjour
à ceux qu'ont pu réaliser des anthropologues tels que B.
Malinowski (1884-1942) qui a passé plusieurs années dans les
îles Trobriand, ou encore l'américain E.E. Evans Pritchard
(1902-1973) dans le Sud-Soudan dans les années 1920, alors le temps que
nous avons jusqu'ici passé sur le terrain est insuffisant pour
prétendre arriver à une analyse aussi fine que les anthropologues
britanniques.
176
Felicya
58 ans
|
1971
(depuis 41 ans)
|
Nordområdet (aire n°9)
|
Célibataire,
1 enfant
|
Secrétaire au bureau des aides sociales de
Christiania
|
A renoncé très tôt
aux études
|
Britta
|
68 ans
|
1971
(depuis 41 ans)
|
Mælkebøtten (aire n°8)
|
Mariée,
2 enfants
|
Actrice, Présidente de l'association culturelle de
Christiania
|
A renoncé très tôt
aux études
|
Birgitte
|
50 ans
|
A vécu à Christiania de 1979 à
1997
|
Ne vit plus à Christiania, mais à Amager,
près du quartier de Christianshavn
|
Mariée, Quatre enfants
|
Secrétaire au bureau de l'économie de
Christiania
|
Etudes d'économie - gestion
|
Hulda
|
N'a pas souhaité communi quer son âge (environ 55
ans)
|
1984
(depuis 28 ans)
|
Nordområdet (aire n°9)
|
Célibataire,
1 enfant
|
Psychologue, « secrétaire »
ou plutôt coordinatrice du groupe de
contact
|
Etudes de psychologie
|
Tanja
|
45 ans
|
1971
(depuis 41 ans)
|
Mælkebøtten (aire n°8)
|
Célibataire,
2 enfants
|
Assure la collecte des dons à « l'Action
du peuple de Christiania)
|
A renoncé très tôt
aux études
|
|
Hormis Birgitte, tous appartiennent à l'une des quinze
aires locales qui composent Christiania. Notons que trois d'entre eux vivent
à Nordområdet (« L'aire du Nord », aire locale
n°9), deux à Den Blå Karamel (« Le caramel bleu »,
aire n°10), deux à Mælkebøtten (« Le pissenlit
», aire n°8) ; ce qui illustre bien l'idée d'interrelation
qu'il y a entre ces individus et l'univers très localisé auquel
nous avons été confronté.
Caractérisés par des situations familiales
assez différentes, la moitié d'entre eux ont rapidement
renoncé aux études, ce qui constitue un indice
supplémentaire nous permettant de relativiser le fait que Christiania
serait directement (voire exclusivement) issue du mouvement de révolte
étudiante de mai 68. Tous ne possèdent pas un bagage
universitaire très conséquent, mais notre échantillon
montre que certains d'entre eux exercent (ou ont exercé) des professions
dans des domaines similaires : artistique (Astérix, Joker et Britta),
secteur libéral lié à la santé (Richardt et Hulda).
Sur les dix christianites interrogés, sept occupent un poste de
fonctionnaire dans la pyramide institutionnelle de Christiania, les trois
autres (Astérix, Morten et Richardt) peuvent être
considérés comme faisant partie de la masse qui, compte tenu de
ce que notre enquête a révélé, sont des acteurs
passifs de ces rouages institutionnels (la fonction de « guide de
Christiania » ayant peu d'impact sur la prise de décision dans
l'institution). Nous avons également pu constater que ces trois
christianites sont les plus critiques envers ce processus de bureaucratisation,
jugé contraire aux principes fondamentaux de la commune (excepté
Joker qui, comme nous avons pu le voir dans la partie consacrée au
positionnement dans l'institution, occupe une place dans la pyramide
institutionnelle malgré le jugement qu'il porte sur ceux qu'il
considère comme s'octroyant « un pouvoir artificiel ».
177
Au cours de notre recherche, nous nous sommes aperçu
qu'Hulda, à travers sa qualité de « coordinatrice »
(tel est le terme qu'elle emploie pour définir sa fonction) du groupe de
contact, pouvait être apparentée à un chef de la
communauté. Tandis que Birgitte occupe une position de choix dans cette
pyramide, puisqu'elle est secrétaire du bureau de l'économie. Or,
ces deux exemples montrent que l'ancienneté n'est pas
nécessairement un paramètre déterminant pour occuper les
postes les plus élevés dans la hiérarchie institutionnelle
de Christiania : Hulda ne s'est installée dans la communauté
qu'en 1984 et n'a pas mis longtemps pour s'intégrer au groupe de contact
créé au début des années 1990. Birgitte, quant
à elle, n'a pas été une pionnière mais a
vécu dans la commune libre entre 1979 et 1997, et ce n'est que depuis
2011 qu'elle a intégré le bureau de l'économie. Autrement,
contrairement aux attentes, ce ne sont pas nécessairement les
established, les pionniers de la commune, qui occupent les postes clef
(ex. Astérix, Richardt, Felicya) ; mais les postes à hautes
responsabilités s'acquièrent majoritairement en mobilisant ses
ressources (notamment le capital culturel et social).
Détails des entretiens ethnographiques,
brefs résumés de leurs contextes
Tous ces entretiens ont été
réalisés en anglais, à l'exception de la deuxième
et de la troisième prise de l'entretien réalisé avec
Kirsten, lors desquels elle a souhaité les réaliser en
français, une langue qu'elle maîtrise parfaitement. Certains ont
pu être approfondis, au moyen de plusieurs entretiens, d'autres sont plus
brefs, notamment ceux réalisés avec des christianites
rencontrés sur leurs lieux de travail.
Leif « Astérix »,
christianite.
Entretien réalisé en deux prises :
- le lundi 24 janvier 2011 au domicile d'Astérix,
situé à Nordområdet (« l'aire du Nord », aire
locale n°9), durée : 1h16
- le jeudi 05 avril 2012 au café appelé « le
Woodstock », situé à Pusher Street, à
Mælkevejen (« La voie lactée », aire locale n°5),
durée : 40 min.
Astérix a soixante-trois ans, célibataire,
quatre enfants, et vit seul dans ces deux roulottes assemblées et
réaménagées en un seul et même logement. Cet
entretien est le premier que j'ai réalisé dans le cadre de mes
recherches sur Christiania au mois de janvier 2011. Même si ce même
entretien apparaît déjà dans mon premier mémoire sur
la commune libre, j'ai décidé de le réutiliser car des
thèmes majeurs pour ce second mémoire y sont abordés. En
effet, lors de cette première rencontre, mon allié sur le terrain
Allan Anarchos m'avait présenté à son ami «
Astérix »329, nous eûmes une
première discussion à propos du rapport antagoniste
qu'entretiennent pusher et activistes, mais c'est bien sa vision sur
l'évolution de sa communauté qui m'avait frappé.
Puis, pour la seconde année consécutive, je
décidais de renouer contact avec Astérix. Notre premier entretien
c'était très bien déroulé et Astérix
était désormais un allier sur le terrain sur lequel je pouvais
compter. Ensuite, j'ai repris contact avec lui car j'avais de nouvelles
questions à lui poser : Astérix m'avait affirmé qu'il
était anarchiste, mais quelle forme d'anarchie ? Je lui demanderai
d'être plus précis. Ensuite, s'il était anarchiste, que
pensait-il de ce phénomène d'institutionnalisation qui s'est
produit tout au long de l'histoire de Christiania ?
329 Au début de l'entretien, nous lui avons
naïvement demandé pourquoi il s'appelait Astérix et le
principal intéressé nous avait répondu un brin moqueur :
« tu es sûr que tu es français ? ». En
réalité, Leif de son vrai prénom considère qu'il
vit dans un village d'irréductibles. Mais la bande-dessinée d'A.
Uderzo et R. Goscinny nous apprend qu'Astérix est un personnage
rusé, intelligent et nous verrons dans l'entretien approfondi que ce
surnom correspond assez bien à sa personnalité.
178
Pour ce second entretien, Astérix me donne
rendez-vous au café Woodstock. Pour ma première visite dans ce
café habituellement mal fréquenté la journée, j'ai
appris avec surprise que le matin, lorsque la plupart des pushers sont
encore couchés ou les alcooliques se remettent de leurs excès de
la veille, les anciens de Christiania comme Astérix, y viennent prendre
leur petit-déjeuner, lire la presse et discuter autour d'un café
de ce qui se passe dans la communauté, mais surtout de
l'actualité nationale et internationale. C'est pour cette raison que
tous les matins, de 9h à 10h, le café Woodstock est
surnommé `le deuxième parlement' de Christiania (derrière
le Grey hall ou se tiennent les assemblées communes, bien entendu). Le
café est bondé, les gens discutent, nous nous asseyons dans un
coin et des amis d'Astérix viennent peu à peu s'asseoir à
notre table et écouter notre discussion.
Morten, christianite.
Entretien réalisé en trois prises au
domicile de Morten, la « Cosmic flower », située à
Syddyssen (« Le tumulus du Sud », aire locale
n°14) :
- le lundi 24 janvier 2011, durée : 50 min
- le lundi 19 mars 2012, durée : 53 min
- le mercredi 21 mars 2012, durée : 46 min
Morten a cinquante-quatre ans, célibataire, trois
enfants, et vit seul dans les combles d'une ancienne bâtisse attenante
aux remparts du XVIIe siècle, qui longent toute la partie Ouest de
l'ancienne caserne de Bådsmandsstræde. Une nouvelle fois, ma
rencontre avec Morten a été possible grâce à
l'intervention d'Allan Anarchos, journaliste et allié sur le terrain qui
ce jour-là m'avait donné rendez-vous dans la commune libre pour
me présenter à quelques-uns de ces amis christianites. Lors de
cette première phase de l'entretien, ce sont des indices sur sa
trajectoire personnelle que j'ai essayé de collecter, en cherchant
à amener l'enquêté à raconter des anecdotes, que S.
Beaud et F. Weber considèrent comme souvent un excellent «
révélateur et analyseur de situations sociales
»330.
Plus d'un an après notre première
rencontre, je décidais d'aller rendre une seconde visite à
Morten, qui m'avait accueilli chaleureusement à son domicile et m'avait
affirmé que si j'avais d'autres questions à lui poser, je serai
toujours le bienvenu. Cette fois-ci, je me rendis seul à ce second
entretien avec des idées assez précises en tête.
Premièrement, Je voulais en savoir un petit plus sur les circonstances
de son arrivée à Christiania, comment s'était-il
intégré ? Ensuite, Morten m'avait affirmé qu'il
était lui aussi anarchiste. Que voulait-il dire par là ? A quelle
forme d'anarchisme peut-on croire dans un univers devenu aussi
institutionnalisé? A mon arrivée, Morten m'offre en thé et
me propose d'écouter de la musique folk de Christiania. Celle-ci restera
en fond sonore une bonne partie de l'entretien. Morten roule minutieusement son
joint et nous commençons l'entretien qui sera interrompu par
l'arrivée imprévue de l'un de ses amis, venu l'aider à
réparer un vieux tourne-disque.
Alors, je me rendis deux jours plus tard à son
domicile pour terminer cet entretien. Notre conversation c'était
achevée sur la relation parfois tendue que les habitants de Dyssen
ont pu avoir (d'où leur décision au début des
années 1980 de se séparer en trois aires locales bien
distinctes). Ne sachant pas où vivait l'ami de Morten, je n'avais pas
insisté pour continuer cette conversation qui, peut-être, aurait
pu réveiller un vieux contentieux entre les deux amis. Enfin,
l'entretien s'était poursuivi en orientant la conversation sur l'ordre
institutionnel actuel dont Morten fit la critique, et s'achevait sur les
solutions à employer pour en corriger les défauts.
330 Cf. « 6/ Conduire un entretien », in
BEAUD Stéphane, WEBER Florence, Guide de l'enquête de
terrain : produire et analyser des données ethnographiques, Paris,
La découverte, 2010, p.230-145
179
Richardt, christianite.
Entretien réalisé le mercredi 26 janvier 2011
au domicile de Richardt, situé à Fabriksområdet («
L'aire de la fabrique », aire locale n°7), durée : 1h14
Troisième et dernier entretien
réalisé grâce à mon allié Allan Anarchos, ma
rencontre avec Richardt eut lieu un après-midi d'hiver
particulièrement rigoureux, où Richardt nous a chaleureusement
ouvert les portes de sa grande maison dans laquelle il vit seul. Aujourd'hui
âgé de soixante-cinq ans, c'est en 1972 que ce jeune
étudiant en psychologie s'installa à Christiania où il
construisit de ses propres mains la maison de ses rêves dans l'aire
locale de La fabrique (Fabriksområdet, aire locale n°7). Richardt
est fier d'avoir réalisé cette maison structure bois d'une
architecture audacieuse, dans laquelle il a su créer une ambiance
chaleureuse, parfaite pour prendre une tasse de thé au coin du feu. Bien
que n'ayant pas eu la chance de m'entretenir une seconde fois avec cet homme
qu'Allan m'avait présenté comme « le plus libéral des
tous les christianites », j'ai jugé intéressant de reprendre
cet entretien qui reflète la diversité idéologique que
l'on peut trouver à Christiania. Cet après-midi-là, notons
la présence de Nick, un étudiant américain qu'Allan avait
également convié pour rencontrer ce personnage assez
atypique.
Richardt a une personnalité que l'on pourrait
qualifier d'assez individualiste, pas au sens péjoratif du terme, mais
au sens où il considère que chacun est libre de satisfaire les
objectifs personnels qu'il s'est fixé dans la vie (comme construire une
maison) sans se soucier, ni interférer dans les objectifs que les autres
poursuivent. Or, ces opinions peuvent poser problèmes lorsque l'on vit
dans une communauté telle que Christiania . · Richardt est
« pour » le « plan local pour l'aire de Christiania »
proposé en 2007 par le gouvernement et considère qu'introduire la
notion de propriété privée à Christiania serait la
meilleure des choses à faire. Il ne prend donc aucunement part à
la mobilisation pour « sauver Christiania » et affiche clairement ses
opinions en publiant régulièrement dans UGESPEJLET, des tribunes
dans lesquelles il n'hésite pas exprimer sa désapprobation quant
à la politique menée par la direction administrative de
Christiania.
Kirsten, christianite et employée
à la permanence de Christiania « Nyt Forum »,
soit le « Nouveau Forum » ou bureau des relations
extérieures de Christiania.
Entretien réalisé en trois prises dans un
bâtiment ayant pignon sur la rue de Pusher Street
appelé Operaen (« L'opéra »), à
Psyak (pas de traduction, aire locale n°2) :
- le mercredi 26 janvier 2011, durée : 01h02
- le mercredi 21 mars 2012, durée : 57 min
- le mercredi 04 avril 2012, durée : 13 min
Kirsten a cinquante-deux ans, remariée, deux
enfants, elle s'est installée à Christiania en 1980 et
réside depuis de nombreuses années au Caramel bleu (Den blå
Karamel, aire locale n°10). Femme polyvalente, nous l'avons
rencontré sur l'un de ses lieux de travail . · le « nouveau
forum », un bureau créé au début des années
1980, destiné à recevoir les outsiders
(étudiants, journalistes, etc.), afin de répondre à
leurs questions, et ainsi assurer plus de tranquillité aux
résidents de Christiania qui se plaignaient d'être assaillis de
questions. Kirsten y assure la permanence tous les mercredis. Bien entendu, la
fonction qu'elle occupe est à prendre en compte dans l'analyse de ses
propos, dans lesquels nous avons relevé des données de
trajectoire sociale ainsi que la fonction qu'elle exerce à
Christiania.
Pour la deuxième année consécutive,
je décidais de retourner voir Kirsten, avec qui j'avais gardé un
très bon contact. Pour la retrouver, le plus facile était de
retourner la voir
180
au « nouveau forum », à l'endroit
même où s'était déroulé le premier entretien.
Kirsten était vraiment contente de me revoir, et me souhaitait la
bienvenue en français. Surpris par son niveau de français
(Kirsten ne m'avait pas dit qu'elle avait vécu un an à Paris
où elle avait été fille au pair. Notre premier entretien
s'était donc déroulé en anglais), elle me proposait
d'essayer de discuter en français. Nous parlons lentement, avec des mots
simples, mais Kirsten se débrouille très bien. Cette fois-ci, je
commençais l'entretien en lui posant des questions sur son processus
d'intégration à Christiania au début des années
1980, revenant ainsi sur l'essoufflement du mouvement hippie et
l'arrivée massive du mouvement punk auquel elle s'identifiait. Puis,
nous avons axé l'entretien sur sa fonction dans l'institution.
Après retranscription du second entretien, je
m'aperçus qu'il manquait des éléments concernant le «
groupe de contact ». En effet, la relecture de notre second entretien
montre qu'un amalgame avait rapidement été fait entre les
réunions des aires locales et les réunions hebdomadaires du
groupe de contact auxquelles Kirsten prend part de manière assidu. Elle
est donc membre de ce groupe de contact mais l'entretien révèle
qu'elle n'y occupe qu'une place secondaire par rapport au rôle que peut
jouer Hulda.
Lars « Joker », christianite et
employé à la permanence du Christiania « Nyt Forum
», soit le « Nouveau Forum » ou bureau des relations
extérieures de Christiania.
Entretien réalisé le lundi 26 mars 2012
à Operaen (« l'opéra »), à Psyak (pas de
traduction, aire locale n°2), dans le même bureau où nous
avions rencontré Kirsten. Durée : 1h20
« Joker » a quarante-sept ans, marié, un
enfant. Dès notre première rencontre à la permanence du
« nouveau forum » qu'il assure tous les lundis, il a souhaité
que je l'appelle par son surnom comme c'est souvent le cas chez les
christianites (cf. Astérix). Ce surnom m'est ensuite réapparu
lors de mes recherches dans les archives de la communauté, étant
donné que « Joker », Lars de son vrai prénom, est un
personnage public puisqu'il est le chanteur d'un groupe de rock composé
de christianites appelé Sorteper331. Coiffé
de son large chapeau feutré aussi noir que ses cheveux longs tombant sur
ses maigres épaules, Joker exerce sa fonction au « nouveau forum
» avec un certain détachement : il apparaît plus enclin
à parler musique en allumant ses joints que de son travail.
Après avoir échangé sur la nature
des textes qu'il écrit dans le cadre de son
groupe332, Joker évoque le combat que mène la
communauté face à l'Etat danois . · une lutte qu'il juge
nécessaire pour que la commune libre soit enfin reconnue. Lorsqu'il est
arrivé à Christiania en 1989, Joker était convaincu que
quelque chose d'important s'y jouait, il était animé par un
sentiment de révolte et la volonté d'en découdre avec les
forces de l'ordre si l'occasion se présentait. Cependant, il
réalisa très rapidement que la violence était bannie par
l'institution qu'il intégrait, c'est pourquoi Joker a rapidement appris
à tempérer ses ardeurs belliqueuses . · il s'est
conformé aux normes en vigueur dans l'institution.
Puis, nous avons relevé chez Joker une
capacité assez singulière prendre le jeu à son compte,
c'est-à-dire à se mouvoir comme il le souhaitait entre les
différents groupes (même antagonistes) que l'on trouve à
Christiania. Autrement dit, Joker est caractérisé par une
certaine acuité à lire l'ordre institutionnel dans lequel il
évolue pour satisfaire ses besoins ainsi que ceux de sa famille.
331 Sorteper est la Traduction danoise du personnage de
fiction de Walt Disney Pat Hibulaire. Ce gros matou au regard de gangster est
l'un des plus anciens personnages de Disney souvent décrit comme
l'ennemi juré de Mickey Mouse.
332 Christiania est une source d'inspiration pour
l'auteur-compositeur-interprète de ce groupe. Et ses textes, notamment
sa chanson intitulée Hippiebyen sover (« Hippie-ville dort
»), nous a permis de mieux comprendre comment Joker parvient à
extérioriser le sentiment de révolte qui l'anime.
181
Felicya, christianite et employée au
Christiania beboerrådgivning - « Herfra og Videre
», soit le bureau « donnant des conseils aux résidents de
Christiania » - « Maintenant et demain ».
Entretien réalisé le jeudi 22 mars 2012
à Fredens Ark (« l'arche de la paix », aire locale n°3),
durée : 38 min.
Felicya a soixante-et-un ans, un enfant, et vit
désormais seule une petite maison retirée dans la verdure de
Nordområdet (« L'aire du Nord », aire locale n°9). C'est
sur les conseils de Kirsten que je suis allé à sa rencontre dans
le bureau des aides sociales de Christiania situé au troisième
étage de cet imposant immeuble, baptisé Fredens Ark après
l'évacuation des junkies qui s'y étaient rassemblés entre
1971 et 1979. Il s'agit d'un lieu hautement symbolique pour ce bureau
chargé de traiter le problème de l'addiction (alcool, drogue)
chez les christianites, mais aussi les étrangers venus chercher une
oreille, des conseils, ainsi qu'un traitement pour soigner ce mal qui ronge de
nombreuses personnes.
Lors de ce court entretien (Felicya a accepté de
s'entretenir avec moi durant sa pause), nous avons pu échanger sur la
fonction de ce bureau, du nombre de personnes employées (trois femmes
à temps plein, plus une assistante sociale à temps partiel), et
nous avons réalisé toute l'attention que porte l'institution pour
les problèmes sociaux. Cette rencontre a véritablement
été un déclic m'ayant fait réaliser à quel
point Christiania est finement structurée.
Enfin, je me suis employé à récolter
un maximum d'indices sociaux dans le peu de temps qu'il m'a été
accordé. Ayant grandi dans les quartiers huppés de Copenhague
(Frederiksberg), Felicya a connu et fréquenté Christiania
dès sa création en 1971, alors qu'elle se réclamait du
mouvement hippie. Après m'avoir avoué qu'à cette
époque elle n'était pas intéressée par les
études (Felicya voulait « en faire le moins possible »), ce
n'est que quelques années plus tard qu'elle s'est définitivement
installée dans la commune libre où elle a élevé son
fils dans un cadre idyllique, malgré cette étrange cohabitation
avec les trafiquants de drogue. Ayant toujours eu la crainte de voir son fils
tomber dans l'addiction, c'est en tant que mère qu'elle a
décidé de s'investir dans cette tâche difficile.
Aujourd'hui, Felicya forme une équipe très soudée avec ses
collègues et amies qui partagent cette dure réalité au
quotidien.
Britta, christianite et coordinatrice de la
Christianias Kulturforening, soit « l'association culturelle de
Christiania ».
Entretien réalisé le lundi 02 avril 2012 au
domicile de Britta, appelée « laden » (« la grange
»), située à Mælkebøtten (« Le pissenlit
», aire locale n°8), durée : 1h35
Britta a soixante-huit ans, elle est mariée et a
deux enfants. Elle vit à Christiania depuis sa création, et a
même fréquenté les lieux auparavant, puisqu'elle vivait,
à Sofiegården, l'un des nombreux squats de Christianshavn «
vidé » par les autorités à la fin des années
1960, dont la plupart de ses membres ont ensuite participé à la
fondation de Christiania. Britta a donc connu ce que l'on pourrait appeler la
genèse de Christiania, et m'a permis d'en savoir un peu plus sur le
contexte historique dans lequel a été fondée la commune
libre (l'identité ouvrière du quartier, leur cohabitation avec
les jeunes gens issus de la classe moyenne).
182
Mais Britta est aussi une figure connue à
Christiania, épouse du réalisateur christianite Nils Vest, elle a
longtemps appartenu à la troupe de théâtre
Solvognen333. Poète par passion, elle est depuis de
nombreuses années la coordinatrice de l'association culturelle de
Christiania. Cette association, qu'elle a créée en 1995, a pour
but de promouvoir la culture à l'intérieur de la commune libre
mais aussi à l'extérieur. Britta bénéficie d'un
capital social et culturel important, qui lui permet de faire rayonner son
association tout en restant au coeur des activités à
l'intérieur de la communauté : ayant quitté sa fonction au
sein du groupe de contact depuis quelques années, Britta parvient
à entretenir des liens directs et très réguliers avec
Hulda, qui occupe un rôle-clef à la tête de la pyramide
institutionnelle. Ainsi, nous pouvons dire que le couple Nils Vest - Britta
bénéficie d'une certaine renommée à Christiania, ce
qui leur permet d'occuper des positions relativement confortables dans
l'institution.
Enfin, au-delà des informations que nous avons pu
recueillir lors de l'entretien, Britta est une femme très accueillante,
qui m'a ouvert les portes de sa maison située à
Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8)
à plusieurs reprises afin que je puisse consulter quelques-uns des
nombreux livres qui ornent sa bibliothèque.
Birgitte, ex-christianite, employée au
Christiania økonomikontor
Soit le « bureau de l'économie de Christiania
»,
Entretien réalisé le lundi 09 mars 2012 au
bureau de l'économie situé à Fabriksområdet («
l'aire de la fabrique », aire locale n°7), durée : 41 min
Birgitte a cinquante ans, elle travaille aujourd'hui au
bureau de l'économie de Christiania, qui a été
créé afin de s'assurer que l'impôt soit
prélevé dans tous les foyers de la commune libre. Birgitte occupe
un poste demandant beaucoup de travail, c'est une femme très
pressée qui a interrompu l'entretien lors de l'arrivée d'une
christianite qui venait la solliciter.
Bien entendu, cet impôt n'est d'aucune mesure
comparable à ceux dont doivent s'acquitter les habitants du quartier de
Christianshavn (qui en tant que résidents de Copenhague, payent la
plupart du temps beaucoup d'impôts). A l'origine, Christiania
était un squat où nul n'était contraint de se plier au
paiement de taxes. Toutefois, nous avons vu que les habitants de ce squat
durent rapidement faire face à un certain nombre de contraintes : comme
ramasser les poubelles ou réhabiliter et maintenir les immeubles, ce qui
a nécessité l'embauche d'ouvriers (christianites ou non) à
plein temps. Puis, il a fallu s'assurer que ces employés soient
rémunérés, d'où la création de ce bureau
dans les années 1980.
Le processus de bureaucratisation de Christiania a donc
été amorcé du simple ramassage des ordures pour aboutir
à la formation d'une direction administrative
aujourd'hui incarnée par le groupe de contact.
Tous ces fonctionnaires sont aujourd'hui rémunérés par
l'institution qui prélève l'impôt communautaire par le
biais du bureau de l'économie. Cet impôt est en hausse constante
et s'élève depuis le mois de janvier 2012 à 1900 couronnes
par mois et par christianite imposable334.
333 Ce terme signifie littéralement « Le chariot
du soleil », soit le nom que les membres de cette troupe de
théâtre ont décidé de se donner lors de sa
création en 1969 avant d'être dissoute en 1982. Mais il faut
souligner que le terme de « Solvognen » a été
emprunté à la mythologie scandinave, puisqu'il s'agit d'une
pièce de bronze et d'or représentant un chariot tiré par
deux chevaux (signalons qu'une pièce manque aujourd'hui à
l'attelage), sur lequel repose le soleil. Aujourd'hui exposé au
musée national du Danemark, cette pièce majeure datant de
l'âge de bronze est une personnification du soleil.
334 Soit la somme de 255, 54 euros. Ce montant est
fixé chaque année au mois de janvier lors d'une réunion
fixant le budget annuel de la communauté. Ces réunions se
tiennent au bureau de l'économie de Christiania, entre agents
bureaucratiques, à l'endroit même où j'ai
réalisé l'entretien.
183
Hulda, christianite et « secrétaire
» du kontaktgruppen,
Soit « le groupe de contact ».
Entretien réalisé le jeudi 12 avril 2012 au
bureau de l'économie de Christiania, Fabriksområdet (« l'aire
de la fabrique », aire locale n°7), durée : 52 min
Cet entretien est le dernier que j'ai
réalisé durant mon séjour aux mois de mars et avril 2012,
celui-ci pourrait être considéré comme l'aboutissement de
mes recherches sur la question de la nature du pouvoir à Christiania. En
effet, c'est en cherchant à comprendre comment se décline
aujourd'hui l'ordre institutionnel de la commune libre que mes rencontres avec
divers protagonistes m'ont peu à peu guidées vers cette femme
d'une cinquantaine d'années, célibataire, un enfant, que nous
pouvons qualifier de chef de la communauté. Hulda a l'apparence d'une
femme incontournable à Christiania . · Kirsten, Birgitte,
Britta, mais aussi Tanja m'ont toutes conseillées de rencontrer Hulda
qui, selon elles, était la personne la plus apte à
répondre à certaines de mes questions.
Ces questions portaient sur la nature et le
fonctionnement du groupe de contact. Principal interlocuteur des
représentants de l'Etat depuis la loi de Christiania votée en
1989, ce groupe de contact composé d'un nombre restreint d'individus
(dont une faible majorité ne vit pas à Christiania) tient le
destin de la commune libre entre ses mains depuis plus de vingt ans (le groupe
de contact ayant été créé en 1991). Infaillible et
inamovible, Hulda présente dans son discours des caractéristiques
semblant aller bien au-delà de la simple fonction de «
secrétaire » que lui prête certains membres de la pyramide
institutionnelle.
Je ne peux pas dire que cet entretien se soit très
bien passé. Pourtant, mon premier contact avec elle par
téléphone avait été très bon (Kirsten m'a
permis de lui téléphoner depuis le bureau du « Nouveau Forum
») : après m'être présenté et lui avoir dit que
je la contactais de la part de Kirsten, Hulda avait accepté de me
rencontrer à l'heure et le lieu qui lui convenait le mieux. Dès
le lendemain matin, au bureau de l'économie où elle devait
ensuite rencontrer Birgitte pour leur réunion hebdomadaire, je la vit
arriver l'air agacée, employant un ton assez directif. Elle me demanda
rapidement de (re)présenter mon travail, je lui réexpliquais que
je m'intéressais aux rouages institutionnels de Christiania ainsi
qu'à la vie quotidienne dans la communauté. Elle me
répondit qu'elle n'avait que très peu de temps m'accorder,
qu'elle refusait de parler de sa vie privée et que je devais uniquement
lui poser des questions sur sa fonction au groupe de contact. Ambiance.
Pour cet entretien, ma grille de questions permettant de
relever des indices sociaux et d'analyser la trajectoire des individus
était bonne à rester dans le fond de mon sac. Je décidais
d'improviser en me pliant à sa demande tout en essayant de glisser
certaines questions me permettant de déduire des données
objectives (
ex. au lieu de demander
directement son âge . · « quel âge aviez-vous quand
vous avez pris vos fonctions au groupe de contact? » ; pour la situation
familiale . · « n'est-ce pas trop difficile pour votre entourage
que vous consacriez autant de temps pour Christiania ? »). Bien que
certains subterfuges ont échoué (Hulda refusait
systématiquement de répondre aux questions qu'elle jugeait
inopportunes), j'ai pu relever un certain nombre d'indices rendant les
résultats de cet entretien acceptables.
184
Tanja, christianite et employée à
plein temps Christiania FolkeAktie, soit « l'Action du Peuple de
Christiania ».
Entretien réalisé le mardi 27 mars 2012 au
bureau de l'économie où a été installé celui
du FolkeAktie au mois de juillet 2011, Fabriksområdet (« l'aire de
la fabrique », aire locale n°7), durée : 1h10
Tanja a quarante-cinq ans, et vit aujourd'hui seule avec
la plus jeune de ses deux filles. C'est à l'âge de quatre ans que
Tanja est venue vivre avec sa mère, Annie Hedvard (l'auteur de
Christiania tu as mon coeur, l'hymne de la
communauté335) et son père, photographe.
C'est sur les premiers souvenirs de Tanja que nous avons d'abord axé
notre entretien. Puis, nous nous sommes peu à peu orientés vers
la description de sa fonction à l'Action du Peuple de Christiania : elle
est chargée de récolter les dons qui sont ensuite reversés
à la fondation Christiania, qui doit rassembler la somme de 76 000 000
de couronnes (soit plus de 10 000 000 d'euros) pour la verser à l'Etat,
propriétaire légal du terrain.
Cette extension du dispositif institutionnel de
Christiania s'est donc opérée au mois de juillet 2011, en marge
des nouvelles négociations menées avec l'Etat, suite au
procès que les christianites représentés par l'avocat K.
Foldschack avaient perdu devant la Cour Suprême du
Danemark336. C'est au FolkeAktie que nous pouvons
dire que se joue aujourd'hui l'avenir de Christiania, car les petites mains qui
s'emploient chaque jour à récolter cette somme portent en eux
l'espoir que le « navire » Christiania puisse apercevoir un jour la
mer d'huile que nous décrivait Joker. Ce projet n'est pas destiné
à ce que seuls les christianites en deviennent propriétaires,
mais a pour objectif d'en faire un héritage public, que cette
expérience communautaire puisse être partagée par tous. Le
jour de notre rencontre, j'ai moi-même fait un don et Tanja m'a remis un
document attestant de ma participation à ce
projet337. L'entretien commence lors de cette
transaction.
Enfin, l'entretien réalisé au bureau de
l'économie m'a permis de constater que le lien avec le bureau voisin
où travaille Birgitte est à relativiser, puisque la somme
récoltée concerne directement le conseil d'administration de la
fondation Christiania dont la plupart de ses membres - dont Hulda - font aussi
partie du groupe de contact. Cette observation m'avait conforté dans
l'idée que le groupe de contact joue un rôle
prépondérant dans l'ordre institutionnel de Christiania.
335 Cf. annexe n°14, p.200-201: « paroles de l'hymne
de Christiania »
336 Lors de notre première enquête sur le
terrain au mois de janvier 2011, nous avions pu assister à la
première matinée de ce procès qui se déroulait du
lundi 26 janvier 2011 (jour de mon retour en France) au 5 février. Ce
procès perdu face à l'Etat peut être perçu comme le
début du processus qui allait voir naître l'Action du Peuple de
Christiania dans lequel Tanja travaille aujourd'hui. Cf. «
Résumé de la première matinée du procès de
Christiania », in VASSEUR Pierre, mémoire dirigé
par DERVILLE Grégory, Christiania : monographie d'une utopie
communautaire, op. cit., p.104
337 Cf. annexe n°18, p.204: « le share de
l'Action du Peuple de Christiania »
185
Exemple-type de la grille de questions - Entretien
ethnographique avec un
christianite
Dressée à partir des conseils recueillis dans
Le guide de l'enquête de terrain de S. Beaud et F. Weber, ces
entretiens ethnographiques à caractère semi-directif sont
organisés de manière à mettre à l'aise
l'enquêté en le laissant s'exprimer sur ses centres
d'intérêts (ex. Joker et la musique, Britta et les
évènements culturels qu'elle organise, Richardt et la maison
qu'il a construite).
1 / Collecter des « données objectives
» (de manière à ne pas laisser l'entretien prendre
une forme d'interrogatoire, disséminer les questions aux quatre coins de
l'entretien.
? de base : âge, sexe, activité
professionnelle (s'il y en a), statut matrimonial, nombre d'enfants (s'il y en
a), nationalité, lieu de naissance, lieu de résidence actuel
(aires locales), niveau d'études, etc.
? trajectoire : origines sociales =} statut actuel,
trajectoire scolaire, formation universitaire (s'il y en a), trajectoire
résidentielle (à l'intérieur mais aussi à
l'extérieur de la communauté, participation éventuelle
à des squats avant Christiania)
? Données ajustées à Christiania
: contexte et processus d'intégration dans la communauté,
position que l'individu occupe dans l'institution (fonctionnaire ou non),
relation et/ou opinion concernant les pushers/activistes, opinion
concernant les négociations avec l'Etat.
A
U
E
T
I
O
N4/
|
T- O- G-
2/ La vie quotidienne
|
- L'adhésion : Depuis combien de temps à
Christiania ? quel âge ? Un choix, une
|
|
|
|
|
|
Appels aux « journées d'action »
(aktionsdag) : description de ces journées. Degré
|
|
|
|
- Assiduité aux réunions des aires locales
(områdemøde) ?
|
|
|
186
Si oui, pourquoi ? Ces décisions ont-elles un réel
impact sur la vie quotidienne ? Si non, que faudrait-il faire ?
- Assiduité aux assemblées communes
(faellesmøde) ?
|
|
5/ La vie professionnelle dans et/ou
en dehors de Christiania
|
- L'enquêté(e) travaille-t-il (elle) ? Dans ou en
dehors de la commune libre ?
- En quoi consiste ce travail ?
- Trajectoire professionnelle avant d'arriver à
Christiania ? Après ?
- Vivre à Christiania peut-il être un handicap pour
trouver un emploi ou continuer à
travailler à l'extérieur de la communauté
(notamment dans le secteur privé) ?
|
6/ Etre
fonctionnaire à Christiania
|
- Depuis combien d'année l'enquêté(e)
travaille dans ce bureau ?
- Comment devient-on fonctionnaire à Christiania ?
Entretien d'embauche ? Par
qui ?
- Quand ce bureau a-t-il été créé
?
- Combien de personnes y sont employé(e)s ? Quel est sa
fonction, ses objectifs ?
- L'enquêté(e) considère-t-il (elle) que sa
fonction est nécessaire au maintien de la
communauté ? Collaborent-ils avec d'autres bureaux dans
Christiania ?
- Travaillent-ils avec les membres du groupe de contact ?
Interviennent-ils dans
l'exercice de leur fonction ?
- Collaborent-ils avec d'autres institutions extérieures
à Christiania ?
- Puis suivent une série de questions plus
spécifiques à la fonction que l'enquêté(e)
occupe.
|
|
Annexes
Annexe n°1 : comptes des résidents de Christiania
- Décembre 2010
187
Annexe 1 - Tableau des comptes de Christiania
réalisé et publié dans le journal de Christiania par les
agents administratifs du bureau de l'économie
(Økonomikontor). Source : UGESPEJLET, n°1,
Semaine du 7/1 au 14/1 2011, Année 31, p.14
Annexe n°2 : comptes des résidents de
Christiania - Mars 2012
Annexe 2 - Idem. Source : UGESPEJLET Christiania,
n°13, Semaine du 13/4 au 20/4 2012, Année 32, p.16
Traduction des colonnes des tableaux des annexes n°1 et
2 (de gauche à droite) :
en avril
Aires
|
Nombre
|
Payé
|
Attendu
|
Attendu pour la
|
Pourcenta
|
Pourcentag
|
Dépôt
|
Total
|
Emprunt
|
Revenu des
|
Revenus
|
locales
|
de
|
en
|
en mars
|
consommation
|
ge payé
|
e total payé
|
total des
|
de la
|
sollicités
|
commerces
|
totaux
|
|
résidents
|
mars
|
|
au mois de mars
|
en mars
|
en 2012
|
aires locales
2012
|
dette des aires locales
|
par les aires locales
|
dans les aires locales
|
des aires locales
|
|
Annexe n°3 : appel à une « journée
d'action » (aktionsdag)
188
Annexe 3 - Sur cette page du journal de la communauté,
nous trouvons en haut un premier appel à la « journée
d'action communiqué par des habitants de Christiania et il est
destiné à tous les christianites. En dessous une seconde annonce
communiquée par des membres de la communauté, destiné
à faire avancer les travaux de la nouvelle auberge de jeunesse de
Christiania. Le lecteur trouvera une traduction complète de ces
documents sur la page qui suit. Source : UGESPEJLET
Christiania, n°13, Semaine du 13/4 au 20/4 2012, Année 32,
p.36
189
Traduction de l'appel à une journée d'action
(aktionsdag)
Journée d'action!!!
Samedi 14 & dimanche 1[5]* Avril de 10h00 à
18h00
Nous appelons à un rassemblement pour... Le nettoyage
de printemps à Refshalevej ! [Durant] les deux jours, tout
s'éclaircit et [tous les] détritus sont enlevés. Prenez
des gants de travail si vous en avez ou que vous pouvez emprunter. [Se
présenter] avec des vêtements de travail et des bottes serait
un avantage [une bonne idée]. Il y a du café, du thé
durant les pauses pour tous ceux qui nettoient.
Venir frais et enthousiaste (c :
« Rejsestalden »
[Nom de l'auberge de jeunesse : « Voyage stable » /
tranquille]
Venez et donnez un coup de main pour L'auberge de jeunesse de
Christiania
Annexe 3 - * Il s'agit bien des samedi 14 et dimanche
(Søndag) 15 avril, cette erreur semble avoir
échappé à l'auteur de l'annonce, qui par ailleurs n'est
pas signée. Il semblerait que le (ou les) christianite(s) ayant
rédigé(s) cette annonce l'ont publiée après en
avoir fait part lors d'une assemblée commune
(fællesmøde) à l'ensemble des christianites
présent lors de la réunion. Validée par
l'assemblée, cet appel à une « journée d'action
» a ensuite pu être publié dans le journal de la
communauté.
190
Annexe n°4 : invitation à
l'assemblée à Psyak (aire locale n°2)
Annexe 4 - Affiche réalisée par un ou plusieurs
habitants de l'aire locale de Psyak, à l'attention des résidents
de Psyak. Source : Photo prise à Psyak (aire locale n°2),
Christiania, mars 2012.
Traduction : Invitation à l'assemblée à
Psyak (aire locale n°2) :
« Assemblée de l'aire locale à
Psyak Mardi 20 mars à 20h au Nouveau Forum
1/ [ce qu'il s'est passé] depuis la dernière
fois
2/ Comptabilité et débiteurs
3/ 'Oasis usufruit'
4/ La chambre de Niels
5/ Système du 1/3 pour une nouvelle construction??
6/ Utiliser de nouvelles lignes directrices pour le loyer
social?
7/ « Peut-être » [d'autres questions pourront
être abordées]. »
Annexe n°5 : invitation à l'assemblée
à Nordområdet (« L'aire du Nord, aire locale n°9)
191
Annexe 5- Affiche réalisée par un ou plusieurs
habitants de l'aire locale de L'aire du Nord, à l'attention des
résidents de L'aire du Nord. Source : photo prise à
Nordområdet (« L'aire du Nord », aire locale n°9)
Christiania, mars 2012.
Traduction de l'invitation à l'assemblée
à Nordområdet (« L'aire du Nord, aire locale n°9)
:
« Invitation à l'assemblée de l'aire
du Nord Mardi 20 mars à 20h
· Informations concernant l'économie : la caisse
commune - l'aire locale - Demande
· Approbation du nouveau cadre réglementaire pour le
loyer social
· Informations concernant le groupe de contact
· Informations sur la réunion du bureau de
l'économie
Nouvelles de l'aire locale :
· Y a-t-il des nouvelles de la maison de glace bleue de
l'aire locale ?
· Vérification des remparts
· « Peut-être » [d'autres questions
pourront être abordées]
Nous avons échangé pour faire le meilleur programme
possible, comme nous avons pu le constater en raison de l'heure [tardive], les
thèmes sont si nombreux que nous ne parlons généralement
pas assez de l'économie, etc. »
Annexe n°6 : invitation à l'assemblée de
Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8)
192
Annexe 6 - Affiche réalisée par un ou plusieurs
habitants de l'aire locale du Pissenlit, à l'attention des
résidents du Pissenlit. Le lecteur trouvera ci-dessous une traduction
complète de ce document. Source : photo prise à
Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8),
Christiania, mars 2012
Traduction de l'invitation à l'assemblée de
Mælkebøtten (« Le pissenlit », aire locale n°8)
:
« Assemblée à l'aire locale du
Pissenlit Le 20 mars à 20h
Agenda :
1. Economie :
Introduction / présentation de Rufus et Albert Statut du
budget
2. Des nouvelles du représentant du bureau de
constructions
3. Des nouvelles du groupe de contact
Annulation de l'assemblée du comité de
juridique
Préparation des thèmes à aborder lors de la
prochaine assemblée commune
Le bâtiment pour les rassemblements / « Les
institutions infantiles au Danemark » / et faire le
point sur la rue qui longe Mælkbøtten :
Refshalevej
4. Statut du bâtiment à Langgaden [nom d'une rue]
(nous allons voir cela avec Søren Pagode et Klaus Naver)
5. Nouvelles lignes directrices pour le loyer social
6. Atelier de « Tatas » [nom d'une personne]
(modèle artistique)
7. Définir l'emplacement des sculptures
8. Fixer la date et planifier les travaux extérieurs pour
l'arrivée du printemps.
9. Nettoyage [du trottoir longeant la rue de] Refshalevej en
collaboration avec L'aire du Nord, Le caramel bleu et [les habitants de] la
forêt + coordonner ce travail.
10. « Peut-être » [d'autres questions pourront
être abordées]. »
193
Annexe n°7: la route goudronnée de Norddyssen
(« Le tumulus-Nord, aire locale n°12)
Annexe 7 - Bien que d'un aspect assez vieillissant, nous
pouvons voir que le goudronnage de cette route est toujours visible sur la
section Nord de la route permettant de circuler (à pied ou à
vélo) à Dyssen. De plus, les roues de voiture en bas
à droite montrent que ces habitants de Norddyssen
possèdent une voiture et l'utilisent probablement à
l'occasion dans leur aire locale, bien que cela soit interdit dans Christiania,
sauf jours de livraisons. Source : photo prise à Norddyssen
(« Le tumulus-Nord, aire locale n°12), Christiania, janvier 2011.
194
Annexe n° 8: La loi commune de Christiania et ses
neuf injonctions
Annexe 8 - Cette affiche est dressée un peu partout
dans Christiania et rappel à ses habitants ainsi qu'aux visiteurs la loi
commune de Christiania ainsi que ses neuf injonctions. Plus qu'un simple
règlement intérieur, reflète les valeurs défendues
par l'institution. Dans la loi commune, nous retrouvons les principes
d'autogestion, de liberté et de responsabilité auxquels ses
membres ont adhéré ; tandis que les neuf injonctions rappellent
notamment le rejet de la violence (armes à feu, les gilets pare-balle,
engins pyrotechniques pouvant être retournés sur quelqu'un, pas
d'insigne montrant une quelconque appartenance à un gang de motards, ou
encore les vols), mais aussi le rejet des drogues dites « dures » en
opposition à la marijuana qui, elle, est légale à
Christiania., Source : photo prise sur le mur d'une maison à
Fabriksområdet (« L'aire de la fabrique », aire locale
n°7), Christiania, mars 2012.
195
Annexe n°9 : panneau situé à
l'entrée du « quartier de la lumière
verte », Pusher Street
Annexe 9 - Le tableau ci-dessus est très récent.
Il a été installé à l'entrée de Pusher
Street entre janvier 2011 et mars 2012 (il n'était pas encore
installé lors de notre première enquête de terrain) par
les pushers à l'attention de tous les visiteurs de la rue des
dealers, y compris les christianites ne faisant pas partie du groupe des
pushers. Sorte de second code officiel à mettre en parallèle
avec la loi commune et ses neuf injonctions que nous avons vu en annexe
n°8 ; par le présent panneau, les pushers affirment leur
autorité en fixant des règles spécifiques à
l'intérieur de cette zone dite « de la lumière verte »,
qu'ils ont investi et dans laquelle ils se regroupent pour faire leur commerce
de marijuana. Ce tableau énonce trois mots d'ordre : « profiter
», « ne pas courir » et « ne pas prendre de photos ».
Source : Photo prise à l'entrée de Pusher Street, à
Sydområdet (« L'aire du Sud », aire locale n°1),
Christiania, mars 2012.
196
Annexe n°10 : le cas du violeur
français
Annexe10 - Ce document est tiré de l'ouvrage de Catpoh,
qui nous fait le récit de l'arrestation du « français
violeur » durant les années 1970 par un groupe de christianites qui
ont ensuite décidé de bannir ledit criminel. Ce récit est
un bon exemple de la capacité des christianites à
autoréguler leur petite société à travers des
opérations « coup-de-poing » comme celle-ci. Ce « vidage
» n'est pas sans rappeler celui opérer lors du blocus contre les
junkies, au cours duquel de très nombreux activistes avaient
décidé de « vider » Fredens Ark des
héroïnomanes de Christiania qui s'y étaient regroupés
(Cf. « A) Du blocus contre les junkies » in VASSEUR Pierre,
mémoire dirigé par DERVILLE Grégory, Christiania :
monographie d'une utopie communautaire, op.cit., p.25-27).
Source : CATPOH, Christiania: 1000 personnes, 300 chiens - Une
commune libre, Paris, Alternatives et parallèles, 1978, p.158
197
Annexe n°11 : liste des « mauvais payeurs
» publiée dans
UGESPEJLET
Annexe 11 - Voici la liste de « mauvais payeurs »
publiée dans UGESPEJLET (« Le miroir de la semaine
»), l'hebdomadaire de Christiania, distribué gratuitement tous les
vendredis. Cette liste a été publiée à la demande
du bureau de la construction de Christiania (Byggekontor) et
répertorie nominativement tous les christianites ayant un reliquat avec
le bureau de la construction. Ainsi, tous les lecteurs de ce journal - y
compris les étrangers de Christiania - peuvent prendre connaissance de
cette liste. Le lecteur trouvera une traduction complète de ce document
dans la page qui suit. Source : UGESPEJLET Christiania,
n°13, Semaine du 13/4 au 20/4 2012, Année 32, p.24
198
Traduction de la liste des « mauvais payeurs »
publiée dans UGESPEJLET :
Mars 2012
Ces Christianites n'ont pas encore payé pour
les matériaux et main-d'oeuvre à partir du bureau de la
construction.
Iben, Solvognen, Mælkevejen 1897, - Kr. [255,14€]
Pour le travail effectué en décembre 2005
Lotte, Loen 348, - Kr. [46,80€]
Pour le travail effectué en octobre 2006
Anette, Fredens Ark / Nordområdet 413,- Kr.
[55,54€]
N'a pas suivi l'accord de remboursement Pour le travail
effectué en avril 2007
René Erp, Mælkebøtten 300, - Kr.
[40,34€]
Pour le travail effectué en aout 2007
Bo Nielsen, Multihuset 148, - Kr. [19,90
€]
Pour le travail effectué en septembre 2008
Clara, Psyak 2.368, - Kr. [318,49
€]
N'a pas suivi l'accord de remboursement Pour le travail
effectué en mai 2009
Kim Bekker, Fredens Ark 439, - Kr. [59,04€]
Pour le travail effectué en mars 2010
Jokke, Norddyssen 1.018, - Kr. [136,91€]
Pour les matériaux livrés en aout 2010
Claus W., Tinghuset 375, - Kr. [50,43€]
Pour le travail effectué en octobre 2010
Rode Johnny, Nordområdet 288, - Kr. [38,73€]
Pour le travail effectué en mars 2011
Nikolaj, Tulipanhuset 1.380 Kr. [185,60€]
Pour les matériaux livrés en décembre
2010
A la réunion du bureau de la construction du 28 mai 2002,
il a été décidé que :
« si vous ne payez pas après deux rappels, vous serez
considéré comme un mauvais payeur. Une rubrique « mauvais
payeurs » est publiée dans UGESPEJLET.
A l'avenir, les mauvais payeurs ne pourront plus
solliciter les artisans du bureau de la construction, à moins qu'ils
payent d'avance. »
BK. [Signé Byggekontor]
Annexe 6 - Voici la traduction complète de cette liste.
Le lecteur trouvera entre crochets les ajouts du traducteur, en rouge la somme
la plus élevée et en vert la moins élevée. Ainsi,
nous pouvons constater que n'importe quel christianite peut retrouver son nom
et son adresse publié dans le journal pour la modique de 19, 90€.
Source : UGESPEJLET Christiania, n°13, Semaine du 13/4 au
20/4 2012, Année 32, p.24
199
Annexe n°12 : drapeau de Christiania
Annexe 12 -Hissé sur des mâts, peint sur les murs
et les portes, ce drapeau rouge frappé de trois points jaunes
symbolisant les trois points des « i » du terme « Christiania
». Symbole d'unité, ce drapeau est visible partout dans la
communauté. Les explications sur le choix du rouge comme couleur
dominante restent assez floue. La couleur de l'anarchie étant le noir et
la commune libre ayant finalement très peu de choses à voir avec
le communisme, nous pouvons tout juste y voir là les traces de ses
origines d'inspiration révolutionnaire. Par ailleurs, signalons que
l'histoire retient que l'utilisation du rouge s'explique par le fait que les
fondateurs de la communauté trouvèrent un important stock de
peinture rouge lors de leur arrivée sur le site. Source :
Google.
Annexe n°13: devise : « Christiania tu as mon coeur
», pierre située devant le Grey Hall
Annexe 13- Cette devise, qui connote un sentiment
d'attachement très fort entre le millier d'habitants vivant à
Christiania et leur institution, est visible dans de nombreux endroits de la
communauté. Comme un symbole, cette pierre a été
placée devant le Grey hall, où se tiennent les
assemblées communes (fællesmøde). Source :
photo prise à Psyak (aire locale n°2), Christiania, avril 2012.
Christiania du har mit hjerte, Annie Hedvard
(1975)
Christiania, du har mit hjert
Her vil jeg bo
Her kan jeg leve
For i leve
For i hele verden
Fandt jeg
Aldrig den frihed
Du har givet
Her - her dyrkes
Glæden, festen
I den jævne dag
For dig, Christiania
Rejeser vi vort flag
Rygter smedes om Christiania Folk bli'r fyldt med lort
Til halsen
Tusinder har lært at hade os Uden at vide et sted at ande
Vi ma have et sted at ande Uden evigt nag
For at leve rejser vi
Vort blodrode flag
Vi bli'r nemt et middel til at
Skade de
Vi kæmper for
Abn dine ojne
Kend din verden
Den er her og nu
Og lige for
Lad os se
Hinandens ojne
Ha' hinanden kær
Fællesskabet i Christiania
Abner jo enhver
Vi ma stotte undertrykte Skabe sammenhold og styrke Op pa
barrikaden
Forsvar nu staden
Mod reaktionens kyniske vold Klassekampen kæmpes
200
Annexe n°14: paroles de l'hymne de Christiania
Version originale (Version complète)
|
Version traduite en français
|
Christiania tu as mon coeur, Annie Hedvard
(1975)
Christiania, tu as mon coeur
C'est ici que je vis
C'est ici que je peux vivre
Ici je vis
Ici nous vivons
Car c'est le seul endroit où
J'étais
Jamais la liberté
Tu as donné
Ici - ici sont cultivés
La joie et la fête
Tous les jours
Pour toi Christiania
Nous hisserons haut notre drapeau
Les rumeurs essaient de détruire Christiania
Les propos à notre sujet remplissent les gens de merde
Jusqu'au coup
Des centaines ont appris à nous détester
Sans savoir qui nous sommes
Nous devons avoir un endroit où respirer
Nous allons avoir un endroit où respirer
Sans rancune éternelle
Pour survivre nous arborons
Notre drapeau rouge-sang
Nous ne pouvons plus attendre
La cause
Pour laquelle nous nous battons
Ouvre tes yeux
Connais ton univers
C'est ici et maintenant
Et aussi pour
Voyons
Dans les yeux de chacun
Ayons un autre amour
La communauté de Christiania
Tout le monde ouvre [son esprit, son coeur]
Nous supporterons l'oppression
Créer unité et force
Jusqu'aux barricades
La défense de la ville c'est maintenant Face au recours
cynique à la violence La lutte des classes est combattue
|
201
Her som spejl pa
Hvad der sker
Kampen binges ud i landet Vi bli'r flere og fler
|
Ici en est le miroir
C'est ici que cela se passe
Le combat se répand dans le pays Nous ne pouvons plus
attendre
|
Annexe 14 - Elément symbolique permettant de renforcer
le sentiment national, l'hymne est un chant patriotique que nous retrouvons
à Christiania même si le terme d'hymne n'est pas clairement
évoqué. Apprise par coeur dans les écoles maternelles
ou kindergarten de Christiania, Christiania tu as mon coeur
est notamment entonnée par les enfants lors de la grande fête
communautaire organisée tous les ans, le 26 septembre, qui
célèbre l'anniversaire de Christiania. Dans son texte, Annie
Hedvard fait le choix de personnifier l'institution, ce qui renforce le lien
qui existe entre ses habitants, les institués, et l'institution. Cette
mélodie fait très clairement l'apologie de Christiania qui,
à en croire la dimension vitale que représente cet espace pour
les christianites (« Nous devons avoir un endroit où respirer
»), serait perçue comme une oasis de liberté et de
bien-être, située au milieu d'un désert social dans lequel
les christianites ne se reconnaitraient pas, et où ils ne semblent
visiblement pas pouvoir survivre. Enfin, nous ressentons également une
idée d'adversité, en raison de la « haine »
véhiculée par les « rumeurs » et la
méconnaissance de ces gens différents, ou du moins qui ont
décidé de vivre différemment. Source : version
trouvé dans LUDVIGSEN Jacob, Christiania: fristad i fare,
København, Ekstrabladets forlag, 2003, p.184
Autre version moins officielle que la première mais
très répandue au Danemark :
Version originale
|
Version traduite en français
|
I kan ikke slå os ihjel, Sigøjner
Kompagni
|
Vous ne pouvez pas nous tuer, La « Gipsy
compagnie »
|
(1975)
|
(1975)
|
I har slået med knipler, I har truet os med våben.
|
Vous nous avez matraqués, menacés avec des armes
|
I har prøvet på at stoppe jeres egne børns
råben.
|
Vous avez essayé de stopper vos enfants qui pleuraient
|
I ka komme med hjelme og hule paragraffer, men I burde snart ku
indse det'e jer selv I straffer.
|
Vous pouvez venir avec vos casques et vos discours vides de sens
Mais vous devez voir que ce n'est que vous-même que vous punissez
|
I ka ikke slå os ihjel, I ka ikke slå os ihjel,
|
Vous ne pouvez pas nous tuer, vous ne pouvez pas nous tuer,
|
I ka ikke slå os ihjel; vi'e en del af jer selv.
|
Vous ne pouvez pas nous tuer, car nous faisons partie de
vous-mêmes
|
I holder på magten, og støtter det I kender.
|
Vous vous accrochez au pouvoir et maintenez les choses que vous
connaissez
|
I kæmper jeres kampe for at vinde nye stemmer.
|
Vous combattez vos propres batailles pour avoir plus de voies
|
Låser vores døre med sikkerhedskæder
|
Vous fermez nos portes avec des chaines
|
vi er mennesker som lever, ler og kæmper mens vi
græder
|
Nous sommes des gens qui vivent, rient et se battent pendant que
vous criez.
|
I ka sætte os i fængsel, og fjerne os fra verden.
|
Vous pouvez nous mettre en prison et nous effacer de la surface
de la terre
|
I ka sætte detektiver til at følge vor
færden.
|
Vous pouvez envoyer des détectives pour surveiller ce que
nous faisons
|
I ka splitte alt med bomber, lægge hele verden
øde
|
Vous pouvez tout faire sauter avec vos bombes, si bien que
l'homme
|
er det os eller er det jer selv I er bange for at møde?
|
disparaitra de la surface de la terre
|
|
Est-ce nous ou vous-même que vous avez peur de regarder
?
|
Annexe 14 - Cette deuxième version, assez connue au
Danemark, est souvent confondue avec celle d'Annie Hedvard, qui reste la
mélodie officielle aux yeux des christianites. Nous avons fait le choix
de l'ajouter à cette annexe car il vient corroborer l'idée
d'adversité déjà évoquée, mais surtout car
il évoque clairement le décalage qui existe entre la conception
du pouvoir qu'essayent de développer les christianites à
l'intérieur de leur institution, par rapport à une conception
jugée obsolète, celle de « commandement-obéissance
» (P. Clastres, 1974), dans la société ordinaire reste
« accrochée ». Source :
http://www.youtube.com/watch?v=lglljPEUDF8
202
Annexe n°15: la monnaie de Christiania : le
Løn
Annexe 15 - Voici un exemplaire recto-verso d'une pièce
de monnaie du Løn, un terme venu de l'ancien danois, qui
signifie littéralement « la monnaie que tu mérites ».
Mise en circulation à l'intérieur de la commune libre depuis
1996, cette forme d'économie locale est légale car avant de
frapper sa monnaie, l'institution a pris le soin de déposer
l'équivalent en couronnes danoises sur un compte en banque. Ainsi, 1
Løn est égal à 50 Dkr., soit 6€72. Cette
démarche est censée stimuler l'économie locale, même
si elle est loin d'être systématiquement utilisée par les
christianites dont la plupart continue à payer en couronne danoise.
Cette pièce fait fureur chez les touristes qui l'achètent pour en
faire un souvenir, ce qui paradoxalement rend cette pièce assez rare
à Christiania. Cet exemplaire a été diffusé
à l'occasion du quarantième anniversaire de Christiania. Nous y
voyons quelques symboles tels que les trois points que nous retrouvons sur le
drapeau, la feuille de cannabis, ou encore l'escargot, l'animal de la
communauté sur lequel nous reviendrons un peu plus loin. Source :
version scannée d'une pièce achetée sur le terrain.
Annexe n°16: exemple de timbre postal de
Christiania
Annexe 16 -Le timbre postal exerce une fonction symbolique
permettant de mettre en valeur une identité locale. Nous pouvons estimer
que le timbre transmet un message, car il s'agit d'un support sur lequel
l'institution peut s'appuyer pour réaffirmer l'idée que les
habitants de Christiania appartiennent à un tout. Ici, ce sont les arts
et en particulier la peinture réalisée à Christiania qui
est mis en valeur. Il s'agit d'un tableau de Trine Sørensen
intitulé Remarque libre (Fritmærk).
Source : Version scannée d'un timbre acheté au bureau de
poste situé à Sydområdet (« L'aire du Sud », aire
locale n°1), Christiania, avril 2012.
203
Annexe n°17: affiche du quarantième
anniversaire
Annexe 17 - Cette affiche nous a été offerte par
Britta, lors de notre entretien à son domicile. Autour de cette main
faisant le signe de la victoire est inscrit : « les gouvernements vont et
viennent - La meilleure année de Christiania - Quarante [années]
de liberté populaire ».
Au-delà de la valeur symbolique de l'anniversaire qui
participe au renforcement de l'identité et la cohésion du groupe,
c'est une véritable petite victoire qui est
célébrée chaque année ; et à travers cette
affiche les christianites semblent vouloir faire passer le message que
malgré quarante années de pression exercée par les
gouvernements successifs, « nous sommes toujours là ! », ce
qui corrobore l'idée de combat quotidien dans lequel tous les
christianites semblent être impliqués.
Par ailleurs, au bas de cette affiche, nous retrouvons trois
symboles insérés dans les trois cercles sur fond rouge qui
rappellent le drapeau : une aigrette de pissenlit que l'on souffle et s'envole
dans les airs, ce qui rappelle le caractère immuable de l'institution ;
la fleur de lotus soit la fleur de vie qui a été repris par le
mouvement hippie ; enfin la fleur de cannabis qui fait partie intégrante
de la culture à Christiania. Source :
http://www.christianiaooo.dk/,
2011
204
Annexe n°18: le share de l'Action du Peuple de
Christiania (Christiania FolkeAktie)
Annexe 18 - Ce document appelé share m'a
été remis par Tanja Fox contre le don de la somme de 100
couronnes (soit 13€45). Il est signé par le coordinateur de la
« grande caisse de Christiania » (Christiania
Hovedkasserer), cette somme sera remise à la fondation Christiania
et me permet de contribuer à la collecte des dons nécessaires au
rachat du terrain sur lequel vivent les christianites. D'après elle, des
personnes de toute catégorie sociale, de tous âges et de toutes
bourses donnent à Christiania ; même un membre du gouvernement
actuel dont elle s'abstiendra de dire le nom. La somme minimum pour obtenir
un share est de 50 couronnes (6€72) soit le montant minimum pour
qu'ils puissent produire le document. Des dons proviennent du monde entier et
témoignent de la popularité dont peut bénéficier la
commune libre, ce qui est un réel atout pour ce projet. Source :
Document remit au bureau du Christiania FolkeAktie, à
Fabriksområdet (« L'aire de la fabrique », aire locale
n°7), Christiania, mars 2012.
205
Annexe n°19 : invitation à une
assemblée commune (fællesmøde)
Annexe 19 - Cette affiche a été
réalisée par les membres du Groupe de contact et elle est
destinée à tous les christianites, qui sont invités
à se rendre à cette assemblée commune. Source :
Photo prise à Sydområdet (« L'aire du Sud », aire locale
n°1), Christiania, avril 2012
206
Traduction du l'annexe n°19: invitation à une
assemblée commune (fællesmøde):
Invitation à
L'assemblée commune
Aux
[Anciennes] écuries
(Galloperiet)
Le lundi 30 janvier 2012 à 20h00
Agenda :
1. Ils vont envoyer des lettres de sécurité [sorte
de contrat d'intégration, une preuve écrite] à 7
maisons
2. Les 7 maisons
3. La tête de l'assemblée [la direction] et la
bureaucratie
4. Les choses que vous avez à faire
5. Informations
6. « Peut-être » [d'autres questions pourront
être abordées]
« Celui qui invite » [vous êtes convié
par] : Le groupe de contact
Annexe n°20 : l'escargot, symbole de la lenteur
institutionnelle de
Christiania
Annexe 20 - Les christianites sont fiers d'arborer cet «
animal national », un courageux escargot qui malgré sa lenteur
poursuit sa route dans la même direction, celle dont les christianites
sont convaincus qu'il s'agit de la bonne direction : la voie de la
démocratie directe et du consensus. Le choix de cet animal semble
vouloir dire que peu importe la vitesse à laquelle on exécute les
choses, ce qui compte avant tout est la direction que l'on prend. Source
: ce badge a été diffusé à l'occasion du
contre-sommet pour le climat qui s'est tenu à Christiania et a
rassemblé des personnes du monde entier, au mois de décembre
2010, alors que tous les projecteurs étaient braqués sur la
conférence de Copenhague sur le climat (COP15) qui s'est tenue au
même moment.
Annexe n°21: autoportrait d'Astérix - Longing
for freedom
207
Annexe 21 - Prise en fin d'après-midi (d'où le
reflet sur la partie droite du tableau), cette photo représente la
l'oeuvre d'Astérix qu'il a fixé sur l'un des murs de sa roulotte.
Ce Christianite y a peint ce tableau qu'il a intitulé Longing for
freedom. Il s'agit d'un autoportrait dans lequel il se représente
tendant la main à un ange symbolisant la liberté. Ce christianite
tourne le dos à Copenhague qu'il a voulu représenter sous son
aspect le plus menaçant, à l'époque
médiévale avec ses murs fortifiés qui renvoie certainement
au sentiment d'enfermement qu'il ressentait lorsqu'il vivait dans la
société « classique » avant d'arriver à
Christiania à l'âge vingt ans. Mais nous notons qu'Astérix
tourne également le dos à la fleur de lotus que nous distinguons
en bas à droite du tableau qui symbolise Christiania (la fleur de lotus
étant un des symboles du mouvement hippie). Cela peut symboliser le
détachement et la distance qu'Astérix prend vis-à-vis de
l'institution à laquelle il appartient. OEuvre qu'il considère
comme inachevée, Astérix se représente seul tourné
vers la liberté, et tient un drapeau dont il explique n'avoir pas encore
fixé la couleur définitive : un rouge uni (qui peut être
interprété comme le drapeau de Christiania inachevé), il
s'abstiendra d'y ajouter les trois points jaunes du drapeau de Christiania et
envisage même de couvrir son drapeau de noir (couleur de l'anarchie).
Source : photo prise devant la roulotte d'Astérix, située
à Nordområdet (« L'aire du Nord », aire locale
n°9), Christiania, le 24 janvier 2011.
|