Le rôle du storytelling dans la réconciliation nationale.( Télécharger le fichier original )par Sophie-Victoire Trouiller Institut Catholique de Paris - Master 2 géopolitique et sécurité internationale 2014 |
2 : Quand le storytelling devient un dogme : les ingando et les lois mémoriellesDans ce chapitre, nous verrons comment le storytelling dogmatique se manifeste dans une prétendue « rééducation » (les camps « ingando ») et dans la « mémoire collective » codifiée par les lois mémorielles. Au Rwanda, la commission pour l'unité et la réconciliation a mis en place des camps destinés à réconcilier les populations. Ce sont les camps « ingando » (mot rwandais qui signifie « éloignement de l'endroit d'où l'on est originaire », déportation provisoire, relégation, en quelque sorte). D'ici 2016, ils devraient devenir obligatoire pour tous les Rwandais, qui y effectueraient une espèce de service civique. Il existe deux catégories de camps ingando : les camps de solidarité sont destinés aux chefs de file de la société civile, aux autorités cléricales, aux juges des tribunaux gaçaça et aux étudiants qui viennent d'être admis à l'université.Les camps de rééducation s'adressent aux ex-combattants, aux génocidaires avoués, aux prisonniers remis en liberté, aux prostituées et aux enfants de la rue. Alors qu'elle préparait une thèse sur les effets de la politique d'unité et de réconciliation nationale sur les paysans rwandais, Susan Thomson, aujourd'hui chargée de cours à l'Université d'Ottawa, a dû faire de la rééducation dans un camp ingando et assister à des procès de gaçaça, au motif que le résultat de ses recherches allait à l'encontre de la politique de réconciliation. Elle a donc pu observer aux premières loges l'écart entre les objectifs affichés de ces camps et l'effet qu'ils ont sur les gens qui y vivent. Elle estime que dans les faits, « les camps ingando sont peu utiles pour rééduquer les génocidaires avoués et pour aider familles, amis et voisins à se réconcilier. Au lieu de favoriser l'unité nationale et la réconciliation, ces camps enseignent aux hommes, majoritairement issus de l'ethnie hutue, à garder le silence et à ne pas remettre en question la vision du FPR des mesures à prendre pour instaurer la paix et la sécurité parmi les Rwandais »104(*). En effet, dans ces camps comme à l'école, on inculque à la population l'histoire du Rwanda telle qu'elle a été fixée par le FPR. Devant apprendre à se réconcilier, les Rwandais n'ont le droit de mentionner le nom desethnies que dans les ingando, lors des procès dans les gaçaça ou lors des commémorations du génocide. Dans les autrescas, ils tombent sous le coup de l'article 33 de la Constitution de 2003, qui considère comme des crimes toute mention des ethnies en public, de même que le « divisionnisme » et la « banalisation du génocide ». Malgré cette politique prétendument réconciliatrice, une personne ayant terminé sa rééducation en 2004 observe à l'intention de Susan Thomson : « Même si je suis innocent, je suis un ancien Hutu. Dans le nouveau Rwanda, cela signifie que je suis coupable d'avoir tué ». En pratique, bien peu de gens croient réellement au récit du FPR. Ainsi, pour les Rwandais interrogés par Susan Thomson, les camps de solidarité sont des lieu d'endoctrinement pour ceux qui se destinent à une carrière d'homme politique, tandis que les camps de rééducation sont des lieu de contrôle social pour empêcher les Hutus d'accéder à des emplois publics. On peut donc constater la politique contradictoire du gouvernement rwandais : d'un côté, il souhaite éviter les divisions ethniques, de l'autre, il les ravive en faisant lui-même de la discrimination ethnique. Ainsi, le politologue Emmanuel Klimisestime que cette politique de réconciliation est inefficace, car « les gens font semblant de répéter ce qu'on leur dit, mais ils n'y croient pas une seconde. Il n'y a pas d'effet général sur le développement d'un sens civique national »105(*). La mémoire peut, elle aussi, devenir un dogme trop rebattupour permettre la réconciliation. Car si elle permet parfois à chacun de vanter ses bienfaits, d'exprimer ses souffrances et de reconnaître ses torts, elledoit aussi laisser à la société le temps de se remettre du traumatisme infligé par le conflit. C'est tout le problème del'existence des lois mémorielles. Réprimant la contestation descrimes contre l'humanité avérés, les lois mémoriellesreconnaissent des événements historiques qu'elles interdisent à quiconque de contester sous peine de poursuites. Le rapport d'informations sur les questions mémorielles observe que ce terme est plus récent que leur entrée en vigueur. Utilisée essentiellement par les détracteurs de ces lois, elle n'apparaît qu'en 2005 alors que la première loi reconnue comme « loi mémorielle » date de 1990. Avant les lois mémorielles, les « lois du souvenir » remontent à la Première guerre mondiale, l'initiative de leur promulgation revenant au Parlement106(*). Ainsi la loi du 2 juillet 1915 dispose que les actes de décès des combattants ou des civils ayant perdu la vie du fait de l'ennemi ou à cause d'une maladie contractée au front, devront porter la formule « mort pour la France ». En octobre de la même année, deux autres lois relatives à « la commémoration et à la glorification des morts pour la France au cours de la Grande Guerre » entreront en vigueur. La loi du 8 novembre 1920, quant à elle, ordonnel'inhumation d'un soldat inconnu sous l'arc de Triomphe.Notons que les lois du souvenir n'ont pas nécessairement le seul objectif de mémoire, mais peuvent également avoir une vocation réparatrice en octroyant des pensions aux invalides de guerre ou en effaçant les conséquences d'un événement historique néfaste. A partir de 1958, c'est au pouvoir exécutif que revient une bonne partie du pouvoir d'élaboration de la politique de mémoire(organisation de funérailles nationales, transfert de grands hommes au Panthéon, attribution de jours fériés...).La loi du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot, « tendant à réprimer tout acte raciste ou xénophobe », entre pourtant en vigueur à l'initiative de Jean-Claude Gayssot, alors député, celui-ci ayant signé une proposition de loi discutée après l'émotion suscité par la profanation du cimetière juif de Carpentras en mai 1990. Concernant le contexte, notons que dès 1987, Charles Pasqua envisageait la création d'un délit de négation de crime contre l'humanité. C'est également à cette époque que se déroulent les procès de Maurice Papon et de Jacques Touvier et que Robert Faurisson remet en cause un génocide organisé des juifs par les Nazis et l'existence des chambres à gaz. La loi de 1990 n'est pas considérée par son auteur comme une loi du souvenir, son premier objectif étant, selon lui, de lutter contre le racisme. D'ailleurs, elle ne mentionne la déportation des juifs que dans l'exposé des motifs : « On aurait pu penserque la révélation des camps d'extermination lui avait porté, en France, un coup fatal. Hélas, si le discours antisémite s'est fait plus prudent et moins ouvert, il n'en est pas moins toujours tenu ». Par ailleurs, elle condamne la négation du crime contre l'Humanité107(*). Pourtant, de nombreux chercheurs, comme Madeleine Rebérioux, la jugent néfaste pour la recherche de la vérité historique. Pour elle, la loi « est de l'ordre du normatif. Elle ne saurait dire le vrai. Non seulement rien n'est plus difficile à constituer en délit qu'un mensonge historique, mais le concept même de vérité historique récuse l'autorité étatique »108(*). Les lois suivantes seront plus explicites, mentionnant dans le texte apparent les événements particuliers qu'elles reconnaissent et appellent à commémorer.En 2001, la loi du 29 janvier dispose que « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 » et la loi du 21 mai, dite loi Taubira, reconnaît « l'esclavage et la traite en tant que crimes contre l'Humanité ». Notons que si en France il est interdit de nier le génocide arménien, en Turquie, son évocation est passible de prison. S'inscrivant dans le même objectif répressif que la loi Gayssot, la loi Taubiradispose dans son article 2 que « les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent ». Elle autorise donc les enseignants et les élèves à avoir leur idée sur la question. Tel n'est pas le cas de la loi du 23 février 2005, dite loi Mekachera, «portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés» d'Afrique du Nord et d'Indochine. Elle stipulait en effet dans son article 4, abrogé en 2006, que les enseignants devaient adopter une lecture historique positive de la colonisation française. Le 15 février 2006, cet article ayant été soumis à l'examen du Conseil constitutionnel, celui-ci considèrera que le contenu des manuels scolaires ne relèvent pas du pouvoir législatif, ce qui pourrait également rendre inconstitutionnelle l'article 2 de la loi Taubira. Mais la loi du 23 février 2005 déclenche une mobilisation particulièrement importante chez les historiens, qui demandent l'abrogation de celle-ci et de toutes les autres au motif qu'il n'appartient pas à la Loi et à la Justice d'écrire l'Histoire. Ils dénoncent l'instrumentalisation de l'Histoire au service de la politique mémorielle de l'Etat. Celui-ci est présenté comme tributaire dela mémoire de chaque groupe social ou « communautaire », pour s'assurer une légitimité ou pour des calculs électoraux109(*). Le qualificatif de « lois mémorielles » n'est d'ailleurs attribué aux quatre lois mentionnées qu'à cause des impacts qu'elles auront sur la recherche de la vérité historique. Ainsi, la loi du 10 juillet 2000 instaurant une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'Etat français n'est pas considérée comme une loi mémorielle.Serge Barcellini observe une rupture entre les lois du souvenir du début du siècle -qui enracinent dans l'esprit des Français l'idéologie nationale - et les lois mémorielles des années 1990 qui cherchent à faire du devoir de mémoire une spécificité française qui met en valeur les Droits de l'Homme dont la France est supposée être le berceau. En condamnant la contestation de l'existence des crimes contre l'Humanité et la façon dont ils ont été commis, le législateur empêche cependant toute modification du récit officiel, établi en 1945, et reposant parfois sur des faux unanimement reconnus des historiens. Ils entravent donc la liberté d'expression des chercheurs en faisant de la mémoire un dogme. Il apparaît donc que les lois mémorielles sont contraire au droit à la vérité alors même qu'elles sont promulguées pour y obéir. Clairement reconnu par le droit international, le droit à la vérité est défini dans l'article 32 du protocole additionnel aux conventions de Genève signé en 1997, qui reconnaît aux familles le droit de connaître le sort de leurs membres. Mais ce droit n'est pas seulement un devoir d'information vis-à-vis des victimes : il est également primordial pour l'avenir de la société touchée, puisqu'il offre l'opportunité de remettre en cause les structures du pouvoir jugé responsable de la répression. Or celle-ci est impossible si les connaissances tendant à prouver un fait historique ou à en nuancer l'analyse ne peuvent plus être divulguées.Ainsi, si pour Robert Badinter, « [le] refus de l'existence de cequi fut, frôle l'intolérable » pour les victimes110(*), l'exposé itératif d'exactions qui seraient inexistantes serait tout aussi insupportable pour les prétendus coupables. Il existe également des lois mémorielles en Europe de l'Est. Nicolay Koposov les répartit en trois groupes : certaines d'entre elles interdisent les partis « fascistes » et rendent criminelle la réhabilitation des régimes fascisants. D'autres interdisent la négation de l'extermination des juifs, la région ayant également vu la montée du révisionnisme dans les années 1980-1990. Le troisième groupe recense des lois qui reconnaissent les autres crimes contre l'Humanité (traite négrière, génocide des Arméniens...), sans nécessairement criminaliser leur négation. Si les pays d'Europe de l'Est s'accordent à reconnaître les crimes des régimes fascistes, leurs opinions divergent sur le sort des crimes des régimes socialistes. La première loi qui criminalise leur négation est adoptée en Pologne en 1998. Un an après, un Institut de la Mémoire nationale chargé de conserver et d'étudier les archives des services secrets polonais a vu le jour. Il a servi de modèle à celui qui s'est ouvert en Ukraine en 2006. En 2008, beaucoup de pays de l'Est invités à se joindre au conseil de l'Europe et à mettre à jour leur législation mémorielle leur ont emboîté le pas, donnant lieu à une véritable guerre des mémoires avec la Russie. En effet, les autorités russes entendent promouvoir pour le pays le mythe de la « Grande Guerre patriotique », apparu durant la période soviétique. Selon ce mythe, le rôle décisif des Soviétiques pour libérer les pays occupés par les Allemands donnait à Staline le droit de coloniser la moitié de l'Europe. La politique étrangère russe est présentée comme ayant toujours été pacifique et la Russie est considérée comme une victime de l'agression étrangère anticommuniste. La loi mémorielle russe criminalise « la négation ou l'approbationdes crimes commis par les nazis contre la paix et la sécurité de l'humanité et établis par le verdict du tribunal de Nuremberg ». Mais c'est la mémoire de l'Etat qui doit être protégée contre celle des victimes, contrairement aux autres lois mémorielles. La vérité historique est neutre et dépouillée de tout choix affectif. Elle corrige les mémoires individuelles mais aussi la mémoire collective lorsqu'une communauté attache trop d'importance à ses propres souffrances pour prêter attention à celles des autres. Aussi faut-il bien distinguer l'événement réel et la représentation que les individus en ont pour en faire un équilibre. Notons au passage que l'interprétation de l'histoire d'un pays par les étrangers peut aller jusqu'à l'adoption d'un vocabulaire partisan. Ainsi, en évoquant Israël et non la Palestine, on fait fi des territoires occupés pour simplifier la nomination d'un pays. De même, lorsqu'on parle du Sri-Lanka, on utilise la nomination singhalaise au détriment du nom tamoul. * 104 Susan Thomson, « Les camp de rééducation ingando sont loin d'être des instruments de justice et de réconciliation », 2010. * 105Le Monde, « Réconciliation au Rwanda, une question de générations », 2011. * 106Bernard Accoyer, «Rapport d'informations sur les questions mémorielles », 29 avril 2008, page 15. * 107 C'est l'article 9 qui condamne la contestation de l'existence des crimes contre l'humanité en modifiant la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. * 108Madeleine Rebérioux, «Le génocide, le juge et l'historien ». * 109 Bernard Accoyer, op. cit. page 21. * 110 Bernard Accoyer, op. cit. page 34. |
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