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Le rôle du storytelling dans la réconciliation nationale.

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par Sophie-Victoire Trouiller
Institut Catholique de Paris - Master 2 géopolitique et sécurité internationale 2014
  

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2 : Par les commémorations : entre le storytelling institutionnel et le storytelling relationnel

L'étymologie même du mot « commémoration »l'associe clairement avec l'idée de se souvenir ensemble. En ce sens, les commémorations permettent à des individus d'affirmer leurs liens à une histoire commune. Pourtant, si cette expression a une signification logique pour les témoins des événements, elle prend un sens certainement moins évident pour leurs descendants ou pour les visiteurs étrangers. En l'occurrence, il s'agit pour les survivants du conflit de raconter une partie de leur vie à des tiers qui sont confrontés à la difficulté de « sentir » un événement qu'ils n'ont pas vécu. Pour ces derniers, l'action commémorative est donc extrêmement réduite : ils n'ont pas vécu le conflit et ne peuvent faire leur l'expérience des témoins. Cette expérience et le récit qui en est faite, pour peu qu'ils n'aient jamais vécu de trauma comparable, restera donc une succession d'images et de mots, peut-être émouvante, mais d'un ressenti abstrait. Ce dernier point constitue donc le défi technique du storytelling dans les commémorations : comment trouver dans l'expérience d'autrui le sentiment commun qui fera jouer la corde empathique ?

Dans la première partie de ce travail, nous avons vu comment on pouvait fabriquer un récit officiel. A présent, il est nécessaire de comprendre par quels moyens il peut être transmis aux tiers lors des cérémonies commémoratives et s'adapter aux circonstances pour répondre aux nécessités politiques du moment.

Le concept de commémoration regroupe des activités très diverses, pouvant être organisées au cours de cérémonies, dans des lieux dédiés aux événements commémorés et même dans le monde virtuel des multimédias.Pour le comprendre, il est important d'examiner le conflit entre Mémoire et Histoire. L'historien Pierre Nora distingue de manière explicite ces deux notions. Pour lui, la mémoire est « un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel », tandis que l'Histoire est définie bien plus négativement comme « la reconstruction problématique et incomplète de ce qui n'est plus »71(*). Ainsi, la Mémoire est-elle considérée comme plus accessible et plus vivante pour les individus, car elle est composée de multiples récits qui font appel aux émotions. L'essentiel est que ces émotions puissent être mises en parallèle avec l'expérience du récepteur et mises en résonnance avec les sentiments les plus universels (peur, angoisse, soulagement...).

Les cérémonies commémoratives ont d'abord l'intérêt de rassembler tout un groupe sous le prétexte d'une cause commune. Les repas, cocktails et vins d'honneur qui suiventle rituel officiel, permettent de transformer la poignée de main symbolique en véritable fraternisation. Les récits des adversaires se croisent comme on le voit souvent lors de rencontres entre anciens combattants de la seconde guerre mondiale. Dans des cas comme les guerres civiles de l'Espagne et du Liban, il est même fréquent que les protagonistes se sentent plus proches de l'ennemi d'hier que de leurs propres descendants qui n'ont pas connu le conflit.

Une des cérémonies les plus emblématiques reste la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, qui réunit, un an après la prise de la Bastille, 200000 personnes au Champs de Mars. Le but escompté de cette cérémonie était de proclamer l'achèvement des remous de la Révolution. Par un rituel élaboré pour l'occasion, les trois « ordres » fusionnaient en musique en se « fédérant » autour d'une toute nouvelle monarchie constitutionnelle. Commencés le 14 juillet 1789, les événements se concluaient effectivement une révolution solaire plus tard. La Fête de la Fédération a tellement marqué les esprits que son anniversaire a été institué comme fête nationale française.

Mais d'autres cérémonies peuvent avoir un caractère plus revendicatif et plus violent, comme les marches orangistes en Irlande du Nord. Créé en 1795 à la suite des affrontements ayant fait trente morts catholiques dans le comté d'Armagh72(*), l'ordre d'Orange organise le 12 juillet de chaque année un défilé paramilitaire qui affirme l'unité et la domination protestante. Ces marches commémorenten effet la victoire du roi Guillaume d'Orange sur son rival catholique Jacques II, lors de la bataille de la Boyne en 1690. Bien qu'unionistes, les Orangistes n'étaient que très peu soutenus par le gouvernement britannique, qui désapprouvaient fort les émeutes, parfois meurtrières, auxquelles menaient ces marches. Plusieurs lois ont donc réprimé ces cérémonies commémoratives ; mais pour les protestants, elles continuent d'être le symbole de la survie de leur culture. Ceci posedonc le problème des commémorations dont l'existence et le maintien constituent une entrave au processus de paix.

Pour l'Etat, les cérémonies commémoratives sont également un moyen de revivifier la mémoire collective et de faire passer des messages de circonstance à leurs ressortissants. Ainsi, au Rwanda, en 1995, la première commémoration du génocide a donné lieu à la bénédiction de ses premières victimes par un prêtre, un pasteur et un imam, qu'elles soient hutues ou tutsies, puis à leur inhumation73(*). L'Etat avait d'ailleurs attaché beaucoup d'importance aux Hutus« modérés »,assassinés juste après l'attentat contre le président Juvénal Habyarimana, du fait de l'influence qu'ils auraient pu avoir pour faire cesserles massacres. Des T-shirts officiels, distribués pour la cérémonie, portaient des inscriptions telles que « Nous avons besoins d'enterrer nos morts, non la Vérité », ou « N'oubliez jamais les victimes du génocide », traduisant le réflexe commémoratif classique du « Plus jamais ça ». Une tombe du mort inconnu avait été érigée pour symboliser celles qui manquaient aux rescapés dont les proches avaient disparus. Mais dès 1996, la cérémonie se voulait plus violente, exhibant des cadavres pour donner corps à la réalité du génocide.En parallèle, deux églises rurales où des tueries avaient été perpétrées étaient conservées en l'état. Les deux commémorations suivantes ont été dédiées à la réconciliation nationale, au détriment des relations diplomatiques avec les anciennes puissances colonisatrices. Ainsi, en 1997, la volonté était de nouveau d'attribuer toute la responsabilité du génocide aux colonisateurs belges. En 1998, la journée commémorative s'est déroulée dans la ville de Bisesero, en hommage à des résistants tutsisqui s'étaient défendus à coup de pierres et de lances contre des militaires puissamment armés. Mais en 1999, la volonté n'était plus à la réconciliation : Paul Kagame, l'homme fort du régime rwandais, justifiait le massacre d'un camp de réfugiés hutu en 1995, du fait qu'il s'agissait d'anciens tueurs. Ainsi, le statut de victime était définitivement refusé aux Hutus.

Tous ces monuments revêtent une dimension symbolique très importante et sont censés rassembler touristes étrangers et nationaux autour d'émotions fortes et de connaissances nouvelles. Ils permettent notamment de préserver l'histoire d'un lieu, de «contextualiser » les événements, pour en permettre une compréhension plus globale, et d'éduquer les générations futures en orientant (de manière plus ou moins autoritaire) leurs réflexions sur les leçons à tirer du conflit.

Il faut distinguer ces cérémonies commémoratives qui ont lieu à des moments précis, des « lieux de mémoire », toujours accessibles au public. Selon Christian Mantei, directeur de l'agence Atout France, « Le tourisme de mémoire consiste à inviter le public à découvrir des éléments du patrimoine lui permettant d'enrichir ses connaissances sur l'histoire et la culture d'une ville, d'une région ou d'un pays»74(*). Il distingue quatre sortes de lieux de mémoire : les « sites témoins » sont les lieux où se sont produit des événements historiques. Les « sites commémoratifs » sont des endroits dédiés au recueillement et au souvenir. Les « sites informatifs » appréhendent l'histoire en s'attachant à des thématiques particulières. Enfin, les « sites pédagogiques » tentent d'éclairer le présent grâce à l'Histoire. On notera au passage que cette vision laisse peu de place aux émotions et réflexions personnelles. En réalité, le simple intérêt pour l'histoire militaire ou pour la sociologie en temps de guerre, est censuré par l'idée d'un tourisme sacralisant reflétant la pensée officielle, voire une certaine « pensée unique » quiréduit les morts à l'état de victimes. Plus préoccupant : derrière cette vision du touriste recueilli, ne se dissimule pas seulement le touriste voyeur dénoncé sous l'appellation anglo-saxonne de « dark tourist », mais également la manne financière qu'il représente.

Les musées mémoriaux proposent, quant à eux, des expositions permanentes ou temporaires, où se mêlent des textes explicatifs, des documents d'archives et des objets représentatifs des événements historiques qu'ils se proposent d'étudier. Leurs collections peuvent parfois s'enrichir de documents personnels envoyés par les survivants ou par leurs proches. Notons l'opération de la « Grande Collecte » menée en 2014, rassemblant les reliques familiales venues de toute la France, et permettant en quelque sorte au pays d'écrire son storytelling participatif de la Grande Guerre, en contribuant collectivement à l'enrichissement du patrimoine. Ces musées diffusent également des documentaires et des témoignages retraçant le conflit concerné et les divers parcours des acteurs. Notons que des expositions temporaires peuvent aider à comprendre l'événement commémoré en mettant en parallèle des thèmes analogues. Ainsi, le Mémorial de la Shoah, à Paris a proposé des expositions sur la déportation des Tziganes et sur le génocide rwandais.

Les musées de la paix occupent une place particulière dans la contribution aux réconciliations nationales.

Les institutions connues sous le nom de « musée de la paix » sont très diverses. Leur origine remonte à l'Anti-Kriegs-Museum (musée de l'anti-guerre), fondé à Berlin,en 1925, par le pacifiste Ernest Friedrich. L'idée de dédier des musées à l'histoire des actes de paix s'est peu à peu répandue en Europe, en Amérique du Nord et au Japon. Les musées de la paix se donnent pour objectif commun « d'apprendre et de promouvoir la paixà travers les arts »75(*). Terence Dufi distingue quatre typologies : certains sont des musées de la paix « au sens strict », quise consacrent à étudier les actes de paix dans le monde entier. D'autres sont dédiés à des événements particuliers, tel le mémorial de la paix d'Hiroshima. D'autres encore promeuvent la paix et le respect du droit international humanitaire, comme le Musée international de la Croix Rouge de Genève. Enfin, certains établissements de recherche se destinent à devenir des musées de la paix, comme ceux de Guernica et de Salamanque, qui consacrent une large partie de leur surface à l'accueil des chercheurs.

Parmi les musées de la paix les plus connus, on peut citer le Mémorial de Caen, qui présente l'histoire de la paix au XXe siècle, et celui d'Hiroshima, construit en hommage aux victimes de la bombe atomique. Bien qu'ayant la même dénomination, les deux musées sont totalement différents, le Mémorial de Caen abordant les événements de manière plus générale que celui d'Hiroshima, à vocation plus mémorielle.

Construit en 1969 à l'initiative du maire de CaenJean-Marie Girault, le Mémorial de Caen se consacre à l'étude de la période allant de 1914 à 1989. Dès le parvis du musée, sa vocation pacifiste est symbolisée par l'alignement des 12 drapeaux des nations impliqués dans la bataille de Normandie et des premières pierres du musée posées par les représentants de chacune de ces nations. Sur la porte d'entrée du musée, on peut également lire une phrase du poète Paul Dorey s'exprimant au nom de la Normandie : « La douleur m'a brisée, la fraternité m'a relevée, de ma blessure a jailli un fleuve de liberté ».

Le premier espace est consacré à la Première guerre mondiale et à la faillite de la paix qui l'a suivie.

Le deuxième espace concerne la Seconde guerre mondiale avec plusieurs thèmes particuliers comme la bataille de Normandie, la « Shoah par balles » et l'histoire de la résistance à l'occupation allemande. De nombreux objets de la vie quotidienne y sont exposés, censé susciterl'émotion, comme le cartable d'un enfant déporté, abandonné dans la cour d'un immeuble pendant son arrestation. D'autres ont une vocation plus explicative, comme un globe terrestre fabriqué en 1943, délimitant l'avancée des troupes allemandes à l'époque.

Le troisième espace est consacré au monde de la Guerre Froide, les objets exposés schématisant bien la situation de guerre idéologique (à l'Ouest, un néon publicitaire et une machine à pop-corn, à l'Est, une radio à fréquence unique et une carte du Parti Communiste). De même, la course aux armements est représentée par une bombe atomique états-unienne, un avion de chasse soviétique et un missile français. Enfin, un film raconte la vie quotidienne en Allemagne avant et après la chute du mur de Berlin, dont deux pans sont exposés. La scénographie du musée lui confère les vertus pédagogiques du storytelling, le dernier espace étant consacré à la compréhension du monde actuel grâce à plusieurs thèmes, dont les Droits de l'Homme, les inégalités Nord-Sud ou le changement climatique.

Contrairement à celle du Mémorial de Caen, la construction du Mémorial pour la Paix d'Hiroshima commence peu après la guerre. En réalité, le maire de la ville et le représentant des forces alliées Douglas MacArthur voulaient faire d'Hiroshima un avertissement (non dénué d'arrière-pensées dissuasives).

En 1949, un traité de reconstruction de la ville est adopté par référendum à 90% des voix76(*). Il prévoit la conception d'une « Ville de la Paix », pour « symboliser l'idéal humain d'une paix durable ». Mais à long terme, son véritable objectif est de « garantir que la réalité de la bombe nucléaire ne sera plus d'actualité pour les générations futures et répandre l'esprit d'Hiroshima, afin d'entraîner l'abolition définitive de l'arme nucléaire et la paix éternelle dans le monde ».

On distingue le dôme de Genbaku, ancien hall de la promotion des industries de la préfecture d'Hiroshima, et le parc du mémorial de la Paix, édifié en 1954. La Paix est symbolisée par l'alignement des trois monuments principaux : le cénotaphe du parc, le dôme de Genbaku et la Flamme de la Paix.Autre monument important : les Dix Portesde la Paix n'ont été érigées qu'en juillet 2005. Le mot « paix » y estinscriten quarante-neuf langues.

Le dôme de Genbaku a été conservé tel qu'il était après le bombardement.Situé à 140 mdu point zéro de l'explosion, il devait être détruit, mais les habitants ont préféré le garder en l'état pour en faire un symbole de la catastrophe. Il est présenté par l'Unesco comme étant le « monument universel pour l'Humanité entière, symbolisant l'espoir d'une paix perpétuelle et l'abolition définitive de toutes les armes nucléaires sur la terre ».

Situé au centre d'Hiroshima, le Cénotaphe est une arche en granit, sur laquelle on peut lire : « Repose en paix, car je/nous/ils ne répète/ons/ent pas l'erreur ». Le maire d'Hiroshima, Hamai Shinzo, considérait que l'ambiguïté devait demeurer sur le responsable de « l'erreur », afin que chacun soit invité à faire face à ses responsabilités. Dans le parc alentour, on peut entendre des témoignages enregistrés des survivants du bombardement.

La Flamme de la Paix est un monument représentant deux mains reliées par les poignets tenant une flamme censée brûler jusqu'à l'abolition définitive des armes nucléaires. Ce storytelling est typique des récits millénaristes : au « Plus jamais ça », fait écho le « Un jour viendra ».

Le monument pour la Paix des enfants raconte l'histoire d'une petite fille âgée de deux ans lors du bombardement. Ayant contracté une leucémie des suites des rayons radioactifs, elle fabrique des grues en origami, une légende japonaise racontant qu'il fallait plier mille de ces oiseaux pour permettre à un voeu d'être exaucés. Elle mourraà douze ans,sans avoir achevé son oeuvre. Dans le musée, unestatue la représente etbeaucoup d'enfants déposent àses pieds leurs propres pliages.

Ce musée combine un storytelling monolithe invitant chacun à lutter contre la prolifération nucléaire, et un storytelling relationnel suscitant l'empathie avec les victimes. Lors de la première Conférence mondiale sur la lutte contre la prolifération des armes nucléaires, tenue à Hiroshima le 6 avril 1955, le maire a prononcé un discours qui fondait l'identité commune de ses habitants sur cette revendication :« Au début, les revendications pacifistes d'Hiroshima ne furent conduites par aucune autorité particulière, ni parti politique ni mouvement idéologique. Elles naissaient hors de tout véritable souhait de la part des citoyens ayant vécu un bombardement atomique, de ne pas reproduire cette tragédie. Puis, il n'y eut plus de différence entre la droite et la gauche, entre les capitalistes et les travailleurs. (...) Ces mouvements se répandirent parmi tous les citoyens parce qu'ils étaient des êtres humains chacun d'entre eux déterminés à éliminer la guerre et à donner à la paix le premier rôle ».

Influencé par les Etats-Uniens, tout comme la Constitution du Japon, le Mémorial est présenté à l'étranger comme le modèle réduit de la Nation japonaise, celle-ci étant conçue comme pacifiste par nature, victime de la guerre et luttant pour l'abolition des armes nucléaires.

Cependant, l'Etat compense cette image en transmettant un autre message à ses jeunes ressortissants. En parallèle, le sanctuaire de Yazukuni(littéralement le « pays apaisé ») a été érigé pour rendre un culte et héroïser les militaires morts durant les guerres du XIXe et du XXe siècle. Cette commémoration est dénuée de toute réflexion historique : les soldats morts au combat sont présentés comme des exemples à suivre, puisqu'ils ont sacrifié leur vie au service de la Patrie. De même, ceux qui ont effectué des « opérations de police intérieure » en Corée ou à Taiwan occupéssont décrits comme des héros des guerres d'expansion, ayant lutté contre des forces troublant l'ordre et la « paix »77(*). Fait extrêmement intéressant, l'Etat ne commémore pas les centaines de milliers de morts civilesvictimes des bombardements « classiques », alors même que le seul bombardement de Tokyo du 10 mars a fait plus de morts en une nuit qu'Hiroshima et Nagasaki réunies. Cette omission peut êtremise sur le compte du refus de la mentalité japonaise de la notion victimaire dans le storytelling.

La notion de devoir de mémoire naît dans le contexte historique de l'après-guerre à la demande d'associations de déportés constituées à partir de 1945. Il s'inspire de la culture de la mémoire typique du judaïsme qu'on résume dans le verset 5 du psaume 137 : « Si je t'oublie, Jérusalem, que ma main droite se dessèche ».

Ce devoir se fixe pour objectif de montrer à une nation des épisodes de son passé afin qu'elle en tire les leçons. Dans un rapport écrit en 2008, la Commission de Réflexion sur la Modernisation des Commémorations Publiques, présidée par André Kaspi, observe qu'en France, il y a douze journées commémoratives dont la plupart sont dédiées à des événements de l'histoire contemporaine (Armistice de la première guerre mondiale, fin de la seconde, journée de la Déportation...), alors qu'en Grande-Bretagne, elles incluent des événements remontant à plus longtemps,tels la victoire de Trafalgar78(*).

La commission estime que la France a changé d'attitude durant le XXIe siècle, supprimant certaines commémorations pouvant créer un mythe et un élan « nationaliste » au profit de journées de « repentance ». Notons au passage l'influence de la terminologie catholique et de l'anglicisme repentance pour désigner un sentiment négatif. En parallèle, le rapport dénonce l'oubli de la signification historique de ces journées commémoratives, beaucoup de Français les associant essentiellement à des ponts et à des jours fériés.

En dehors des cérémonies et des lieux commémoratifs, le cinéma joue également un rôle important dans la commémoration, en constituant un nouveau vecteur de storytelling relationnel sous une forme artistique. En Yougoslavie, Tito s'en est abondamment servi, à tel point que la cinéaste serbe Mila Turajlic a réalisé un film à ce sujet, considérant le cinéma de l'époque comme un véritable « lieu de mémoire »79(*).

En effet, Tito fait produire trente à cinquante longmétrages par an, la plupart étant des films de guerre évoquant le rôle des partisans durant la Seconde guerre mondiale, dans le but de créer un récit national sur une mosaïque d'histoires partagées80(*). Ainsi, La Bataille de la Neretva(Veljko Bulajic, 1969) constitue le récit fondateur de la Yougoslavie, et l'armée nationale est mobilisée pour y jouer son propre rôle, ce qui en dit long sur l'importance que Tito attachait à ces films.

« Depuis Naissance d'une nation de Griffith et Ivan le Terrible de Sergei Eisenstein, le cinéma a partie liée avec l'histoire nationale, il s'en inspire et la prolonge », observe Christian Salmon. « Il ne s'agissait pas comme on a pu le dire, d`utiliser le cinéma comme un moyen de propagande, (...) mais d'inventer un peuple et une nation qui n'existait pas... Un peuple qui avait résisté à l'Empire ottoman et à l'Empire austro-hongrois avant de mettre en échec les nazis ».

Au Liban également, la guerre civile de 1975 a inspiré de nombreux films à vocation éducative pour les jeunes Libanais qui n'étudient pas le sujet à l'école, celui-ci étant jugé trop sensible81(*). A titre d'exemple, dans le film Mirath (« Héritage » en arabe), le réalisateur franco-libanais Philippe Aractingi raconte à ses enfants son expérience de la guerre, l'exilqui l'a suivi et son retour au Liban. Il évoque la « nécessité d'en parler pour qu'elle ne se répète pas ». D'autres films ont précisément vocation à déceler la poursuite de la guerre civile dans une paix apparente. Tous s'inscrivent en faux contre une éducation qui trouverait dans la négation du passé la résolution des problèmes.

Enfin, les nouvelles technologies sont de plus en plus utilisées pour les commémorations, notamment grâce aux « réseaux sociaux » et au « transmedia storytelling ».

Henry Jenkins définit le « transmedia storytelling » comme un « processus dans lequel les éléments d'une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée ». Il observe également que chaque diffusion dans un mediumdoit permettre au public d'entrer dans le récit. Mais à la différence du « cross media », le récit n'est pas adapté pour plusieurs médias, mais décliné selon plusieurs modes d'expression (séries télévisées, spectacles, livres, Internet, applications...) donnant des informations différentes qui permettront de retracer la trame du récit. Grâce à la dimension interactive, chaque personne peut avoir la possibilité de rajouter du contenu narratif au texte déjà publié. Le storytelling institutionnel est ainsi tempéré par les récits d'expériences plus originales et moins convenues.

Le centenaire de la première guerre mondiale offre au transmedia storytelling la possibilité de s'exprimer. Le Musée de la Grande Guerre de Meaux et l'agence DDB ont créé pour l'occasion le profil Facebook « Léon Vivien enseignant », un combattant imaginaire de 1914. D'abord jugé trop faible pour combattre, le jeune homme nous livre son quotidien d'instituteur et son expérience de la guerre vue depuis l'arrière - ses publications étant commentées par son entourage. Mais devant l'ampleur inhabituelle des pertes humaines, l'enseignant est mobilisé dès novembre, et nous fait part de ses émotions lors des combats.Il publie également des photos de son paquetage, de son entraînement, du couteau de tranchée qu'il vient de « toucher ». En parallèle, un livre est publié, Léon 1914, « après l'expérience digitale, le livre et son contenu additionnel ».Son profil cesse de fonctionner le 22 mai 1915, sur ces mots mélodramatiques :« J'ai peur, Madeleine. Ils arriv... ».

Malgré la complexité du storytelling commémoratif et ses ficelles parfois grossières, son aspect relationnel abordé plus haut n'est pas à négliger. Les institutions gardent cependant la mainmise sur les messages renvoyés par les commémorations. Dennis Sandole observe d'ailleurs que le storytelling ne décrit le passé que pour expliquer les besoins du présent et modifier l'avenir82(*).C'est pourquoi il est intéressant de comprendre comment la mémoire officielle peut être adaptée selon les circonstances.

La mémoire officielle est le récit adopté par les institutions étatiques. Elle se manifeste dans des publications de récits édités par l'Etat ou bien par les médias qu'il favorise ou contrôle. Ces récits prétendent non seulement raconter la manière dont la société a vécu le conflit, mais aussi l'avenir auquel elle est censée aspirer, ce dernier élément donnant ainsi aux récits une importance nouvelle.

Si la mémoire officielle est adoptée par la société, le processus de réconciliation peut réussir. Cependant, on ne peut jamais garantir qu'un récit officiel restera immuable, le pouvoir pouvant changer de mains, et donc de discours. Sans présumer des nouveaux témoignages, des nouveaux procès ou de la déclassification des archives qui amèneront les chercheurs à de nouvelles découvertes. Il est donc intéressant de comprendre comment de nouveaux récits peuvent remettre en cause la mémoire officielle, cette narration alternative étant susceptible d'être adopté par l'Etat, même si elle contredit le récit précédent.

Ainsi, le niveau individuel et le niveau collectif étant en perpétuelle interaction, la société choisit quels événements passés mettre en valeur, au détriment des autres qui s'effaceront de la plupart des mémoires.

La transformation de la mémoire officielle commence au moment où un récit alternatif est suffisamment étayé pour remettre en cause le premier. Le récit alternatif peut remettre en cause entièrement son concurrent et le remplacer. Mais la possibilité de développer des récits alternatifs dépend de la conception de la liberté d'expression d'un pays. Certains gouvernements empêchent la diffusion de tels récits, au motif qu'ils auraient un impact négatif sur la réconciliation. C'est le cas au Rwanda, où l'Etat s'arroge le droit de contester certains éléments narratifs et d'en garder d'autres, voir de censurer les médias concernés.

Plus le récit alternatif est différent de son concurrent, plus l'adoption sera discutée. Plus le sujet est central pour le public, plus celui-ci essaiera de rechercher des informations qui pourraient confirmer ou infirmer le récit alternatif.

Si la société est homogène ou se considère comme telle, elle aura tendance à se conformer au récit officiel. En revanche, si le récit dominant apparaît comme biaisé pour une partie, elle cherchera un récit plus nuancé. De même, plus le conflit est traumatisant, plus la modification d'un récit accepté par la population est difficile. Enfin, dans beaucoup de sociétés, coexistent deux storytelling concurrents -l'un de « gauche » l'autre de « droite » par exemple - qui peuvent mener à une alternance de la mémoire officielle (discours colonialiste/ anticolonialiste, héroïque/victimaire). Cela cause un conflit de storytelling que nous envisagerons plus loin.

La plupart des commémorations contemporaines ont tendance à s'éloigner du storytelling d'une nation victorieuse grâce au sacrifice de ses combattants, pour s'engager vers le « sorrytelling » de la repentance en vertu du devoir de mémoire. Mais les nouvelles technologies permettent au storytelling relationnel d'avoir un bel avenir :la manipulation des esprits étant facilitée par la démultiplication des canaux de diffusion.

* 71Murielle Rembour, « Histoire, mémoire et identité nationale, un triptyque allemand à l'épreuve des évolutions sociales contemporaines », paragraphe 1.

* 72Christine Kinealy, « Les marches orangistes en Irlande du Nord, l'histoire d'un droit »,2003, traduit par Christine GROSSE, paragraphe 5.

* 73 Claudine Vidal, « Les commémorations du génocide au Rwanda », 2000.

* 74Libération, interview de Christian Mantei par Christophe Alix, " 2014, année du tourisme de mémoire ", 19 décembre 2013.

* 75Terence Dufi, " Le concept de musée de la paix ", UNESCO, 1993.

* 76 Hediki Shinoda: «Post war reconstruction of Hiroshima as a case of peace building».

* 77Terence Dufi, op. cit. , paragraphe 17.

* 78 André Kaspi, « Rapport de la commission de réflexions sur la modernisation des commémorations publiques », 2008, page 23.

* 79Algerinews, « Le cinéma de Tito est beaucoup plus qu'un effort de propagande », 4 janvier 2014.

* 80Christian Salmon, " Sauve qui peut : la Yougos (la vie) ", 30 juin 2014.

* 81"Le cinéma libanais comme catharsis, 24 ans après la guerre", Libération, 30 juillet 2014.

* 82Dennis J.D. Sandole, Sean Byrne, Ingrid Sandole-Staroste, Jessica Senehi, « Handbook of Conflict's Analysis and Resolution »,Routledge, 31 juillet 2008, page 203.

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore