III-C/ Quels rapports interethniques dans une AIOC ?
Si l'AIOC de Charagua présente une certaine
diversité ethnique entre les différents guaranis, les Mennonites,
les métisses, certains créoles et quelques rares autres
indigènes, (principalement des collas) la population reste
majoritairement guarani. Plus qu'une question d'ethnie, il est question
d'identité. Le travail d'Isabelle Combès le montre bien, si les
indigènes Isoseños sont probablement de l'ethnie
Chané, la réinvention de l'histoire de l'Isoso par l'APG les
rattache à l'ethnie Guarani. L'identité en Bolivie se construit
en une succession de deux ou trois identités. D'une part,
l'identité ethnique, elle peut correspondre à l'ethnie
imaginée : ainsi les Indigènes Isoseños se
revendiquent Guaranis. Se revendiquer métisse pour les populations
indigènes immigrées en ville est une manière de rejeter
ses origines pour se plier au métissage, ethnie par excellence de la
ville. Ensuite, l'identité culturelle rentre en jeu : un créole,
un métis ou un indigène peuvent tous se revendiquer de culture
isoseña. Enfin, tous les citoyens possèdent la
nationalité bolivienne : ils sont tous Boliviens, mais la conception de
l'identité nationale a plus ou moins d'importance selon les milieux.
Mettre en avant l'identité ethnique, comme c'est le cas à
Charagua, culturelle, comme à Santa Cruz ou nationale comme à La
Paz sont révélateur de projets politiques différents.
L'identité bolivienne est donc le fruit d'une construction complexe.
Un cas intéressant qui illustre la conception de
l'identité est celui du doyen de l'histoire à Rancho Viejo : Don
Elar Medina. En effet, ce dernier est le fils d'un père argentin et
d'une mère espagnole. Cependant, il est marié avec une Guarani et
s'auto-identifie comme Guarani. Selon lui, être Guarani n'est pas une
question de couleur de peau mais bien de culture et de coutume. Celui-ci vit
comme tous les autres anciens de la communauté : il reste chez lui,
chasse et pêche mais se fait entretenir par sa femme et ses enfants. Don
Elar Medina dénonce le manque d'ouverture de sa communauté vis
à vis des étrangers519. Malgré son discours, sa
manière de vivre et sa maîtrise de la langue guarani, ce dernier
était obligé de revendiquer continuellement son
auto-identification Guarani et les autres habitants entretenaient avec lui un
rapport ambigu, oscillant entre affection et mépris. Ceci est bien
révélateur qu'au-delà de la culture et des moeurs,
l'histoire trop récente de la soumission des indigènes aux
métisses et aux blancs restent ancrés chez les uns comme chez les
autres. Certains
518 Entretien avec Teofilo Ibanez Cuellar,
Enseignant de 5ème année de primaire au village voisin,
Tamaihindi. le dimanche 14 mai 2017, à la réunion puis à
son domicile, Rancho Nuevo.
519 Entretien avec Don Elar Medina, doyen de
l'histoire, métisse mais originaire de la communauté. Mercredi 17
mai 2017, à son domicile, Rancho Viejo.
120
Guaranis comme l'enseignant de 5ème de l'école
de Tamachindi, Teofilo Ibanez Cuellar, condamne le manque de respect des
karai envers la nature : « Le Guarani ne chasse pas pour le
commerce, seulement pour manger, à l'inverse des karai qui
chasse exagérément.520 ». Les Mennonites sont
critiqués pour les même raisons, à cause de leurs champs de
blé construits sur d'anciennes forêts.
Les habitants originaires de la ville de Charagua font preuve
d'un certain sentiment de supériorité sur les autres habitants de
la municipalité. A cela s'ajoute un sentiment de
supériorité ethnique de la part des créoles et à
moindre mesure, des métis sur les indigènes. Les collas,
peu nombreux à la ville de Charagua, sans doute suite aux fuites des
massacres de Santa Cruz ; occupent, comme à Santa Cruz, des
métiers déconsidérés. Ces populations sont mises
à l'écart de la société de Charagua, ils sont
dénigrés et très renfermés, refusant toutes mes
tentatives d'entretiens.
Plus encore, les populations blanches et métisses
entretiennent des relations complexes avec les Guaranis
isoseños. La famille Salses, dont fait partie l'enseignante
Naderlina, en sont un bon exemple. Menant une activité lucrative
d'approvisionnement des communautés isoseñas en
denrées de Santa Cruz, ceux-ci sont connus et influents. Ils sont
traités comme des hôtes de marques dans de nombreuses
communautés. L'association entre blanc et patron est encore
forte dans l'esprit des Guaranis. Ainsi, lorsqu'en revenant de San Sylvestre,
leurs deux 4x4 s'embourbèrent dans les rives du fleuve Parapeti, des
cavaliers guaranis qui passaient par là, se joignirent instinctivement
aux amis métis et Guaranis qui accompagnaient les Salses et qui
étaient occupés à tracter et à creuser sous les
roues tandis que les Salses attendaient sans rien faire. Cette situation
illustre d'autant plus la continuation de la hiérarchisation sociale,
puisque après 4 heures de fructueux travail de 2h à 6h du matin,
les Salses leur donnèrent en remerciement de l'alcool à 90°
et une poignée de feuille de coca. Les cavaliers guaranis
lancèrent alors un « Gracias Patron » avant de
reprendre leur route.
La question du statut est très importante,
l'éleveur et épicier « Quitito », un ami proche des
Salses qui dirige au lieu de travailler sur les travaux
communautaires521 , était à ce moment, parmi les plus
travailleurs. De la même manière, les Salses s'offusquaient que je
puisse aider les indigènes ou rester avec eux dans la remorque
plutôt qu'à l'intérieur, du fait de mon statut prestigieux
d'européen.
La communauté de San Sylvestre présente une
population presque exclusivement métisse, la fête de Saint Isidore
s'y déroule ainsi : une course de chevaux est organisée, puis une
messe est menée par le curé de Charagua, s'ensuit un repas et
enfin une soirée arrosée et dansante. Il est intéressant
de noter que durant toutes ces étapes, les indigènes, en grande
minorité, sont mis de côtés. Tandis que les métisses
et les blancs (les Salses) sont au centre des activités. Seule la messe
est un moment où toute l'assemblée est traitée
équitablement Le moment le plus représentatif des clivages
ethniques reste le moment du repas. Une grande table fut dressée au
centre de la piste de danse. Cette table ne pouvant accueillir que 10 personnes
pour la cinquantaine de personnes présentes, il fallut faire plusieurs
services. Ainsi, les Salses furent conviés au premier service,
accompagnés de la femme et des enfants de l'hôte. Ensuite, les
métis par ordre de proximité et de prestige furent invités
à manger. En dernier, les indigènes qui attendaient dehors sous
la pluie purent manger avec les plus jeunes métis. Finalement, un
certain rejet envers les étrangers était compréhensible de
la part des métis. Les seuls étrangers qui n'ont pas de statut
particulier sont les Mennonites, en effet, ceux-ci ne détiennent pas de
prestiges particuliers malgré leur origine apparente européenne.
Ils vivent reclus dans leur « colonies », se mariant entre eux et ne
sortant que pour commercer, il n'y a donc que très peu de rapport entre
les Mennonites et les autres. Même les Guaranis ne sont pas
intimidés et les traitent comme des égaux. Cela peut s'expliquer
par deux facteurs. D'une part, ils ne maîtrisent pas très bien
l'espagnol, tout comme eux. D'autre part, ce sont des agriculteurs qui
rejettent la modernisation. Ce constat révèle qu'il ne s'agit pas
simplement d'une domination ethnique, il s'agit plutôt d'une domination
des urbains, incarnés par les métis et les créoles
hispanophones sur les paysans.
A Charagua, un grand acte civique est organisé pour
célébrer la journée contre la discrimination et le racisme
en l'honneur de la loi qui porte le même nom. Les jeunes sont
déguisés en une multitude
520 Entretien avec Teofilo Ibanez Cuellar,
Enseignant de 5ème année de primaire au village voisin,
Tamaihindi. le dimanche 14 mai 2017, à la réunion puis à
son domicile, Rancho Nuevo.
521 Voir illustration 21.
121
d'ethnies différentes. L'armée est
présente et défile pour rappeler ainsi qu'elle veille à ce
que cette loi soit bien respectée.
A cette occasion pourtant, un petit garçon me montra du
doigt en criant « el diablo ». Cette réaction est
bien représentative de l'hypocrisie de la situation. Comme dans le reste
du pays, le racisme existe toujours, mais il est désormais interdit et
ne s'affiche plus. Ainsi, le capitan de Rancho Nuevo explique
l'évolution des rapports avec les autres ethnies en ces termes : «
Avant, il y avait beaucoup de discrimination contre les collas et par
les collas, mais désormais il n'y a plus de discrimination car
la constitution le demande et les Guaranis respectent la
constitution.522 ».
Illustration 25: Les actes civiques : la journée
contre le racisme.
Lors de la célébration de la journée
contre la discrimination et le racisme, les enfants défilent avec des
banderoles et déguisés en plusieurs cultures et ethnies du pays
sur la place principale de Charagua. L'armée encadre cette
célébration afin de rappeler à tous qu'elle veille au
respect de cette loi. Charagua, 2017 (Photo : Saint-Martin).
Il faut reconnaître une avancée notable dans
l'éducation dans le Bajo Isoso, la formation d'enseignants locaux. En
effet, la comparaison des enseignantes karai Naderlina ou Maria Salses
et des enseignants guaranis Ruth, Rolland, Teofilo, Benjamin, Eliso
révèle deux types d'éducation. Désormais, les
Guaranis de Charagua Norte, Sur comme de l'Isoso peuvent être
formés à l'école normale de Camiri, souvent après
avoir été au secondaire à Charagua. Ils sont ensuite
répartis dans les écoles de la région de Charagua. Les
enseignants guaranis sont maintenant majoritaires sur le territoire de l'AIOC.
L'enseignement de ces derniers, diverge énormément de
l'enseignement des karai qu'on peut constater à Santa Cruz de
la Sierra. En effet, la conception de la discipline, l'autorité et du
fonctionnement de la classe sont bien différents. Il n'y a pas de codes
figés, ainsi, les élèves discutent, rigolent, se
lèvent, participent sans lever la main. La relation entre enseignants et
élèves est bien moins hiérarchisée et ne passe pas
par l'autorité. Les enfants sont très autonomes, ils viennent
à l'école souvent avant les enseignants et nettoient les classes
à l'aide de branches d'arbre. La classe est
522 Entretien avec Gumercindo Lizarraga, Capitan
de Rancho Nuevo, le vendredi 12 mai 2017, Rancho Nuevo.
122
disposée très différemment qu'en ville,
les chaises sont placées le long des murs, ils se lèvent souvent
pour accomplir les jeux que mettent en place Ruth ou Rolland.
Il en ressort que les élèves sont moins
humiliés qu'en ville, ils sont surtout extrêmement moins violents.
Lorsque les enseignants ne sont pas là, ils jouent dans le calme sans
jamais se battre, à l'inverse des situations observées dans les
écoles publiques de Santa Cruz523. Il n'y a pas de
système d'examen dans Rancho Viejo et Rancho Nuevo, ainsi, il n'y a pas
de compétition entre les élèves, malgré le fait que
certains élèves, ayant souvent des liens avec Charagua, soient
meilleurs et moins timides que les autres. Seule la pression que se mettent les
garçons vis à vis de la considération de l'étude
comme un métier de femme et la honte des rapports entre les genres
entravent les rapports entre les élèves.
L'enseignement de Naderlina Salses en revanche est bien
différent. Les barrières ethniques, culturelles et linguistiques
éloignent les élèves de l'enseignante. Plus encore,
celle-ci est plus autoritaire, il n'y a pas de discussion dans son cours, cela
étant réprimé par Naderlina. Plus encore, à
l'inverse des enseignants guaranis, elle interdit aux élèves de
cracher dans la classe ou de jeter des détritus n'importe où. La
karai réprime ainsi de nombreuses pratiques jugées tout
à fait normales pour les Indigènes isoseñas, qui
sont inconvenables dans la culture urbaine. Ainsi, l'éducation par un
enseignant blanc est d'autant plus « colonial » puisqu'il oriente les
enfants guaranis vers le respect de code urbains parfois en contradiction du
contexte (il n'y a pas de traitement des déchets dans le Bajo Isoso et
les enfants n'ont pas de mouchoirs). Cependant, une différence
remarquable est observable dans ces éducations
différenciées. Malgré le fait que la population de RV est
bien plus craintive et fermée à l'égard des karai,
du fait de son histoire d'asservissement encore récent, les
élèves de Naderlina furent bien plus chaleureux et ouverts
auprès de moi que ceux de Rancho Nuevo.
La situation a évolué, les Guaranis ont de plus
en plus confiance en eux, mais ils restent en retrait et intimidés par
les karai. Selon Tefoilo Ibanez, cela fait partie de la culture du
Guarani d'être timide. L'enseignant aymara Guido Mamani explique la
timidité des locaux par l'absence de technologie, selon lui : « Ils
n'ont pas de technologies, ne connaissent que leurs familles et n'utilisent que
le Guarani, ils n'ont pas d'ouvertures sur le Monde comme le permet la
télévision ou internet. Ceci explique la peur de
l'étranger et le manque de curiosité. 524».
523 Observation : Mardi 2 mai 2017 :
école Mercado et Mercredi 3 mai 2017 : ecole Igniaco Warnes.
524 Guido Mamani, nouvel enseignant du
secondaire à Rancho Nuevo d'origines aymaras. Mardi 16 mai 2017,
à son domicile, Rancho Nuevo.
123
L'exemple de l'AIOC de Charagua présente une
application du projet de revalorisation des cultures indigènes du MAS
poussée à l'extrême. Au-delà des discours
idéologiques, il s'avère que l'AIOC présente un projet
d'encadrement politique et de politisation des sociétés rurales
de Bolivie en faveur du MAS. La réinvention de l'histoire par
l'Assemblée du Peuple Guarani montre que les autorités guaranis
partagent le projet indigéniste uniformisant du gouvernement bolivien.
La Bolivie s'organise en un ensemble de structures uniformisantes.
Malgré le discours officiel, à cause de l'absence de tradition
historique et à cause de la pauvreté, l'enseignement de
l'histoire n'est pas une priorité dans le monde rural. De ce fait la
régionalisation de l'enseignement s'applique surtout par l'apprentissage
de la culture et des activités de la culture dominante, ici la culture
Guarani. L'apprentissage de l'histoire locale s'apparente plus à
l'apprentissage des valeurs guaranis. Le projet éducatif de la loi ASEP
souhaite rendre les NyPIOC autonomes en redynamisant les activités
agricoles et artisanales traditionnelles. Ce faisant, l'AIOC s'autonomise mais
s'isole par l'apprentissage spécifique des pratiques rurales et par le
manque d'apprentissage de l'espagnol. L'enseignement de l'histoire a pourtant
donc un rôle très important à jouer afin de donner une
identité aux Isoseños, mais l'école est un
instrument étranger au fonctionnement Isoseño qui forme
des diplômés qui importent le modèle urbain
occidentalisé dans le monde rural.
Cependant, contrairement à ce que le discours officiel
de l'État affirme, il ne s'agit pas d'un véritable projet de
retour en arrière, de «décolonisation». L'AIOC et le
CRG répondent aux demandes historiques des NyPIOC d'autonomies
territoriales et de revendications identitaires. Mais parallèlement, la
mise en place de ces processus modernise et connecte le monde moderne par le
commerce et la politique. Il ne s'agit donc pas d'une éducation agricole
qui vise à former des paysans compétents, désormais, les
produits agricoles pour l'exportation sont produits dans les openfields
de Santa Cruz, les faibles productions des indigènes
n'intéressent pas le gouvernement. Le but semble plus être de
faire du monde rural indigène un véritable sanctuaire, gardien de
la culture et des pratiques indigènes. Ce processus vient partiellement
du MAS, mais surtout des élites indigènes qui proposent parfois
des projets extrêmes, indianistes, comme le montre la proposition
rejetée de l'AIOC de San Pedro de Totora. Enfin, les relations
interethniques révèlent la persistance de la hiérarchie
ethnique et la perte d'identité et d'amour propre des indigènes
Isoseños du fait de l'histoire douloureuse et récente de
la soumission des Guaranis aux Boliviens.
Les tensions qui en découlent, la politisation de la
société Isoseña et l'éducation
régionalisée favorise une autonomisation de ces populations. Les
effets de ce projet sont difficilement évaluables puisqu'une d'une part
ils introduisent la culture et la structure urbaines occidentalisées
mais d'autre part, elle autonomise et exclut ces Indigènes du reste du
pays. Quoiqu'il en soit, les isoseños se trouvent dans une
situation de perte identitaire dans laquelle l'école essaye d'imposer
l'identité guarani sur les autres.
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