A- L'école de la République.
La reconnaissance du bilinguisme n'était pas
désirée. Ce sont les groupes de pression qui ont conduit à
imposer dans l'urgence l'enseignement de et en langue des signes dans
l'éducation des jeunes sourds. C'est au Ministère de
l'éducation qu'il reviendra d'interpréter et de mettre en
application la législation. Le Bureau de l'adaptation scolaire et de la
scolarisation des élèves handicapés186,
dirigé par Pierre-François Gachet, va donc constituer un groupe
d'experts, présidé par Pierre Encrevé, linguiste à
l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Au sein de l'administration, le
bilinguisme va prendre forme mais le libre choix d'y accéder est
encadré. En outre, les modalités d'application de l'article 19-V
dans l'enseignement ne sont pas définies.
184 Hugues Moutouh, La République face à ses
communautés, dans Cahiers de la Recherche sur les Droits
Fondamentaux, Caen, 2003, P88.
185 Entretien avec Pierre-François Gachet, de la Direction
Général de l'Enseignement Scolaire.
186 Bureau qui relève de la Direction
Générale de l'Enseignement Scolaire.
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Par exemple, il n'est pas prévu de créer des postes
d'enseignants pour les jeunes sourds, au sein de l'Education Nationale. En
effet, la loi n'impose rien. La commission de l'Assemblée Nationale,
dans son rapport de 2005, indique qu'il n'est pas nécessaire de publier
des textes réglementaires pour la mise en oeuvre de la loi. Il s'agira
de « mobiliser des moyens humains et financiers, voire la diffusion
d'informations à destination des établissements
187».
1/ Une liberté de choix
encadrée.
Le Ministère de l'Education Nationale s'est
prononcé sur l'application de l'article 75, l'enseignement de la langue
des signes, deux ans après le vote de la loi. En effet,
l'arrêté du 12 octobre 2007 instaure une épreuve
facultative de l'enseignement de la langue des signes au baccalauréat
des sections générales et technologiques. Dans cette
hypothèse, la langue des signes est une matière optionnelle qui
peut être étudiée au même titre que toute autre
discipline d'un programme scolaire188. A l'évidence, le
public visé n'est pas le public sourd. D'abord parce que cette langue
est généralement acquise par les Sourds avant qu'ils
n'intègrent le lycée, ensuite parce que les Sourds
n'accèdent pas tous à ce niveau d'études. Toutefois, le
Ministère de l'éducation nationale va fixer un an plus tard le
programme de l'enseignement de la langue des signes à l'école
primaire189, en précisant la notion de bilinguisme.
Après consultation d'un groupe d'experts, présidé par le
linguiste Pierre Encrevé, et au sein duquel sont
représentées des membres des associations de Sourds, le
Ministère retient que ce bilinguisme comportera de la langue des signes,
en tant que « langue première » et du français
écrit, « langue seconde ». Le français oral
est envisagé « dans la mesure du possible », le
groupe s'étant fixé une « priorité sur
l'acquisition de la LSF 190».
187 Rapport d'information de la Commission des Affaires
Culturelles, Familiales et Sociales de l'Assemblée Nationale,
Jean-François CHOSSY, Décembre 2005, P71.
188 Article 75 de la loi de 2005 : « Elle peut
être choisie comme épreuve optionnelle aux examens et concours, y
compris ceux de la formation professionnelle ».
189 Article 1 de l'arrêté du 15 juillet 2008,
Ministère de l'Education Nationale : « Cet enseignement sera
dispensé aux élèves concernés dans le cadre horaire
de l'enseignement du français ».
190 BO N°33 du 4 septembre 2008 pour l'école
primaire.
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Ainsi, pour la première fois en septembre 2008, le
Ministère de l'éducation nationale va répondre
positivement aux revendications de la communauté Sourde. Les Sourds
peuvent intégrer le système scolaire ordinaire et recevoir un
enseignement en langue des signes. Toutefois, le Ministère de
l'Education Nationale a décidé que pour l'application de ce
texte, un « diagnostic constatant les difficultés
d'accès à la communication orale et la nécessité du
recours à des modalités adaptées de
communication 191» doit
précéder l'inscription du mode de communication dans le projet de
vie de l'enfant. Ce projet de vie est recueilli par la Maison
Départementale des personnes handicapées, le financeur. Donc, en
définitive, le bilinguisme n'est pas accessible à tous les
enfants sourds mais uniquement à ceux pour lesquelles un diagnostic,
dont nous ne connaissons ni les critères, ni l'organisme chargé
de l'évaluation, établit la nécessité de recevoir
un enseignement en langue des signes. En somme, la liberté reste
encadrée par l'administration, elle n'est pas réelle. Mais il
reste aussi que les modalités d'application de l'article 19-V de la loi
de 2005, sur les conditions de scolarisation, ne sont toujours pas
envisagées à ce jour.
2/ Une mise en oeuvre retardée.
L'article 19-III de la loi de 2005 a posé le principe de
la scolarisation individuelle pour les enfants handicapés :
«Tout enfant, tout adolescent présentant un handicap ou un
trouble invalidant de la santé est inscrit dans l'école ou dans
l'un des établissements mentionnés à l'article L. 351-1,
le plus proche de son domicile, qui constitue son établissement de
référence ». Mais nous venons de voir que
désormais les Sourds peuvent bénéficier d'un enseignement
en langue des signes. Faudra-t-il pour ce faire détacher un enseignant
par enfant sourd, s'il est scolarisé individuellement dans une classe
ordinaire ? Il semblerait qu'un certain nombre de parents ait souhaité
un interprétariat individuel mais pour des raisons budgétaires et
pour satisfaire
191 Décret du 3 mai 2006, Article R351-22 du Code de
l'Education.
65
« l'exigence intellectuelle » des
linguistes192, l'éducation nationale envisage un regroupement
partiel d'enfants sourds au sein de pôles ressources. En effet, la langue
des signes est une langue « orale », qui ne s'écrit pas, qui
ne s'entretient qu'au sein de la communauté. Des pôles ressources
pourraient regrouper les élèves sourds pour l'enseignement de la
LSF et du français écrit, tandis que les autres matières
pourraient être enseignées en commun avec les enfants
entendants193. Ces pôles ressources, qui ne sont
mentionnés dans aucun texte règlementaire à ce jour,
existent déjà pour les enfants sourds, mais sous un autre nom,
les CLIS (classes d'intégration scolaire). Ces classes ne donnent pas
satisfaction à la communauté sourde car d'une part les enfants
doivent s'adapter à deux classes et d'autre part l'enseignant de la
classe ordinaire ne dispense pas son cours en langue des signes. Les Sourds
revendiquent l' « intégration collective 194»
et citent très souvent le modèle
suédois195. La Suède en effet a créé
cinq écoles publiques régionales qui regroupent tous les Sourds,
et qui peuvent intégrer des entendants, aussi. Dans ces écoles,
la langue des signes est la langue première des
élèves196. Ainsi les jeunes sourds regroupés
dans une même classe reçoivent un enseignement en langue des
signes. L'administration française a choisi de maintenir le
système actuel, en lui donnant le nom de « pôle ressource
» tandis que la loi n'a pas prévu de créer de postes
d'enseignants spécialisés, qui soient en mesure de communiquer en
langue des signes. La loi prévoit que les enseignants et les personnels
des établissements scolaires reçoivent une « formation
spécifique » comprenant « une information sur le
handicap (...) et les différentes modalités d'accompagnement
scolaire 197», c'est tout. C'est pourquoi l'administration
envisage de recourir à des contractuels, qui ne seront pas
nécessairement des enseignants. Un diplôme d'enseignant de LSF est
prévu dans les années qui viennent mais les modalités ne
sont toujours pas définies. Quant aux
192 Entretien avec Pierre-François Gachet.
193 Ibid.
194 Entretien avec la FNSF.
195 Voir le dossier de presse du groupe OSS 2007 notamment.
196 Nina Timmermans, Le statut des langues des signes en
Europe, Juin 2005, P80.
197 Article 19-VII de la loi de 2005.
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professeurs CAPA-SH198, professeurs
spécialisés de l'Education Nationale, qui souhaitent se former
à la langue des signes, leur formation se limite à 50 heures, ce
qui - aux dires mêmes de Pierre-François Gachet - est insuffisant
pour enseigner à des Sourds199.
A ce jour, l'enfant sourd qui pratique la langue des signes
devra, comme avant la loi, être pris en charge par un
établissement médico-social pour recevoir un enseignement de et
en langue des signes. En effet, le Ministère de l'éducation
nationale a défini la langue des signes conformément aux attentes
des associations représentatives de Sourds mais à ce jour aucun
dispositif n'est envisagé pour la mettre en application. La situation
est donc identique à 1991, la loi de 2005, à ce jour, n'a rien
changé : soit les enfants sont intégrés individuellement
en milieu ordinaire dans la perspective d'une éducation oraliste, en
français, soit ils sont scolarisés dans le cadre de
l'éducation spécialisée, qui relève du
Ministère des affaires sociales, pour recevoir un enseignement de et en
langue des signes. Mais les établissements médico-sociaux sont en
pleine mutation.
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