A- Une reconnaissance encadrée en 1991.
Dans les années 1980, deux projets de loi auraient pu
donner satisfaction à la communauté sourde. La proposition de loi
socialiste sur « Les langues et les cultures minoritaires de France
», mais il n'était pas fait mention de la langue des signes, puis
la proposition de loi communiste de juin 1985 qui visait à sa
reconnaissance par les pouvoirs publics102. Cette
loi ne sera pas adoptée. Sollicité par les associations de
Sourds103, Laurent Fabius va déposer un amendement qui
inscrira pour la première fois la langue des signes française
dans une loi de la République. Mais l'application de cette disposition
ne va pas franchir les portes de l'Education Nationale.
1/ Un problème porté par le
politique.
A la veille de Noël 1990, Laurent Fabius déposera un
amendement au cours des débats portant sur le projet de loi relatif
à la santé publique et aux assurances sociales. Cet amendement
envisage la liberté de choix pour l'éducation des
élèves sourds : soit une communication bilingue (langue des
signes et français), soit une communication orale. Adopté et
inscrit en marge de la loi, dans les « dispositions diverses »,
l'article 33 de la loi du 18 janvier 1991 prévoit en outre que le
Conseil d'Etat fixera « les dispositions à prendre par les
établissements et services où est assurée
l'éducation des jeunes sourds ». Cet article confirme les
décisions prises par le Ministère de la Santé, dès
1976, mais elle introduit la notion de libre choix. Cependant, la diffusion de
la langue des signes va rester limitée à l'enseignement
spécialisé. Comment aurait-il pu en être autrement dans un
texte relatif à la santé publique, et non pas à
l'éducation nationale ? Avant la loi de 1991, la priorité
éducative dans les
102 Bernard Mottez, op.cité, P281.
103 Entretien avec René Bruneau du Mouvement des Sourds de
France, en annexe.
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établissements spécialisés se concentre sur
la démutisation, conformément à la vision médicale
de la surdité104. Comment vont se concilier cette
priorité éducative et l'introduction du libre choix ?
2/ Une reconnaissance limitée et extrêmement
encadrée.
L'apport de l'article 33 de 1991 consiste à donner le
« libre choix » entre la communication orale et la communication
bilingue. Par un décret d'octobre 1992, soit près de deux ans
après le vote de la loi, le Ministère des affaires sociales et de
l'intégration vient préciser les modalités d'application
de cette disposition. La Commission Départementale de l'Education
Spéciale (CDES), l'équivalent de la COTOREP mais pour les
enfants, « enregistre » le choix de l'enfant ou de ses
parents et « propose une orientation conforme à ce choix
105». Le libre choix est donc respecté. Toutefois,
il est intéressant de noter que le français oral reste
obligatoire quel que soit le choix effectué : « le libre choix
est défini comme étant soit le français oral et
écrit soit la LSF et le français oral et écrit
106». Pourtant, l'alternative proposée par la loi
de 1991 se situait entre un mode de communication bilingue et une communication
orale. Les Sourds, qui ne se considèrent pas comme les porteurs d'une
déficience, mais comme une minorité linguistique, ne demandent
pas à être rééduqués, à accéder
à l'oral à tout prix : « Nous, nous ne pouvons pas
parler le français comme vous. Vous vous pouvez apprendre notre langue,
nous on ne parlera jamais comme vous 107». Leur souhait,
c'est de pouvoir recevoir un enseignement bilingue en langue des signes et en
français écrit. Mais à l'évidence, le
Ministère des affaires sociales et de l'intégration fait
résistance et envisage leur éducation par la voie de l'oral. La
politique éducative mise en oeuvre pour les Sourds est un échec.
En 1998, le rapport de la députée socialiste Dominique
104 Décret N° 88-423 du 22 avril 1988, annexe XXIV
quater, article 2 : le développement de la communication entre le «
déficient auditif » et son entourage fait appel « à
l'éducation auditive, à la lecture labiale et ses aides, à
l'apprentissage et à la correction de la parole ainsi
qu'éventuellement la langue des signes française ».
105 Décret N°92-1132 du 8 octobre 1992, article 3.
106 Idem article 2.
107 Entretien avec trois représentants de la
Fédération Nationale des Sourds de France, en annexe.
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Gillot, adressé au Premier Ministre, dresse un tableau
très alarmant : 80% des Sourds profonds sont illettrés et
seulement 5% d'entre eux rejoignent l'enseignement
supérieur108. Ils rencontrent ainsi de grandes
difficultés pour accéder à l'information ou pour trouver
un emploi. Par ailleurs, le législateur français envisage le
placement sous curatelle des Sourds illettrés109. Dans ce cas
de figure, les Sourds ne sont pas considérés comme des citoyens
à part entière, puisqu'ils ne peuvent être élus,
voire même inscrits sur les listes électorales. Pour les Sourds,
la solution à l'illettrisme réside dans la reconnaissance par
l'Etat français de leur langue, pour que l'enseignement leur soit
dispensé en langue des signes et non pas en français oral :
« Un enfant sourd, qui va à l'école ordinaire où
les cours ne sont pas dispensés en langue des signes, est vite
déconcentré. C'est très fatigant de lire sur les
lèvres, c'est impossible pour un enfant de rester concentré toute
une journée avec un professeur qui oralise. Et puis, avec la
rééducation, l'enfant doit sortir de la classe, il se sent
différent, il ne participe pas à toutes les activités avec
les autres élèves. Non, ce qu'il faut c'est une
intégration collective et ne pas perdre de temps avec cette
rééducation parce que chez les Sourds, il y a beaucoup
d'illettrés. La priorité, c'est que l'enfant sourd apprenne
à lire, apprenne tout court. La question du français oral,
ça vient après, c'est pas le plus urgent 110».
En 2002, le Président Jacques Chirac annonce la refonte de la loi
sur le handicap de 1975, loi qui avait été votée alors
qu'il était chef de gouvernement, sous le mandat présidentiel de
Valéry Giscard D'Estaing. Ce projet va se concrétiser le 11
février 2005, par la loi pour l'égalité des droits et des
chances, la participation et la citoyenneté des personnes
handicapées. Pour la première fois, la langue des signes est
reconnue comme une langue à part entière.
108 Rapport de Dominique Gillot au Premier Ministre, Le droit
des Sourds : 115 propositions, 1998, P90.
109 L'article 936 du code civil français dispose que :
« Le sourd-muet qui saura écrire pourra accepter lui-même
ou par un fondé de pouvoir. S'il ne sait pas écrire,
l'acceptation doit être faite par un curateur nommé à cet
effet, suivant les règles établies au titre De la
minorité, de la tutelle et de l'émancipation ».
110 Entretien avec trois représentants de la
Fédération Nationale des Sourds de France, en annexe.
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