B) Les dispositions controversées sur les
perfectionnements
Les membres du pool peuvent vouloir maîtriser
l'innovation créée sur les technologies dont ils permettent
l'utilisation. A cette fin, ils incluent dans leurs accords des clauses de
rétrocession, dont les enjeux en termes de droit de la concurrence sont
controversés.
1. La défiance pour les clauses de
rétrocession
Une clause de rétrocession, ou « grantback
clause », est une clause par laquelle un cessionnaire s'engage
à accorder au concédant soit la propriété soit une
licence des brevets sur les perfectionnements relatifs à l'objet de la
licence initiale. De telles clauses sont couramment insérées
73 Department of Justice and Federal Trade Commission,
Antitrust Guidelines for the Licensing of Intellectual Property, April
1995
37
dans le domaine des regroupements de technologie, pour
prévoir le partage automatique des innovations à venir, soit
entre les membres, soit avec les tiers preneurs de licences. Elles visent
notamment à éviter le phénomène de patent
holdup, évoqué plus haut : une amélioration de la
technologie pourrait être développée par l'un des membres
du pool, ou l'un de ses licenciés, et proposée en
licence à l'extérieur du regroupement à un niveau de
redevances élevé.
De prime abord, il semblerait que ce type de clauses se
présente comme un obstacle à la concurrence, et soit
illégal. Par ailleurs, elles peuvent également être un
frein à l'innovation, en décourageant les parties à
l'accord de compléter l'éventail de brevets essentiels. Ces
clauses de rétrocession, en particulier celles qui privent le
cédant du droit d'utiliser la technologie améliorée,
peuvent fortement décourager les parties concernées à
s'engager dans des investissements coûteux en Recherche et
Développement. La plupart des acteurs serait incitée à
adopter une attitude de passager clandestin, et profiter des innovations
apportées par les autres. Les Lignes directrices américaines
l'exposent d'ailleurs clairement : « A pooling arrangement that
requires members to grant licenses to each other for current and future
technology at minimal cost may reduce the incentives of its members to engage
in research and development because members of the pool have to share their
successful research and development and each of the members can free ride on
the accomplishments of other pool members. »74
2. Une appréciation plus nuancée
Mais il s'agit aussi de considérer les potentiels
effets proconcurrentiels de tels accords, surtout lorsqu'ils sont non
exclusifs. Ces dispositions visent en effet notamment à éviter le
phénomène des brevets dits « sous-marins », qui
apparaît lorsqu'une entité qui exploite un produit ou un
procédé découvre qu'elle contrefait un brevet dont la
demande n'a pas encore été publiée. Les clauses de
rétrocession peuvent également encourager les détenteurs
de brevets à concéder des licences en premier lieu, afin de
pouvoir par la suite bénéficier des perfectionnements
apportés par les acquéreurs de licences. Ainsi, elles permettent
aux deux parties à l'accord de partager les risques et les
bénéfices associés à l'innovation, voire à
exploiter des économies d'échelle engendrées par la mise
en commun des recherches et des capacités complémentaires des
parties. C'est ce que souligne la Commission Européenne dans ses Lignes
directrices : « Il est légitime pour les parties de s'assurer
que l'exploitation des technologies regroupées ne puisse être
entravée par des preneurs
74 U.S. Department of Justice and Federal Trade
Commission, Antitrust Guidelines for the Licensing of Intellectual
Property, Washington, D.C., 1995, p. 28.
38
qui détiennent ou s'apprêtent à
obtenir des brevets essentiels. »75, de même que les
autorités américaines : « Such arrangements provide a
means for the licensee and the licensor to share risks and reward the licensor
for making possible further innovation based on or informed by the licensed
technology »76.
L'analyse des clauses de rétrocession des pools
DVD et MPEG par le Department of Justice américain a
conduit à conclure qu'elles étaient proconcurrentielles et
qu'elles ne réduisaient pas l'incitation à innover77.
En ce qui concerne le pool MPEG par exemple, les autorités
américaines ont jugé que les clauses de rétrocession y
sont limitées aux brevets essentiels et ne requièrent qu'une
licence croisée non-exclusive établie selon des modalités
raisonnables et non disciminatoires.
Cependant, au-delà de ces critères, il convient
de souligner que l'appréciation des clauses de rétrocession peut
s'avérer différente lorsque les technologies regroupées au
sein du pool sont en position dominante sur un marché. Les
Lignes directrices européennes opèrent d'ailleurs une distinction
claire pour ce genre de situations. Dans ce cadre, et afin que l'accord limite
le risque d'effets anticoncurrentiels, les obligations de rétrocession
doivent être non exclusives et limitées aux améliorations
indispensables ou importantes pour l'utilisation des technologies78.
La validité et le bien-fondé des clauses de rétrocession
dépendent donc du cas d'espèce, et requièrent de toute
façon une analyse économique, car aucune réponse ou
schéma préétabli ne peut être adopté.
Lerner et Tirole affirment par ailleurs que les pools
constitués de brevets complémentaires sont plus enclins
d'une part à permettre à leurs membres de concéder des
licences séparément, et d'autre part à exiger des
obligations de rétrocession. C'est pourquoi d'ailleurs, de même
que pour les clauses permettant des licences indépendantes, la
présence de clauses de rétrocession dans un pool peut
se
75 Commission Européenne, « Lignes directrices
relatives à l'application de l'article 81 du traité CE aux
accords de transfert de technologie (2004/C 10 1/02) », Journal
Officiel de l'Union Européenne, 27/04/2004, §228.
76 U.S. Department of Justice and Federal Trade Commission,
Antitrust Guidelines for the Licensing of Intellectual Property,
Washington, D.C., 1995, p. 27.
77 Department of Justice Ð Antitrust Division,
Business Review Letter, Trustees of Columbia University, Fujitsu
Limited, General Instrument Corp., Lucent Technologies Inc., Matsushita
Electric Industrial Co., Ltd., Mitsubishi Electric Corp., Philips Electronics
N.V., Scientific-Atlanta, Inc., and Sony Corp. (collectively the "Licensors"),
Cable Television Laboratories, Inc. ("CableLabs"), MPEG LA, L.L.C. ("MPEG LA"),
26 juin 1997 : « Nor does the Portfolio license's grantback clause
appear anticompetitive. Its scope, like that of the license itself, is limited
to Essential Patents. It does not extend to mere implementations of the
standard or even to improvements on the essential patents. n45 Rather, the
grantback simply obliges licensees that control an Essential Patent to make it
available to all, on a nonexclusive basis, at a fair and reasonable royalty,
just like the Portfolio patents. »
78 Commission Européenne, « Lignes directrices
relatives à l'application de l'article 81 du traité CE aux
accords de transfert de technologie (2004/C 10 1/02) », Journal
Officiel de l'Union Européenne, 27/04/2004, §228 : «
Les obligations de rétrocession devront être non exclusives et
limitées aux développements indispensables ou importants pour
l'utilisation des technologies regroupées. »
39
révéler être un indicateur utile pour les
autorités de la concurrence pour contourner l'analyse de la
complémentarité des brevets. Le pool de brevets
complémentaires ne prend en effet aucun risque à permettre des
licences indépendantes, car ces dernières ne créent pas de
concurrence nouvelle pour son offre : les preneurs de licences devront de toute
façon acquérir l'ensemble des brevets contenus dans le pool
pour pouvoir utiliser la technologie. De même, un tel pool
sera très favorable à l'application d'obligations de
rétrocession -au risque avéré de voir l'incitation de ses
membres à innover diminuer- , car il est davantage concerné par
le problème du holdup qu'un pool contenant des
substituts : en l'absence de clause de rétrocession, le détenteur
du brevet bloquant peut en effet appliquer des prix de monopole et
recréer le problème de marges multiples. Les clauses de
rétrocession sont donc d'autant plus importantes pour les pools
constitués de brevets complémentaires, mais également
pour ceux où le degré d'essentialité des brevets est
difficile à discerner.
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