Argumentation et soliloque: une étude sémiotique dans les tragédies de Shakespeare( Télécharger le fichier original )par Marine Garel Université Lumière Lyon 2 - Sciences du langage 2016 |
b. Pour une distinction avec le soliloqueAu travers du dialogue, nous avons l'impression que les personnages sont sans cesse en train de délibérer ou d'argumenter mais pas forcément les uns contre les autres. On n'argumente pas systématiquement parce que nous sommes en désaccord avec autrui. L'argumentation se retrouve là où il y a une certaine maîtrise de la parole, une certaine discursivité.C'est même une « pratique langagière » pour citer Marianne Doury et Christian Plantin8(*).Ainsi voici la définition du discours en tant que tel dans Le Grand Robert : Discours : Ensemble d'énoncés produits par une personne ou un ensemble de personnes. Il en va ainsi que le dialogue renferme de l'argumentation puisqu'il est une forme de discours.Au vue de cette définition, le dialogue et le soliloque se ressemblent en ce qu'ils sont autant discours l'un que l'autre.Pourtant, le soliloque ne rejoint pas le dialogue sur un point : il ne présente pas le même schéma de communication que le dialogue. Si l'on reprend les termes de Catherine Kerbrat-Orecchioni, le dialogue se présente sous la forme présent + loquentou absent + loquent pour une conversation téléphonique alors que le soliloque relève plutôt du présent + non loquent. Ce qui amène à dire que les deux formes de discours ne se ressemblent pas sur le plan locuteur/interlocuteur. Nous avons vu en effet, que le soliloque n'a pas d'allocutaire ordinaire mise à part le locuteur lui-même, ce qui fait de ce dernier une forme particulière de discours. Le dialogue en revanche, doit avoir un allocutaire pour être considéré comme tel. Il peut évidemment en avoir plusieurs. Contrairement au soliloque, le dialogue est une forme naturelle du discours que nous rencontrons autant dans le monde réel que dans le monde représenté. Le dialogue ne dérange pas et ne perturbe en aucun cas le texte théâtral. Il ne possède pas non plus ce côté statique qui peut susciter de l'ennui. Un dialogue est vivant et dynamique ; un soliloque est statique et terne. C'est comme lorsque nous écoutons quelqu'un parler longuement : nos pensées vaguent parfois ailleurs et il est difficile de se concentrer. L'effet est le même pour le soliloque. Nous pouvons finalement poser une distinction purement pragmatique : deux personnes qui dialoguent révèlent une parole codifiée et empêchée car les deux locuteurs sont soumis à des contraintes telles que le respect d'autrui. Ils ne peuvent pas dire ce qu'ils veulent et partir dans des débats de conscience comme dans le soliloque. Ils peuvent certes, avoir de longues répliques comme une tirade mais il n'empêche que cette longue réplique reste adressée. Si nous restons dans le théâtre shakespearien, nous remarquons que les répliques sont principalement courtes mais d'une pièce à une autre, les choses peuvent varier. Ainsi dans Hamlet, les répliques peuvent parfois être assez longues. Le monologue présente en même temps une parole libératrice et empêchée du fait de son caractère adressé. Le locuteur peut tout de même dire ce qu'il souhaite sans entrer dans un contenu réflexif. Comme nous l'avions affirmé, celui qui monologue veut repousser autrui et entrer dans cette unité que possède le soliloque. Mais le monologue restant adressé, il ne peut être totalement indépendant d'autrui. Pour ce qui est du soliloque en revanche, la parole est totalement libératrice puisque le locuteur est libre de parler autant qu'il le souhaite et personne ne vient l'interrompre. Le fait de délibérer avec soi-même le rend indépendant des autres personnages de la pièce. Il n'a que lui à convaincre et à persuader. Ce qui est d'autant plus facile puisque le locuteur est conscient de sa propre personnalité et sait comment agir et réagir. Ce qui caractérise surtout le théâtre, ce n'est pas seulement le fait d'y trouver ou de d'y voir du dialogue. Le texte théâtral est lui-même constitué d'un ensemble nommé le texte dialogal. Il ne s'agit pas d'y voir des bribes de dialogue ou encore des stichomythies mais un ensemble, un tout. Voici ce qu'affirme Kerbrat-Orecchioni à ce propos : Les actes de langage se combinent pour constituer des interventions, actes et interventions étant produits par un seul et même locuteur ; dès que deux locuteurs au moins interviennent, on a affaire à un échange ; les échanges se combinent pour constituer les séquences, lesquelles se combinent pour constituer les interactions, unités maximales de l'analyse (1996 : 36). Ainsi, le texte de théâtre est une longue interaction. Là est toute la différence avec le roman qui prône surtout la description. Dans les études interactionnistes, le texte dialogal se définit par une structure hiérarchisée de séquences se divisant à leur tour en séquences phatiques (ouverture et clôture) et en séquences transactionnelles (corps de l'interaction). Par ailleurs, le dialogue de théâtre constitue le coeur de l'action même. L'intrigue de la pièce progresse grâce aux nombreux échanges. Bien que ces échanges puissent être de nature diverse (dialogue, monologue, etc.), l'action continuera à avancer par le biais des personnages. L'argumentation dans le dialogue est donc rendue directement possible grâce aux nombreux échanges. Il en est tout autre dans le soliloque qui ne peut être considéré comme un échange mais plutôt comme une intervention et même, une intervention qui vient parfois couper court aux échanges. Le soliloque est certainement une forme méconnue, mais complexe et paradoxale. Considéré comme une variante du monologue, il se distingue de ce dernier de par la question de l'interlocuteur et de son contenu. L'argumentation, et principalement l'argumentation théâtral, doit être prise en compte et étudiée pour rendre compte de cette connexion avec le soliloque. Nous tenterons donc dans une seconde partie, de définir la place de l'argumentation au théâtre en insistant sur son caractère indirect et en prenant le cas du théâtre shakespearien, qui nous sert de base pour notre analyse. Partie 2 : La place de l'argumentation au théâtre* 8Marianne Doury et Christian Plantin, « Une approche langagière et interactionnelle de l'argumentation », Argumentation et analyse du discours, mis en ligne le 15 octobre 2015. |
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