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Université Européenne de Bretagne
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UNIVERSITE RENNES 2 - HAUTE BRETAGNE
Master Education, Apprentissage et
Didactique
Département des Sciences de
l'Education
Les apprentissages entre pairs : construction d'une
identité plurielle Les étudiants
pédicures-podologues en formation
Carine AMOURIAUX-MENOU
Directeur de recherche : Hugues Pentecouteau
2013-2014
« S'il te plaît... apprivoise-moi! dit le
renard.
Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n'ai
pas beaucoup de temps. J'ai des amis à découvrir et beaucoup de
choses à connaître.
On ne connaît que les choses que l'on apprivoise, dit
le renard.
Les hommes n'ont plus le temps de rien
connaître.
Ils achètent des choses toutes faites chez les
marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont
plus d'amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi!
Que faut-il faire? dit le petit prince.
Il faut être très patient, répondit le
renard. Tu t'assiéras d'abord un peu loin de moi, comme ça, dans
l'herbe. Je te regarderai du coin de l'oeil et tu ne diras rien. Le langage est
source de malentendus.
Mais, chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus
près (...)
Ainsi, le petit prince apprivoisa le renard. (...)
Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très
simple : on ne voit bien qu'avec le coeur. L'essentiel est invisible pour les
yeux. (...)
C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose
si importante.
Les hommes ont oublié cette vérité, dit
le renard. Mais tu ne dois pas l'oublier. Tu deviens responsable pour toujours
de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta
rose...»
2
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince,
1943.
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Remerciements
La conduite de cette recherche n'aurait pas été
possible sans un accompagnement de qualité. Je tiens donc à
remercier Hugues Pentecouteau pour l'aide et le soutien qu'il m'a
accordés, pour avoir guidé ma réflexion dans
l'élaboration de ce travail de recherche et d'écriture, pour sa
disponibilité et sa bienveillance.
Je remercie mon directeur et l'Institut de Formation en
Pédicurie-Podologie de Rennes ainsi que l'association I.F.P.E.K. qui
m'ont permis d'intégrer une formation en Sciences Humaines.
Merci aux étudiants pédicures-podologues qui ont
accepté de participer à ce travail, pour les échanges
extrêmement constructifs que nous avons eu ensemble et leur confiance.
Je remercie Isabelle Brouard-Arends pour son aide
précieuse dans les lectures de mes écrits.
J'ai eu la chance de rencontrer Ida Simon-Barouh. Je la
remercie de ses conseils avisés et de ses encouragements.
Je tiens à exprimer ma reconnaissance aux
différents professeurs du master EAD de Rennes 2 pour leurs
interventions riches et éclairantes tout au long de ces deux
années de formation.
Merci au groupe «eadien» de M1 et de M2, pour
l'entraide, le réconfort, la gentillesse et la bonne humeur de chaque
instant. Nos échanges entre pairs ont grandement participé au
processus de transformation que j'ai vécu.
La présence chaleureuse de mes amis m'a donné
confiance. Leur générosité fut précieuse.
Enfin, je tiens à remercier ma famille pour son soutien
durant ces deux années. Mes proches m'ont accompagnée avec amour
dans toutes les situations, dans les phases d'enthousiasme ou de doutes. Sans
eux, je n'aurais pu réaliser ce projet.
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Sommaire:
Remerciements p.3
Sommaire p.4
1. Introduction p.6
1.1 Observation d'un terrain p.6
1.2 La profession de pédicure-podologue: milieu et
acteurs p.10
1.2.1 Historique du contexte professionnel p.10
1.2.2 Les instituts de formation p.11
1.2.3 L'organisation de la pratique des étudiants p.12
1.3 Questionnement p.16
1.4 Problématisation p.17
1.4.1 Notion de projet p.17
1.4.2 Intégrer une corporation p.18
1.4.3 Population étudiée p.18
1.4.4 Problématique p.19
1.4.5 Une posture d'apprenti-chercheur p.20
1.5 Méthodologie p.25
1.5.1 Question de départ p.25
1.5.2 Choix de la méthode d'enquête sur le terrain
p.28
1.5.3 Justification des instruments qui permettent l'observation
p.33
1.5.3.1 L'entretien p.33
1.5.3.2 L'observation p.35
1.5.3.3 Recherche de données qualitatives p.36
1.5.4 L'écrit de recherche : rendre compte du processus
p.38
2. Champs conceptuels p.39
2.1 Travaux relatifs à la question p.39
2.2 Conceptualisations et définitions p.52
3. Limites et biais de l'enquête p.54
4. Analyse et interprétation des résultats
p.55
4.1 Etre entre pairs p.58
4.1.1 L'étudiant tutoré p.59
4.1.1.1 Acquisition de savoirs p.59
4.1.1.2 Relation à autrui p.61
5
4.1.2 L'étudiant tuteur p.63
4.1.2.1 Production, appropriation et mémorisation de
savoirs p.63
4.1.2.2 Motivation de l'étudiant p.65
4.1.3 Les modèles d'apprentissages entre pairs p.67
4.1.3.1 Différents concepts p.67
4.1.3.2 Développement de sentiments p.71
4.1.3.3 Conditions des apprentissages coopératifs p.73
4.2 Une construction identitaire professionnelle
particulière p.74
4.2.1 Etre accompagnateur p.75
4.2.2 Comment devient-on accompagnateur ? p.84
4.2.2.1 Processus de socialisation p.86
4.2.2.2 Socialisations primaire et secondaire p.89
4.2.2.3 Reproduction sociale p.91
4.2.3 Socialisation pré-professionnelle p.92
4.2.4 Une identité professionnelle singulière
p.100
5. Conclusion p.105
6. Références bibliographiques
p.108
7. Table des annexes p.113
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1. Introduction
1.1 Observation d'un terrain
Un terrain, c'est un espace, un lieu, une « terre »
peuplée de personnes que le chercheur se propose d'observer. Telle une
exploratrice, je suis allée regarder de plus près ce qui se passe
dans un institut de formation au métier de pédicure-podologue,
ouvrant grand mes yeux, mes oreilles, mon carnet de notes prêt à
recueillir observations et paroles. Cette « terre » ne m'est pas
inconnue : c'est l'endroit où je travaille depuis dix ans.
Tous les matins, quatorze étudiants d'une vingtaine
d'années y viennent dès huit heures et demie. Ils sont là,
réunis dans une salle de quatre-vingts mètres carrés
où sont disposés, le long des murs, douze grands fauteuils qui
ressemblent à ceux des dentistes, espacés de trois mètres
et séparés par un paravent gris. Faisant face à chacun,
deux petits fauteuils sur lesquels prendront place deux étudiants
(Photo1).
Des chariots blancs en métal sur lesquels les
étudiants posent des instruments à portée de leurs mains,
un poste de turbine alimentant des outils électriques avec lesquels
seront fraisés les ongles (c'est-à-dire polis) sont de chaque
côté d'un grand fauteuil (Photo 2).
Sur un autre côté, des éviers. Les
étudiants s'y lavent les mains et décontaminent les instruments
(Photo 3). Une salle de stérilisation jouxte la grande salle. C'est
là que les étudiants, à la fin de chaque matinée,
déposent leurs instruments enveloppés au préalable dans
des sachets spéciaux à l'intérieur d'autoclaves, ces
machines à stériliser. « Hygiène », en effet,
est le maître-mot de ce secteur de l'institut. Tout est blanc ou presque.
Blanc, les murs ornés pourtant de quelques posters de planches
anatomiques, de produits pharmaceutiques. Blancs, les étudiants
enveloppés dans leur blouse. Ils ont même revêtu des
charlottes blanches sur leurs têtes. Quelques notes de couleur
apparaissent pourtant dans ce monde qui semble aseptisé. Les fauteuils
sont verts, oranges ou violets. Les gants sont bleus, les masques
utilisés pour éviter de respirer la poussière des ongles
sont blancs et bleus. Les formateurs pédicures-
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podologues sont, eux, habillés de blouses bleues. La
hiérarchie est ainsi marquée entre les étudiants et les
formateurs.
Entre huit heures et demie et neuf heures, chaque
étudiant prépare son poste de travail. Chacun arrive avec sa
propre mallette dans laquelle sont rangés les instruments et la blouse
blanche. Les étudiants se changent dans un vestiaire proche de la salle.
Quand tout est prêt, à neuf heures, une vague de couleurs en
véritable arc-en-ciel semble illuminer la salle avec l'entrée des
patients dans leurs vêtements quotidiens bariolés,
chamarrés, accompagnés chacun par un binôme de deux
étudiants. Ils sont douze qui arrivent en même temps et qui se
saluent. Les étudiants se présentent l'un après l'autre
à leur patient, le dirigent vers le fauteuil dans lequel ils l'invitent
à s'installer. Le patient se déchausse, enlève ses
chaussettes ou ses collants, pose ses chaussures à côté du
grand fauteuil et s'assied.
Franz, un des deux étudiants, invite le patient
à poser ses jambes sur les jambières du grand fauteuil : «
allez-y, installez-vous, monsieur ». Deux étudiants vont ainsi
s'occuper de chaque patient : l'un est en troisième année
(appelé couramment P3 dans la terminologie de l'Institut), l'autre en
première année (ou P1). Le moins expérimenté va
pouvoir prendre exemple, ainsi, sur le plus ancien, lui poser des questions si
nécessaire, se faire expliquer, pendant que le P3 montrera l'exemple en
agissant sur l'autre pied. Côte à côte et très
proches l'un de l'autre, ils ont pris place dans les petits fauteuils face
à « leur » patient. Les autres étudiants en
binôme, distants de trois mètres les uns des autres, font de
même avec leur propre patient. Ce mouvement de soignants, de
soignés et les paroles qu'ils commencent à échanger,
même à voix modérée pour respecter une certaine
discrétion et ne pas déranger les autres, engendrent un certain
bruit dans la salle.
C'est surtout un étudiant qui pose les questions au
patient : « alors, vous venez nous voir pour quoi ? » Le patient
répond : « et bien, c'est surtout mon gros orteil qui me fait mal,
mais pas tout le temps, seulement quand je fais de la randonnée...
»(Photo 4). Le deuxième étudiant écoute, hoche
parfois la tête. Cette phase préliminaire met en relation trois
individus et doit instaurer un climat de confiance entre eux. Celui qui parle
est le plus avancé dans la formation. Le patient le perçoit bien
: c'est celui qui prend la parole le premier et qui semble le plus à
l'aise dans la communication (Photo 5).
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La prise de contact avec la personne qui vient se faire
soigner passe par des questions préliminaires : « est-ce que vous
avez mal là quand j'appuie ? Prenez-vous des médicaments ?
Êtes-vous allergique à certains produits ?... » Quand cette
phase est terminée vient le moment de l'examen des pieds. C'est un
moment délicat : comment le soignant doit-il prendre un pied dans ses
mains ? Le P3 explique et montre en même temps au P1 : « alors, tu
vois, tu poses tes doigts là pour prendre les pouls. Comme ça, tu
sais si le sang passe bien dans l'artère ». Le P1 s'exécute
tout en jetant un regard sur les mains du P3 afin de vérifier qu'il fait
la même chose. Les étudiants contrôlent les mobilisations
articulaires des deux pieds : c'est le P3 qui effectue les manipulations en
premier, écarte les orteils pour regarder quels sont les « bobos
» qu'il va falloir éventuellement soigner. Il s'adresse au P1 :
« Là, tu vois, c'est limité, l'articulation ne bouge pas
assez... ça, c'est un cor sûrement infecté... ici, va
falloir d'abord fraiser avant de couper l'ongle, il est trop épais...
» (Photo 6). Les discussions se croisent puisque le P3 continue de poser
des questions au patient tout en pratiquant des observations et manipulations
sur les pieds qu'il commente au P1.
L'étudiant P3 effectue tous les gestes habilement, le
P1 est plus fébrile dans ses mouvements. Ses gestes sont mal
assurés, les orteils lui échappent de la main, la pince à
ongles n'est pas dirigée dans le bon sens. Son tuteur le reprend
gentiment, lui explique la manière de tenir l'instrument : « tu
vois, moi, je la tiens comme ça. Là, t'es sûr de bien
couper l'ongle sans blesser le patient » Amel, P1, écoute, regarde
attentivement les mouvements de Franz et tente de l'imiter du mieux qu'elle
peut, sous le regard bienveillant et approbateur du patient soulagé de
voir que ses pieds seront bien soignés. C'est un moment de plaisanterie
: « eh, vous me coupez pas tous mes orteils ! » dit le patient.
« Quoi que, il y en a bien un ou deux qui me gênent dans les
chaussures... ». Le P3 répond : « on peut aussi faire des
trous dans vos chaussures, si vous voulez ! »
Pendant l'heure que va durer le soin, les échanges sont
constants. Les pinces s'agitent pour couper les ongles, les bistouris
enlèvent les durillons et les cors (Photo 7). La turbine tourne et
fraise les ongles (Photo 8). Les étudiants mettent ici en pratique sur
des personnes ce qu'ils ont appris au préalable, pendant les cours
théoriques et les heures de travaux pratiques, par exemple le maniement
de chaque instrument à l'aide de pommes de terre, d'oranges et sur
eux-mêmes entre étudiants. Ils ont appris à
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mesurer leurs gestes pour ne pas blesser les patients qu'ils
rencontreront au cours de leur formation.
Quant aux formateurs, les enseignants proprement dits, si
l'impression donnée jusqu'à présent est celle d'une
relative absence, leur regard vigilant suit pourtant très attentivement
le déroulement des actions des uns et des autres. Ils sont deux, passent
chaque groupe en revue. Le formateur montre un geste technique au cours du
soin, reprend un P1 dans sa gestuelle, pose une question théorique au P3
et repart (Photo 9). Les formateurs vérifient le travail lorsque le soin
est terminé. Comme les binômes finissent
généralement leur travail au même moment, les deux
formateurs se répartissent les vérifications de soin et
retouchent parfois un cor ou une coupe d'ongle (Photo 10).
Une fois que l'enseignant a validé la qualité du
soin et la proposition d'une prescription médicale, les étudiants
posent un pansement, le cas échéant, massent les pieds du patient
(Photo 11). Le P3 est celui qui donne les derniers conseils et qui
rédige une ordonnance sur l'ordinateur situé à
l'entrée de la salle. Pendant ce temps, le P1 est resté
près du patient et l'aide, si besoin, à remettre ses chaussettes
et ses chaussures. C'est l'unique moment où le P1 est seul avec le
patient. Les échanges sont modérés : on attend le retour
du P3. Celui-ci fait valider et signer la prescription par un formateur puis
rejoint son binôme et le patient. Les deux étudiants raccompagnent
le patient jusqu'à la salle d'attente. L'un et l'autre retournent
ensuite à leur poste de travail et, ramassant le matériel
usagé, mettent leurs instruments à tremper puis, sous sachet, les
déposent dans la salle de stérilisation avant de s'occuper d'un
nouveau patient.
Tout cela s'effectue dans un climat bienveillant : les
patients comme les étudiants sourient, plaisantent, rient parfois,
s'interpellent entre groupe voisin, les formateurs discutent avec les patients.
L'ambiance est conviviale et semble naturellement efficace : les patients sont
bien soignés, le disent souvent aux stagiaires et aux formateurs,
remercient ceux qui les ont soignés. Les étudiants semblent
contents de ce qu'ils ont effectué. « Ce n'est pas encore parfait
», disent-ils « on est en formation, on apprend le métier.
Ici, à l'institut, on est dans de bonnes conditions ».
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Voilà, brièvement décrit, ce qui se passe
pendant la formation des étudiants pédicures-podologues. Comment
ils intègrent peu à peu, grâce à ce qu'ils
qualifient eux-mêmes de bonnes conditions d'études dans cet
institut, les savoirs théoriques nécessaires à l'exercice
de leur futur métier, les gestes efficaces et comment ils apprennent
à se conduire entre eux et avec le patient. Ces échanges m'ont
particulièrement intéressée et j'ai voulu mieux
connaître et comprendre les processus sociaux qui se déroulent au
cours de ces apprentissages. Quelles sont ces « bonnes conditions
naturellement efficaces » ?
D'une certaine façon, mon travail d'enquête va
consister à mettre à jour la complexité des pratiques
sociales les plus ordinaires des étudiants, celles qui vont tellement de
soi qu'elles finissent par passer inaperçues.
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