II,3 Hérédité et
Volonté.
Au sein du monde naturel,il ne peut y avoir beaucoup de place
pour la liberté,car le vouloir-vivre est un cercle qui l'enserre et le
traverse de part en part. Les générations se transmettent leurs
caractéristiques sans que les êtres soient identiques mais sans
élan non plus vers une amélioration..Le problème de
l'hérédité tel qu'il apparaît chez notre philosophe,
reprend la double polarité de la métaphysique de l'amour et de la
sexualité et de l'union des complémentaires. Les
particularités de l'espèce mais aussi les qualités de
l'individu sont transmises d'une génération à
l'autre;savoir que Schopenhauer ne s'attribue pas,mais qu'il estime patrimoine
universel,et il est également couramment admis depuis Aristote
jusqu'à Weissman,qu'il existe une transmission héréditaire
des caractères acquis"..ce qu'on a reconnu depuis toujours..Or cette
hypothèse trouve réellement confirmation dans
l'expérience,sauf qu'elle ne saurait se décider par un
expérience physique sur une table de laboratoire,car elle procède
en partie d'une observation précise et fine,s'étendant sur des
années,en partie de l'histoire"49 . Ici comme
souvent,Schopenhauer renvoie finalement le lecteur à son
expérience individuelle afin de juger de la pertinence de ses propos. La
reconnaissance des qualités physiques héritées est une
évidence au regard de l'expérience quotidienne immédiate.
En revanche,Schopenhauer se sert de la bi-polarité essentielle dans son
oeuvre,volonté masculine-active d'un côté ,intellect
féminin-passif de l'autre,pour expliquer la transmission des
différents aspects de la vie intérieure des individus. Autrement
dit ,et à quelques variantes et exceptions prés,l'enfant
hérite des caractéristiques morales , psychologiques de son
père et des qualités intellectuelles de se mère.
Schopenhauer se réfère à de nombreux exemples historiques
sans disposer d'une méthode scientifique, et un peu plus tard, le
psychologue Théodule Ribot(auteur d'un livre sur Schopenhauer), s'appuie
lui aussi,dans son livre L'hérédité,étude
psychologique (1873) sur la fiabilité des observations et des
témoignages que les hommes ont laissé au cours du temps. Ce
travail va permettre à la psychologie de faire son entrée
à l'Université. Schopenhauer,tout en reconnaissant la part
d'incertitude concernant la connaissance des personnages historiques,va
utiliser ce qui est communément admis:"L'histoire de l'Antiquité
romaine nous présente des familles entières dont les membres,dans
un longue succession,se distinguent par un amour de la patrie et un courage
empreints d'abnégation,ainsi par exemple la gens Fabia et la gens
Fabricia50". En revanche la gens Claudia a produit des gens excessifs tels
Tibère,Caligula et Néron. La méchanceté se retrouve
chez César Borgia déjà présente chez son
père Alexandre VI et de la même façon, elle est
passée de Henri VIII d'Angleterre à sa fille "Bloody Mary". Mais
le plus important pour Schopenhauer,c'est l'hérédité de
l'intellect maternel,qui relance le débat sur les grandes questions que
suscitent sa philosophie de la Volonté:"Quant à la
deuxième partie du principe que nous avons établi,à savoir
l'hérédité de l'instinct maternel,elle jouit d'une
reconnaissance bien plus universelle que la première,à laquelle
s'opposent ,prise en elle-même,le libre arbitre d'indifférence et,
prise dans sa conception particulière,la simplicité et
l'indivisibilité de l'âme"51. Cette façon de souligner la
transmission intergénérationnelle des qualités
intellectuelles est capitale pour montrer que l'esprit humain ne
s'élève pas au dessus du règne de la nature et de ses
contingences . L'essence de la Volonté est métaphysique mais son
objectivation est physique et l'intellect humain n'est pas le reflet d'un
principe spirituel. L'étude de Ribot précédemment
citée,fait état d'une continuité entre les données
biologiques et psychologiques,entre l'instinct
et l'intelligence. Ainsi,dans l'hypothèse
matérialiste concernant l'intelligence,il n'y a aucune raison pour que
les facultés supérieures de l'esprit ne soient pas
transmissibles. Il s'ensuit que c'est le cerveau qui sera l'organe de la
transmission de l'intelligence et celui-ci est bien soumis, comme les autres
organes, aux lois de l'hérédité. Schopenhauer est un
métaphysicien, mais pour autant,il se distingue complétement de
ses prédécesseurs ,en ce sens qu'il adopte les vues des
initiateurs de la science biologique et médicale ,notamment les travaux
des physiologistes Bichat et Cabanis,et l'on voit qu'il inaugure à sa
façon ,ce souci constant au XIXème siècle,de trouver une
explication scientifique au comportement humain. De ce fameux héritage
maternel de l'intelligence,Schopenhauer en veut pour preuve les mères de
Rousseau,de D'Alembert,de Buffon,de Goethe et de Schiller. Cette conception n'a
pas reçu de confirmation scientifique et tout ce chapitre sur
l'hérédité des qualités,à la première
lecture,peut sembler obsolète et un peu fantaisiste. Cependant ,le
débat sur l'inné et l'acquis ressurgit
régulièrement et la génétique est totalement
incontournable de nos jours. Tout le XIXième siècle est
marqué par cet intérêt pour l'hérédité
et ce problème concerne tout autant les scientifiques que les
romanciers. Une des principales questions qui préoccupent le naturalisme
en littérature,c'est au premier chef l'hérédité:"Je
veux montrer comment une famille ,un petit groupe d'êtres,se comporte
dans une société,en s'épanouissant pour donner naissance
à dix à vingt individus,qui paraissent au premier coup
d'oeil,profondément dissemblables,mais que l'analyse montre intimement
liés les uns aux autres. L'hérédité à ses
lois,comme la pesanteur. Physiologiquement,ils(les Rougon-Macquart)sont la
lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans
une race,à la suite d'une première lésion organique,et qui
déterminent selon les milieux,les sentiments ,les désirs, les
passions.."52 . Darwin,dans son travail sur l'expression des émotions
,montrent que celle-ci est due à des caractères innés
liés à l'évolution:"Les principaux actes de l'expression
chez l'homme et les animaux,sont innés ou
héréditaires,c'est à dire qu'ils ne sont pas un produit de
l'éducation de l'individu"53. Pour Schopenhauer également ,le
milieu n'apporte que des modifications négligeables par rapport à
la prépondérance du caractère immuable eu égard au
destin de l'individu. En effet ,c'est bien un principe interne ,le vouloir
vivre ,qui anime les êtres et leur caractère est la manifestation
particulière de cette force générale:"C'est le même
caractère,c'est à dire la même volonté
individuellement déterminée,qui vit dans tous les descendants
d'une lignée,de l'ancêtre jusqu'à l'actuel
héritier"54. Le lien héréditaire entre les
êtres est compréhensible là aussi à la
lumière générale de la philosophie et l'on ferait fausse
route en tentant d'en trouver une preuve scientifique. La clé de la
lecture du monde pour Schopenhauer ,c'est ce rapport de convenance entre la
volonté ,le caractère et le corps,sa visibilité. Du point
de vue éthico-métaphysique qui nous intéresse plus
particulièrement ici,la question se pose de savoir pourquoi existe cette
cohabitation entre cet entêtement de la volonté à se
poursuivre elle-même;ce qui revient à une éternelle
répétition,et la production d'êtres humains toujours
divers?Il semblerait bien que la Volonté cherche à se montrer de
toutes les manières possibles à l'intellect de façon
à être connue de lui:"De ce fait,à travers chacun d'eux,la
vie se présente à elle d'un autre côté et dans une
autre lumière;elle en tire une nouvelle vue fondamentale ,une nouvelle
leçon"55. La Volonté ,comme un rayon unique de lumière se
diffracte à travers une multitude indéfinie d'intellects divers
et variés. Par essence infinie,son savoir à propos
d'elle-même pourrait -être inépuisable et s'étendre
à jamais s'il ne pouvait changer tout à fait de nature et
orientation. A travers ce sujet de l'hérédité,se pose la
question centrale de l'éthique de Schopenhauer:l'ordre du salut:"..la
vie présente sans cesse des faces nouvelles à la
volonté(dont elle est l'image et le miroir),se retourne pour ainsi
dire,sans discontinuer,sous son regard,laisse s'essayer sur elle des modes de
perception toujours et toujours nouveaux,afin que dans chaque cas,elle se
décide pour l'affirmation ou la négation,ces deux
possibilités lui étant toujours ouvertes,à ceci
près qu'une fois la négation réalisée,tout ce
phénomène cesse (pour elle avec la mort)"56. Qui prend cette
décision? Quel est l' instance qui choisit ? C'est la Volonté
seule qui est libre et qui décide pour elle-même de sa
destinée:"La liberté absolue consiste justement dans le fait
qu'un quelque chose n'est aucunement soumis au principe de raison comme
principe de toute nécessité;c'est pourquoi une telle
liberté ne revient qu'à la chose en soi,qui est
précisément la volonté"57. Schopenhauer se rapproche ici
de la conception chrétienne de la "grâce" et se détourne du
karma hindou et bouddhiste qui ne fait que repousser la question selon lui.
L'individu et le moi n'ont aucune place dans l'analyse de Schopenhauer et rien
ne semble exister entre, d'un côté l'aliénation et de
l'autre la liberté,et il faut supporter l'expérience de cette
vision tragique. La caractérologie moderne initiée par le
Senne,affirme elle aussi,l'existence d'un caractère inné dû
à l'hérédité:"Il faut avec
lui(Schopenhauer)admettre l'invariabilité du caractère
individuel.."58. Ceci dit,l'individu ne peut pas être réduit
à son caractère congénital;celui-ci forme seulement une
ossature psychologique appelé "squelette mental" par
Le Senne:"Le caractère n'est pas le tout de
l'individu,c'est seulement ce que l'individu possède comme la
résultante des hérédités qui sont venues se croiser
en lui59". Selon Schopenhauer,il existe un caractère intelligible de
l'individu et bien que l'expression soit empruntée à Kant,il
dénote chez lui l'existence d'une réalité" idéale"
de l'individu:"comme une manifestation particulière et
caractérisée de la volonté,dans une certaine mesure ,comme
une idée particulière"60. Mais ce caractère reste
invisible de même que l'on ne sait pas jusqu'où ,dans la
Volonté,plonge les racines de l'individualité. En revanche le
caractère empirique est bien la signature de l'individu,ce qui fait
qu'il est reconnaissable entre tous:"Ce caractère est solide et
permanent:il assure à travers le temps,l'identité structurelle de
l'individu..Quand revoyant un ami après plusieurs années,nous
nous écrions devant une de ses réactions
caractéristiques,"il est bien toujours le même"Cette
réaction est dans son fond une manifestation de son caractère"61.
Schopenhauer n'aurait pas démenti cette vision du caractère
individuel,mais ce point de convergence une fois signalé ,il convient de
voir les différences entre ces deux points de vue .La
caractérologie de Le Senne a une intention diamétralement
opposée quant à la finalité de de l'effort vers la
connaissance de soi. En effet,le caractère innée de la
caractérologie moderne,constitue en fait le matériau brut
à partir duquel il convient de construire sa personnalité. C'est
sur le plan moral que les deux conceptions divergent le plus, car chez Le
Senne,justement,la valeur réside dans le devoir qui nous incombe de
devenir quelqu'un malgré une initiative limitée:C'est en tant
qu'il use de sa liberté qu'il est le moi;mais cette liberté n'est
pas capable de n'importe quoi,elle est équipée,serrée et
limitée,de façon congénitale et permanente par le
caractère"62. Rien de tel qu'un moi actif et libre Chez
Schopenhauer,mais par contre,il existe un caractère acquis,fruit de
l'expérience et le plus souvent ,des dures leçons imposées
par celle-ci. Pourtant,cela n'est pas négatif au regard du
système schopenhaurien,bien au contraire,car le caractère
acquis,c'est l'individu bien déterminé et qui sait ce qui lui
revient en propre dans la vie:"Car un homme doit également savoir ce
qu'il veut et savoir ce qu'il peut;ce n'est que de cette manière qu'il
montrera qu'il a du caractère,et ce n'est qu'alors qu'il pourra
accomplir quelque chose de bien"63. La sagesse pessimiste et tragique de notre
philosophe semble,sur ce point , bien davantage du côté de la
sagesse populaire que des morales prescriptives issues d'un spiritualisme
idéaliste. C'est seulement en s'éprouvant concrètement
dans la vie que l'on peut espérer trouver son chemin et non pas en
suivant une ligne de conduite particulière,une loi morale imposée
du dehors. De même
nous ne devons pas souhaiter voir les autres changer sous
l'influence de supplications et d'admonestations;seules, l'expérience et
la connaissance de soi qui en découlent peuvent être
édifiantes:"Nous devons d'abord apprendre par l'expérience ce que
nous voulons et ce que nous pouvons;avant,nous ne le savons pas,nous manquons
de caractère,et ce sont souvent des coups durs venus de
l'extérieur qui doivent nous remettre sur notre chemin"64. Il n'y a pas
de volontarisme moral chez Schopenhauer, pas de devoir d'édifier une
personnalité idéale sous peine de manquer le sens de
l'existence,mais une sagesse réaliste,un pessimisme agissant comme un
filtre capable de nous conserver le meilleur:"..il n'y a pas de consolation
plus efficace que la pleine certitude de l'immuable nécessite."65
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