CONCLUSION
La question de la justiciabilité de l'eau porte en
creux celle de son effectivité et c'est en ce sens qu'elle est un outil
pertinent pour la réalisation du droit à l'eau que son
étude est intéressante. Même si certains auteurs ont
estimé que l'étude de la justiciabilité des droits sociaux
concernaient plus « les sociologues que les juristes »374,
il n'en demeure pas moins qu'elle est « un objet d'indispensable
inquiétude pour les juristes soucieux de convaincre qu'ils ne
s'enferment pas dans "l'univers abstrait des règles" et sont attentifs
à l'inscription de celles-ci dans les pratiques sociales
»375. La réalisation du droit à l'eau n'est
certes pas cantonnée à la seule garantie juridictionnelle. Mais
C. Nivard rappelle que s'il « est légitime de s'interroger sur la
pertinence de l'intervention du juge dans le développement et la
garantie des droits sociaux [...]la forme juridictionnelle reste la plus
performante des garanties dans la mesure où elle donne lieu à un
contrôle juridique impartial devant un organe pleinement
indépendant [...]. Dans sa forme subjective, elle permet le constat de
la violation des droits à l'égard des individus et constitue donc
l'action la plus directement protectrice pour eux »376.
Cependant, il est vrai que l'effectivité du droit à l'eau n'est
pas nécessaire réalisée par le recours au juge. Pour
illustration, malgré l'ordonnance du juge dans l'affaire Vellore,
le droit à l'eau des requérants n'a toujours pas
été réalisé en raison de la difficulté de
l'Etat de contraindre les industries à verser les compensations aux
victimes et à adapter leurs activités polluantes377.
De manière générale, D. Roman reconnaît que
«l'appréciation de l'impact du recours aux tribunaux
»378 est un exercice particulièrement complexe.
Concernant le cas du droit à l'eau en Inde, très peu de rapports
mesurent réellement l'impact des décisions judiciaires sur la
réalisation du droit à l'eau. Cependant nous constatons que la
justiciabilité du droit à l'eau en Inde a notamment mené
à « considérer pour acquis » sa réalisation sans
réellement
374ROMAN (D.), «La justiciabilité des
droits sociaux ou les enjeux de l'édification d'un État de droit
social », op. cit 2012
375JEAMMAUD (A) «Le concept
d'effectivité du droit », in Philippe Auvergnon (dir.),
L'effectivité du droit du travail : à quelles conditions ?,
Actes du Séminaire international de droit comparé du
travail, des relations professionnelles et de la sécurité
sociale, COMPTRASEC, 2006, p. 34
376NIVARD (C.) La justiciabilité des
droits sociaux: étude de droit conventionnel européen.
Collection Droit de la convention européenne des droits de l'Homme
(dir : SUDRE (F.), Bruylant, 2012, p.33
37Vellore Citizens Welfare Forums vs Union Of India,
le 9 septembre, 2014
378ROMAN (D.), «La
justiciabilité des droits sociaux ou les enjeux de l'édification
d'un État de droit social », op. cit 2012
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approfondir les tenants et les aboutissants des
décisions judiciaires. Cependant, une rapide note du CHR Michelsen
Institute parut en mai 2016, a comparé la mise en oeuvre du droit
à l'eau dans différents Etats du monde dont l'Inde379.
A son propos, elle constate que la réalisation du droit à l'eau
en Inde est menacée par la pollution importante des ressources en eaux
et que les mesures mises en oeuvre sont insuffisantes. Ainsi malgré le
contentieux important développé par la Cour Suprême
à ce sujet, la conclusion de ce rapport interroge. De plus, les
juridictions indiennes souffrent d'un très important encombrement de
leur tribunaux. En effet, D. Annoussamy fait état de 50 000 affaires
pendantes devant la Cour Suprême dont 20 000 attendent depuis plus de 5
ans ; ce sont 4 millions devant les Cours supérieures. Cet encombrement
contribue à la lenteur du traitements des affaires
judiciaires.380 Mais le droit à l'eau ne peut pas attendre.
Fort de ces constats, il est nécessaire de ne plus faire peser les
espoirs de justiciabilité du droit à l'eau sur le juge
uniquement, voire de ne plus faire peser uniquement sur la
justiciabilité tous les espoirs de la réalisation du droit
à l'eau. Ainsi parler de droits « signifie bien que cette
philosophie (celle des droits de l'Homme) ne prétend pas s'arrêter
à un stade abstrait, et esthétique ; elle revendique sa
réalisation effective par l'inscription dans le droit positif des
valeurs qu'elle défend : consécration dans les textes de droit
positif, réalisation pratique par les autorités juridiques
»381 ou à travers la mobilisation politique, notamment
celles des mouvements sociaux. En Inde particulièrement, les mouvements
sociaux sont très importants pour permettre la réalisation
effective du droit à l'eau. Quoiqu'il en soit Nobberto Bobbio
constate
pour la réalisation des droits de l'homme, certaines
conditions objectives sont nécessaires ; celles-ci ne dépendent
ni de la bonne volonté de ceux qui les ont proclamés, ni des
bonnes dispositions de ceux qui détiennent les moyens pour les
protéger. [...] Il ne suffit pas de fonder ni de proclamer un [...]
droit. Le problème de sa mise en oeuvre n'est un problème ni
philosophique, ni moral. Mais ce n'est pas non plus un problème
juridique. C'est un problème dont la solution dépend d'un certain
développement de la société et, en tant que tel, il
défie la constitution la plus progressiste et déstabilise
le plus parfait mécanisme de garantie juridique.
382
379CORTES(L.), GIANELLA (C.), WILSON (B.),
Enforcement of water rights Bergen: Chr. Michelsen Institute, CMI
Brief vol. 15 no. 9, mai 2016, p. 4
380ANNOUSSAMY, (D.) la Justice en Inde. les Cahiers de
1" IHEJ, op cit p. 33
3e1MILLARD (E.), « Précision et
effectivité des droits de l'homme », La Revue des droits de
l'homme, 2015
382BoBBro (N.)., L'Età dei diritti,
Turin, Einaudi, 1997, p. 66. in CHAMPEIL-DESPLATS, Effectivité
et droits de l'Homme approche théorique, in CHAMPEIL-DESPLATS (V)
et LOCHAK, (D). À la recherche de l'effectivité des droits de
l'homme. Presses universitaires de Paris Ouest, 2012.
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Autrement dit cependant cela reste tout l'enjeu du droit
à l'eau en Inde. Par ailleurs, le « développement de la
société » n'est pas toujours un facteur de
l'effectivité du droit à l'eau. Et c'est peut être le
problème tautologique de la justiciabilité des droits sociaux ;
ainsi les autres pistes de réflexion de l'effectivité de ce droit
doivent être explorées, même lorsque cela n'est pas
l'apanage du juriste. Ainsi il nous apparaît « logique, sinon
nécessaire, que l'on s'attache à apprécier les effets
concrets ou l'efficience de ces instruments juridiques de changement ou
d'amélioration des données socio-économiques »
383afin que le droit à l'eau soit plus que du « papier
»384selon le voeu de Nehru.
Et c'est pourquoi la réalisation du droit à
l'eau doit être considérée comme une réelle «
urgence humanitaire »385 tant pour l'Inde qu'à
l'échelle mondiale. L'adoption par l'Assemblée
Générale de la résolution portant sur le programme de
développement après 2015386 prévoit dans son
objectif 6 de « Garantir l'accès de tous à l'eau et à
l'assainissement et assurer une gestion durable des ressources en eau »;
Elle détermine également une première cible à
savoir « d'ici à 2030, assurer l'accès universel et
équitable à l'eau potable, à un coût abordable
» . Réaliser cette objectif relève peut être de
l'impossible ; quoiqu'il en soit elle souligne l'importance et l'urgence de la
situation ainsi que l'intérêt grandissant des États pour
cette question et la nécessité de continuer à
développer la réflexion autour de moyens de réaliser le
droit à l'eau.
383JEAMMAUD (A) et SERVERIN (E), « Évaluer
le droit », Recueil Dalloz, 1992, chronique, p. 264.
384ROBITAILLE (D.), « Section 3. La
justiciabilité des droits sociaux en Inde et Afrique du Sud », op
cit, p.159 385DROBENKO, Bernard. Le droit à l'eau: une
urgence humanitaire, op. cit
386O.N.U, Résolution de l'assemblée
générale « Transformer notre monde:le Programme de
développement durable à l'horizon 2030 »,A/70/L.1, 25
septembre 2015
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