§ 2 -- Les difficultés liées aux
différentes approches de l'eau réconciliée à
travers la notion de démarche intégrée.
La question des conflits entre les différentes
dimensions du droit n'est pas à ignorer. L'arrêt Narmada
Bachao Andolan vs Union of India, pose la question de la
compatibilité entre les droits sociaux et environnementaux, deux aspects
que revêt le droit à l'eau, en droit indien (A.). Une
réflexion basée sur une approche « globale et
intégrée » du droit à l'eau nous permet de lire plus
aisément la jurisprudence indienne du droit à l'eau (B).
A. L'affrontement entre le droit à
l'environnement et le droit à l'eau
Narmada Bachao Andolan (NBA) est un mouvement social
créé par Medha Patkar qui s'oppose au grand projet de
construction de barrages le long de la rivière Narmada'. Il a pu
être décrit comme « symbole des luttes mondiales pour la
justice sociale et environnementale»2. Il est principalement
composé d'adivasis (une ethnie tribale indienne), de paysans,
d'écologistes et de militants pour les droits de l'Homme. Pour l'Etat
indien, ces barrages constituent les « temples de l'Inde moderne » et
son synonyme de développement économique. C'est en 1978 que le
gouvernement indien développe le Narmada Valley Devellopment Project
(Projet Narmada) en appui avec la Banque mondiale (mais le projet de
construction de barrages était déjà ancien). A l'issue de
ce projet, devrait être construit trente grands barrages, cent trente
cinq barrages de taille moyenne et trois mille barrages de petite
taille.4 Les objectifs du gouvernement étaient in fine
de fournir
231NARULA,(S.), The story of Narmada Bachao
Andolan: human rights in the global economy and the struggle against the World
Bank. Human rights advocacy stories, Deena R. Hurwitz, Margaret L.
Satterthwaite, Douglas B. Ford, eds., West, 2009, p.351.
232/bib, p.352 Notre traduction de
« symbolic of a global struggle for social and environnemental justice
»
233Ibib, p.351
234/bid, p.357
53
quarante millions de personnes en eau potable, de permettre
l'irrigation de six millions d'hectares et de fournir suffisamment
d'énergie hydroélectrique pour une vaste partie de l'Inde.
Cependant, ces constructions occasionnaient des dommages collatéraux
importants tant d'un point de vue environnemental que d'un point de vue social
(en raison du déplacement des populations vivant le long du fleuve
Narmada). Selon le gouvernement les bénéfices qui
découleraient de la construction des barrages étaient
supérieurs aux atteintes qu'elle portait à l'environnement et aux
populations concernées. Le conflit s'est cristallisé autour du
Sardar Sarovar Project, le plus grand barrage prévu par les
plans de construction et le plus controversé. Son aboutissement aurait
du permettre la fourniture en eau potable de huit mille villages gujaratis et
cent trente cinq centres urbains. Cependant, ce projet nécessitait le
déplacement de dizaines de milliers de personnes et impliquait
d'importants dommages à l'environnement. Afin de permettre le
règlement des différends autour de ce projet (notamment des
différends inter-étatiques puisque la Narmada traverse trois
États à savoir le Madhya Pradesh, le Gujarat et le Maharashtra)
un tribunal spécial fut mis en place, le Narmada Water Disputes
Tribunal (NWPT)236. Il joua un rôle
particulièrement important dans le règlement du relogement des
personnes déplacées en raison de la construction des barrages. En
1978, le NWPT approuva le projet Narmada. Pour les déplacés,
l'Etat du Gujarat devait fournir une parcelle de terre comme forme de
compensation. Cependant, il y eut de nombreuses complications : le relogement
nécessitait des titres propriétés, ce dont la
majorité des populations déplacées était
dépourvue ; l'Etat du Gujarat se trouva dépassé par
l'afflux trop important du nombre de déplacés, ne parvenant pas
à fournir une terre pour tous ; enfin, les centres de
réhabilitations, construits trop rapidement étaient insalubres,
les populations se trouvaient souvent privées d'eau
potable237. C'est dans ce contexte que fut délivré
l'arrêt Narmada Bachao Andolan vs Union of India238.
Une requête fut déposée alléguant de la
violation des droits humains de subsistance et de dégradation de
l'environnement. Les requérants considéraient que les
études portées sur le projet n'avait pas été assez
approfondies pour comprendre l'ampleur et l'aspect irrémédiable
des dommages ; de plus ils alléguèrent de violations commises vis
à vis du droit à des moyens de subsistance et à la vie
des
23sjbid, p. 354 236lbid, p.
354 237Ibid, p. 357 Z38AIR
2000 SC 3751
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populations tribales vivant le long de la Narmada. Nous
l'étudions car dans cet arrêt différentes dimensions du
droit à l'eau se retrouvent (sociale, environnementale). La
décision qu'a pris le juge est alors assez éclairante et
intéressante pour pouvoir envisager la question de l'unité du
droit à l'eau. La position que pris la Cour fut particulièrement
controversée et en tout état de cause, très
différente par rapport à ses positions précédentes.
Dans un premier lieu, elle fit observer aux requérants qu'ayant saisi la
Cour tardivement, ceux-ci ne se trouvaient plus justifiés dans leur
recours :
Lorsque de tels projets sont entrepris et que des centaines de
millions de fonds publics sont dépensés, les individus et les
organisations [organisations non-gouvernementales] par la saisine du PIL ne
peuvent être autorisés à contester la décision
politique prise après un certain laps de temps. Il est contre
l'intérêt national et contraire aux principes établis par
la loi de contester les décisions d'entreprendre des projets de
développement après un certain nombre d'années durant
lesquelles l'argent public a été dépensé pour
l'exécution de ce projet.239
Elle critique le locus standi des requérants
n'y voyant qu'une tactique malicieuse pour retarder le projet. Le ton de la
Cour est assez étonnant de paternalisme et il lui a été
vivement reproché. Par ailleurs, dans son opinion minoritaire, le juge
Bharucha critiquera cet argument « Il serait contre l'intérêt
public de refuser un recours sur le fondement que la Cour a été
approchée tardivement.240».
La Cour discute ensuite de l'interprétation qui est
donnée par les requérants de l'article 21. Ces derniers arguaient
que le droit à la vie et à un environnement sain
protégés par l'article 21 avait été en
l'espèce violés. La Cour reconnaît les fondements des
requérants en déclarant que le droit à la vie comprend le
droit pour les victimes d'être relogées de façon juste et
équitable. De même, elle admet les préoccupations
environnementales que peuvent provoquer le projet. Cependant elle insiste sur
le fait que les barrages jouent un
un rôle vital dans l'approvisionnement en irrigation
pour la sécurité alimentaire, la fourniture d'eau pour les
particuliers et les industries, l'énergie hydraulique et endiguer les
inondations. Il est aussi assuré que le déplacement de personnes,
n'est pas en soi le résultat d'une violation de leurs droits
239Ibid. Notre traduction de
« When such projects are undertaken and hundreds of crores of public
money is spent, individual or organisations in the garb of PIL cannot be
permitted to challenge the policy decision taken after a lapse of time. It is
against the national interest and contrary to the established principles of law
that decisions to undertake developmental projects are permitted to be
challenged after a number of years during which period public money has been
spent in the execution of the project. »
"Ibid. Notre traduction de « it would be
against public interest to decline relief only on the ground that the Court was
approached belatedly »
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fondamentaux ou d'autres droits.z41
La Cour évoque alors la question de
l'intérêt national et du droit à l'eau pour écarter
les prétentions des requérants vis-à-vis des atteintes
à l'environnement et aux droits de populations tribales.
L'eau est un besoin essentiel pour la survie des êtres
humains et il est une composante du droit à la vie garanti pour
l'article 21 de la Constitution indienne. Et il ne peut être
réaliser qu'en approvisionnant en eau les lieux où il n'y en
apas.242
Cette jurisprudence est malaisée à
interpréter si on l'étudie au regard la jurisprudence
traditionnelle environnementale. On peut s'interroger sur l'impact d'une telle
jurisprudence ayant à connaître du droit à l'eau sous ses
différents aspects. En effet, la question n'a pas été
encore examinée par les juges .
Dans l'arrêt N.D. Jayal And Anr vs Union Of India
portant également sur l'édification d'un barrage et les
expulsions corrélatives elle déclara
Quand de tels conflits sociaux s'élèvent entre
le pauvre et le nécessiteux d'un côté et le riche et
l'affluent ou le moins nécessiteux, une attention doit être
donnée en priorité au premier groupe qui est
financièrement et politiquement faible. De tels groupes
désavantagés doivent être considéré en
priorité dans un Etat providence comme le nôtre qui est investi et
tenu par la Constitution, particulièrement dans les dispositions
présentes dans le Préambule, les droits fondamentaux, les devoirs
fondamentaux et les principes directeurs, de prendre soin de la frange
marginalisée de la population qui vont probabelement perdre leur
logement et leurs moyens de subsistance.Z
Ainsi, si nous nous appuyons sur le raisonnement de la Cour,
entre la dimension environnementale et sociale du droit à l'eau, il
faudrait favoriser la dimension sociale afin d'assurer le droit à l'eau
à la population la plus marginalisée. Dans l'arrêt
Delhi Water Supply & Sewage vs State Of Haryana la Cour mit en
avant la nécessité de favoriser le droit à l'eau potable
par rapport aux autres formes d'utilisations du droit à l'eau.
'Ibid. Notre traduction de « vital role in
providing irrigation for food security, domestic and industrial water supply,
hydroelectric power and keeping flood waters back It also asserts that the
displacement of persons need not per se result in the violation of their
fundamental or other rights. »
242 Ibid. Notre traduction de «Water is the
basic need for the survival of human beings and is part of right of life and
human rights as enshrined in Article 21 of the Constitution of India and can be
served only by providing source of water where there is none. »
243Ibid. Notre traduction de
«When such social conflicts arise between poor and more needy on one
side and rich or affluent or less needy on the other, prior attention has to be
paid to the former group which is both financially and politically weak. Such
less advantaged group is expected to be given prior attention by Welfare State
like ours which is committed and obliged by the Constitution, particularly by
its provisions contained in the Preamble, Fundamental rights, Fundamental
duties and Directive Principles, to take care of such deprived sections of
people who are likely to lose their home and source of livelihood.
»
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A la lecture de ces différents arrêts, il est en
réalité difficile de savoir quelle dimension doit l'eau doit
être favorisée en cas de conflit. A cet égard, nous
proposons une démarche « globale et intégrée »
du droit à l'eau afin de rassembler les différentes composantes
de sa définition et de proposer une lecture du droit à l'eau
reconnu par la jurisprudence indienne.
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