INTRODUCTION
" Jal Hi Jeevan Hai ii selon l'adage
populaire indien. Les mouvements sociaux défendant la cause tribale y
ajouteront même "[...] Jeevika ka Aadhar"2. Il nous
rappelle alors au rapport indissociable entre l'eau et l'humanité; l'eau
est la condition de la vie humaine, voire de la vie, sur Terre. Ainsi en Inde
les cosmogonies tirées des différentes religions dont elle est
composée s'accordent à tirer de l'eau le principe de vie, ce que
la science prouvera ultérieurement. La tradition hindoue conte que "
Voulant tirer de son corps les diverses créatures, Il [l'Être
suprême] produisit d'abord par la pensée les eaux et y
déposa sa semencei3; la Sourate du Prophète quant
à elle, rapporte " A partir de l'eau, Nous [Allah] avons
constitué toute chose vivantei' s'alignant avec les écritures
judéo-chrétiennes "Dieu dit : Que les eaux foisonnent d'un
fourmillement d'êtres vivantsi5 Si le sacré s'est
attaché à décrire la relation qu'entretiennent l'eau et la
vie, c'est qu'elle est fondamentale à plusieurs aspects de la condition
humaine qu'ils soient sociaux, sanitaires, économiques,
écologiques, culturels, etc.
En raison de son caractère essentiel, l'eau est l'objet
d'enjeux capitaux; c'est la raison pour laquelle l'expression « crise de
l'eau »6, s'est récemment développée
notamment à l'aune de deux facteurs principaux. Le premier tient
à la rareté de la ressources. La planète Terre est
recouverte à 72% d'eau, mais 97% de cette dernière est
salée autrement dit, impropre à la consommation humaine. Des 3%
de réserves d'eau douce, seulement 0,7% est disponible ou susceptible de
faire l'objet de transformation par l'être humain'. C'est donc assez
naturellement que l'eau a pu être qualifiée « d'or bleu
»8 constituant un enjeu majeur du XXIeme siècle ; les
activités humaines ont en effet des impacts sur les ressources
1 Kumar (M.) & Furlong (M.), Our right to
water, securing the right to water in India : perspectives and challenges, Blue
planet project, 2012, p. 4
2 Notre traduction « L'eau est la vie, aussi la
source de l'existence »
3Mâvana dharma çâstra, Livre
premier, la Création, 8.
'Coran XXI, 30
'Bible, Genèse, 1:20
'Barlow (M.) The global water crisis and the commodification of
the world's water supply. In : International Forum on
Globalization. 2010, 8'7p.
7CUQ, Marie. L'eau en droit international:
convergences et divergences dans les approches juridiques. Primento,
2013,
p.16
8Petrova (V.). At the frontiers of the rush for blue
gold: Water privatization and the human right to water. Brook. J.
Intl
L., 2005, vol. 31, 5'7'7p.
8
en eaux tant d'un point de vue quantitatif (en raison de leur
surexploitation) que qualitatif ( en raison de leur pollution). Le second
facteur est celui de la pauvreté. En effet, la condition
économique et sociale des individus est un facteur excluant de
l'accès à l'eau potable, autrement dit les plus pauvres sont les
plus affectés par la situation9. A l'échelle mondiale,
748 millions de personnes n'ont pas accès à l'eau potable, c'est
à dire près d'une personne sur dix10. En outre
près de 50% de la population mondiale consomme une eau dangereuse ou de
qualité douteuse. Ainsi, selon l'Organisation Mondiale de la
Santé (OMS), l'eau source primordiale de la vie, est aussi une des
premières causes de mortalité dans le monde. Les maladies
hydriques affectent plus de 3,2 milliards de personnes et 2,6 millions de
personnes meurent des suites de maladies liées à l'eau ou
à un environnement insalubre.
La situation indienne offre une illustration de cette crise de
l'eau ; l'eau en Inde est un véritable paradoxe. L'État tire son
nom du fleuve quasi-éponyme, l'Indus et figure parmi les dix pays les
plus riches en terme de ressources en eau douce11. Le pays est
traversé de part et d'autre de grands fleuves et bordé au nord
par les montagnes de l'Himalaya et ses glaciers. De plus, l'Inde est une
monsoon economy : la mousson est un phénomène climatique
qui a pour conséquence de fortes précipitations. En Inde, ces
dernières sont indispensables à l'agriculture sur laquelle
l'économie de l'État repose. L'eau est également un
élément sacré dans la culture indienne ; on lui adjoint
des propriétés purificatrices, raison pour laquelle une multitude
de pèlerins se rend chaque année le long des rives du Gange (et
autres fleuves indiens) pour pratiquer leurs ablutions. Et là
réside le paradoxe. L'eau en Inde se raréfie ; et lorsqu'elle est
présente, elle est extrêmement polluée. D'ici
202012, l'Inde pourrait être considérée comme un
pays en stress hydrique et l'année 2016 fut un exemple alarmant à
cet égard. En effet, le pays fut frappé par un grand
épisode de sécheresse en raison d'une mauvaise mousson : la
pénurie d'eau fut si importante que les cultures furent affectées
ayant pour résultat le suicide d'un grand nombre de fermiers (on
'Observation générale n°15 du Comité
des droits économiques, sociaux et culturels, « le droit à
l'eau (art 11 et 12 du Pacte international relatif aux droits
économiques, sociaux et culturels », 29e séance , 29
novembre 2002, Doc NU E/C. 12/2002/11 [Ci après, l'observation
générale n°15 ]
10Blanchon (D.), Hervé Bazin (C.), Lalonde
(B.), Payen (G.), Porteau (D.), Vandevelde (T.), Baromètre 2016 de
l'eau, l'hygiène & de l'assainissement, Etat des lieux de
l'accès à une ressources vitale, Solidarités
international, n°2, mars 2016, p. 5
11 David Blanchon, Aurélie Boissière, Atlas
mondial de l'eau. De l'eau pour tous ?, 2009
12BRISCOE (J.) et MALIK (R.). Indias Water
Economy, WORLD, 2006
9
estime qu'en moyenne neuf fermiers se suicident par jour dans
l'État du Maharashtra13). Mais la sécheresse de plus en plus
prononcée en Inde, n'est pas la seule préoccupation. On estime
que 100 millions de personnes vivent dans des lieux où l'eau est
polluée14. A cela s'ajoute que les deux tiers des foyers
indiens sont privés d'installations adéquates leur permettant
d'être fournis effectivement en eau potable15. L'Inde est
considérée aujourd'hui comme le premier pays où l'on meure
de soif au regard du nombre de personnes concernées16. La
mauvaise gestion par la puissance publique, la surexploitation et la pollution
des cours d'eau et des eaux souterraines par les industries attirées par
des législations environnementales complaisantes a conduit à
faire de l'eau, une revendication sociale et environnementale. Cette
dernière s'est transformée sous l'action du juge en droit
à l'eau. L'Inde compte parmi les quelques États dans le monde
permettant effectivement aux individus d'invoquer le droit à l'eau
devant les cours de justice. Par conséquent, notre étude
s'intéressera au développement de la justiciabilité du
droit à l'eau en Inde où les différents enjeux en
présence rendent la question de son effectivité cruciale.
A) Le droit à l'eau, une reconnaissance
progressive tant au niveau international que national
Avant de développer la reconnaissance du droit à
l'eau au niveau international et national, il faut rappeler que depuis une
résolution de décembre 2015, l'Assemblée
générale des Nations Unies a reconnu un droit à
l'assainissement distinct du droit à l'eau17. Dans le cadre
de notre étude, nous opérons la même distinction en
considérant que le droit à l'assainissement est un droit à
part entière méritant une étude indépendante sur ce
thème.18 Nous n'abordons donc ici que le cas du droit
à l'eau.
Durant le XXe, l'approche juridique de l'eau a plutôt
été abordée sous l'angle du droit de l'eau ;
ainsi la Convention de New York du 21 mai 1997 sur le droit relatif aux
utilisations des cours d'eau internationaux à des fins autres que la
navigation19 en fut
13 Mallapur (C.), 9 Farmers Commit Suicide Daily
In Drought-Hit Maharashtra, Indiaspend,
14 T.Shiao , T. Luo, D. Maggo, E. Loizeaux, C. Carson, and Shilpa
Nischal. 2015. "India Water Tool. " Technical
Note, Washington, D.C.: World Resources Institute.
p.12
15Ibid.
16 Khurana (I) et Sen (R.), Drinking water quality
in rural India : Issues and approaches, WaterAid, 2016, p. 2
17Dans le sens où désormais il doit
être fait référence « aux droits à
l'eau et à l'assainissement ». Résolution 70/169 de
l'Assemblée générale sur les droits de
l'Homme à l'eau et à l'assainissement, A/RES/70/169, 17
décembre 2015
18 Sur ce point, SMETS (H.), L'accès
à l'assainissement, un droit fondamental. Johanet, 2010.
190.N.U, Convention des Nations Unies sur le droit
relatif aux utilisations des cours d'eau internationaux à des
fins
10
l'aboutissement. Cependant, l'approche retenue par la
convention diffère fondamentalement de celle dont nous voulons traiter
ici : l'eau est entendue simplement comme une ressource naturelle, composante
du territoire de l'État sur laquelle il exerce sa souveraineté.
Bien que B. Drobenko voit en cette convention la possibilité de
réalisation du droit à l'eau20, elle reste un
instrument particulièrement limitée. Tout d'abord parce qu'elle
ne consacre que des obligations au niveau inter-étatique et non pas un
droit pour les individus. Ensuite parce que l'objet de la convention ne
comprend que les eaux des cours d'eaux internationaux à des fins autres
que la navigation, de facto, limite son champ d'application territoriale Peu
à peu la nécessité de formuler le droit à l'eau
comme un droit humain va émerger au sein de la communauté
internationale (1) en parallèle des ordres juridiques nationaux et
régionaux (2)
1) La consécration du droit à l'eau au niveau
international
La reconnaissance du droit à l'eau au niveau
international reste difficile à appréhender. Dans un premier
temps, le droit à l'eau fut reconnu dans les dispositions de plusieurs
conventions internationales importantes portant sur les droits humains. Ainsi,
le droit à l'eau est pourvu d'un contenu normatif et d'effet
contraignant. Cependant, il n'est alors considéré que comme un
droit subordonné et nécessaire à la réalisation des
droits autonomes contenus dans les différentes conventions21.
Trois conventions portant sur les droits humains reconnaissent le droit
à l'eau. En premier lieu, l'article 14§2 (h) de la Convention sur
l'élimination de toutes formes de discrimination à l'égard
des femmes (CEDEF)22 prévoit
Les Etats parties prennent toutes les mesures
appropriées pour éliminer la discrimination à
l'égard des femmes dans les zones rurales afin d'assurer, sur la base de
l'égalité de l'homme et de la femme, leur participation au
développement rural et à ses avantages et, en particulier, ils
leur assurent le droit : [...] h) De bénéficier de conditions de
vie convenables, notamment en ce qui concerne le logement, l'assainissement,
l'approvisionnement en électricité et en eau, les transports et
les communications.
De même la Convention Internationale des droits de
l'Enfant (CIDE)23 dispose dans
autres que la navigation, 14 mai 1997,
Document officiels de l'Assemblée générale, 51e session,
Doc. NU A/RES/51/22.9
20DROBENKO, Bernard. Le droit à l'eau: une
urgence humanitaire, 2e édition, Bernard DROBENKO, Johanet, 2012.
21BLUEMEL, Erik B. The implications of formulating a human right
to water. Ecology law quarterly, 2004, pp.967-972 22 O.N.U,
Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination
à l'égard des femmes, 18 décembre 1979, 34/180
23O.N.U, Convention relative aux droits de l'enfant,
20 novembre 1989, 44/25
11
son article 24§1 (c)
Les États parties reconnaissent le droit de l'enfant de
jouir du meilleur état de santé possible et de
bénéficier de services médicaux et de
rééducation [...] c) Lutter contre la maladie et la malnutrition,
[...] grâce notamment à l'utilisation de techniques
aisément disponibles et à la fourniture d'aliments nutritifs et
d'eau potable, compte tenu des dangers et des risques de pollution du milieu
naturel.
Enfin la Convention relative aux droits des personnes
handicapées24 dans son article 28 prévoit
Les personnes handicapées ont droit à un niveau
de vie suffisant pour eux et leur famille. Cela comprend la nourriture, les
vêtements, le ménage et l'eau potable.
Eu égard à ces conventions, P.Cullet en conclut
que la CEDEF et la CIDE ayant été ratifiées par tous les
membres de l'Organisation des Nations Unies (ONU) à l'exception des
Etats Unies et de la Somalie, l'existence du droit à l'eau est reconnue
par la communauté internationale25 malgré le fait que
les traités, comme nous l'avons déjà évoqué
ne reconnaissent pas le droit à l'eau de façon directe.
La reconnaissance du droit à l'eau comme un droit
humain à part entière est réalisée par la soft
law26. La genèse de la reconnaissance d'un droit
à l'eau commence lors de la Conférence internationale Mar Del
Plata de 1977 à l'issue de laquelle un plan d'action27 fut
délivré proposant « Tous les peuples [...] ont le droit
d'avoir accès à une potable en quantité et qualité
proportionnelle à leur besoins essentiels ».Ce principe fut
réitéré en 1992 à l'occasion de l'Agenda 21 lors de
la Conférence des Nations Unies sur l'Environnement et le
Développement de Rio de Janeiro28.
Accompagnant cette évolution, l'adoption en novembre
2002 de l'observation générale n°15 (OGn°15) par le
Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CoDESC)
chargé de la surveillance de l'application du Pacte International des
droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) constitua une grande
avancée pour le droit à l'eau ; le CoDESC s'appuie sur
compréhension holistique du droit à l'eau afin d'assurer un
approvisionnement en eau adéquat et abordable nécessaire à
la réalisation des droits
240.N.U, Convention relative aux droits des personnes
handicapées, 13 décembre 2006,
25CULLET, Philippe. Right to water in India
plugging conceptual and practical gaps. The International Journal of Human
Rights, 2013, vol. 17, no 1, p. 58
26/bid.
27 Rapport et Plan d'action de la Conférence
Mar del Plata, Conférence des Nations Unies sur l'eau, 14 au 25
mars, 1977
28 Agenda 21, programme d'action accompagnant le
rapport de la Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le
développement de Rio, du 3 au 14 juin 1992, Doc. NU
A/CONF.151/26/Rev.1
12
contenus dans le PIDESC. Le CoDESC tire des articles 11 et 12
du PIDESC un droit à l'eau définit de la façon qui suit
« Le droit à l'eau consiste en un approvisionnement suffisant,
physiquement accessible et à un coût abordable, d'une eau salubre
et de qualité acceptable pour les usages personnels et domestiques de
chacun »29. De façon curieuse, le CoDESC qui entendait
consacrer un droit à l'eau indépendant le lie constamment
à la réalisation d'autres droits dans l'OG n°15. Bien que
les interprétations du CoDESC ne soient pas contraignantes vis à
vis des Etats membres on ne saurait sous-estimer son importance politique et
idéologique. L'OG n°15 dans le cadre notre étude sera un
instrument efficace pour appréhender le droit à l'eau
développé en Inde pour deux raisons : tout d'abord parce que l'OG
n°15 est l'interprétation légale du PIDESC dont l'Inde est
partie. Selon l'article 51(c) de la Constitution indienne30, l'Etat
indien doit « favoriser le respect du du droit international et des
obligations conventionnelles ». Ainsi malgré l'absence d'effet
contraignant, il est légitime de penser que l'Inde puisse s'inspirer des
observations du CoDESC afin de renforcer le droit à l'eau qu'elle a
développé. Ensuite, l'interprétation légale
donnée par le CoDESC a vocation d'inspirer les ordres juridiques de tous
les Etats membres afin d'unifier le droit à l'eau et ses obligations.
Dans ce sens, l'OG n°15 présente une version universaliste et
aboutie du droit à l'eau. Il existe bien sûr d'autres
législations qui consacrent le droit à l'eau comme nous le
verrons ultérieurement ; mais le droit à l'eau, faisant l'objet
d'une préoccupation mondiale, le droit indien sous l'angle de l'OG
n°15 semble plus prometteur.
L'OG n°15 n'a pas cependant pas éclairci toutes
les zones d'ombre du droit à l'eau. En 2007, un rapport du Haut
Commissaire pour les droits de l'Homme31 fit état d'un
débat « toujours ouvert sur la question de savoir si l'accès
à une eau potable et à l'assainissement est un droit humain
» s'interrogeant particulièrement sur la nature de ce droit en tant
que droit autonome ou droit dérivé. La réponse est alors
donnée en juillet 2010. l'Assemblée générale de
l'ONU adopte une résolution qui a pu être qualifiée
d'historique32 sur le droit
29 Introduction, point 2, Observation
générale n°15 précitée.
3o Article 51(c) de la Constitution indienne « foster
respect for international law and treaty obligations in the dealings of
organised peoples with one another; and encourage settlement of international
disputes by arbitration »
31Rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux
droits de l'homme sur la portée et la teneur des obligations
pertinentes en rapport avec les droits de l'homme qui concerne l'accès
équitable à l'eau potable et à l'assainissement
contractées au titre des instruments internationaux relatifs aux droits
de l'Homme, A/HRC/6/3,16 août 2007, 21 32SMETS (H.),
Plus aucun Etat pour contester le droit à l'eau, Le Huffmgton
Post, 23 décembre 2013
13
fondamental à l'eau et à l'assainissement,
consacrant alors un réel droit à l'eau autonome. A son issue,
certains auteurs ont pu y voir l'élévation du droit à
l'eau au rang de coutume internationale34. L'adoption d'une nouvelle
résolution en novembre 2013 réexaminant celle de 2010 permet
d'étayer cette thèse. Si en 2010, quarante-et-un États
s'abstinrent lors du vote de la résolution, en 2013 la résolution
portant sur le droit à l'eau fut unanimement adoptée par les
États membres de l'Assemblée générale.
L'intérêt des États au regard du droit à l'eau n'est
pas un phénomène récent. Il est même certain que le
droit à l'eau c'est d'abord développé au niveau national
(comme ce fut le cas de l'Inde) et régional avant d'atteindre la
sphère internationale.
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