Les lanceurs d'alerte français, une espèce protégée ?( Télécharger le fichier original )par Julia Le Floc'h - Abdou Paris X Ouest - Nanterre La Défense - Master II Droit pénal et Sciences criminelles 2015 |
2 - Le discours admissible des citoyensSe pose la question des citoyens ou associations non soumis à un lien hiérarchique dénonçant les agissements d'une entreprise ou d'une institution. Aucune protection spécifique n'a été envisagée dans ce cas d'espèce (sauf la loi Blandin sous certaines conditions). Rappelons que tous les textes français ou européens énonçant les critères d'un lanceur d'alerte maintiennent cette obligation de subordination hiérarchique. Symbole de cette problématique, deux exemples sont à citer. 241 TA Paris, 13 juillet 2011, Mme Souid, n°10211146/5-1 ; CAA Paris, 31 décembre 2014, Mme Souid, n°13PA00914 242 Cass, Soc, 23 septembre 2015, n°14-14021 71 D'une part, Robert Bell et un jugement important intervenu en 1998. En l'espèce, Bell, dans son livre Les Sept Péchés capitaux de la haute technologie243, critiqua avec virulence la société Euro tunnel pour sa gestion de la sécurité du tunnel sous la Manche. Exposé à un risque d'incendie insuffisamment pris en compte pour des raisons économiques, il le qualifia de « plus long crématorium du monde »244. La société intenta une action en justice sur le fondement de l'infraction de dénigrement 245 et l'article 1382 du Code civil. Le TGI de Boulogne-sur-Mer246 relaxa Robert Bell au bénéfice que « si la critique émise était vigoureuse, elle est d'une tonalité professionnelle exempte d'excès polémiques et assortie d'un argumentaire technique et économique très élaboré »247. Dans leur motivation, les juges avaient relevé que la liberté d'expression doit être reconnue « alors même que les inquiétudes et les alarmes exprimées dans ce livre pourraient être excessives et infondées » et qu'elle « doit être d'autant plus garantie qu'il s'agit d'un risque collectif [É] ce qui justifie qu'une réflexion sur la sécurité du tunnel sous la Manche soit rendue publique et dépasse le milieu discret des spécialistes de l'entreprise ». Ainsi, sur le fondement de la liberté d'expression, un citoyen a pu dénoncer avec force la prééminence d'intérêts économiques au détriment d'intérêts humains. D'autre part, l'association L.214 Éthique et Animaux. Elle a pour but d'enquêter et de médiatiser les conditions d'élevage, de pêche, de transport et d'abattage des animaux dans l'industrie agroalimentaire. Elle dévoile régulièrement des vidéos tournées clandestinement afin d'ouvrir le débat sur la condition animale en France. À chaque sortie médiatique de vidéos, l'association se voit opposer des arguments juridiques remettant en cause l'obtention et l'utilisation des images. Diffamation, dénigrement de marque et d'image, atteinte à la réputation, recel d'images, infractions d'espionnage portant atteinte à l'intimité (auditif ou audiovisuel), violation du domicile constituent des infractions régulièrement opposées à l'association. Certains attribuent à l'association le statut de lanceur d'alerte. Pourtant, juridiquement les conditions ne sont pas réunies. Le salarié, travaillant dans l'industrie agroalimentaire, diffusant les images à l'association peut être qualifié de lanceur d'alerte si les critères requis sont rassemblés (ce qui n'est pas le cas actuellement, puisqu'aucune législation française 243 R. BELL, Les Sept Péchés capitaux de la technologie, Paris, Le Seuil, août 1998 244 JP FOEGLE, Les lanceurs d'alerte, étude comparée France-Etats-Unis, op. cit., p. 60-167 245 Le dénigrement consiste à jeter le discrédit sur les produits, le travail ou la personne d'un concurrent. Il ouvre droit à réparation lorsque l'entreprise visée est désignée, expressément ou implicitement, ou identifiable par sa clientèle. 246 TGI Boulogne-sur-Mer, 12 août 1998, Société Eurotunnel c/ R. Bell et Editions Le Seuil, inédit 247 C. NOIVILLE et M-A HERMITTE, « Quelques pistes pour un statut juridique du chercheur lanceur d'alerte », Dossier, Revue Natures Sciences Sociétés, vol. 14, EDP Sciences, 2006, p. 4-9 http://www.nss-journal.org/articles/nss/pdf/2006/03/nss6306.pdf 72 dispose que la poursuite du respect de la condition animale permet d'accéder au statut de lanceur d'alerte). Brigitte Gothière, porte-parole de L.214, avait déclaré à ce propos « On ne dira rien sur comment on a obtenu ses images parce que nous avons des personnes à protéger ». Lors du Colloque du 2 juin 2016 « Animal Politique : Comment mettre la condition animale au coeur des enjeux politiques ? » qui s'est déroulé à l'Assemblée nationale, l'avocate Hélène Thouy (avocate de l'association L.214) a préconisé une extension de la loi Blandin. En effet, la loi Blandin de 2013 énonce que « toute personne physique ou morale a le droit de rendre publique ou de diffuser, de bonne foi, une information concernant un fait, une donnée ou une action, dès lors que la méconnaissance de ce fait, de cette donnée ou de cette action lui paraît peser un risque grave sur la santé publique ou sur l'environnement ». Cette loi a élargi le champ à toute personne physique ou morale (donc hors du lien de subordination) dans le domaine de la santé publique ou environnemental. Hélène Thouy a recommandé que le champ matériel de l'alerte s'étende à la protection animale, et que des associations intègrent le domaine dévolu en la matière248. Innovation de la loi Blandin, elle a autorisé l'alerte sanitaire par la voie publique. Actuellement, le seul moyen de défense que peut opposer une association ou un citoyen dénonçant publiquement des comportements répréhensibles est le droit à la liberté d'expression. Seul fondement possible, celui-ci primera en vertu de la place première qu'il occupe. Cependant, certains vont les poursuivre au motif qu'ils ont abusé de celle-ci sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881249. Ces infractions, permettant de rentrer en voie de condamnation contre les lanceurs d'alerte, sont d'autant plus faciles à mobiliser que les lois récentes ont exclu la possibilité de passer par la presse ou par les nouvelles technologies numériques250. 248 En la matière, des changements ont été apportés par le projet de loi Sapin II - Voir : Conclusion générale, p. 121 249 Voir Titre II, Section 2, Paragraphe I 250 À l'exception de la loi Blandin en matière de protection de l'environnement et de sécurité sanitaire et la loi du 6 décembre 2013 qui a implicitement permis cette dénonciation médiatique. 73 Détenteur d'un savoir important, le lanceur d'alerte initie une nouvelle forme de citoyenneté. En décidant d'alerter ou de contourner la loi et d'en subir les conséquences, il suscite un débat servant l'intérêt général. Pourtant le droit d'alerter est limité par nature aux autorités judiciaires, administratives ou associatives compétentes. L'alerte ne peut être diffusée sans respecter une procédure formelle et ne s'étend pas à tous les domaines et comportements répréhensibles. Les agents lanceurs d'alerte doivent obéir à plusieurs critères (nécessaires mais trop strictes) qui les placent dans l'impossibilité de bénéficier d'un statut protecteur. Pour rappel, en France, malgré le foisonnement de lois et jurisprudences, aucun individu n'a pour l'heure profiter de ce statut. À l'exception du récent arrêt de la Chambre sociale du 30 juin 2016 qui a fait application pour la première fois de la loi du 13 novembre 2007 relative à la lutte contre la corruption. Pour une meilleure articulation des règles et procédures, une cohérence des textes normatifs devra être à l'avenir élaborée. La restriction des champs de compétence des canaux d'alerte asphyxie une réelle protection. Le multiplication d'organisme pouvant recevoir les alertes est également un obstacle à une protection efficace puisque les décisions prononcées par ceux-ci revêtent des solutions contraires. Il y a, donc, une dispersion et une absence de coordination des instances chargées de protéger les lanceurs et de traiter les alertes. Pour remédier à cette situation, une réflexion devra s'engager prochainement pour la création d'une autorité administrative indépendante qui aura à sa disposition les instruments et pouvoirs suffisants pour recueillir, traiter et analyser les alertes, tout en protégeant les lanceurs. Au vu des carences de ce droit d'alerter, certains empruntent la voie publique pour dénoncer des agissements sibyllins pénalement répréhensibles ou des dysfonctionnements larvés. Lorsqu'ils prennent ce chemin public, un principe fondamental va primer : la liberté d'expression. Mais elle sera mise à l'épreuve car n'étant pas absolue, des dérogations sont possibles. Ainsi lorsque la voie médiatique est utilisée, la prudence est de mise puisqu'il sera possible d'opposer aux lanceurs d'alerte des abus à la liberté d'expression. En conclusion, malgré les différentes procédures et règles pour protéger les lanceurs d'alerte, un défaut de lisibilité, un manque de cohérence et une inévitable imprévisibilité se sont forgés. Faisant rejaillir, inéluctablement, une insécurité juridique sur eux. |
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