Les lanceurs d'alerte français, une espèce protégée ?( Télécharger le fichier original )par Julia Le Floc'h - Abdou Paris X Ouest - Nanterre La Défense - Master II Droit pénal et Sciences criminelles 2015 |
Section 2 - Une prise de parole limitéeDes canaux d'alerte (c'est-à-dire les voies par lesquelles l'alerte peut être lancée) ont été mis en place principalement pour les agents publics et privés mais ils renferment des lacunes systémiques, auxquelles des réponses doivent être apportées avec célérité (Paragraphe I). Pour bénéficier d'une certaine confidentialité ou face à l'inertie de ses supérieurs hiérarchiques après une première alerte, le lanceur d'alerte va user de la voie médiatique pour diffuser les signalements. Mais cette prise de parole publique est encadrée (Paragraphe II). I - Des canaux de signalement contraignantsDes canaux d'alerte dits institutionnels ou professionnels ont été aménagés en France. Mais étant incomplets et incertains, ils restreignent une possible protection pour les lanceurs d'alerte (A). Ces inconstances devant être jugulées, des solutions doivent être introduites (B). A - Des lacunes dans la réception de l'alerteOfferts aux agents publics (1) et salariés (2), les dispositifs sectoriels d'alerte sont apparus comme insuffisants dans la protection des lanceurs d'alerte. 1 - Des canaux d'alerte institutionnels sous le sceau des obligationsL'article 40 al 2 du Code de procédure pénale179 est le premier canal dont dispose un agent public. Il est une dérogation au secret professionnel et à la discrétion professionnelle (art. 26 de la loi de 1983). Celui-ci permet de délier le fonctionnaire de son obligation de secret et de discrétion professionnelle à la seule condition qu'il ait au préalable suivi la procédure tracée par l'article, c'est-à-dire révéler les faits pénalement répréhensibles au procureur de la République (la divulgation à la presse n'est pas autorisée)180. Par cet article, le signalement est une obligation et non un droit mais n'est pas assorti d'une sanction en cas de non-divulgation. 179Art. 40 al 2 du CPP : « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ». 180 Conseil d'Etat, Sous-sections réunies, 27 juillet 2005, req. n°260139 : « X a méconnu l'obligation de réserve et de discrétion qui s'impose à lui (É), en publiant un livre et en participant à des émissions de télévision, sans autorisation de sa hiérarchie, pour dénoncer des dysfonctionnements au service de santé armée qu'il estimait répréhensibles au regard des dispositions du Code pénal (É) ». 50 Cet aspect non coercitif a été à de nombreuses reprises soulevé181. Le député Pierre Morel-A-L'Huissier a, en juillet 2013, déposé une proposition de loi tendant à sanctionner le non-respect de cette obligation de non-dénonciation à une peine maximum d'emprisonnement de trois ans assortie d'une amende de 100 000 euros. Ses arguments étaient les suivants : « [...] L'actualité récente avec l'affaire Cahuzac a montré les faiblesses de l'article 40 alinéa 2. Si cette obligation avait été assortie d'une sanction pénale les conséquences de cette affaire auraient été toutes autres »182. L'un des canaux d'alerte les plus connus est le Service Central de Prévention de la Corruption (SCPC)183 créé par la loi Sapin de 1993. Depuis la loi du 6 décembre 2013, l'article 40-6 du Code de procédure pénale précise que « la personne qui a signalé un délit ou un crime commis [...] dans son administration est mise en relation, à sa demande, avec le SCPC lorsque l'infraction signalée entre dans le champ de compétence de ce service ». Dorénavant, le SCPC endosse l'habit d'assistance des lanceurs d'alerte dans la fonction publique. Pour autant, le SCPC ne pourra intervenir que sur demande de l'intéressé et ne pourra pas s'autosaisir. Ce service n'étant compétent qu'en matière de corruption, il ne pourra aider un agent révélant des comportements graves tels que les atteintes volontaires à l'intégrité physique et à la vie des personnes. L'article 40-6 du CPP n'étant pas plus explicite, la circulaire du 23 janvier 2014 relative à la présentation de la loi du 6 décembre 2013 a précisé que les parquets pourront informer le SCPC de l'existence d'un signalement et lui transmettre tous éléments utiles concernant les faits révélés. Elle mentionne que les parquets saisis d'une demande veilleront à communiquer au lanceur d'alerte les coordonnées du SCPC. Malgré ces dispositions, des critiques ont été émises sur le manque de moyens dévolus à ce service et son absence de pouvoir d'investigation184. Le secrétaire général du SCPC a lui-même évoqué l'incertitude de l'efficacité du service : « Rôle [...] de soutien au lanceur d'alerte ? Le service aura alors besoin de moyens matériels [...]. Rôle d'investigation ? La loi l'ayant créé [...] ne 181 Voir : L. ROMANET, « Le dispositif d'alerte éthique de l'article 40, alinéa 2 du CPP : un instrument juridique pivot de lutte contre la corruption publique ? », Revue du GRASCO n°7, novembre 2013 182 Proposition de loi n°1252 tendant à sanctionner le non-respect de l'article 40 du Code de procédure pénale, enregistrée à la Présidence de l'Assemblée nationale le 16 juillet 2013 (renvoyée à la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, à défaut de constitution d'une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement). http://www.assembleenationale.fr/14/propositions/pion1252.asp 183 Le SCPC est un service ministériel placé sous l'autorité du Garde des Sceaux. Il est habilité à transmettre un dossier au procureur de la République mais ce service ne peut traiter que de dossier de corruption financière, de trafic d'influence, de prise illégale d'intérêt. Ce service a été créé par la loi no 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques (Loi Sapin I), JO n°25 du 30 janvier 1993, p. 1588 et le décret d'application no 93-232 du 22 février 1993 relatif au Service central de prévention de la corruption institué par la du 29 janvier 1993, JO n°46 du 24 février 1993, p. 2937. 184TRANSPARENCY INTERNATIONAL, Rapport, « Système nationale d'intégrité : le dispositif français de transparence et d'intégrité de la vie publique et économique », novembre 2011 51 lui en a pas donné les pouvoirs. La place du SCPC dans les dispositifs d'alerte reste par conséquent à expliciter »185. Le projet de loi Sapin II a introduit l'éventualité que ce service disparaisse à la faveur d'une Agence anti-corruption. Un autre canal d'alerte a été offert en matière de conflits d'intérêts avec la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique : la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP). La Haute autorité se voit conférer le statut d'autorité administrative indépendante et dispose d'un large panel de prérogatives. Ainsi, la Haute autorité peut mettre en oeuvre un pouvoir d'investigation, émettre des recommandations ou avis, ainsi qu'exercer un pouvoir de contrôle et de sanction. Avec la loi de 2013, les agents peuvent saisir la HATVP en cas de manquements à la législation sur les conflits d'intérêts. Elle les examine en vertu de la loi en vigueur, et procède, si nécessaire, à une information au procureur de la République186. Cependant, son rôle est restreint à cette saisine. Elle n'apporte aucune aide au lanceur d'alerte et ne peut sanctionner l'Administration qui a infligé des mesures de représailles. L'une des dernières voies ouvertes pour les fonctionnaires est la Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d'environnement (CNDA) créée par la loi du 16 avril 2013 (loi Blandin). La CNDA veille à l'enregistrement des alertes (article 2 de la loi) et est chargée de définir les critères qui fondent la recevabilité des alertes institutionnelles émanant des agences ou organismes ayant une activité d'expertise dans le domaine de la santé ou de l'environnement. L'article 3 de la loi prévoit que « les établissements et organismes publics ayant une activité d'expertise ou de recherche dans le domaine de la santé ou de l'environnement tiennent un registre des alertes qui leur sont transmises et des suites qui y ont été données ». Le premier décret faisant suite à la loi187 précise la composition de cette commission. Le texte précise également les modalités de tenue des registres. Les informations qu'ils contiennent doivent être stockées sur des supports numériques « garantissant leur pérennité et leur intégrité ». 185 L. BENAICHE, « La protection du lanceur d'alerte », RLCT, février 2014, p. 64 186 F. BADIE (chef du SCPC), « le rôle du SCPC et de la HATVP en matière de lanceur d'alerte », Colloque Fondation Sciences citoyennes, « Lanceur d'alerte : la sécurisation des canaux et des procédures », Assemblée nationale, 4 février 2015 http://sciencescitoyennes.org/wp-content/uploads/2015/07/2015-02-04-3-F-Badie.pdf 187 Décret n°2014-1629 du 26 décembre 2014 relatif à la composition et au fonctionnement de la Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d'environnement. Elle comprend 22 membres : députés, sénateurs, membres du Conseil d'État, de la Cour de cassation, du Conseil économique, social et environnemental et du Comité consultatif d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, personnalités qualifiées dans les domaines de l'éthique, du droit du travail, du droit de l'environnement, du droit de la santé publique, de l'alimentation, de l'évaluation des risques. 52 Ouverte aux agents publics et aux salariés privés ayant une activité dans le domaine de la santé et de l'environnement, elle recueille les alertes et les transmet aux ministres compétents qui informent la Commission de la suite à donner aux alertes et aux éventuelles saisines des agents sanitaires et environnementales placées sous leur autorité. L'analyse des alertes est, ainsi, laissée à l'appréciation des ministres188. Même si la loi prévoit la saisine d'office de la CNDA par divers acteurs (membre du gouvernement, député, association, établissement public ayant une activité d'expertise, etc.), elle ne peut l'être directement par une personne physique. Une hiérarchie doit donc être respectée. Depuis la loi Renseignement du 24 juillet 2015, une autre voie est offerte à l'agent public des services de renseignement : La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Cette nouvelle Commission étant habilitée à contrôler les activités de renseignement, les agents ayant connaissance de violations manifestes au droit à la vie privée pourront la saisir. Cette Commission pourra recueillir les signalements mais devra en aviser systématiquement le Conseil d'État et le Premier ministre. En cas d'illégalité constatée et susceptible de constituer une infraction, elle devra saisir le procureur de la République et transmettre l'ensemble des éléments portés à sa connaissance à la Commission consultative du Secret de la Défense Nationale189 afin que celle-ci donne au Premier ministre son avis sur la possibilité de déclassifier tout ou partie de ces éléments en vue de leur transmission au procureur de la République. Selon Jean-Philippe Foegle « le rôle du Procureur [É] apparaît largement neutralisé, car la possibilité pour ce dernier d'enclencher l'action publique est doublement subordonnée à la décision de la Commission nationale du Secret de la Défense Nationale, et du Premier ministre »190. Paradoxe de ce nouveau dispositif de signalement, les agents ne pourront pas faire état d'éléments couverts par le secret de la défense nationale191, alors que la CNCTR est habilitée à les examiner. 188 Posant de fait une problématique puisqu'en la matière un scandale tel l'affaire du sang contaminé, dans lequel des ministres étaient mis en cause, n'aurait pas été apprécié de manière objective. 189 Loi n°98-567 du 8 juillet 1998 instituant une Commission consultative du secret de la défense nationale, JO n°157 du 9 juillet 1998, p. 10488. Autorité administrative indépendante, elle donne un avis sur la déclassification et la communication d'informations relevant du secret-défense et ayant fait l'objet d'une classification en application des dispositions de l'article 413-9 du Code pénal, à l'exclusion des informations dont les règles de classification ne relèvent pas des seules autorités françaises. Le secret de défense nationale est le seul secret absolument protégé ayant valeur constitutionnelle (à l'inverse du secret médical ou du secret des avocats) - Conseil constitutionnel, QPC, décision n°2011-192, 10 novembre 2011, Ekaterina B, épouse D, et autres. 190 JP FOEGLE, « De Washington à Paris, la « protection en carton » des agents secrets lanceurs d'alerte », La Revue des droits de l'homme, Actualités droits-libertés, 4 juin 2015, p. 6-23 191 Les articles 413-11 et 413-11-1 du Code pénal sanctionnent de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende la destruction, la reproduction ou la diffusion d'informations classées secret-défense. 53 Selon le journaliste Marc Rees « C'est très confortable pour le gouvernement qui sait que toute l'activité du renseignement est couverte par le sceau du secret-défense »192. Ces canaux ouverts aux agents publics restent incomplets. Apparaît un manque de moyens matériels et humains, une absence de pouvoir d'investigation et un champ de compétence restreint. Il reste cependant, au fonctionnaire, la possibilité de saisir son supérieur hiérarchique s'il constate des manquements ou comportements répréhensibles. Mais cette voie est rarement utilisée. La crainte de se voir infliger un blâme ou une mutation-sanction, les fortes obligations auxquelles sont soumis les agents publics sont autant de facteurs qui empêchent la libéralisation de la parole. L'appréhension de saisir son supérieur peut être contournée en utilisant la voie du Défenseur des droits (article 20 de la loi organique n°2011-333 du 29 mars 2011). |
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