Section 3 : Les perspectives
Le mouvement altermondialiste dans ses différentes
significations est porteur d'un nouvel espoir né du refus de la
fatalité ; c'est le sens de l'affirmation « un autre
monde est possible ». Nous ne vivons pas « La Fin de
l'Histoire » ni « Le Choc des civilisations ». La
stratégie du mouvement altermondialiste s'organise autour de la
convergence des mouvements sociaux et citoyens qui mettent en avant la
solidarité, les libertés et la paix. Dans l'espace du FSM, ils
confrontent leurs luttes, leurs pratiques, leurs réflexions et leurs
propositions. Ils construisent aussi une nouvelle culture politique
fondée sur la diversité, les activités
autogérées, la mutualisation,
« l'horizontalité » préférée
à la hiérarchie.
A travers les forums, une orientation stratégique s'est
dégagée, celle de l'accès pour tous aux droits
fondamentaux. C'est la construction d'une alternative à la logique
dominante, à l'ajustement de chaque société au
marché mondial à travers la régulation par le
marché mondial des capitaux. A l'évidence imposée qui
prétend que la seule manière acceptable pour organiser une
société c'est la régulation par le marché, nous
pouvons opposer la proposition d'organiser les sociétés et le
monde à partir de l'accès pour tous aux droits fondamentaux.
Cette orientation commune donne son sens à la convergence des mouvements
et se traduit par une nouvelle culture de la transformation qui se lit dans
l'évolution de chacun des mouvements.
Les débats en cours dans le mouvement mettent en avant
la question stratégique. Elle soulève la question du pouvoir qui
renvoie au débat sur l'État et recoupe celle des partis, et la
question du modèle de transformation sociale et de la nature du
développement.
Le mouvement altermondialiste ne se résume pas aux
Forums Sociaux, mais le processus des forums y occupe une place
particulière. Le mouvement altermondialiste ne cesse de s'élargir
et de s'approfondir. Élargissement géographique, social,
thématique, il a connu une montée en puissance
considérable en moins de dix ans. Pour autant, il n'a pas gagné,
même si la crise par bien des aspects valide nombre de ses analyses et
justifie son appel aux résistances. Le mouvement altermondialiste est un
mouvement historique qui s'inscrit dans la durée. Il prolonge et
renouvelle les trois mouvements historiques précédents. Le
mouvement historique de la décolonisation ; et de ce point de vue
l'altermondialisme a modifié en profondeur les représentations
Nord-Sud au profit d'un projet mondial commun. Le mouvement historique des
luttes ouvrières ; et de ce point de vue, est engagée la
mutation vers un mouvement social et citoyen mondial. Le mouvement des luttes
pour la démocratie à partir des années 1960-70 ; et
de ce point de vue le renouvellement de l'impératif démocratique
après l'implosion du soviétisme en 1989 et les régressions
portées par les idéologies sécuritaires. La
décolonisation, les luttes sociales, l'impératif
démocratique et les libertés constituent la culture de
référence historique du mouvement altermondialiste.
3.2. Crise de la mondialisation
Le mouvement altermondialiste est confronté à la
crise de la mondialisation que l'on peut caractériser comme une crise de
la mondialisation capitaliste dans sa phase néo-libérale. Cette
crise n'est pas une surprise pour le mouvement ; elle était
prévue et annoncée depuis longtemps. Trois grandes questions
déterminent l'évolution de la situation à l'échelle
mondiale et marquent les différents niveaux de la transformation sociale
(mondiale, par grande région, nationale et locale). Le système
dominant est confronté à une triple crise : la crise
écologique mondiale qui est devenue patente ; la crise du
néolibéralisme ; la crise géopolitique avec la fin de
l'hégémonie des États-Unis.
La crise de l'hégémonie états-unienne
s'approfondit rapidement. L'évolution des grandes régions se
différencie, d'autant que les réponses de chaque région
à la crise de l'hégémonie américaine sont
différentes. La lutte contre la prétendue guerre des
civilisations et la très réelle guerre sans fin constituent une
des priorités du mouvement altermondialiste.
La phase néolibérale semble à bout de
souffle. La nouvelle crise financière est d'une particulière
gravité. Ce n'est pas la première crise financière de
cette période (Mexique, Brésil, Inde, Argentine, etc.) et elle ne
suffit pas à elle seule à caractériser l'essoufflement du
néolibéralisme. La déclinaison des différentes
crises est plus singulière. La crise monétaire accroît les
incertitudes sur les réaménagements des monnaies. La crise
immobilière aux États-Unis révèle le rôle que
joue le surendettement, et ses limites, en tant que moteur de la croissance. La
crise énergétique et la crise climatique révèlent
les limites de l'écosystème planétaire. La crise
alimentaire d'une exceptionnelle gravité peut remettre en cause des
équilibres plus fondamentaux. L'approfondissement des
inégalités et des discriminations, dans chaque
société et entre les pays, atteint un niveau critique et se
répercute sur l'intensification des conflits et des guerres et sur la
crise des valeurs. Les institutions responsables de la régulation du
système économique international (FMI, Banque Mondiale, OMC)
n'ont plus de légitimité. Le G8 s'est réuni pour
résoudre les problèmes de la planète. Même
replâtré en G20, avec quelques gros pays de plus, il n'a aucune
légitimité pour le faire. Seules les Nations Unies et leur
Assemblée Générale, quelques soient leurs limites, peuvent
parler au nom de tous. D'autant que ce sont les mêmes qui ont la plus
grande part de responsabilité dans la crise actuelle. Le G20 n'a pas de
solution parce qu'il est le problème. C'est aux peuples et aux
sociétés de se faire entendre.
L'incertitude demeure sur les temps et les horizons de la
crise. Il est probable qu'un nouveau cycle caractérisera les 25 à
40 prochaines années. La crise du néolibéralisme, du point
de vue idéologique, est fortement liée à la montée
en puissance de l'altermondialisme qui a aiguisé les contradictions
internes au système. Pour autant, la crise du
néolibéralisme ne signifie pas sa disparition inéluctable.
De plus, le mouvement altermondialiste n'est pas le seul mouvement
antisystémique par rapport à la logique dominante du
système. D'autres mouvements intégristes divers peuvent aussi
contester le cours dominant. Plusieurs scénarios sont possibles à
moyen terme, avec plusieurs variantes : un néolibéralisme
conforté, une dominante néoconservatrice, une variante
néokeynésienne. Une issue altermondialiste est très peu
probable à court terme, les conditions politiques n'étant pas
encore remplies ; mais le renforcement du mouvement altermondialiste
pèsera sur les issues possibles.
C'est dans les cinq à dix ans que se formalisera la
nouvelle rationalité économique, comme le
néolibéralisme s'est imposé, à partir de tendances
existantes, entre 1979 et 1985. Il reste une discussion sur la suite de ce
cycle à venir. Immanuel Wallerstein fait l'hypothèse d'un
retournement du cycle séculaire, voire même multiséculaire,
posant pour les trente ou quarante prochaines années, la question
historique d'un dépassement du capitalisme et donnant ainsi une
portée nouvelle à l'altermondialisme.
3.2.
Les
opportunités ouvertes par la crise de la mondialisation
L'idéogramme chinois qui représente la crise,
fort ancien et vénérable, associe deux signes, contradictoires
comme il se doit pour toute bonne dialectique, celui des dangers et celui des
opportunités. Le premier danger concerne la pauvreté. La sortie
de crise recherchée consiste à faire payer la crise aux pauvres,
et d'abord aux discriminés et aux colonisés. Il s'agit aussi de
raboter les couches moyennes. Et même, si ça ne suffit pas, de
faire payer certaines catégories de riches ; ce qui laisse
préfigurer de fortes contradictions.
Pour faire passer de telles politiques, il faudra beaucoup de
répression, de criminalisation des mouvements sociaux, de
pénalisation de la solidarité, d'instrumentalisation du
terrorisme, d'idéologie sécuritaire, d'agitation raciste,
islamophobe et nationaliste, d'exploitation des boucs émissaires, des
migrants et des roms. Cette évolution ira dans certaines régions
vers des régimes autoritaires et répressifs et même vers
des fascismes et des populismes fascisants.
Une autre sortie de crise cible des pays qui seront
marginalisés et ruinés. Les risques de guerre sont aussi une
issue classique des grandes crises. N'oublions pas que le monde est
déjà en guerre et que près de un milliard de personnes
vivent dans des régions en guerre. Les conflits sont permanents et la
déstabilisation systématique. Les formes de guerre ont
changé avec la militarisation des sociétés, l'apartheid
global, la guerre des forts contre les faibles, la banalisation de la torture.
On peut lutter contre ces dangers par des résistances, des alliances et
des coalitions pour les libertés, la démocratie et la paix.
Les dangers sont connus, les opportunités ouvertes le
sont moins. Quatre opportunités sont ouvertes par la crise. D'abord, la
défaite idéologique du néolibéralisme favorise la
montée en puissance de la régulation publique. Ensuite, la
redistribution des richesses redonne une possibilité de retour du
marché intérieur, de stabilisation du salariat et de garantie des
revenus et de la protection sociale, de redéploiement des services
publics. De plus, le rééquilibrage ente le Nord et le Sud ouvre
une nouvelle phase de la décolonisation et une nouvelle
géopolitique du monde. Il s'accompagne d'une nouvelle urbanisation et
des migrations qui sont les nouvelles formes du peuplement de la
planète. Enfin, la crise du modèle politique de
représentation rend incontournable la démocratie sociale et le
renforcement de la démocratie représentative par la
démocratie participative.
Un rééquilibrage possible entre le Nord et le
Sud ouvre une nouvelle phase de la décolonisation. Elle suit la phase
qui va de 1979 à 2008, de reprise en main par la gestion de la crise de
la dette, le contrôle des matières premières et les
interventions militaires. Entre trente et cinquante pays émergents, dont
les trois les plus dynamiques Brésil, Inde, Chine, peuvent
défendre leur point de vue et leurs intérêts. Il ne s'agit
pas d'un monde multipolaire mais d'un nouveau système
géopolitique international. Les conséquences pourraient
être considérables, notamment pour les termes de l'échange
international et pour la nature des migrations.
Il y a deux conditions à cette évolution qui ne
se fera pas sans bouleversements. La première condition est que les pays
émergents soient capables de changer leur modèle de croissance en
privilégiant le marché intérieur et la consommation des
couches populaires et moyennes par rapport aux exportations. Cette
déconnexion est possible. La deuxième condition est que les pays
émergents construisent des formes d'unité entre les pays du Sud.
La première phase de la décolonisation avait échoué
en grande partie quand les pays pétroliers, après le choc de
1977, avaient laissé la division s'installer entre les pays du Sud,
permettant au G7, appuyé sur le FMI et la Banque Mondiale, d'imposer
l'ajustement structurel.
La redistribution des richesses, nécessaire par rapport
à la logique du néolibéralisme et par ses excès,
ouvre une tentation néo-keynésienne. Elle conforte la tendance
à réhabiliter le marché intérieur, plutôt
à l'échelle des grandes régions qu'à
l'échelle nationale. Elle pourrait se traduire par la
réhabilitation des systèmes de protection sociale et d'une
relative stabilité salariale. Les planchers des revenus et leur
progression retrouveraient un rôle en tant que moteur de croissance par
rapport au surendettement qui a déclenché la crise des
« subprimes ». L'accès aux droits pour tous, dont
les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) sont un
pâle succédané retrouveraient droit de cité.
Il y a deux conditions à cette hypothèse qui ne
se confond pas avec l'idée d'un simple retour au modèle
keynésien d'avant le néolibéralisme. La première
condition est la nécessité de répondre aux limites
écologiques qui rendent dangereux un prolongement du productivisme. La
contradiction entre l'écologique et le social est devenue
déterminante, son dépassement est primordial. La deuxième
condition est la nécessité d'une régulation ouverte
à l'échelle mondiale par rapport à la régulation
nationale complétée par le système de Bretton Woods des
années soixante.
La montée en puissance de la régulation publique
achèvera la défaite idéologique du
néo-libéralisme. Le néolibéralisme est toujours
dominant mais l'idéologie néo-libérale a subi une
défaite cuisante, il lui sera difficile de s'en relever. Les
nationalisations dites temporaires, le temps de sortir de la crise, seront
difficiles à renvoyer au cabinet des débarras. Les fonds
souverains avaient déjà ouvert la voie à des interventions
inattendues des États au niveau de la mondialisation.
L'évaluation des privatisations, jusque là demandées sans
succès, réservera certainement des surprises. La nouvelle
rationalité pourra difficilement continuer à subordonner
complètement la régulation aux marchés et à
confondre le privé avec les capitaux et leurs marchés. De
même l'associatif pourrait ne pas être considéré
comme une sous-catégorie non viable des entreprises. Le retour de la
régulation publique pourrait prendre d'autre forme que
l'étatisation classique et combiner socialisation et contrôle
démocratique. Les différentes formes de propriété
sociale et collective pourraient trouver une nouvelle légitimité.
Les nationalisations pourraient s'adapter à la construction des grandes
régions.
Le renouvellement des modèles de pouvoir et de
représentation devrait être au centre des recompositions
économiques et sociales. Il est probable que la reconstruction du lien
social trouvera de nouvelles opportunités par rapport aux formes
juridiques de la démocratie imposées par le haut. Les
inégalités de revenus et la relation entre le revenu minimum et
le revenu maximum seraient bien plus sensibles. La démocratie resterait
une référence mais les déterminants pourraient changer.
Les systèmes institutionnels et électoraux pourraient plus
difficilement être considérés comme indépendants des
situations sociales. Les revendications devraient mettre plus en
évidence les libertés individuelles et collectives et leurs
garanties. L'accès aux droits individuels et collectifs pour tous
devrait fonder une démocratie sociale sans laquelle la démocratie
politique perdrait beaucoup de son attractivité. Les formes
d'articulation entre la démocratie participative et la démocratie
représentative, et leur liaison primordiale avec la démocratie
sociale, devraient progresser et se diversifier.
D'autres évolutions, déjà entamées
devraient prendre plus d'importance. Les collectivités locales
élargiront leur rôle de pouvoirs locaux et d'institutions locales.
L'alliance stratégique entre les collectivités locales et les
mouvements associatifs seront au fondement des territoires et de la
citoyenneté de résidence.
En mettant en évidence le potentiel porté par
les résistances et les pratiques actuelles, l'altermondialisme donne une
perspective à la sortie de la crise actuelle dans ses différentes
configurations. Il permet de fonder, contre les conservatismes autoritaires et
répressifs, les coalitions pour les libertés et la
démocratie. Il permet de lutter contre l'alliance possible entre les
néolibéraux et les néokeynésiens en poussant les
résistances et les revendications pour la modernisation sociale. Il
permet de pousser le néokeynésianisme radical dans ses limites.
Il permet d'esquisser les alternatives qui caractériseront un autre
monde possible.
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