Les états et la construction de l'union africaine: le cas de la Libye et du Sénégal( Télécharger le fichier original )par Romaric TIOGO Université de Dschang - Master II 0000 |
2- Le multilatéralismeLe multilatéralisme consiste pour les Etats à élaborer collectivement les règles régissant leurs relations et à conduire des politiques concertées. Il s'oppose au bilatéralisme dans lequel chaque Etat négocie des arrangements particuliers avec chacun de ses partenaires pris un à un, ainsi qu'à l'unilatéralisme dans lequel chaque Etat conduit sa politique hors des instances de concertation sans tenir compte de l'avis des autres Etats65(*). Comme posture de pure négociation, il relève d'un paradigme idéologique, la dimension démocratique, ayant pour but la compétition pacifique et l'intégration des puissances interétatiques dans les organisations de la gouvernance internationale66(*). La pratique du multilatéralisme, contribuant à la stabilité internationale, appartient aux courants intellectuels que la théorie range parmi les « régimes internationaux »67(*), situés à l'intersection de la société internationale (ou anarchique) et de la société interétatique (ou policée). Il s'agit d'un mécanisme imparfait qui est investi de vertus positives et principalement de celle de favoriser la conduite des affaires internationales, en vue de solutions et de compromis partagés et élargis. En réalité, l'avènement du multilatéralisme marque la preuve de l'incapacité des Etats à défendre unilatéralement leurs intérêts. Dans ce sens, « les normes, principes, et institutions multilatéraux revêtent un caractère superstructurel et leur raison d'être est d'aider un groupe d'Etats à réaliser leurs buts communs »68(*). La complexification de la société internationale africaine et les défis auxquels les Etats font face les obligent donc instantanément à agir ensemble. Aujourd'hui par exemple, les questions récurrentes, liées à l'environnement, la faim, les maladies infectieuses et les guerres en Afrique, appellent tous les acteurs à une plus grande coopération, sur le continent au sein d'une institution supranationale pour les endiguer. Cette théorie nous interpelle d'autant que dans un continent en quête de développement, la construction multilatérale enseignerait aux Etats africains comment entretenir des relations harmonieuses et surtout, comment maximiser leurs profits et minimiser les risques issus des nationalismes périmés. L'UA, constituerait donc un avantage pour les Etats d'Afrique. Ceux-ci n'y pouvant agir efficacement que dans la mesure où ils s'engagent à respecter les principes multilatéraux qui, selon Gérard RUGGIE, sont au nombre de trois69(*) : - le principe de non-discrimination qui fait obligation aux Etats de s'acquitter des devoirs qu'ils ont contractés en commun à l'endroit de tout autre Etat signataire du groupe ; - le principe d'indivisibilité. Car, Selon Marie-Claude SMOUTS, le multilatéralisme est un discours qui n'a pas seulement une valeur descriptive mais qui exprime également un projet politique. Le multilatéralisme véhicule une valeur, un constat et un projet : la valeur « universaliste » postule l'égalité et l'unité ; le constat relève l'indivisibilité de l'espace : le territoire des Etats s'avère désormais trop étroit pour traiter des problèmes communs ; le projet consiste à « construire du sens commun » entre tous les acteurs insérés dans les mécanismes de construction multilatérale 70(*) ; - Le principe de réciprocité, qui instaure l'application des accords sous réserve de leur application par d'autres parties. Le multilatéralisme est donc un « pacte social »71(*). A cet égard, les Etats se posent la question de savoir comment sortir de l'état de nature, de la jungle à l'état de culture, à la société. L'un de ses principes reposant sur l'égalité, il exige que tout pole de pouvoir soit contrôlé. Cette théorie nous a permis de montrer que la pratique multilatérale à l'issue de laquelle est née l'UA permet aux Etats d'élaborer collectivement des règles gouvernant leurs relations et à penser des actions concertées sur les domaines politique, économique, socio-culturel et environnemental. Preuve que la région s'impose comme le niveau approprié pour l'action et le multilatéralisme y constituant le scénario préférable pour aborder les problèmes communs. Une autre clé d'étude de cette construction a partie liée avec l'analyse stratégique. En termes globaux, l'interaction stratégique caractérise « une situation dans laquelle chaque acteur se comporte stratégiquement dans la perspective d'atteindre son ou ses objectifs, en présence d'autres acteurs qui se comportent exactement de la même manière »72(*). Dès lors, la construction de l'UA par les Etats nous invite à relever que chaque acteur entre en interaction avec les autres dans un jeu sous-tendu par des enjeux multiples. Car, d'après cette approche, « une organisation est le royaume des relations de pouvoir, de l'influence, du marchandage, et du calcul »73(*) ; la société étant considérée comme « la somme des interactions des individus et des groupes »74(*). Pour mieux ressortir l'analyse stratégique qui se dessine dans ces relations d'interdépendance, Jacques ROJOT propose à la suite de Michel CROZIER une grille analytique élaborée sous le vocable de concepts fondamentaux. Ce sont : l'acteur, ses objectifs, ses ressources, les contraintes auxquelles il se heurte, et enfin sa stratégie75(*). Herbert BLUMER a ainsi élaboré trois principes76(*) de l'interaction stratégique systématisés comme suit : - les acteurs agissent à l'égard des objets aussi bien que d'autres acteurs sur la base du sens que ces objets et acteurs ont pour eux ; - ce sens est dérivé ou provient des interactions de chacun avec autrui ; - c'est dans un processus d'interprétation mis en oeuvre par chacun dans le traitement des objets rencontrés que ce sens est manipulé et modifié. L'originalité de cette approche dans l'analyse de la construction de l'UA réside en ceci qu' « une organisation, de par son existence, crée un système complexe d'interactions latentes potentiellement ouvertes aux acteurs qui y sont impliqués, et que, les acteurs ainsi en interaction cherchent à en profiter pour définir et interpréter leur rôle de la manière la plus conforme à ce qu'ils perçoivent être leurs intérêts »77(*). Les théoriciens interactionnistes qui se focalisent sur son processus l'envisagent comme « une communication réciproque et immédiate entre deux ou plusieurs individus et le rôle que jouent les symboles dans la production de sens à cette communication humaine »78(*). Dans une perspective interactionniste, le symbole représente une stratégie de communication qu'usent certains acteurs pour amener d'autres à modifier leur comportement. Dans ce travail, nous avons montré comment la nourriture ou de l'argent offerts à certains acteurs, un don, une posture adoptée, des valeurs partagées79(*), peuvent changer le comportement des autres acteurs impliqués dans ce processus de construction. Jacques ROJOT réduit cette communication interpersonnelle au « langage »80(*) qui détermine la perception que les uns ont envers les autres et envers les « objets sociaux ». Ces éléments qui font partie de l'environnement de l'individu sont en interaction avec lui et ils se déterminent l'un l'autre81(*). COOLEY H. Charles et Herbert MEAD GEORGE constatent à cet effet que « nous n'aurions pas d'identité (a self) possible sans communication avec les autres82(*) (generalized other) . En substance, l'interaction stratégique nous a permis de mettre en évidence une situation où chaque acteur agit dans l'Union et se comporte en fonction des autres « joueurs ». Car c'est en abordant ce sujet par cette théorie qu'on peut mieux saisir pourquoi les acteurs se comportent de telle ou telle manière, afin d'atteindre leurs objectifs tant au sein de l'organisation que sur le plan international. Cette grille analytique nous a permis de formuler notre hypothèse de travail. * 65 SMOUTS Marie-Claude, BATTISTELLA Dario, VENESSON Pascal Dictionnaire des relations internationales. Approches, concepts, doctrines, 2006, p. 356. * 66 Voir SEMINATORE Irnerio, « Multilatéralisme et multipolarité. Distinctions éthiques, conceptuelles et stratégiques », Institut européen des relations internationales, Bruxelles, février 2009, disponible sur http://www.ieri.be/en, consulté le 28 août 2011. * 67Ibid. * 68 KNIGHT W. Andrew, « Multilatéralisme ascendant ou descendant : deux voies dans la quête d'une gouverne globale », Etudes internationales, vol.26, N°4, 1995, p. 686. * 69RUGGIE Gérard, cité par NOVOSSELOFF Alexandra, « L'essor du multilatéralisme : principes, institutions et actions communes », Annuaires français des relations internationales, vol.3, 2003, p. 305. * 70 SMOUTS Marie-Claude, cité par ISKANDAR BOCTOR Christine A., La coopération multilatérale et la question de l'eau au bassin du Nil, Institut d'Etudes Politiques de Paris (IEP), Master en Relations internationales, disponible sur http:// www.memoireonline.com, consulté le 2 décembre 2010. * 71 MOREAU DEFARGES Philippe, « Le multilatéralisme et la fin de l'histoire », dans Politique étrangère, Vol. 69, N°3, 2004, p. 579. * 72 LAMBORN (C.A.) /LEPGOLD (J.), op. cit., p. 485. * 73 CROZIER Michel et FRIEDBERG Erhard, L'acteur et le système, les contraintes de l'action collective, Paris, 1977, Editions du Seuil, p. 45. * 74 KENDALL Diana, Sociology in our times, 3e éd, 2001, p. 25. * 75Voir ROJOT (J.), op.cit., pp.215 à 219. * 76 BLUMER Herbert, Symbolic interactionionism: perspective and method, prentice-hall, Englehood Cliffs, 1969, pp. 18-19. * 77 ROJOT (J.), op. cit., p. 216. * 78 Cf. KENDALL (D.), op. cit., p. 25. * 79 Ibid. * 80 ROJOT (J.), op. cit., p. 327. * 81 Ibid. * 82 Cette idée est développée par Cooley lorsqu'il aborde la notion de « lookingglass self » [...], par Mead « generalized other » ou « autrui généralisé », qui désigne l'ensemble du groupe en interaction. Voir KENDAL (D.), op. cit., p. 25. |
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