Les états et la construction de l'union africaine: le cas de la Libye et du Sénégal( Télécharger le fichier original )par Romaric TIOGO Université de Dschang - Master II 0000 |
PARAGRAPHE II: LES MANOEUVRES DESTABILISATRICES DE L'UNION PAR DES PUISSANCES EXTRA-AFRICAINESAujourd'hui, l'UA est victime de la rémanence des manoeuvres déstabilisatrices qu'a connues son ancêtre l'OUA. Sans verser dans la thèse du « complot », nous nous proposons de démontrer à partir de l'analyse des faits concrets tirés de l'observation de l'actualité internationale que l'UA souffre autant de la fragilisation de son pilote qu'est la Libye (A) que du vampirisme du projet UPM qui essaierait de se reconstituer (B). A- Les manoeuvres de fragilisation de la LibyeBertrand BADIE soutient que « sur le plan global, les puissances les plus grandes se méfient des constructions régionales qui les contraignent beaucoup plus qu'elles ne les confortent. Les Etats-Unis, poursuit-il, n'ont jamais été très favorables à cette invention [...] pour les autres »563(*). Cette remarque somme toute pertinente amène à souligner que le poids des grandes puissances dans l'échec des organisations régionales, a souvent été imprudemment regardé. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le Président NKRUMAH et ses partenaires du groupe de Casablanca espéraient naïvement que le soutien attendu du camp progressiste (l'Union Soviétique et la Chine) d'un côté et des Etats-Unis, chantre de la liberté individuelle fondatrice de toute société politique et du droit de l'autodétermination de l'autre, créera les conditions de remise en cause de l'ordre colonial564(*). Cependant, tandis que le soutien des progressistes se limitait aux simples mots, celui des Américains est allé aux puissances coloniales alliées au nom du principe du « containment » destiné à stopper l'expansion communiste dans le monde . Aujourd'hui, plus que par le passé, ces entraves extra-africaines apparaissent de façon plus menaçante à travers l'affaiblissement de l'Etat libyen, initiateur du projet UA et par ailleurs le dispensateur privilégié d'aide pour sa construction. Déclenchée le 19 mars 2011 par les puissances occidentales avec en tête de file la France et les Etats-Unis, champions de la préservation des « droits de l'homme » et de la « démocratie » dans le monde, la guerre contre la Libye a sonné comme une stratégie de déstabilisation de l'acteur principal de la construction de l'UA, au mieux une guerre économique. Cela est d'autant évident qu'au-delà de la raison avancée par ces derniers pour justifier une intervention militaire habillée sous le label « humanitaire », des « vrais raisons »565(*) ont été identifiées. En réalité, par son projet de constitution d'un gouvernement d'Union et des Etats-Unis d'Afrique, la Jamahiriya libyenne de KADHAFI est apparue en Afrique comme un obstacle face à l'Occident qui considère l'Afrique comme l'affirme ce proverbe américain, « un continent que Dieu a laissé en réserve de l'humanité »566(*). Parmi les stratégies et les raisons de fragilisation de cet Etat, figure en bonne place le gel des avoirs de la Libye à l'étranger, notamment ceux destinés au financement du FMA. Comme l'a relevé Jean POUGALA, le Président des Etats-Unis d'Amérique, Barack OBAMA a saisi les 30 millions de dollars que l'Etat libyen avait prévu comme sa quote-part pour le lancement du FMA567(*). En effet, après la troisième conférence extraordinaire des ministres africains en charge de l'Economie et des Finances le 17 décembre 2010 à Yaoundé, ces derniers avaient invité tous les Etats membres de l'UA à faire parvenir au plus tard le 15 février 2011 à la Commission de l'UA leur actionnariat sur le protocole relatif à la création du FMA568(*). Les actions et avis des Etats membres devaient permettre d' « établir le FMA » et « savoir comment il faut calculer la quote-part » de chaque Etat, tel que l'a expliqué le ministre camerounais des finances Essimi MENYE569(*). Alors, l'adoption du projet de statuts et annexes du FMA devait se faire lors de la conférence des ministres en charge des Finances prévue en mars 2011. Mais, curieusement, c'est le 15 février 2011 que la rébellion sera constituée en Libye. Il est clair que les pays occidentaux ont perçu l'actionnariat libyen de 30 millions de dollars comme une volonté de nuire au Fonds Monétaire International et à la Banque Mondiale, d'autant que les Africains avaient rejeté leur demande qui visait à faire d'eux aussi des actionnaires au FMA. Par ailleurs, en faisant l'apport le plus important pour la construction du premier satellite panafricain RASCOM, la Libye avait mis fin au supplice du loyer que les Etats africains payaient à l'Europe sur les transmissions communicationnelles à partir d'un satellite européen. Une raison de plus pour que l'Occident ne décolère pas. Suite à l'intervention armée en Libye d'une certaine « communauté internationale » dont le multilatéralisme reste à bâtir570(*), la Cour Pénale Internationale (CPI) a lancé un mandat d'arrêt international contre le colonel KADHAFI pour « crime contre l'humanité ». Un stratagème qui l'a poussé à se terrer. Mais, au regard du parachutage des armes que la France a opéré au profit des rebelles à Benghazi en vue de protéger les « populations civiles »571(*), on serait bien tenté de se demander comment réagirait le Quai d'Orsay si un pays plus puissant fournissait des armes aux Corses pour se défendre contre un gouvernement français avec lequel ils vivent souvent en mésintelligence. Aussi, pourquoi hier la « communauté internationale » n'a pas donné des armes aux Noirs sud-africains qui vivaient quotidiennement les affres de la politique d'apartheid afin qu'ils puissent déterminer eux-mêmes « leur propre destin » comme le Président SARKOZY l'a voulu pour les Libyens ? Au demeurant, ce que l'on doit retenir c'est que « la mondialisation de la sécurité » aujourd'hui ne repose pas comme on aurait pu le rêver sur la définition d'un bien commun transcendant la dimension étatique, mais plutôt sur « la convergence et l'agrégation des intérêts étatiques autour des intérêts »572(*). C'est dans ce sens qu'on peut comprendre ces mots de Hubert COUDURIER qui soutient brillamment à la télévision que « La Libye, l'Afrique du Nord, c'est vital pour la France » 573(*). B- Les tentatives d'éveil de l'UPM Grand visionnaire politique, le Président WADE avait prévu dans son livre ces manoeuvres qui viseront à provoquer la scission de l'Afrique. Parlant des Etats d'Afrique du Nord, il écrivait que « ces pays étant arabes et méditerranéens, sont autant sollicités par le monde arabe que par l'Europe »574(*) . Cette parole prophétique n'a pas tardé à se réaliser. Depuis juin 2008, le Président français Nicolas SARKOZY à travers son projet d'union des pays de la Méditerranée essaie d'associer certains pays d'Afrique du Nord au giron économique et politique européen. La perspective est comme l'a remarqué François TAGLIONI double. D'une part elle consiste à rééquilibrer le poids de la France par rapport à l'Allemagne qui s'est renforcée avec l'entrée des Pays d'Europe Centrale et Orientale (PECO) dans les priorités des 15(27 aujourd'hui), et d'autre part à essayer de stabiliser et de sécuriser par le développement économique ce sud de l'Europe qui se présente comme une zone des plus instables (guerres du Golfe, crise algérienne, montée des fondamentalismes religieux et son corollaire antioccidental). Au-delà des aspects sécuritaires, l'élargissement de la zone d'influence de l'UE vers le Sud s'avère indispensable pour essayer à terme de rivaliser avec la zone libre-échangiste des Amériques (ZLEA). En un mot, ce partenariat est une initiative davantage à visées politiques qu'économiques575(*). Comme nous l'avons relevé antérieurement, ce projet est encore en train de se frayer un chemin, l'un des piliers du Maghreb à savoir la Libye de KADHAFI l'ayant rejeté. C'est pourquoi le Quai d'Orsay tentera de le ressusciter tout en misant sur la chute de KADHAFI, soutient Jean POUGALA. En fait, à Dakar, le Président SARKOZY avait dit désirer l'unité de l'Afrique afin qu'elle revienne définitivement aux Africains: « vous voulez l'unité de l'Afrique ? La France le souhaite aussi. Parce que la France souhaite l'unité de l'Afrique. Car l'unité de l'Afrique rendra l'Afrique aux Africains ». Mais comme nous l'observons, les bonnes intentions à aider « `' aussi'' à l'unité de l'Afrique», n'ont duré que le temps d'une rose. Car quelques années après, le Président SARKOZY et l'UPM, l'anagramme du parti UMP (Union pour un Mouvement Populaire) qui l'a porté au pouvoir, décideront de « couper la tête du continent africain »576(*). Vis-à-vis de l'Afrique, le projet méditerranéen soulève une équation que les dirigeants du continent et principalement ceux du Maghreb devront résoudre. Elle est un constat. On unirait autour de la Méditerranée pour désunir davantage autour du Sahara577(*), en consacrant plus officiellement qu'auparavant l'existence de deux Afriques : une Afrique « utile » à l'Europe, qui aurait vocation à devenir sa périphérie ; et une Afrique « inutile » parce que « problématique », abritant, selon les mots du Président SARKOZY, « trop de famine et trop de misère », caractérisée par son « manque de route » et par « une démographie trop forte pour une croissance économique trop faible». Au non cinglant de M. KADHAFI d'adhérer à ce projet, une autre réaction est à plusieurs reprises venue du Sud du Sahara. Celle de l'avocat de l'UA, Me. A. WADE. Contre cette union restreinte, le Président WADE n'a pas emprunté les courtoisies diplomatiques lorsqu'il la dénonçait de manière véhémente à la tribune de l'UA. Rappelant les tentatives similaires engagées dans le passé, notamment par l'ancien président américain George W. BUSH, il a plaidé auprès de ses homologues pour qu'ils n'aient d'yeux que pour l'UA : « Bush avait essayé de détacher l'Afrique du Nord pour faire le Grand Moyen-Orient. Ça n'a pas marché. Maintenant, il y a une autre stratégie qui consiste à créer une sorte de communauté méditerranéenne qui va intégrer les pays de l'Afrique du Nord à l'Europe. Alors, il faut qu'on se pose la question où on veut aller. L'idée d'une union méditerranéenne, si elle se fait, va permettre à l'Afrique du Nord d'être arrimée à l'Europe. C'est une barrière qui isole l'Afrique au sud du Sahara et il faut que les Africains en soient très conscients »578(*). Cette idée dont l'objectif est de jouxter à long terme l'Afrique du Nord à l'Europe a été perçue par J.V. NTUDA EBODE comme une volonté non avouée « d'empêcher la constitution de l'Union Africaine »579(*), d'autant que la ligne Maginot tracée entre l'« Afrique noire » et l'« Afrique blanche » vise à isoler la première. Or, lorsqu'on sait que se mettre ensemble c'est avant tout définir les priorités communes pour faire face aux grands enjeux communs, les questions qui taraudent tout observateur de la scène internationale africaine sont celles de savoir ce que deviendrait véritablement l'UA sans sa « tête » et par ailleurs, quelle opportunité pour le Maghreb à s'arrimer à ce projet ? En premier lieu, au regard du niveau de développement des pays de cette région, tout de même assez avancée par rapport aux autres régions du continent, et de leur contribution statutaire au budget de l'UA580(*), l'aboutissement de ce projet provoquerait une asphyxie de l'organisation panafricaine. Car ces « grands » pays jouent significativement le rôle de leaders en tirant le processus. Ce serait donc un coup fatal pour l'Union qui, orpheline de sa boussole, le Nord, se verrait encore plus dominée de l'extérieur voire sclérosée. En second lieu, et cela nous paraît évident, les pays du Maghreb qui ne sont pas pour le moment prêts à égaler, les grands pays d'Europe en termes de développement (économique, militaire, social et même politique) se perdraient dans la périphérie sud du vieux continent. Ils se borneraient au rôle de fournisseurs des matières premières qui serviraient aux grands Etats de l'UE de combler les dépenses effectuées pour le développement des pays de l'Est et du centre qui intègrent en vrac l'UE. Le Maghreb ne peut donc manifestement tirer son épingle du jeu. Sur ce point d'ailleurs, Philippe HUGON va même plus loin en affirmant que « les différentes simulations macroéconomiques montrent que ces accords aggraveront le déficit des balances commerciales des pays du sud de la Méditerranée. Il y aura baisse des prix, aggravation du déficit commercial, faible risque de détournement de trafic et augmentation de la concurrence »581(*). Il ajoute que « les différents travaux existants sur les simulations des accords de libre-échange entre l'Europe et la Méditerranée montrent que les avantages sont très limités, voire négatifs, en termes de flux commerciaux »582(*). Samir AMIN s'est montré plus sceptique en déclarant : « je pense que le processus dit de partenariat euro-méditerranéen amorcé à Barcelone en 1995, n'est pas seulement en panne mais qu'il est en faillite »583(*). Au regard de tout ce qui précède, on peut affirmer sans risque de se tromper que l'avenir de ces pays se trouve non pas dans le partenariat euro-méditerranéen, mais dans l'organisation panafricaine. Car, l'UA entend se faire de la Méditerranée au croisement de l'Océan Indien et de l'Océan Atlantique au Cap de Bonne Espérance584(*). Elle a donc vocation à être entière dans la mesure où « l'Afrique n'est entière que lorsqu'on y inclut l'Afrique du Nord »585(*). * 563 BADIE (B.), « La crise des organisations régionales », sur http://www.lemonde.fr/, visité le 20 décembre 2010. * 564 TSHIYEMBE (M.), op. cit, p. 54. * 565 POUGALA (J.), http: //blogs.mediapart.fr/blog/fxavier/, précité. * 566 Wade (A), Un destin pour l'Afrique..., op. cit, p.17. * 567 Au terme de la rencontre des ministres africains des finances à Yaoundé, avait été adopté le projet de protocole relatif à la création du Fonds Monétaire Africain (FMA). Ils ont également fixé son capital à 42,68 milliards de dollars, soit environ 22244 milliards de francs Cfa. Voir DJOYUM Beaugas-Orain, « Fonds monétaire africain : les premières fondations à Yaoundé », Le Jour du 20 décembre 2010 disponible sur http://www.africapresse.com/economie/, consulté le 8 janvier 2010 * 568 Cf. DJOYUM Beaugas-Orain, « Fonds monétaire africain : les premières fondations à Yaoundé », Le Jour du 20 décembre 2010 disponible sur http://www.africapresse.com/economie/, consulté le 8 janvier 2010. * 569 ESSIMI MENYE, cité par DJOYUM (B.-O.), op. cit. * 570 On a pu observer des désaccords entre les différents Etats membres de l'OTAN engagés dans cette guerre. La Norvège ayant plié 4 mois après, l'Italie menaçant d'abandonner l'opération « Protecteur unifié », d'autres menaçant même de déposer les armes si les « grands » ne la financent pas. La France n'étant pas matériellement capable de se donner les moyens de sa politique expansionniste, c'est finalement l'Allemagne au départ réticente face à cette intervention qui a déboursé la somme de 100 millions d'euros pour épauler les rebelles libyens déterminés à en découdre avec le régime de Tripoli. * 571 En réalité, tout Etat souverain ne dispose que d'une seule armée légitime et une fois que des populations civiles s'attaquent à ce dernier manu militari, il devient impensable pour cet Etat de les considérer davantage comme telles. * 572 DAVID Charles-Philippe, « La mondialisation de la sécurité : espoir ou leurre ? », dans Annuaire Français des Relations Internationales, vol. III 2002, p. 108. * 573 COUDURIER Hubert, Rédacteur en chef de l'info. Le Télégramme, sur les antennes de France24 le 15 juillet 2011. * 574 Wade (A.) Un destin pour l'Afrique...op. cit., p. 120. * 575 TAGLIONI (F.), op. cit., p. 46. * 576 Propos de NTUDA EBODE (J-V.), interviewé par MVOGO (R.), op. cit., p. 30. * 577 NDAYWEL E Nziem (I), op. cit., p. 275. * 578WADE Abdoulaye, cité par JENKINS Sarah, « Les quatre chefs d'Etat qui ont compté », dans Jeune Afrique Economie, N°379, mars-avril 2010, p. 58. * 579NTUDA EBODE (J-V), interviewé par MVOGO (R.), op. cit., p. 30. * 580Hormis l'Afrique du Sud 8,25%, et le Nigeria 8,25% qui sont parmi les plus grand contributeurs, les pays du Maghreb contribuent au budget de l'UA à hauteur de 7,25% pour l'Algérie, 8,75% pour l'Egypte, 6,89% pour la Tunisie, 8,25% pour la Libye et enfin 0,75% pour le Maroc. Cf. BIA Barthelemy, cité par Essono (E.-G.), op. cit., pp. 102-103. * 581 TAGLIONI (F.), op. cit., p. 161. * 582 Ibid. * 583 Cité par TAGLIONI (F.), op. cit., p. 161. * 584 EDEM KODJO, cité par NZIEM E NDAYWEL (I.), op. cit., p. 276. * 585SIDHOUM-RACHAL Djohar « Le Sahara n'est pas une frontière : identité africaine, racialisation et hiérarchisation », dans BA KONARE (A.) (dir.), Petit précis de remise à niveau sur l'histoire africaine à l'usage du président Sarkozy, op. cit., p. 292. |
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