Les états et la construction de l'union africaine: le cas de la Libye et du Sénégal( Télécharger le fichier original )par Romaric TIOGO Université de Dschang - Master II 0000 |
B- La construction des normes et des valeurs communes à travers les conférencesPour ériger des valeurs partagées dans le cadre de l'édification de l'UA, le Sénégal recours non seulement à la communauté épistémique270(*) (1), mais aussi aux contributions de la diaspora africaine (2). 1- Le recours à la communauté épistémique : l'expertise des intellectuels africainsPar définition, un intellectuel c'est quelqu'un qui défend des idées, qui conteste, qui proteste271(*). Alors que les idées seules permettent de construire avec beaucoup de volonté politique aussi, les intellectuels africains ont rarement fait entendre leur voix dans l'ancienne OUA. Lors du sommet des chefs d'Etat sur la recherche d'un gouvernement d'Union à Abuja en novembre 2005, le Président WADE s'était inquiété sur cette sous-utilisation de la matière grise africaine dans le projet d'Union272(*). Or, avec une Afrique que d'aucuns, à l'instar de René DUMONT avait prédit « mal partie », mais qui aujourd'hui, sort progressivement du creux de la vague, les intellectuels ont le devoir et même le pouvoir de lui prêter main forte afin de la pousser davantage vers le haut. Pour ce faire, le plus important reste sans doute une domestication progressive de ces derniers qui devront être mis au service de l'organisation panafricaine. Le Sénégal s'en est rendu compte depuis plus d'une décennie ainsi qu'en témoignent ces propos du Président WADE : « ma conviction a toujours été que l'expertise africaine devait un jour ou l'autre se mettre à la disposition des peuples africains pour non seulement prévenir les obstacles, mais surtout contribuer à la définition des voies et moyens de construire notre continent avec l'objectif de le hisser au niveau des autres nations... »273(*). De fait, sous les auspices du Sénégal, de nombreuses conférences ont été organisées tant au sein de l'organisation panafricaine qu'à l'extérieur de celle-ci. L'enjeu majeur étant d'interpeller les intellectuels afin qu'ils jouent pleinement leur rôle dans divers domaines et disciplines, dans la perspective d'édifier l'UA. En ce qui concerne les conférences organisées dans le cadre de l'organisation panafricaine, le Sénégal en a initié une : la première conférence des intellectuels africains et de la diaspora africaine que proposa Me WADE en juillet 2000 lors du sommet de Lomé. Réunis dans la capitale togolaise dans le cadre de la signature de l'acte de naissance de l'UA, les chefs d'Etat africains avaient constaté avec amertume que la dette des pays africains, devenue insoutenable ne cessait de s'augmenter malgré les payements qui s'effectuaient. Les estimations, très effrayantes, établies par la Banque Africaine de Développement(BAD), l'avaient évaluée à plus de 320 milliards de dollars en 1998 contre 116 milliards en 1980274(*). C'est le Président GNASSIMBE Etienne EYADEMA qui avait donné le ton. Il rappelait que « le fardeau de la dette aggravait de jour en jour la vulnérabilité des pays les moins avancés de l'Afrique ». Comme solution, le président algérien Abdelaziz BOUTEFLIKA avait préconisé « l'annulation de tous les arriérés de la dette africaine antérieurs à l'avènement du nouveau millénaire ». Or, la question n'avait été jusque-là débattue que par les seuls chefs d'Etat qui, de surcroit, n'y comprenaient pas grand-chose. Car, ne maîtrisant pas trop comment leurs pays étaient devenus très endettés et encore moins comment sortir de cet endettement qui freinait le développement de l'économie du continent tout entier. « Nous ignorons jusqu'à l'origine de certaines de nos dettes : fondement juridique, portée économique des investissements devenus dettes, taux d'intérêt », avait rappelé le Sénégal qui démontrait que « tout se perd dans le rééchelonnement et l'effacement partiel ou total. Or, même si nos dettes faisaient l'objet d'une remise de créance, la situation peut se reproduire si nous ne connaissons pas et ne maîtrisons pas l'origine de la dette »275(*). Pour ne pas faire comme le médecin qui administre les médicaments sans chercher l'origine et les mécanismes de la maladie, le Sénégal proposa la tenue d'un séminaire continental sur la dette de l'Afrique276(*). Cette proposition sénégalaise reçut immédiatement l'approbation du conseil de décision de l'OUA. Dès son retour au Sénégal, le Président WADE va tenir un Conseil des Ministres le 13 juillet 2000 à l'issue duquel il ordonnera la constitution d'une commission devant apporter la contribution sénégalaise sur la maîtrise des problèmes de la dette africaine277(*). La conférence se tint au Sénégal du 6 au 09 octobre 2004 sur le thème : « L'Afrique au 21ème siècle : Intégration et Renaissance ». Elle réunit environ 700 intellectuels provenant du continent et de la diaspora. Prenant la parole à son ouverture, le Président WADE a indiqué que le séminaire devait « revisiter l'histoire de l'Afrique, bâtir la conscience collective et une nouvelle identité africaine d'une part et penser l'Afrique dans un monde en changement et complexe »278(*). Les intellectuels ont par la suite insisté sur un certain nombre de préalables qui devaient être observés afin que l'UA et ses projets soient un succès. Des débats, ont émergé quelques idées forces qui tournaient autour des valeurs et normes communes telles la liberté, le développement et la bonne gouvernance qui devaient être défendus et assimilés279(*). Selon eux, l'Afrique doit, à travers l'UA, pouvoir renforcer ses marges de manoeuvre dans les négociations internationales pour que les décisions prises ne soient plus à son détriment : « renégocier la dette et renégocier les modalités de son insertion dans le commerce mondial ». Cette vision africaine conforte bien l'un des paradigmes du constructivisme selon lequel les valeurs qui se diffusent au sein de la société transnationale, les normes que partagent la société internationale, les règles que codifie le droit international, modifient le comportement des Etats280(*). Pour Martha FINNEMORE par exemple, le fait que des Etats nombreux et aussi divers que possible aient successivement et sans intérêt immédiat apparent été amenés à redéfinir leurs politiques scientifiques, leur conduite, leurs stratégies de développement prouve que des organisations internationales intergouvernementales changent leurs préférences281(*). Pour ce qui est des conférences organisées en dehors de l'organisation, et dont l'objectif était également de requérir le savoir-faire des intellectuels africains pour la constitution de l'Union, nous en dénombrons deux. D'abord, celle de 1996. « La première réunion des intellectuels et hommes de cultures d'Afrique » tenue à Dakar. Au sortir de cette conférence, sera créée une structure de mobilisation, pour la promotion du mouvement panafricaniste à savoir la coordination des intellectuels africains qui, selon Me WADE, existe dans plusieurs pays africains282(*). Enfin, le Symposium de Dakar sur les Etats-Unis d'Afrique tenu du 27 au 30 juillet 2009. C'est probablement l'une des conférences les plus importantes dans la promotion du mouvement panafricaniste en vue de bâtir l'UA. Elle a été organisée par le ministère sénégalais des Affaires étrangères et l'Université Cheikh ANTA DIOP de Dakar. Lors de cette conférence dont le thème était : « les Etats-Unis d'Afrique, le rôle et la place de l'Afrique dans la gouvernance mondiale », Me WADE a invité les intellectuels à jouer effectivement leur rôle, à combattre les forces externes « dé-unionistes » et à réfléchir également sur la mise en place d'un gouvernement continental en vue de créer les Etats-Unis d'Afrique à l'horizon 2017. Aux 300 intellectuels venus des pays d'Afrique et de la diaspora, le Président sénégalais a demandé d'être plus audacieux en s'engageant particulièrement pour l'UA. Il a constaté pour le déplorer que: « si les intellectuels s'étaient mobilisés de façon efficace pour accélérer les choses, ce serait formidable. Mais tels n'est pas le cas ». En réplique, un participant, Guy MVELLE a rappelé que c'est plutôt l'UA anciennement OUA, qui « manque d'audace parce que en proie à des divergences, mais aussi aux rébellions créées de toutes pièces par les puissances occidentales ». Le Président WADE a par la suite regretté que le monde évolue sans l'Afrique. Ainsi, « dans le monde entier, les gens vont ensemble. Il n'y a qu'en Afrique où l'on fait le mouvement inverse », en faisant remarquer que « ce mouvement n'est pas réaliste et ne va pas dans les intérêts du continent »283(*). Les intellectuels ont par la suite apporté leurs contributions à la construction de l'UA en abordant divers sujets dans diverses disciplines. Pour le politologue camerounais Hilaire de Prince POKAM : « la souveraineté doit être revisitée et redéployée, se mettre au service de la responsabilité qui est l'expression de sa transcendance ». Selon cet universitaire, « certains Etats africains semblent encore trop accrochés à leur souveraineté », or « l'Union Africaine s'avère indispensable pour le continent »284(*). Il a par ailleurs recommandé que la question de l'Union ne soit plus qu'une simple affaire des autorités politiques. En bref, il faudrait propose-t-il davantage inclure « les peuples africains qui doivent être associés au processus décisionnel dans tous les Etats... »285(*). Cette contribution rejoint l'analyse multilatérale de KNIGHT Andrew qui soutient que « la société civile ne considère plus les gouvernements comme les seuls mandataires habilités à agir en son nom. Partout, les citoyens semblent réclamer une représentation plus directe dans la prise de décisions politiques qui les affectent »286(*). Les chefs d'Etat africains semblent avoir pris acte de ces contributions. A Malabo, lors de la 17ème conférence de l'Union, ils ont réalisé d'importantes avancées dans ce sens en instituant ce que Robert COX appelle le « nouveau multilatéralisme »287(*) c'est-à-dire, partant du « bas vers le haut »288(*). En donnant la possibilité aux jeunes africains, de diverses régions du continent, à s'exprimer sur leur situation, et celle de l'Afrique d'autant que ladite conférence avait pour thème « Accélérer l'autonomisation des jeunes par le développement durable », les dirigeants africains ont créé une certaine légitimité dans la mesure où la jeunesse tout entière du continent a eu le sentiment d'être impliquée dans les décisions la concernant. En clair, si des initiatives de la sorte sont maintenues, elles accorderont plus de crédibilité à l'UA. Car il faut le dire, celle-ci donne encore trop l'impression d'être une organisation bureaucratique où les chefs d'Etat africains expriment plus leurs désaccords ou leurs prouesses qu'ils n'unissent les peuples africains qui plus est à leur insu. De même, une réforme structurale de l'organisation s'avère nécessaire pour renforcer une participation des « acteurs économiques »289(*). Si on fait un saut dans le passé, les initiatives de rencontres panafricanistes, à savoir les conférences des intellectuels précitées et le symposium organisé à Dakar en juillet 2009, tout en revêtant une importance indéniable, n'en sont pas moins travaillés par les archétypes du panafricanisme des débuts de Londres à partir de 1900, d'où la part belle faite à la diaspora africaine. * 270Selon Haas et Adler, la communauté épistémique renvoie aux groupes d`individus travaillant sur des sujets partagés dans un but commun de construction de connaissances essentielles au succès de leurs activités cognitives. Cf. http://.docs.google.com, consulté le 27 septembre 2011. * 271 Cf. YAMED BECHIR Ben, Jeune Afrique livres. Les années d'espoir (1960-1979), Paris, Japress, 1989, p.159. * 272 AYODELE (A.), op. cit., p. 18. * 273 Voir le site http://www.gouv.sn, consulté le 05 mai 2011. * 274 DOTCHEVI Pascal, « Ces maux qui rongent l'Afrique », Jeune Afrique Economie N°313... op.cit., p. 13. * 275 Propos du président Abdoulaye Wade repris par DOTCHEVI (P.), op. cit., p. 13. * 276 A Lomé, le président Wade promis qu'à cette occasion, le Sénégal proposera une technique de gestion de la dette sous la forme d'un Fonds Africain de Management de la dette extérieure qui se substituera aux Etats qui maintiendront les garanties des dettes qu'ils ont contractées. * 277 Aller sur http://www.gouv.sn/spip.php?article218. Site consulté le 16 avril 2011. * 278 Voir le rapport de la conférence des intellectuels africains et de la diaspora africaine sur http://ocpa.irmo.hr/ressources/docs/intellectuals_Dakar_Report-fr.pdf (RAPT/RPT/CAID(I)), consulté le 07 janvier 2011 p. 4. * 279 A Dakar, beaucoup d'intellectuels ont déploré la crise de leadership, et surtout la mauvaise gouvernance qui caractérise de nombreux pays et appelé à une plus grande rigueur dans la gestion de la chose publique, la maîtrise des ressources africaines afin d'en faire un meilleur usage. Ce qui implique la redéfinition du rôle de l'Etat et des différentes politiques à adopter. * 280 BATTISTELLA (D.), Théorie des relations internationales, Paris, PFNSP, 2003, pp. 144-145. * 281 Cité par BATTISTELLA (D.), op.cit. p. 145. * 282 Voir le site http://www.gouv.sn, consulté le 05 mai 2011 * 283 Voir le quotidien Le Soleil du 28 Juillet 2009. * 284 POKAM (H.D.P.), « Construction de l'Union Africaine et souveraineté étatique », ...op. cit, p. 1 * 285 Ibid, p. 29. * 286KNIGHT (W. A.), op. cit., p. 706. * 287COX Robert, cité par SMOUTS Marie-Claude, BATTISTELLA Dario, VENESSON Pascal, Dictionnaire des relations internationales, op. cit., p. 356. * 288 Cf. KNIGHT (W. A.), op. cit., p. 709. * 289 C'est ce qu'a proposé Guy Mvelle, dans sa communication sur le sous-thème: « Fédéralisme et autorité de l'Union : De la nécessaire émergence d'un espace de gouvernance panafricain ». Il a par ailleurs relevé que ce gouvernement devra « favoriser la convergence des intérêts et veiller à l'équilibre entre le niveau continental et les territoires ». Lire son article disponible sur http://www.pambazuka.org/fr/category/features/58736, site consulté le 17 mars 2011. |
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