Conclusion
Guillaume d'Ockham est le premier penseur dont les
écrits témoignent à la fois d'un franchissement de la
barrière antique séparant le droit de la morale, et d'une
confusion des notions de droit (jus) et de pouvoir
(potestas). Son élaboration d'une théorie attribuant
à l'individu des droits du simple fait qu'il soit homme ouvre une
ère de redéfinition des concepts fondamentaux du droit et marque
l'avènement de la modernité juridique occidentale. Elle en est
tributaire quant à sa méthode (positivisme juridique) comme
à son contenu (droits subjectifs).
La théorie politique d'Ockham est également
marquée d'une grande modernité. Chaque homme étant
naturellement libre et capable d'évaluer si le dépositaire de
l'autorité publique remplit justement ses fonctions, le peuple est
souverain. Le pouvoir politique trouve en l'individu sa source et sa
finalité. Il faut y voir l'annonce des théories contractualistes
qui recevront les thèses ockhamiennes grâce à la diffusion,
dès le XIVe siècle, du nominalisme en Europe.
L'étude des grandes théories politiques de l'âge classique
témoigne de l'influence de la pensée nominaliste sur la
modernité. L'influence de l'ockhamisme sur Grotius, Thomas Hobbes ou
encore Spinoza valide la thèse des sources ockhamiennes de la
théorie des droits de l'homme.
La pensée juridique et politique d'Ockham est redevable
pour sa part d'une métaphysique nouvelle en son temps. Le concept
ockhamien de substance puise sa source dans la pensée d'Aristote dont il
critique une lecture réaliste. En s'appuyant sur une
compréhension radicale de la toute-puissance de Dieu, et sur une
démonstration logique axée sur les principes de non contradiction
et d'économie, Ockham pense chaque étant dans son unité,
sa spécificité et son unicité. Le monde n'est plus cosmos,
ce qui bouleverse la place de l'homme en son sein.
L'histoire personnelle du venerabilis inceptor a la
particularité de rendre compte du lien entre la métaphysique
ockhamienne et ses implications temporelles. Si l'Ordre franciscain
n'était pas entré en conflit avec la papauté, il aurait
été plus difficile d'identifier le rôle déterminant
joué par le nominalisme dans l'avènement des droits de l'homme.
La querelle de la pauvreté fut l'occasion exigeant d'Ockham qu'il
déploie les conséquences juridiques et politiques de son parti
pris pour la singularité dans la querelle des universaux.
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Le nominalisme ockhamien n'est bien sûr pas en mesure de
rendre compte seul des différents aspects du monde contemporain. Il est
d'ailleurs lui-même tributaire de la révolution chrétienne,
affirmant l'égalité et la liberté des hommes, et de la
transformation médiévale des modes de vie. Ce courant de
pensée permet néanmoins de comprendre que la valeur
particulière et sacrée attribuée depuis les origines
à la vie humaine n'ait pris de valeur juridique qu'au XVIe
siècle. Après la mort d'Ockham, la diffusion européenne du
nominalisme dans les différents domaines du savoir a conduit à la
transposition progressive en doctrine des répercussions juridiques de
l'ontologie de la singularité. L'influence du nominalisme sur le droit
culmine au XVIIIe siècle. Les droits subjectifs,
inaliénables de l'individu sont alors au fondement des théories
contractualistes et des Déclarations qu'ils influencent. Il
apparaît en définitive justifié de voir dans le nominalisme
ockhamien un point de basculement de la culture occidentale vers sa
modernité.
Le rôle du nominalisme dans l'avènement des
droits de l'homme est d'avoir, dès Ockham, projeté les normes
morales ancestrales dans la sphère juridique. La nouveauté de la
théorie des droits de l'homme n'est pas morale mais juridique.
Elle consiste à lier les moeurs et le droit, à considérer
l'individu comme intrinsèquement possesseur de droits
inaliénables, à penser le collectif à partir de
l'individu, à s'affranchir progressivement de Dieu pour appuyer sa
démonstration. Dans cette acception précise, les droits de
l'homme n'ont pas toujours existé. S'il est vrai que le combat contre
l'injustice est intemporel et universel, il ne s'est juridicisé en
prenant l'individu pour axiome qu'en Occident. Une telle affirmation ne remet
pas en cause que cette perspective puisse s'étendre aux autres cultures,
civilisations, continents (l'individualisme peut émerger en tout lieu).
Une telle affirmation ne remet pas non plus en cause qu'il soit possible de
reconnaître aux attributs moraux une validité juridique sur
d'autres bases que l'individualisme exacerbé occidental. En fait, le nom
même de `théorie de droits de l'homme' constitue un obstacle
épistémologique pour qui en cherche l'origine dans l'histoire de
la pensée. Cette désignation peut en effet sous-entendre qu'une
seule formulation des droits de l'homme serait possible, et qu'on ne saurait
dès lors les décliner dans diverses sociétés sans
les occidentaliser. Nous ne le pensons pas.
Afin de questionner la valeur de l'apport du nominalisme
à la théorie juridique, il faudrait à présent
préciser les modalités exactes de son influence sur un plus grand
nombre de philosophies contractualistes. Est-il en effet possible de
réellement faire société en ne reconnaissant que
l'individu pour composant du corps politique ? Le droit du sujet était
probablement la réponse la plus adaptée aux besoins de la
modernité occidentale, est-il pour autant en capacité
d'élaborer une théorie juridique cohérente ? Puisque
l'horizon du droit est l'idéal de justice, et non le
légal, la
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question est donc de savoir si, en pensant le commun
exclusivement à partir d'un individu non situé, le droit
d'inspiration nominaliste est en mesure de coordonner, et non simplement
juxtaposer, les droits et libertés de chacun. La croissance de
l'individualisme et des inégalités dans le monde indique qu'il y
a urgence à ce que la pensée s'empare de cette question.
![](Le-nominalisme-de-Guillaume-d-Ockham-et-la-naissance-du-concept-de-droits-de-l-homme2.png)
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Vie de Guillaume d'Ockham
Naissance ( 1285).
Etudes en philosophie et théologie à Oxford, au
couvent des frères mineurs, puis à l'université.
1318-91 : le Commentaire des Sentences (de
Pierre Lombard).
1321-22 :
- Expositio aurea : commentaires de l'Isagogè
de Porphyre et des Catégories et du De
l'interprétation de Aristote.
- Le Centiloquium theologicum.
1323 : Summa totius logicae (Somme de
logique).
1321-23 : La Prédestination, la préscience
divine et les futurs contingents (travaillant à développer
des problèmes logiques à partir des problèmes
théologiques).
1323-24 : Summulae in libros Physicorum (Exposition
sur les livres de la physique d'Aristote).
Disputes en Avignon (1324-28)
1324-25 : les Quodlibetales (Questions sur divers
sujets).
Fuite d'Avignon. Ockham se met au service de Louis de
Bavière.
1332-33 : Opus nonaginta dierum (L'oeuvre des 90 jours)
sur le droit subjectif.
Combat d'Ockham contre la papauté.
1333-34 : Tractatus de dogmatibus papae Johannis
XXII.
1334 : Epistola ad fratres minores apud Assisium congregatos
(où Ockham explique de sa rupture
avec la papauté pour les écrits du
Saint-Siège sur la pauvreté du Christ).
1335 : Contra Johannem XXII.
1335-37 : Compendium errorum Johannis XXII.
1335-39 : Defensorium contra errores Johannis XXII,
papae.
1337 : Tractatus ostendens quod Benedictus XII nonnullas
Johannis XXII hereses amplexus est.
1338 : Allegationes de potestate imperiali (écrit
avec plusieurs maîtres en théologie).
1338-40 : An rex Angliae pro succursu guerrae possit recipere
bona Ecclesiarum.
1338-43 : Dialogus inter magistrum et discipulum de
imperatorum et pontificum potestate (Dialogue entre un maître et
son disciple). La clef de voûte de la foi chrétienne est la
liberté.
1339-40 : Breviloquium de principatu tyrannico (Court
traité du pouvoir tyrannique). 1339-42 : Super Potestate somni
pontificis octo quaestionum decisiones.
Mort de Guillaume ( 1349).
1 Les dates n'indiquent pas la durée de la
rédaction mais la période au cours de laquelle l'ouvrage a
vraisemblablement été rédigé.
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