3. Nominalisme, contractualisme, et droits de l'homme
Hobbes a adapté puis transmis le nominalisme à
la modernité. Ce courant habite les pensées politiques majeures
depuis le XVIIIe siècle. L'enjeu du présent travail
étant circonscrit au rôle joué par le nominalisme de
Guillaume d'Ockham sur la conceptualisation moderne des droits de l'homme, nous
n'indiquerons que quelques pistes en vue d'une recherche entièrement
dédiée aux aspects nominalistes de la pensée
contractualiste.
Le nominalisme marque tout d'abord l'ontologie
contractualiste. Théoriser l'individu, c'est affirmer
l'égalité des droits subjectifs de chacun. Ceci est vrai chez
Ockham, chaque homme étant créé à l'image de Dieu,
et se retrouve chez Hobbes ou Spinoza. Dans le Léviathan,
l'égalité est physiologique, puisque tous les hommes ont un
pouvoir de nuisance identique à l'état de nature, et
psychologique, puisque la crainte de l'avenir régit uniformément
l'agir individuel2. Dans les écrits spinozistes,
l'identité de la nature et de la condition humaines exige un corps
social d'individus égaux en droit3. La théorie des
droits subjectifs conduit nécessairement à l'universalité
des droits
1 Sur la soumission hobbesienne du religieux au politique :
Léviathan, LII.
2 Chapitre XIII.
3 Traité politique, X, 8 et VII, 27 : «
Je réponds que tous les hommes ont une seule et même nature.
Ce qui nous trompe à ce sujet, c'est la puissance et le degré de
culture ». Rappelons que de cette identité de la nature
humaine, on ne saurait inférer un réalisme de Spinoza. Son
ontologique est explicitement et radicalement nominaliste, comme le prouve sa
définition de l'essence : « Je dis que cela appartient à
l'essence d'une chose qu'il suffit qui soit donné, pour que la chose
soit posée nécessairement, et qu'il suffit qui soit
ôté, pour que la chose soit ôtée
nécessairement ; ou encore ce sans qoi la chose ne peut ni être ni
être conçu, et vice versa ne peut sans la chose être ni
être conçu » (Ethique II, definition 2). On
peut rapprocher cette dernière définition de la nature du
singulier ockhamien proposée par Paul Vignaux : « Aucune chose
n'est différente de soi : tout ce qu'elle possède à la
fois, elle le possède de la même façon. C'est sans doute
l'intuition centrale, l'âme du nominalisme. Aussi les
éléments qui composent l'individu : substance et accidents,
matière et forme, sont-ils aussi singuliers que l'individu même. A
l'intérieur de son essence, il n'y a d'aucune façon, et l'esprit
ne peut trouver d'aucune manière, une nature spécifique
indifférente à la singularité ». Paul Vignaux,
Dictionnaire de théologie catholique, art. « Nominalisme
», p. 783 sq.
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du sujet. Puisque les droits découlent de la nature
singulière de sujets égaux, ils sont eux aussi égaux. Cet
arrière plan métaphysique est au fondement des articles relatifs
à l'égalité dans la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres
et égaux en droits1 », parce que leur nature même
implique des droits. L'ontologie nominaliste est bien en cela destructrice de
l'ontologie réaliste de l'Antiquité. Les droits de chacun ne
dépendent plus de la place qu'il occupe dans la hiérarchie du
cosmos, mais du simple fait qu'il est homme.
En second lieu, le nominalisme influence directement la
méthode contractualiste. Inférer le système politique de
la nature de l'individu, non du corps social naturel, est une
préoccupation commune du nominalisme et du contractualisme
travaillés par la même tension interne : comment un individu
isolé, et dont la liberté est potentiellement illimitée,
peut-il faire société ? Comment le loup devient-il citoyen ? Ce
problème demeure dans la pensée sociale et politique
contemporaine, confrontées au communautarisme, à l'inflationnisme
juridique, à un déficit de « vouloir-vivre ensemble ».
Comment canaliser les droits naturels que nous reconnaissons à
l'individu ? Pour Hobbes, Spinoza ou la Déclaration de 1789, il s'agit
de capter la puissance du sujet au profit de la concorde sociale. Les lois ne
sont plus légitimes que pour s'opposer au chaos, elles abandonnent
l'objectif antique d'amélioration de la vertu des citoyens2.
Les sociétés modernes ne peuvent offrir de type moral
idéal à suivre car en abandonnant la doctrine des universaux,
elles ont renoncé à ces référents communs à
l'aune desquels des comportements pouvaient être moralement ou
juridiquement sanctionnés.
Troisième aspect de l'influence du nominalisme sur le
contractualisme, le primat du vouloir sur toute autre faculté de
l'âme humaine. L'individu de Hobbes, de Spinoza, le corps social de
Rousseau déterminent, comme le Dieu ockhamien, le principe de leurs
actions sans référence extrinsèque à leur
volonté. Le but est bon parce que voulu, non, comme chez saint Thomas,
voulu parce que bon. Le sujet spinoziste recherche en vertu de sa nature ce qui
« augmente sa puissance
1 Art. 1 (nous soulignons).
2 Chez Hobbes : « En effet, l'utilité des lois
(qui ne sont que des règles autorisées) n'est pas
d'empêcher les gens de faire toute action volontaire, mais de les diriger
et de les maintenir dans un mouvement tel qu'ils ne se fassent pas de mal par
l'impétuosité de leurs propres désirs, par leur imprudence
et leur manque de discernement, comme des haies sont installées, non
pour arrêter les voyageurs, mais pour les maintenir dans le [droit]
chemin ». Léviathan, XXX.
Pour Spinoza aussi, il y va du pouvoir individuel de celui du
groupe : « Si deux individus s'unissent ensemble et associent leurs
forces, ils augmentent ainsi leur puissance et par conséquent leur droit
; et plus il y aura d'individus ayant aussi formé alliance, plus tous
ensemble auront de droit ». Traité politique, II, 13.
Pour la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
: « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles
à la société (art. 5).
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d'agir1 », mais le contenu peut varier, ou
être opposé d'une circonstances ou d'un individu à l'autre.
Le mécanisme du désir est le même chez le pervers que chez
le saint. La morale individuelle n'est donc plus en mesure d'intéresser
le politique que lorsqu'elle nuit à la paix sociale, d'où son
reflux progressif dans la sphère privée. Sur le plan politique,
la primauté de la volonté place l'autorité sous la tutelle
permanente de ses administrés. La puissance de l'Etat est
désormais fonction de l'attachement des sujets au pouvoir temporel. Ce
volontarisme conduit à une soumission de principe de l'autorité
au peuple. Mais hors périodes d'élections (pour les
démocraties) ou de crises, le droit est désormais réduit
à la volonté du souverain. Si les décisions humaines
relatives au droit demeurent chez Ockham soumise à la volonté
divine, elles ne résultent plus que des hommes au pouvoir chez Hobbes et
Spinoza2. Le droit s'est progressivement détaché de la
nature et ne relève aujourd'hui que d'un vouloir immanent :
« il n'importe guère que l'existence d'une loi
naturelle morale soit maintenue au point de départ (comme le
faisait Hobbes, et comme le font encore aujourd'hui Roubier, Dabin,
Prélot), ou soit niée (comme elle l'est par Kelsen), du moment
que dans le droit on s'accorde à n'en pas tenir compte, mais
à se régler exclusivement sur la décision
étatique3 ».
Le positivisme juridique radical n'a depuis l'âge
classique plus de comptes à rendre qu'aux singularités. Le
souverain établi un droit dont les individus sont à la foi la
source et le but. La modernité juridique est
autoréférentielle.
La confusion du jus et du pouvoir introduite par
Ockham a dégagé l'horizon juridique moderne. L'individu
règne sans partage sur son bien, ce qu'illustrent les définitions
désormais classiques de la propriété. Ainsi des articles
17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen :
« La propriété étant un droit
inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est
lorsque la nécessité publique, légalement
constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste
et préalable indemnité » ;
et 544 du Code civil :
« La propriété est le droit de jouir et
disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en
fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements
»
L'histoire du droit occidental suit celle de
l'affranchissement de l'individu des tutelles limitant l'expression de sa
puissance. Il est aujourd'hui sans temps, sans lieu, sans transcendance,
tout-
1 A la différence de Hobbes pour qui le vouloir
détermine le principe de mon action, le désir est pour Spinoza la
force motrice en quête de puissance : « les désirs qui
proviennent de la raison et ceux qui sont engendrés en nous par d'autres
causes, ceux-ci comme ceux-là étant des effets de la nature et
des développements de cette énergie naturelle en vertu de
laquelle l'homme fait effort pour persévérer dans son être
». Traité politique, II,5.
2 Chez Hobbes : Léviathan, XVII. Chez Spinoza
: « Le droit en effet se mesure à la puissance, comme nous l'avons
montré au chapitre II. Or la puissance d'un seul homme est toujours
insuffisante à soutenir un tel poids ». Traité
politique, VI, 5.
3 Michel Villey, La formation de la pensée juridique
moderne, op. cit., p. 615.
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puissant. La sécurité l'obsède, il
n'accepte ni la mort, ni la vieillesse, qu'il tente parfois de combattre en
accumulant des biens dont il peut jouir selon ce droit absolu auquel, pour
reprendre les mots de Michel Villey, son égoïsme naturel aspire
depuis les origines.
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