B. Nominalisme et contractualisme à l'âge
classique
Le nominalisme d'Ockham est une réponse de la
pensée aux mutations du monde médiéval. La
complexification croissante de la société dont témoigne le
mouvement communal dès le XIe siècle,
l'amélioration de la productivité, la redécouverte de
l'Antiquité par les textes, l'autonomie croissante des
universités, sont autant de paramètres libérant peu
à peu l'individu des tutelles théoriques et concrètes qui
bridaient jusqu'alors l'expression de sa puissance. Le monde n'est pas encore
désenchanté, mais il se rationalise peu à peu. La carte
politique se redessine, le pouvoir temporel s'affranchit progressivement de la
papauté, et Ockham ne naît que quelques décennies
après la Magna Carta1. De l'animisme au
monothéisme, de la géométrie d'Euclide à celle de
Riemann, les théories qu'épouse une époque sont celles qui
lui permettent de penser la réalité. Valider l'intuition de
Michel Villey soutenant que le nominalisme serait la pensée ayant
structuré notre modernité juridique pour la conduire aux droits
de l'homme exige de prouver qu'Ockham ait substantiellement influencé la
Renaissance et l'âge classique. Ces périodes font-elles
écho aux thèses nominalistes ? Cette pensée avait-elle
suffisamment d'ampleur pour faire basculer l'Occident dans la modernité
juridique ?
Les voies exactes de diffusion de la pensée d'Ockham en
Europe demeurent imparfaitement connues - pourrait-il d'ailleurs en être
autrement ? - mais sont avérées. L'influence d'Ockham sur la
théorie politique moderne est comparable à celle de Duns Scot en
métaphysique2. Les doctrines qu'elle suscite n'en
découlent pas par déduction, c'est plutôt sa structure de
pensée, logique et axée sur le singulier, qui s'exerce en elles.
Dès le XIVe siècle, sa métaphysique se propage
dans les universités. Les répercussions politiques ne tardent pas
:
« Buridan (mort en 1358), Oresme (mort en 1382), Pierre
d'Ailly, mort en 1420 et déjà cité, ont subi fortement
l'empreinte du nominalisme. (...) Un témoignage intéressant de la
fortune de l'ockhamisme politique est fourni par le Songe du Vergier
(1378), qui est une sorte de manifeste de gouvernement du roi Charles V,
où sont évoquées dans leur ensemble les questions
politiques, et notamment le problème des deux pouvoirs, temporel et
spirituel, qui étaient alors au centre des préoccupations. Cet
ouvrage, qui est une sorte de compilation de textes « empruntés
» à divers auteurs, a très largement utilisé l'oeuvre
politique d'Ockham à propos du problème des relations des deux
pouvoirs, en transposant les thèses ockhamistes à la situation
française3 ».
1 Rédigée en 1215, la Grande Charte est connue
comme le premier texte soumettant le roi aux libertés individuelles des
« hommes libres », et prévoyant des mesures précises de
protection des sujets face à l'arbitraire. Elle annonce
l'avènement futur des Déclarations ou Bills et
défend un droit isonome et intemporel : « il est de Notre
volonté et Nous ordonnons fermement que l'Eglise d'Angleterre soit libre
et que les hommes de Notre Royaume aient et gardent les susdites
libertés, droits et concessions, en paix librement, paisiblement, et
entièrement, à eux et à leurs héritiers, de Nous et
de nos héritiers, en tous lieu et occasion, à
perpétuité » (art. 63).
2 Sur la réception métaphysique de Duns Scot et
Ockham dans la philosophie moderne, lire André de Muralt, L'enjeu de
la philosophie médiévale, op. cit., p. 70
sq.
3 Encyclopédie universalis, article «
Guillaume d'Ockham » par Jeannine Quillet.
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Du point de vue théologique, l'essor du nominalisme au
XIVe siècle coïncide avec la mise à
l'écart du Saint-Siège de la scène politique,
particulièrement en France. Du point de vue temporel, grâce aux
concepts de droit universel et de droits subjectifs, il transforme en
théorie politique l'horizon métaphysique chrétien de
liberté individuelle et d'égalité. Quelle fut son
influence effective sur les grands penseurs de la modernité ?
1. L'ockhamisme et le droit selon Grotius
Hugo de Groot (1583-1645), dit Grotius, a joué un
rôle prépondérant dans la philosophie moderne du droit en
changeant d'une part sa méthodologie, et d'autre part la signification
de ses concepts fondamentaux. Plusieurs aspects de sa pensée sont
redevables de l'ockhamisme. Tout d'abord, le primat de la logique. Une fois
identifiés les principes du droit, la raison oeuvre à la mise en
évidence de leurs conséquences. Le plan du De jure belli ac
pacis (1625) l'illustre. Chacun des trois livres renvoie à un
principe fondamental du droit moderne. Grotius identifie l'essence de la guerre
et de son droit (livre I), définit les guerres justes (livre II) et
analyse leur conduite légitime (livre III). L'essence de la guerre
renvoie à la liberté de l'homme car il faut définir ses
droits et devoirs. La guerre juste renvoie à la propriété,
source et fin des conflits marchands du XVIIe siècle. La
conduite légitime de la guerre renvoie au comportement approprié
en cas de conflit (dédommagement ou réparation). Une fois ces
principes identifiés, les chapitres n'ont plus qu'à en
énumérer les conséquences. Grotius suit ainsi la
méthode ockhamienne consistant à déduire le droit de lois
indiscutées.
Cette proximité formelle n'empêche pas une
différence de contenu. Alors qu'Ockham affirme ne suivre que les
commandements divins, Grotius croit l'esprit humain capable d'isoler des
règles éternelles que même Dieu ne saurait changer :
« Tout ce que nous venons de dire [des droits naturels]
auroit lieu en quelque manière, quand même
on accorderoit, ce qui ne se peut sans un crime horrible,
qu'il n'y a point de Dieu, ou s'il y en a un, qu'il ne s'intéresse point
aux choses humaines1 »
1 De jure belli ac pacis, discours préliminaire,
§ 11.
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En rupture avec la toute-puissance divine ockhamienne, Grotius
est cependant dans la continuité de l'ockhamisme de Gabriel Biel
(1425-1495) qui affirmait ce même argument deux siècles
auparavant1. Ce théologien allemand a d'ailleurs joué
un rôle important dans la diffusion européenne du nominalisme. Ses
écrits sont un pont entre ceux Ockham et de Grotius. Si pour ce dernier
le droit se déduit désormais de la nature de la raison, il
accorde toujours, à l'image d'Ockham une place
prépondérante à la potestas divine2.
Ces deux penseurs ont en commun d'élaborer des systèmes à
mi-chemin entre deux univers conceptuels. Le nominalisme est une pensée
de l'individu. Qu'il revête différentes formes au cours des
siècles est inévitable, mais n'en contredit pas
l'unité.
Pour s'en convaincre, la définition grotienne du droit
témoigne d'une franche proximité avec celle d'Ockham. Comme cette
dernière, elle confond des termes que l'Antiquité
s'efforçait de discriminer. Grotius donne une triple définition
du droit. L'une rapproche pouvoir et droit, jus et potestas.
Le droit est :
« une qualité morale, attachée à
la personne, en vertu de quoi on peut légitimement avoir ou faire
certaines choses ». « Les Jurisconsultes expriment la
faculté par le mot de sien, ou de ce qui appartient
à chacun. Pour nous, nous l'appellerons désormais Droit
proprement ainsi nommé, ou Droit rigoureux. Ce Droit
renferme le pouvoir ; la propriété ; et la
faculté d'exiger ce qui est dû3 ».
Il s'agit d'un droit subjectif faisant corps avec un individu
dont il est une qualité, non une simple attribution. L'individu est
source du droit plus qu'il ne le reçoit. Une autre définition du
droit rapproche Grotius d'Ockham en ce qu'ils entremêlent tous deux droit
et morale :
« Il y a un troisième sens du mot Droit,
selon lequel il signifie la même chose que celui de Loi, pris
dans sa plus grande étendue, c'est-à-dire, lors qu'on entend par
la Loi, une règle des actions morales, qui oblige à
ce qui est bon et louable. (...) Je dis, encore, que la Loi oblige
à ce qui est bon et louable, et non pas simplement à ce
qui est juste ; parce que le Droit, selon l'idée que nous y
attachons ici, ne se borne pas aux devoirs de la justice, telle que nous venons
de l'expliquer, mais
embrasse encore ce qui fait la matière des autres
vertus4 ».
1 Commentaire des Sentences, II, dist. 3, art. 2
(cité par Michel Villey, op. cit., p. 239). Gabriel Biel
reconnaissait Guillaume d'Ockham pour maître et s'efforça de
développer les conséquences morales de son oeuvre. Pour
approfondissement sur la pensée de Biel, lire Paul Vignaux,
Dictionnaire de théologie catholique, art. « Nominalisme
», p. 771 sq.
2 « Si Dieu ordonne de tuer quelqu'un, ou de prendre le
bien de quelqu'un, il n'autorise point par là l'homicide ou le larcin,
deux choses dont le nom seul donne une idée de crime : mais, comme il
est le Maître Souverain de la vie et des biens de chacun, ce qu'il
commande-là n'est ni homicide ni larcin, par cela même qu'il le
commande » (Grotius, op. cit., I, 1, 10, 7).
3 Grotius, op. cit., I, 1, 4 et 5. A noter que cette
citation illustre au mieux un regard le droit romain fondamentalement
erroné aux yeux de Michel Villey. Pour ce dernier, le droit romain
n'était pas faculté individuelle, mais attribution temporaire et
conditionnée aux individus. Cf. Le droit et les droits de
l'homme, chapitre 5 : « Qu'est le « droit » dans la
tradition d'origine romaine ? ».
4 Ibid., I, 1, 9. Ockham confond déjà en
son temps loi et droit. Voir le présent travail : partie II, chapitre I,
section B, 1.
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Cette absorption de la moralité dans le droit par
l'intermédiaire du concept de loi est essentielle à Grotius pour
la fondation d'un droit international. Afin de créer des règles
communes réglant les rapports entre peuples aux moeurs parfois
diamétralement opposées, il est nécessaire d'aplanir les
différences en décrivant une hypothétique
communauté morale primitive (respect de la parole donnée, de la
propriété), pour ensuite en déduire des règles de
droit, étrangement conformes aux intérêts commerciaux et
militaires des Pays-Bas. Grotius apporte à l'Occident ce qu'Ockham offre
à son Ordre : une théorie aussi avantageuse qu'exigée par
les circonstances. Difficile de dire si ce sont les intérêts qui
guident les théories ou l'inverse. On peut cependant constater qu'une
théorie solide mais contraire aux intérêts dominants lors
de son énonciation n'a souvent qu'une faible portée1.
Grotius utilise en fait les principes moraux millénaires (ne pas voler,
respecter autrui...) dans leur version chrétienne pour les
intégrer à un droit qu'il lui faut redéfinir du point de
vue de la raison2, et non de l'observation de l'inaccessible loi
naturelle antique.
Le XVIIe siècle occidental a besoin d'un
droit pragmatique et efficace. Ses théoriciens ont la certitude
d'être désormais en capacité d'identifier la nature et le
contenu de ce droit que l'Antiquité romaine, procédant par
jurisprudence, avait renoncé à définitivement
énoncer3. Cette prévalence de la raison humaine
s'explique par la croissance exponentielle de son emprise sur le monde. Grotius
est cartésien avant la lettre. Son De jure belli ac pacis
réalise déjà le projet d'une démonstration
claire et distincte à partir de vérités indubitables. Son
plan est à la sphère juridique ce que ceux des Regulae ad
directionem ingenii (1628) et du Traité des passions de
l'âme (1649) sont respectivement pour l'épistémologie
et la morale. Il s'agit d'identifier des axiomes que la logique permet ensuite
de déployer.
Au final, les théories grotienne et ockhamienne
définissent le droit de l'individu et l'articule à la
sphère politique par un procédé similaire :
« A la vérité, chacun a naturellement droit
de résister, pour se mettre à couverts des injures qu'on veut lui
faire ; comme nous l'avons dit ci-dessus. Mais du moment qu'on est entré
dans une Société Civile, établie pour maintenir la
tranquillité publique, l'Etat acquiert sur nous, et sur ce qui nous
appartient, un droit supérieur, autant qu'il est nécessaire pour
cette fin. Ainsi l'Etat peut, pour le bien de l'ordre et du repos public,
interdire l'usage illimité de ce droit envers tout autre
personne4 »
1 Las Casas (1474 - 1566) ne parvint pas à
réellement protéger les Indiens des colons. Même les
édits et lois des rois portugais et espagnols ne le purent.
2 « Car le mot Droit ne signifie par autre chose que
ce qui est juste (...). Or l'Injuste, c'est ce qui est
contraire à la nature d'une société d'Etres Raisonnables
». Grotius, op. cit., I, 1, 3, 1.
3 Ce que le Digeste exprime clairement en L, 17.1 :
« Non ex regula jus sumatur, sed ex jure quod est regula fiat
» (« le droit n'est pas tiré de la règle, mais du
droit qui existe est tirée la règle »).
4 Grotius, op. cit., I, 4, 2, 1.
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Malgré son conservatisme et l'étendue des
pouvoirs qu'il accorde au monarque, Grotius reconnaît lui aussi que le
droit des sujets est potentiellement « illimité », que seule
une liberté individuelle est légitime à restreindre une
autre liberté individuelle, et qu'un droit de résistance au
souverain existe dès lors que ce dernier n'agirait pas dans le respect
de sa finalité. L'objectif du politique est identique dans les deux
systèmes. Il ne s'agit plus d'améliorer la vertu des citoyens
mais d'assurer leur coexistence par une politique artefact1.
Le sujet d'Ockham ou Grotius n'est pas encore le sujet moderne
absolument libre. Leurs systèmes s'appuient encore sur une transcendance
que le cogito fera vaciller. Alors que Descartes reconstruit le monde
autour de la seule conscience d'un sujet qu'il projette ainsi
irréversiblement vers la modernité, Ockham et Grotius soumettent
encore l'individu à une puissance tutélaire. Mais les deux
parties du conflit moral moderne sont déjà co-présentes
chez eux :
« Pour ce qui est de l'homme, [Ockham] en vient
parallèlement, et Descartes une fois encore le suit très
fidèlement, à définir la volonté humaine comme une
puissance de l'âme non finalisée essentiellement, comme une
puissance libre absolument de toute détermination objective, à
qui Dieu impose de fait, dans un acte souverain indifférent, une loi
morale. (...) De là est né cet antagonisme apparemment radical de
l'autonomie et de la loi, de la spontanéité et de la
règle, de la liberté et de l'autorité, qui marqua notre
monde de son alternance, parfois sanglante, et dont nous n'avons pas fini
d'éprouver les conséquences concrètes dans notre vie
quotidienne, personnelle, politique ou
religieuse2 ».
Nous oscillons aujourd'hui entre la nécessité du
respect d'une loi extrinsèque commune et notre soif inextinguible
d'autonomie absolue. Kant lui-même n'a pu harmoniser ces deux pôles
de l'agir que par l'exemple3. Le divin, le transcendant interdisait
à l'homme la démesure. Mais comment circonscrire l'appétit
individuel de puissance si Dieu même n'est plus en mesure de
tempérer sa créature et que nos passions font le droit ? Vingt
ans après Grotius, ce dilemme hante la philosophie de Hobbes (1588-1679)
où le nominalisme occupe une place centrale.
1 La politique est un artefact puisque suite à la chute
hors de l'Eden, l'homme se découvre sous une nature nouvelle,
livré à lui-même.
2 André de Muralt désigne par « cette
solution » la tentative kantienne d'articulation de la liberté et
la loi morale. Cf. L'enjeu de la philosophie médiévale,
op. cit., p. 35.
3 C'est le fond de la critique nietzschéenne : «
Sans même vouloir examiner la valeur d'affirmations comme celle-ci :
«Il y a en nous un impératif catégorique», on peut se
demander ce que signifie pareille affirmation de la part de celui qui la
profère. (...) plus d'un moraliste cherche à exercer aux
dépens de l'humanité sa puissance et son imagination
créatrice; plus d'un, et Kant peut-être est du nombre, donne
à entendre par sa morale: «Ce qui est respectable en moi, c'est que
je sais obéir, et il ne doit pas en être autrement pour vous que
pour moi» » (Par-delà le bien et le mal, §
187)
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