2. Un contractualisme ockhamien ?
La source du pouvoir réside originairement en Dieu,
mais il en délègue par la suite l'exercice. De même que le
droit divin est complété par l'apport des lois positives, son
pouvoir appelle celui des hommes. Deux raisons à cela : d'une part,
droit et pouvoir sont liés puisque pour exister, la norme doit
être légitime et le juste avoir force de loi. D'autre part, ce don
suprême de la liberté n'a de sens que s'il trouve à
s'exercer. Concilier liberté humaine et toute-puissance divine exige
d'Ockham qu'il précise en quel sens le pouvoir provient de Dieu.
Premièrement, Dieu peut être cause unique et immédiate du
pouvoir : Moïse, Josué, saint Pierre reçoivent leur
pouvoir
1 « même si les sujets étaient
obligés à une obéissance parfaite par le moyen de cette
plénitude de pouvoir, et même si cette obéissance parfaite
contribuait à leur perfection, il n'en serait pas moins inutile et
dangereux que la communauté entière des fidèles soit tenue
à une obligation de ce genre (...). Nombreux sont en effet, au sein de
la communauté des fidèles, les faibles et les imparfaits,
à qui il ne sert à rien d'être tenus à un telle
obligation » (Court traité, II, 5). La même logique
impose que la punition ou le privilège soient toujours proportionnels
à leur objectif (ibid., II, 18).
2 Court traité, V, 12.
3 La faillibilité d'un monarque ne fait pas question
pour Ockham, à la différence de celle du pape qu'il prend la
peine d'exposer dans le premier livre du Court traité. Pour la
justification éventuelle d'un ordre par la coutume, voir l'introduction
de Jean-Fabien Spitz, op. cit., p. 53, note 2.
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directement par ordonnance spéciale1.
Deuxièmement, Il peut réaliser sa volonté en usant des
hommes comme causalité instrumentale. Lors du baptême, le
prêtre transmet la grâce de Dieu, de même que les cardinaux
réalisent sa volonté lors de l'élection collégiale
du pape. Selon la troisième acception enfin, Dieu laisse conférer
un pouvoir dont il est le détenteur originaire par un tiers. C'est le
cas du pouvoir temporel. A Rome, le peuple désignait son empereur et lui
donnait le droit de faire des lois2. Alors cause unique, les hommes
choisissent librement leur souverain3.
Cette ébauche d'un constructivisme politique semble
déçue par le type d'obligation qui en découle. Le
titulaire du droit politique n'étant plus ensuite responsable que devant
le Seigneur, il est paradoxalement possible d'entrer :
« volontairement dans la condition servile, qui est aussi
une renonciation à cette potestas. Et si l'on use de son
pouvoir, c'est à ses risques et périls. Par exemple, si l'on
constitue librement au-dessus de soi une autorité politique, il faut
ensuite en supporter toutes les conséquences, pour soi et pour ses
successeurs, puisque la puissance paternelle est de droit positif divin, et que
l'on peut lier ses enfants et ses descendants4 ».
La pensée ockhamienne apparaît dans cette mesure
potentiellement liberticide. L'obéissance est en effet un devoir
même pour l'esclave, le gouvernement une nécessité. Afin de
ne pas contredire la libre nature de l'individu, Ockham introduit une
distinction capitale entre exercice régulier (regulariter) et
occasionnel (casualiter) du pouvoir que l'on détient sur
autrui5. L'autorité du pape et celle de l'empereur sont
absolument souveraines quant à leur mission respective. La
volonté ne peut défaire à son gré ce qu'elle a
établi, le peuple doit respecter ses engagements. Mais cette
supériorité régulière ne s'oppose en rien à
une infériorité exceptionnelle. De même que l'esclave peut
en certaines circonstances s'opposer à son maître par la
violence6, le peuple est tout légitime à refuser
d'obéir au souverain n'assumant plus la fonction pour laquelle on l'a
établi :
« de cela seul que l'empire romain a été un
empire véritable et légitime, ceux qui y étaient soumis ne
pouvaient à bon droit récuser la soumission qu'ils lui devaient,
à moins que les Romains n'aient été
1 Le prénom Josué signifie « le Seigneur
sauve », il est un instrument de la volonté divine : «
Moïse, mon serviteur, est mort : maintenant donc, lève-toi, passe
le Jourdain que voici, toi et tout ce peuple, vers le pays que je leur donne -
aux fils d'Israël. Tout ce lieu que foulera la plante de vos pieds, je
vous l'ai donné comme je l'ai promis à Moïse »
(Josué, 1,2).
2 Pour une citation du texte d'Ockham, voir l'introduction de
Jean-Fabien Spitz, op. cit., p. 77, note 1.
3 Ces trois acceptions de l'origine divine de la juridiction
sont exposées en Court traité, II, 5. La dernière
est déterminante pour la théorie politique ockhamienne : «
En troisième lieu, on peut entendre qu'une juridiction ou un pouvoir
sont tenus de Dieu seul, non pas lorsqu'ils sont donnés ou
conférés, mais après qu'ils ont été
donnés ; (...) après leur collation, ils dépendent de Dieu
seul, en sorte que celui qui les exerce reconnaît qu'il ne les tient
régulièrement de nul autre que Dieu comme d'un supérieur
».
4 Michel Villey, op. cit., p. 266.
5 Court traité, IV, 4.
6 Ibid : « si un esclave voit que son
maître veut se tuer avec son propre glaive, il ne doit pas être
considéré comme un fidèle s'il n'ôte pas le glaive
de ses mains, y compris par la violence »
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en droit de se soustraire à cette domination. En effet,
occasionnellement, le maître peut être privé de
la domination qu'il possède sur son vassal1
».
Que cette potestas ne puisse, après
investiture, s'exercer que casualiter ne doit pas faire illusion. Dans
le droit fil d'une métaphysique de libération du sujet, Ockham
bouleverse la théorie politique et place le peuple à la source du
pouvoir :
« est souverain celui qui décide de la situation
exceptionnelle2 ».
S'il s'engage à se soumettre à son gouvernement,
il en est en réalité le maître. Bien que Dieu soit
l'autorité de tutelle régulière du gouvernement, c'est en
fait aux singularités qu'il régit que ce dernier est soumis.
Cinquième aspect de la modernité de cette pensée : le
peuple est souverain.
Utiliser son pouvoir au détriment du peuple, c'est en
user contre Dieu. L'équilibre ockhamien des pouvoirs établit en
définitive un parallèle entre le « bien commun » du
peuple et Dieu. On voit mal d'ailleurs comment ce bien pourrait être
commun. La communauté politique est une fiction au service du bien du
seul être que la métaphysique nominalisme reconnaisse, l'individu.
La seule relation indépassable qui soit est celle qu'il entretient avec
la toute-puissance divine. Le corps social est un agrégat que l'artefact
du pouvoir politique a pour mission d'articuler dans l'intérêt de
la liberté de l'individu. Quand bien même le gouvernement ne
résulte pas d'un transfert choisi d'autorité ou d'une guerre,
juste ou non, les assujettis conservent toute légitimité à
renverser le nouveau pouvoir dans l'éventualité ou celui-ci
agirait contre leurs intérêts3. A toute autorité
sa tutelle : les théologiens sont au pape ce que le peuple est à
l'empereur, la fin au moyen, le droit au fait. Le respect des droits subjectifs
et du bien commun est l'horizon suprême de l'action politique selon
Ockham.
A la différence des approches d'Aristote et de saint
Thomas, le pouvoir légitime ne se découvre pas au sein de
relations entre singularités mais de leur isolement respectif.
L'autorité est désormais liée au consentement des hommes
en vertu de principes légaux déduits d'une lecture
littérale de la Bible. Alors que la politique de Marsile de Padoue est
encore tributaire d'une conception de la nature comme système,
l'individualisme radical d'Ockham exige que « le détenteur du
pouvoir coercitif assure la défense des droits et libertés de
chacun »4. Le
1 Ibid., IV, 13.
2 Célèbre phrase de Carl Schmitt. Cf.
Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, p. 15. Faire du
peuple le souverain des circonstances exceptionnelles dès le
XIVe siècle est étonnamment moderne. Deux
siècles après, certains auteurs, et non des moindres, soutenaient
toujours le contraire. Ainsi de Calvin (1509 - 1564) : « fauldroit-il
pourtant que leurs enfans fussent obéissans à leur pères,
ou les femmes à leurs maritz ? Mais par la Loy de Dieu ilz sont
assubjectiz à eux, encores qu'ilz leur soyent mauvais et iniques »
Institution de la religion chrétienne, 1536, chap. XVI.
3 Court traité, IV, 10.
4 Cf. Encyclopédie universalis, article «
Guillaume d'Ockham » par Jeannine Quillet.
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gouvernement découle d'une volonté, d'abord
divine, puis humaine. La volonté humaine est régulièrement
(regulariter) soumise au gouvernement, mais lui est occasionnellement
supérieure. Ockham place les fondements de la théorie politique
au seuil du contractualisme, c'est le sixième aspect moderne de sa
pensée.
Quelles sont alors les formes possibles que peut prendre le
gouvernement ? Rien ne saurait justifier une soumission du temporel au
spirituel. Avant l'avènement du Christ, l'empire romain existait en
toute légitimité1. La venue du messie est un
évènement théologique et non politique. Les positions
ockhamiennes vont encore une fois à l'encontre de celles
défendues par Jean XXII dans la bulle Quia vir reprobus. Les
deux dimensions de la vie humaine ne doivent pas se confondre. Pour employer
des termes contemporains, l'augustinisme politique comme le
césaro-papisme ne sont donc pas pertinents dans ce
système2. La triple définition de l'origine du pouvoir
extrait définitivement la politique de l'emprise de la papauté et
radicalise la laïcisation de la sphère politique. Dieu n'intervient
désormais qu'après institution du gouvernement. Le système
à même d'assurer la paix et le bien de ses sujets avec la plus
grande efficacité est la monarchie universelle :
« Mais on suppose toujours que le prince doit se souvenir
que ses sujets sont des hommes libres, capables de l'égaler ou de le
surpasser en vertu : ce qui élimine d'avance libre arbitre plenitudo
potestatis, c'est-à-dire la souveraineté revendiquée
par les curialistes pour le pape et par les impérialistes pour
César. Donc, la fonction du gouvernant consiste à «conserver
les droits de chacun, promulguer les lois nécessaires, désigner
les juges inférieurs et les autres officiers»3
».
A l'image de Dieu, ils délèguent et coordonnent
le pouvoir. En dépit de cette apologie de la monarchie, Ockham ouvre
théoriquement la voie à la légitimité d'une
démocratie des individus, et non seulement des hommes libres comme
à Athènes. En vertu de la doctrine biblique de la
Création, la liberté n'est plus une condition sociale mais
métaphysique.
La révolution du christianisme réside dans son
mouvement vers l'universalisme. De même que c'est pour l'humanité
que Jésus a donné sa vie, Dieu ne répartit pas, il donne
à tous où ne donne pas. Ockham en déduit que ce qui est
vrai de la liberté l'est également des institutions
socio-politiques. Le mariage, la propriété, l'autorité
politique sont soumis à des règles générales sans
aucun lien avec la religion du monarque ou des sujets :
1 Court traité, III, 13.
2 L'augustinisme politique affirme la soumission du pouvoir
temporel au pouvoir spirituel, le césaro-papisme l'inverse. Pour le
texte même d'Ockham, se référer en Court traité
aux livres III (réfutation des thèses politiques de Jean
XXII ; chapitre XV notamment) et IV (théorie des trois sources de
l'empire).
3 Roger Labrousse, Introduction à la philosophie
politique, p. 137. Sa citation d'Ockham est issue des Octo quaestiones
de potestate papae. La préférence pour Ockham envers un
régime monarchique est également explicite en Court
traité, IV, 13 : « celui qui ne désire pas que
l'ensemble du monde soit soumis à un seul monarque et qui ne s'y emploie
pas de toutes les forces qui conviennent à son rang, celui-là
n'est pas un vrai zélateur du bien commun ».
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« il peut exister un mariage authentique chez les
infidèles, et il n'est pas vrai que, chez eux, le mariage édifie
toujours en vue de la géhenne. (...) il n'est pas nécessaire non
plus qu'ils commettent un péché mortel toutes les fois qu'ils
châtient leurs épouses ou leur descendance, alors même
qu'ils sont tenus de la gouverner et de les contraindre en vertu du droit
naturel. Ainsi, un infidèle peut posséder une juridiction
temporelle authentique1 ».
La religion concerne la sotériologie et non le droit.
Les droits et juridictions sont un don aux hommes en tant qu'hommes, non en
tant que fidèles. L'universalisme d'Ockham est le dernier aspect de sa
modernité.
En définitive, les éléments clefs de la
théorie contractualiste à venir se trouvent déjà
chez Ockham. Le politique découle du décret d'une volonté
divine et relève de l'artefact, non d'une nature transcendante et
éternelle. Cette théorie fait preuve d'un souci constant
d'efficacité, d'adéquation au réel, et laïcise
l'exercice du pouvoir temporel en faisant des hommes la cause unique de
l'institution du pouvoir. Elle accompagne ainsi le mouvement de
différenciation des sphères religieuse et politique
caractéristique de la modernité occidentale. Le pouvoir politique
permet aux hommes de vivre au mieux malgré leur imperfection. Sa
finalité est de respecter la liberté et d'oeuvrer en vue du bien
de tout un chacun. L'étendue du pouvoir est ainsi redéfinie. Si
le souverain temporel et les individus s'obligent réciproquement, la
source de l'imperium réside dans la souveraineté du
peuple qui consent. L'individu est désormais au fondement de l'ordre
social. Il peut exiger de l'autorité qu'elle protège ses droits.
Dans le cas contraire, chacun est en droit d'exercer son pouvoir politique
occasionnellement (casualiter) souverain. Ce constructivisme politique
annonce le contractualisme à l'âge classique. La Chute
préfigure l'état de nature, le jus poli les droits
naturels subjectifs, il s'agit à présent d'extraire le commun du
singulier, le politique de l'individu, les relations de l'isolement, le tout de
la partie. Les théories des droits de l'homme à venir
s'efforceront elles aussi de définir l'individu avant de
l'intégrer à un corps social artificiel. La théorie
juridique et politique d'Ockham comporte toutes les prémices de la
modernité politique. Dans quelle mesure l'a-t-elle effectivement
influencée ?
1 Court traité, III, 12.
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