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Le nominalisme de Guillaume d'Ockham et la naissance du concept de droits de l'homme

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par Yann Kergunteuil
Université catholique de Lyon - Master 2 2006
  

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2. Un contractualisme ockhamien ?

La source du pouvoir réside originairement en Dieu, mais il en délègue par la suite l'exercice. De même que le droit divin est complété par l'apport des lois positives, son pouvoir appelle celui des hommes. Deux raisons à cela : d'une part, droit et pouvoir sont liés puisque pour exister, la norme doit être légitime et le juste avoir force de loi. D'autre part, ce don suprême de la liberté n'a de sens que s'il trouve à s'exercer. Concilier liberté humaine et toute-puissance divine exige d'Ockham qu'il précise en quel sens le pouvoir provient de Dieu. Premièrement, Dieu peut être cause unique et immédiate du pouvoir : Moïse, Josué, saint Pierre reçoivent leur pouvoir

1 « même si les sujets étaient obligés à une obéissance parfaite par le moyen de cette plénitude de pouvoir, et même si cette obéissance parfaite contribuait à leur perfection, il n'en serait pas moins inutile et dangereux que la communauté entière des fidèles soit tenue à une obligation de ce genre (...). Nombreux sont en effet, au sein de la communauté des fidèles, les faibles et les imparfaits, à qui il ne sert à rien d'être tenus à un telle obligation » (Court traité, II, 5). La même logique impose que la punition ou le privilège soient toujours proportionnels à leur objectif (ibid., II, 18).

2 Court traité, V, 12.

3 La faillibilité d'un monarque ne fait pas question pour Ockham, à la différence de celle du pape qu'il prend la peine d'exposer dans le premier livre du Court traité. Pour la justification éventuelle d'un ordre par la coutume, voir l'introduction de Jean-Fabien Spitz, op. cit., p. 53, note 2.

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directement par ordonnance spéciale1. Deuxièmement, Il peut réaliser sa volonté en usant des hommes comme causalité instrumentale. Lors du baptême, le prêtre transmet la grâce de Dieu, de même que les cardinaux réalisent sa volonté lors de l'élection collégiale du pape. Selon la troisième acception enfin, Dieu laisse conférer un pouvoir dont il est le détenteur originaire par un tiers. C'est le cas du pouvoir temporel. A Rome, le peuple désignait son empereur et lui donnait le droit de faire des lois2. Alors cause unique, les hommes choisissent librement leur souverain3.

Cette ébauche d'un constructivisme politique semble déçue par le type d'obligation qui en découle. Le titulaire du droit politique n'étant plus ensuite responsable que devant le Seigneur, il est paradoxalement possible d'entrer :

« volontairement dans la condition servile, qui est aussi une renonciation à cette potestas. Et si l'on use de son pouvoir, c'est à ses risques et périls. Par exemple, si l'on constitue librement au-dessus de soi une autorité politique, il faut ensuite en supporter toutes les conséquences, pour soi et pour ses successeurs, puisque la puissance paternelle est de droit positif divin, et que l'on peut lier ses enfants et ses descendants4 ».

La pensée ockhamienne apparaît dans cette mesure potentiellement liberticide. L'obéissance est en effet un devoir même pour l'esclave, le gouvernement une nécessité. Afin de ne pas contredire la libre nature de l'individu, Ockham introduit une distinction capitale entre exercice régulier (regulariter) et occasionnel (casualiter) du pouvoir que l'on détient sur autrui5. L'autorité du pape et celle de l'empereur sont absolument souveraines quant à leur mission respective. La volonté ne peut défaire à son gré ce qu'elle a établi, le peuple doit respecter ses engagements. Mais cette supériorité régulière ne s'oppose en rien à une infériorité exceptionnelle. De même que l'esclave peut en certaines circonstances s'opposer à son maître par la violence6, le peuple est tout légitime à refuser d'obéir au souverain n'assumant plus la fonction pour laquelle on l'a établi :

« de cela seul que l'empire romain a été un empire véritable et légitime, ceux qui y étaient soumis ne pouvaient à bon droit récuser la soumission qu'ils lui devaient, à moins que les Romains n'aient été

1 Le prénom Josué signifie « le Seigneur sauve », il est un instrument de la volonté divine : « Moïse, mon serviteur, est mort : maintenant donc, lève-toi, passe le Jourdain que voici, toi et tout ce peuple, vers le pays que je leur donne - aux fils d'Israël. Tout ce lieu que foulera la plante de vos pieds, je vous l'ai donné comme je l'ai promis à Moïse » (Josué, 1,2).

2 Pour une citation du texte d'Ockham, voir l'introduction de Jean-Fabien Spitz, op. cit., p. 77, note 1.

3 Ces trois acceptions de l'origine divine de la juridiction sont exposées en Court traité, II, 5. La dernière est déterminante pour la théorie politique ockhamienne : « En troisième lieu, on peut entendre qu'une juridiction ou un pouvoir sont tenus de Dieu seul, non pas lorsqu'ils sont donnés ou conférés, mais après qu'ils ont été donnés ; (...) après leur collation, ils dépendent de Dieu seul, en sorte que celui qui les exerce reconnaît qu'il ne les tient régulièrement de nul autre que Dieu comme d'un supérieur ».

4 Michel Villey, op. cit., p. 266.

5 Court traité, IV, 4.

6 Ibid : « si un esclave voit que son maître veut se tuer avec son propre glaive, il ne doit pas être considéré comme un fidèle s'il n'ôte pas le glaive de ses mains, y compris par la violence »

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en droit de se soustraire à cette domination. En effet, occasionnellement, le maître peut être privé de

la domination qu'il possède sur son vassal1 ».

Que cette potestas ne puisse, après investiture, s'exercer que casualiter ne doit pas faire illusion. Dans le droit fil d'une métaphysique de libération du sujet, Ockham bouleverse la théorie politique et place le peuple à la source du pouvoir :

« est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle2 ».

S'il s'engage à se soumettre à son gouvernement, il en est en réalité le maître. Bien que Dieu soit l'autorité de tutelle régulière du gouvernement, c'est en fait aux singularités qu'il régit que ce dernier est soumis. Cinquième aspect de la modernité de cette pensée : le peuple est souverain.

Utiliser son pouvoir au détriment du peuple, c'est en user contre Dieu. L'équilibre ockhamien des pouvoirs établit en définitive un parallèle entre le « bien commun » du peuple et Dieu. On voit mal d'ailleurs comment ce bien pourrait être commun. La communauté politique est une fiction au service du bien du seul être que la métaphysique nominalisme reconnaisse, l'individu. La seule relation indépassable qui soit est celle qu'il entretient avec la toute-puissance divine. Le corps social est un agrégat que l'artefact du pouvoir politique a pour mission d'articuler dans l'intérêt de la liberté de l'individu. Quand bien même le gouvernement ne résulte pas d'un transfert choisi d'autorité ou d'une guerre, juste ou non, les assujettis conservent toute légitimité à renverser le nouveau pouvoir dans l'éventualité ou celui-ci agirait contre leurs intérêts3. A toute autorité sa tutelle : les théologiens sont au pape ce que le peuple est à l'empereur, la fin au moyen, le droit au fait. Le respect des droits subjectifs et du bien commun est l'horizon suprême de l'action politique selon Ockham.

A la différence des approches d'Aristote et de saint Thomas, le pouvoir légitime ne se découvre pas au sein de relations entre singularités mais de leur isolement respectif. L'autorité est désormais liée au consentement des hommes en vertu de principes légaux déduits d'une lecture littérale de la Bible. Alors que la politique de Marsile de Padoue est encore tributaire d'une conception de la nature comme système, l'individualisme radical d'Ockham exige que « le détenteur du pouvoir coercitif assure la défense des droits et libertés de chacun »4. Le

1 Ibid., IV, 13.

2 Célèbre phrase de Carl Schmitt. Cf. Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, p. 15. Faire du peuple le souverain des circonstances exceptionnelles dès le XIVe siècle est étonnamment moderne. Deux siècles après, certains auteurs, et non des moindres, soutenaient toujours le contraire. Ainsi de Calvin (1509 - 1564) : « fauldroit-il pourtant que leurs enfans fussent obéissans à leur pères, ou les femmes à leurs maritz ? Mais par la Loy de Dieu ilz sont assubjectiz à eux, encores qu'ilz leur soyent mauvais et iniques » Institution de la religion chrétienne, 1536, chap. XVI.

3 Court traité, IV, 10.

4 Cf. Encyclopédie universalis, article « Guillaume d'Ockham » par Jeannine Quillet.

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gouvernement découle d'une volonté, d'abord divine, puis humaine. La volonté humaine est régulièrement (regulariter) soumise au gouvernement, mais lui est occasionnellement supérieure. Ockham place les fondements de la théorie politique au seuil du contractualisme, c'est le sixième aspect moderne de sa pensée.

Quelles sont alors les formes possibles que peut prendre le gouvernement ? Rien ne saurait justifier une soumission du temporel au spirituel. Avant l'avènement du Christ, l'empire romain existait en toute légitimité1. La venue du messie est un évènement théologique et non politique. Les positions ockhamiennes vont encore une fois à l'encontre de celles défendues par Jean XXII dans la bulle Quia vir reprobus. Les deux dimensions de la vie humaine ne doivent pas se confondre. Pour employer des termes contemporains, l'augustinisme politique comme le césaro-papisme ne sont donc pas pertinents dans ce système2. La triple définition de l'origine du pouvoir extrait définitivement la politique de l'emprise de la papauté et radicalise la laïcisation de la sphère politique. Dieu n'intervient désormais qu'après institution du gouvernement. Le système à même d'assurer la paix et le bien de ses sujets avec la plus grande efficacité est la monarchie universelle :

« Mais on suppose toujours que le prince doit se souvenir que ses sujets sont des hommes libres, capables de l'égaler ou de le surpasser en vertu : ce qui élimine d'avance libre arbitre plenitudo potestatis, c'est-à-dire la souveraineté revendiquée par les curialistes pour le pape et par les impérialistes pour César. Donc, la fonction du gouvernant consiste à «conserver les droits de chacun, promulguer les lois nécessaires, désigner les juges inférieurs et les autres officiers»3 ».

A l'image de Dieu, ils délèguent et coordonnent le pouvoir. En dépit de cette apologie de la monarchie, Ockham ouvre théoriquement la voie à la légitimité d'une démocratie des individus, et non seulement des hommes libres comme à Athènes. En vertu de la doctrine biblique de la Création, la liberté n'est plus une condition sociale mais métaphysique.

La révolution du christianisme réside dans son mouvement vers l'universalisme. De même que c'est pour l'humanité que Jésus a donné sa vie, Dieu ne répartit pas, il donne à tous où ne donne pas. Ockham en déduit que ce qui est vrai de la liberté l'est également des institutions socio-politiques. Le mariage, la propriété, l'autorité politique sont soumis à des règles générales sans aucun lien avec la religion du monarque ou des sujets :

1 Court traité, III, 13.

2 L'augustinisme politique affirme la soumission du pouvoir temporel au pouvoir spirituel, le césaro-papisme l'inverse. Pour le texte même d'Ockham, se référer en Court traité aux livres III (réfutation des thèses politiques de Jean XXII ; chapitre XV notamment) et IV (théorie des trois sources de l'empire).

3 Roger Labrousse, Introduction à la philosophie politique, p. 137. Sa citation d'Ockham est issue des Octo quaestiones de potestate papae. La préférence pour Ockham envers un régime monarchique est également explicite en Court traité, IV, 13 : « celui qui ne désire pas que l'ensemble du monde soit soumis à un seul monarque et qui ne s'y emploie pas de toutes les forces qui conviennent à son rang, celui-là n'est pas un vrai zélateur du bien commun ».

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« il peut exister un mariage authentique chez les infidèles, et il n'est pas vrai que, chez eux, le mariage édifie toujours en vue de la géhenne. (...) il n'est pas nécessaire non plus qu'ils commettent un péché mortel toutes les fois qu'ils châtient leurs épouses ou leur descendance, alors même qu'ils sont tenus de la gouverner et de les contraindre en vertu du droit naturel. Ainsi, un infidèle peut posséder une juridiction temporelle authentique1 ».

La religion concerne la sotériologie et non le droit. Les droits et juridictions sont un don aux hommes en tant qu'hommes, non en tant que fidèles. L'universalisme d'Ockham est le dernier aspect de sa modernité.

En définitive, les éléments clefs de la théorie contractualiste à venir se trouvent déjà chez Ockham. Le politique découle du décret d'une volonté divine et relève de l'artefact, non d'une nature transcendante et éternelle. Cette théorie fait preuve d'un souci constant d'efficacité, d'adéquation au réel, et laïcise l'exercice du pouvoir temporel en faisant des hommes la cause unique de l'institution du pouvoir. Elle accompagne ainsi le mouvement de différenciation des sphères religieuse et politique caractéristique de la modernité occidentale. Le pouvoir politique permet aux hommes de vivre au mieux malgré leur imperfection. Sa finalité est de respecter la liberté et d'oeuvrer en vue du bien de tout un chacun. L'étendue du pouvoir est ainsi redéfinie. Si le souverain temporel et les individus s'obligent réciproquement, la source de l'imperium réside dans la souveraineté du peuple qui consent. L'individu est désormais au fondement de l'ordre social. Il peut exiger de l'autorité qu'elle protège ses droits. Dans le cas contraire, chacun est en droit d'exercer son pouvoir politique occasionnellement (casualiter) souverain. Ce constructivisme politique annonce le contractualisme à l'âge classique. La Chute préfigure l'état de nature, le jus poli les droits naturels subjectifs, il s'agit à présent d'extraire le commun du singulier, le politique de l'individu, les relations de l'isolement, le tout de la partie. Les théories des droits de l'homme à venir s'efforceront elles aussi de définir l'individu avant de l'intégrer à un corps social artificiel. La théorie juridique et politique d'Ockham comporte toutes les prémices de la modernité politique. Dans quelle mesure l'a-t-elle effectivement influencée ?

1 Court traité, III, 12.

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"Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant ou l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses"   Milan Kundera