Deux constats essentiels se dégagent autour de la
question des déterminants sociaux de l'épargne dans le village
d'Adjamé Bingerville. Le premier constat concerne la façon dont
les Ebrié d'Adjamé Bingerville se représentent eux
même l'épargne. Le second, évidemment, se situe au niveau
des logiques de budgétisation de l'épargne par les
ménages.
Constat 1 : Une logique de budgétisation de
l'épargne en termes de revenu alloué afin d'honorer des
obligations sociales malgré la précarité de revenu et
l'insatisfaction des ménages dans les dépenses de consommation
dites prioritaires
La budgétisation de l'épargne est le fait qu'un
ménage octroie une part de son revenu à l'épargne, qui est
considérée comme un poste dans la structure des dépenses
de consommation des ménages.
Selon certains économistes, les ménages
à bas revenu sont dans l'incapacité de dégager une partie
de leur revenu pour le consacrer à l'épargne (Keynes, 1959).
Seuls les ménages à revenu élevé peuvent
épargner. Du coup, selon ce postulat économique, le revenu et le
taux d'intérêt bancaire seraient les seuls déterminants de
l'épargne des ménages. Ce qui conduit les économistes
à ne prendre qu'en compte dans leur analyse de l'épargne la
dimension monétaire ou financière.
Or, au cours de l'enquête exploratoire, le constat qui
a été fait est que, malgré le caractère
précaire du revenu des ménages d'Adjamé-Bingerville qui se
situe en moyenne au seuil du SMIG, c'est-à-dire entre 37.000f et
100.000f CFA par mois, 93% de ces ménages5 consacrent environ
5000f à 20.000f CFA
5 Calculs issus de l'enquête exploratoire
menée dans le village d'Adjamé-Bingerville dans la commune de
Bingerville.
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de leur revenu chaque mois au poste épargne. Pour la
plupart, l'épargne constitue un poste de dépense en termes de
revenu alloué qui s'élève à environ un quart (1/4)
du revenu disponible. Et ce, malgré le fait que ces ménages sont
considérés comme pauvres du fait de leur statut social et de la
faiblesse de leur revenu.
Cette budgétisation systématique de
l'épargne met en perspective, au delà des facteurs
économiques, des déterminants sociaux qui influencent les
comportements des ménages dans l'acte d'épargne. Comme le
souligne T. S6 « je gagne 60.000 F CFA chaque mois.
Aujourd'hui qu'est-ce qu'on peut faire avec un tel salaire. Il y a beaucoup de
dépenses à effectuer à la maison et pour les enfants, les
parents qu'il faut aider de temps à autre et sans oublier les
évènements tels les sorties de génération et les
autres cérémonies traditionnelles ici au village que je dois
préparer. Cette année je dois faire ma sortie de
génération. Donc, je garde un peu d'argent chaque fin du mois
pour payer ma contribution au niveau de la génération qui
s'élève à 35.000 F CFA pour les hommes et 80.000 F CFA
pour les femmes, C'est pour cela que si je ne garde pas de l'argent ce ne sera
pas bon pour moi. C'est mon nom qui va se gâter ».
Constat 2 : Deux représentations de
l'épargne socialement marquées différentes de la
perception économique de l'épargne.
Dans une perspective phénoménologique, le
décryptage du discours populaire et l'observation des pratiques sociales
liées à l'épargne mettent en relief deux perceptions
sociales distinctes de la rationalité économique dans la
manière dont les ménages d'Adjamé Bingerville
perçoivent l'épargne.
6 Verbatim de l'entretien réalisé avec T.S,
contremaitre dans une plantation industrielle
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Il existe d'un côté, une perception de
l'épargne fortement imprégnée des valeurs culturelles
traditionnelles que transmettent les structures sociales telles que les
générations de catégories de classes d'âge, les
associations ou les mutuelles de solidarité villageoise. Comme en
témoigne les propos d'A.Y7 « En tout cas monsieur,
chez nous ici là, tous les membres de la mutuelle de notre
génération savent qu'on doit respecter les règles surtout
quand il s'agit d'apporter un soutien financier c'est-à-dire quand on
doit lever des cotisations mensuelles ou spéciales pour une oeuvre
communautaire, pour organiser un évènement ou pour soutenir l'un
d'entre nous qui est malade. (...) Celui qui ne s'acquitte pas de toutes ces
obligations morales risque de passer devant le conseil de discipline de la
génération et recevra une amende ».
Et de l'autre côté, une perception de
l'épargne marquée par des croyances religieuses
véhiculées par les différentes communautés
religieuses constatées sur le terrain. Selon le discours de
K.C8, « chaque fin de semaine, je retire toujours dans le
bénéfice de mes ventes d'attiéké, la part de Dieu
pour faire les offrandes dans ma communauté religieuse. La
dime9 que je donne chaque dimanche à l'église
là, pour moi c'est une forme d'épargne! Et ce que je gagne en
retour là, c'est plus que ce que je donne même. Pour moi c'est une
obligation de donner. Si je ne le fait pas, je ne suis pas en paix dans mon
esprit. (...) De plus je préfère donner une partie des
bénéfices de la vente de mon attiéké à Dieu
parce que je sais que c'est ce qui fait que mon commerce marche bien
».
Ces deux propos, parmi tant d'autres, font apparaitre une
double perception sociale de l'épargne au niveau des ménages du
village d'Adjamé Bingerville et qui influencent l'allocation de
l'épargne des ménages.
7 Propos d'A.Y, vice-président de la mutuelle de la
génération de la catégorie Dougbo
8 Propos de K.C, commerçant
`'d'Atiéké» dans le village d'Akwè-Djèmin lors
de l'enquête exploratoire.
9 La dîme est considérée
dans la religion chrétienne comme le dixième du revenu qui
revient à Dieu selon les écrits bibliques.
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Cette double perception se traduit en pratique, tout d'abord
par une différenciation dans l'appartenance aux structures sociales qui
régissent la vie quotidienne des ménages d'Adjamé
Bingerville. Ensuite, par une logique d'acquisition de l'épargne
grâce à des stratégies d'ajustement dans les
dépenses de consommation mise en oeuvre par les ménages et enfin
par un emploi conditionné de l'épargne dans les structures
d'appartenance qui déterminent fortement l'épargne des
ménages grâce aux normes et valeurs sociales qu'elles
véhiculent. Comme en témoigne T.H10 « (...)
En tant que notable et chef de catégorie, je suis obligé de
garder de l'argent pour régler les problèmes de notre
génération. Donc pour cela je ne dépense pas n'importe
comment ce que je gagne. Je me prive de beaucoup de choses pour honorer
à mes responsabilités... ». Ainsi, qu'elle soit
culturelle ou religieuse, ces croyances orientent l'allocation de
l'épargne dans la structure sociale à laquelle s'identifie le
ménage. Dans cette optique, les ménages rationalisent leurs
dépenses dans une logique de budgétisation de l'épargne
afin de pouvoir remplir leurs obligations sociales.