Analyse: Le processus de décision
Cette deuxième moitié du mémoire sera
consacrée à l'analyse des entretiens. Dans cette partie, nous
nous intéresserons au processus de décision. Nous verrons les
apports de la méthode d'analyse choisie (expliquée dans la partie
« méthodologie »), en développant deux études de
cas. La première portera sur la situation vécue par Carine et
Thierry. Au fil de cette étude viendront se greffer des mises en
relations avec d'autres entretiens sur des thèmes particuliers. La
seconde étude de cas concerne la situation vécue par
Françoise et Patrick. Nous verrons également les limites de la
problématique face au terrain.
Suite à ces études de cas, nous poursuivrons par
une analyse plus poussée autour de l'anticipation dans le domaine de la
procréation.
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Situation n°1
Il s'agit de la première des deux études de cas
proposées dans ce travail. Nous commencerons par un résumé
de la situation, puis, grâce à un tableau récapitulatif,
nous verrons la chronologie et le découpage séquentiel,
d'après le surcode expliqué dans la partie méthodologique.
Ensuite nous expliciterons les différentes rationalités et les
torsions qu'elles opèrent les unes sur les autres, toujours
d'après la méthode analytique de L. Sfez. Des mises en lien avec
le contenu d'autres entretiens seront effectuées ponctuellement.
Résumé
Carine et Thierry sont en couple depuis 6 mois environ lorsque
Carine ressent des douleurs aux seins et aux reins qui l'inquiètent.
Elle appelle sa soeur pour savoir si cela correspond à des
symptômes de grossesse. Après avoir confirmé son
état par un test, Carine en parle à son copain pour qu'ils
prennent la décision à deux. Ensemble, ils ont un discours
rationnel et conviennent que ce n'est pas le moment. Carine doit
néanmoins faire face à des émotions nouvelles, qu'elle
tente de partager avec Thierry. Elle optera pour une IVG chirurgicale avec
anesthésie locale.
Chronologie et séquences du processus de
décision
Nous proposons un découpage en 4 séquences de
cette situation. Les séquences correspondent à des unités
d'action qui font sens et qui se suivent. Dans cette situation, la
première séquence correspond à la suspicion d'une
grossesse, qu'il s'agit de confirmer. C'est la séquence des tests de
grossesse, où les actants cherchent à comprendre ce qui leur
arrive. La deuxième séquence est celle de la discussion, en
couple. C'est celle où les rationalités des deux actants vont se
confronter. La troisième séquence, des démarches pour
l'IVG, est celle où Carine fera face à de nouveaux discours, la
mettant en porte-à-faux avec sa propre décision. Alors que
Thierry, s'il participe activement à la plupart des rendez-vous
médicaux, n'en trouve pas moins ce temps trop long, s'habituant presque
à « côtoyer un petit être ». La séquence 4
est celle qui présente le moins de points communs pour les actants. Dans
cette séquence, Carine rend visite à sa
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psychothérapeute, ce qui lui permettra d'être
plus à l'aise avec sa décision, avant la chirurgie. Une fois
l'IVG réalisée, Thierry traverse une petite période de
culpabilité vis-à-vis de « l'enfant» « tué
» (« ça aurait pu être possible et ça aurait
évité d'avoir tué un enfant ») et de Carine. En
effet, il est attendri de l'avoir vue en prise avec ses modifications
corporelles et ses émotions de la courte période de grossesse.
Nous verrons qu'il culpabilise d'avoir orienté la décision.
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chronologie
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Carine
|
Thierry
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Séquence 1 Confirmer la grossesse
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- douleurs
- tests
- RDV gynécologue - analyse de sang
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Le corps change. Interpréter les symptômes,
comprendre ce qui se passe
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Un état pas clairement perçu mais à la fois
il s'en doutait (par rapport à sa perception du corps de sa copine)
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Séquence 2 Partager la décision
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- discussions
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Décider ensemble, impliquer son copain dans ce qu'elle vit
à l'intérieur
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Clair tout de suite. Revendique un petit doute, humain
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Séquence 3 Les
démarches
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- hôpital informations et échographie -
médecin généraliste
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Doutes face aux réactions de certaines personnes
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Participe aux rendez-vous, veut tout savoir. Temps des
démarches trop long.
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Séquence 4 Assumer la décision
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- psychothérapeute - hôpital pour
opération
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Faire le tour de la question pour être bien avec sa
décision
|
Culpabilité passagère d'avoir orienté la
décision
|
Rationalités
Dans ce processus de décision, un même actant
peut être porteur de plusieurs rationalités. Carine et Thierry
sont des personnes qui parlent beaucoup entre elles et qui s'auto-analysent.
Nous avons donc pris en compte la manière dont eux-mêmes
considéraient leurs logiques. Ainsi, Carine exprime dans l'entretien
qu'elle était partagée entre deux rationalités
contradictoires, qu'elle qualifie de « point de vue rationnel» d'une
part, et « point de vue émotionnel» d'autre part. Suivons
comment ces deux points de vue s'expriment dans son discours.
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Les rationalités reconnues par Carine
Le « point de vue rationnel » : « je savais que
j'étais pas prête et que je voulais pas d'enfant, maintenant, que
j'étais pas suffisamment sûre de mon copain, de mes envies (...)
». « Bon, d'un point de vue rationnel je sais que c'est pas possible,
que c'est pas le bon moment ». « J'étais dans un discours
rationnel avec mon copain ». « Y avait le discours rationnel,
où j'étais d'accord avec lui, on était tout à fait
tous les deux sur la même longueur d'ondes ». Carine dit à
son copain : « mais je pense pas que je veux le garder non plus, je suis
pas prête ». Elle a parlé avec une amie, qui l'a
laissé « lui évoquer toutes les raisons qui faisaient que
j'étais pas prête ».
Des émotions accompagnent ce point de vue : «
super angoissée », « c'était plutôt stressant en
fait» (d'être enceinte).
Le « point de vue émotionnel » : « Et en
fait, j'étais, finalement, super contente, enfin émue et un peu
euphorique. Envie de rire, heureuse, c'était très bizarre ».
« Je pense que j'étais heureuse parce que y avait quelque chose qui
se passait en moi de beau, enfin, je sais pas, la sensation d'être...
parce que j'avais une croyance que je serais jamais enceinte, ou que j'en
serais pas capable, du coup, de sentir qu'on peut être mère, y
avait une sorte d'excitation autour de ça ». « Y avait une
espèce, ouais de bonheur, quelque chose d'assez bizarre. Je me sentais
bizarre, en fait. C'est étrange. Ça devait être hormonal
aussi, mais. J'ai découvert une nouvelle identité de mère,
je me suis sentie mère, je me suis sentie autrement que femme et avec
heu, et donc du coup un soulagement de savoir que je pouvais procréer et
aussi avec un sentiment, comme si d'un coup j'avais des super-pouvoirs, j'avais
des super-pouvoirs magiques de pouvoir donner la vie. Ça me paraissait
fou. Vraiment un sentiment d'élévation et de, transformation et
de magie. (...) Et le fait d'avoir senti que j'étais en train de devenir
mère, enfin de le ressentir physiquement, ça m'a fait me rendre
mère intérieurement, enfin, c'était bizarre. (...) C'est
vrai que c'est comme s'il se passe un petit coup de baguette magique à
l'intérieur. C'était rassurant, de voir que je pouvais
m'approprier ce statut-là naturellement, quoi ». « Je me
sentais
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tellement prête à être maman, et je
trouvais ça tellement beau, et j'étais tellement émue que
j'avais un peu peur quoi, de faire une bêtise ».
Les symptômes de grossesse
Si Carine, comme les différents protagonistes de cette
situation, semble associer ce « point de vue émotionnel » aux
transformations corporelles, qui la pousseraient à poursuivre la
grossesse, nous maintenons qu'il s'agit plutôt d'une
interprétation sociale de ces symptômes, liée à la
valorisation du statut de mère. Les symptômes, en
eux--mêmes, ne semblent pas particulièrement « beaux» si
on les considère de manière détachée. Carine en
parle en ces termes: « J'ai eu plein plein de symptômes horribles,
j'avais tout le temps envie de vomir, j'avais la nausée en permanence,
j'avais faim mais heu tout le temps. Et pourtant j'avais pas beaucoup de
semaines, c'était très peu de semaines. Je devais avoir... 5
semaines. Et heu, j'étais extrêmement fatiguée et puis
j'étais retournée en fait. Du coup comme j'avais pas de forces et
que j'étais crevée, heu et puis un peu chamboulée par tout
ça... et puis il se passait trop de choses dans mon corps, tout
simplement. Après, je suis très sensible, donc ça joue
aussi... Physiquement déjà j'aurais eu du mal à
travailler, même si je sais que toutes les femmes le font, je sais pas
comment elles font d'ailleurs. Mais je sais qu'on réagit pas toutes
pareil mais heu, très dur ».
Par ailleurs, non constatons que ces symptômes,
variables d'une femme à l'autre, peuvent néanmoins ne pas
être interprétés positivement lorsque le statut de
mère est déjà établi. Gloria a déjà 3
enfants lorsqu'elle tombe enceinte sans l'avoir voulu. Elle explique que, pour
son fils aîné, l'influence des changements que la grossesse
opère sur son état était presque un motif
supplémentaire de ne pas la poursuivre à terme : « Lui il
m'a supporté deux grossesses, parce qu'il a 10 ans d'écart avec
la deuxième, 12 avec le troisième, et il préférait
pas que je sois encore enceinte une autre fois. De toutes façons (rire),
j'ai vraiment des humeurs, je suis insupportable enceinte.»
Héloïse est déjà mère
également. Le délai pour l'IVG a été d'environ un
mois, car, en tout début de grossesse, elle n'était pas
considérée prioritaire par l'hôpital.
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Les symptômes de grossesse ne l'ont pas émue
positivement: « je ressentais vraiment que j'étais enceinte, dans
mon corps et comme j'étais sûre que je voulais pas garder
ce bébé, ben j'avais envie d'être enceinte le moins
longtemps possible ». « Je me rappelle que ce mois-là il a
été très très très long. Je me sentais
vraiment fatiguée, avec toutes les hormones de début de grossesse
que j'ai à chaque fois, fatiguée, nauséeuse, rien envie de
faire... ».
Ainsi, l'interprétation des changements corporels est
finalement relative et dépend du statut de la femme vis-à-vis de
la maternité. D'une manière générale, la
santé peut être en elle-même un sujet d'inquiétude
pour la grossesse, comme nous le verrons dans la seconde étude de
cas.
Un discours public, un discours privé
Notons également que le « point de vue rationnel
» était le discours public, extérieur, celui donné au
personnel médical par exemple, alors que le « point de vue
émotionnel » ne s'exprimait qu'en privé, avec son copain,
à qui Carine veut faire partager ses émotions, et avec sa soeur,
qui peut la comprendre (étant elle-même mère) sans essayer
de l'influencer dans sa décision. En revanche, la
généraliste qu'elle consulte pour obtenir « un papier»
pour l'IVG a un discours qui entre en résonance avec ce « point de
vue émotionnel », ce qui déstabilise Carine: « Parce
que en fait elle était très très enthousiaste et elle
voulait pas signer le papier et j'ai dû la forcer presque et heu elle m'a
dit que c'était magique, que c'était magnifique, que
c'était extraordinaire, que je serais une maman extraordinaire. Enfin
voilà, elle m'a complètement, elle m'a dit: "mais non, vous
pouvez pas faire ça" ». « Donc, et moi-même, comme
j'avais cette euphorie un peu, intérieure, que j'essayais de
camoufler85, quand j'ai vu qu'elle était
complètement enthousiaste comme ça, ça m'a
bouleversée, vraiment ». « (...) après le test, deux
jours après j'avais fait les analyses de sang. La biologiste, enfin je
sais pas comment on dit, l'analyste, elle est venue me voir, elle était
toute contente, elle m'a dit: "Ah, j'ai une bonne nouvelle, vous êtes
enceinte. "
85 Souligné par nous.
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Et elle était toute contente. Là j'ai
commencé à avoir la boule au ventre. Là j'étais pas
bien. Parce que du coup je me projette dans quelque chose de beau. Je m'imagine
dans un contexte de joie, puisque c'est vrai que c'est beau ce qui se passe
à l'intérieur, y a plein de choses qui se mettent en place dans
mon corps, je l'ai senti et du coup je me dis: Wow, et c'est moi qui vais
éteindre tout, tout ce feu c'est moi qui vais l'éteindre. C'est
un peu bizarre. Finalement, le plus dur ça a été les gens
comme ça, qui, un peu maladroitement, qui se sont... Elles m'ont fait
douter, ouais elles m'ont fait vraiment douter ».
La différenciation des deux discours, privé et
public, se retrouve encore plus fortement dans le récit d'Emilie, qui,
cédant à la pression de son compagnon pour faire une IVG mais
réticente en son for intérieur, croit percevoir une
volonté de la part de l'équipe médicale pour qu'elle
renonce à l'avortement. Elle doit donc les convaincre en jouant un
rôle, notamment auprès de la conseillère familiale, pour
pouvoir faire l'IVG : « Ils veulent savoir pourquoi j'avorte et pourquoi
ceci. C'est plus une infirmière sage-femme pour préparer le truc
et heu, je lui ai sorti une excuse à la con, je lui ai dit: ben je
voulais voir si j'étais enceinte. Donc elle me prend un peu pour une
chtarbée, mais ça m'arrange bien sur le coup en fait. Fallait
jouer un rôle. Parce que sinon après elle allait me dire: "non
mais", je sais pas. Et tout le long quand je croise, y a elle que je vois, y a
d'autres personnes que je vois aussi (...) parce que j'ai rendez-vous avec un
anesthésiste aussi. Toutes ces personnes me font comprendre que
l'avortement c'est bien, c'est un droit pour les femmes et cetera,
mais quand en fait elles changent d'avis, ils sont encore plus contents. (...)
C'est du style: "OK, on comprend votre démarche, on comprend que vous ne
vouliez pas le garder, on comprend tout ça, on va vous aider à
ça". Mais d'un autre côté, ils disent aussi : "si on vous
revoit pas, c'est bien aussi". C'est ce qu'ils espèrent, quand
même. Parce que quelque part on tue quelque chose, quand même.
C'est pas encore un quelqu'un, mais c'est quelque chose qui est... Donc
voilà, donc juste ça me fout les boules quand ils me disent
ça. Donc je leur dis: ouais, ouais, d'accord. Disons que quand je suis
là-bas je joue un rôle quoi ».
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S'intéresser au processus, se demander comment se prend
une décision, permet de mettre en lumière cette
différenciation du discours public, officiel, c'est-à-dire la
ligne de conduite à laquelle on se tient, et le discours privé,
intime, celui des doutes, qui met à mal l'unité affichée
dans la décision. Les propos d'Emilie mettent en garde également
contre les raisons qui peuvent être données pour justifier une
IVG, et rappellent à quel point la question « pourquoi?» peut
être ressentie comme une agression.
Considérer les imprévus
Pour Carine, au-delà du « point de vue rationnel
» et du « point de vue émotionnel », qu'elle identifie,
une autre logique, relative à la manière même de
considérer les imprévus de l'existence, affleure dans son
discours.
Qui plus est cette vision des imprévus était
elle-même en train de changer à cette période de sa vie. En
effet, nous percevons cette évolution lorsqu'elle explique « Parce
que en fait, toute ma vie, je me suis dit que si un jour j'étais
enceinte et que j'étais pas prête, j'avorterais direct ». Et
plus tard : « Et en plus c'est une période de ma vie où,
heu, finalement, quand on commence à mettre du sens aux
coïncidences qui se passent dans la vie... Moi, ça fait à
peu près deux ans où à chaque fois qu'il m'arrive quelque
chose dans ma vie, c'est pas par hasard, j'arrive à mettre quelque chose
derrière. En plus je revenais de voyage et j'étais vraiment dans
une dynamique comme ça où, quand je ressens des choses positives,
ou quand il m'arrive des choses, comme ça, dans la vie, des
événements, je les prends, je les accepte, quoi. C'est
arrivé à un moment où j'avais ce mode de pensée, de
fonctionnement. Donc je me suis dit: wow, logiquement, si je continue à
être dans cette démarche où j'accepte ce qu'on m'envoie et
ce que je ressens dans mon corps, logiquement, avec ce raisonnement que j'ai en
ce moment je serais censée heu... je serais censée enclencher
tout ça, et suivre ce qui se passe et accepter tout ça quoi
».
80
L'avis tranché de Thierry
Intéressons-nous à présent au discours de
Thierry. Dès l'annonce de la grossesse, l'avis de Thierry est
tranché : « Moi je l'ai su tout de suite que c'était trop
tôt. C'était trop précipité ».
Même s'il est conscient que les difficultés
matérielles peuvent avoir une solution, Thierry a une conception du
déroulement de la vie à deux, en étapes, dans laquelle la
venue d'un enfant n'est pas envisageable à ce moment-là : «
Moi je voulais pas que ça soit un enfant qui me stabilise, en fait. Qui
nous oblige à prendre une décision et puis des décisions
professionnelles, que d'abord on décide de ce qu'on a envie de faire et
après on s'installe et on fait un enfant ». « C'était
pas possible quoi, c'était pas le moment, ça faisait même
pas un an qu'on était ensemble, on venait d'habiter ensemble, y avait
plein d'étapes que je voulais qu'on traverse ensemble, plein de choses
que je voulais qu'on fasse, qu'on profite un peu l'un de l'autre ». «
On s'est dit d'abord qu'on allait faire nos projets et qu'on ferait ça
plus tard, mais qu'on allait d'abord se stabiliser un petit peu tous les deux
». « C'est juste, c'était inconcevable en fait. Carine elle
travaillait pas, elle cherchait dans quel domaine s'orienter ».
Si nous reprenons nos conclusions du M1, nous constatons que
Thierry situe leur couple dans la phase non propice à la venue d'un
enfant. Le fait que le couple soit récent, en construction, ainsi que le
fait que Carine ne travaille pas encore sont déterminants pour lui. Leur
vie doit devenir plus « stable» pour pouvoir accueillir un enfant.
Le surcodage
Maintenant que nous avons détaillé les
différentes rationalités prises séparément, nous
allons étudier les interférences qu'elles effectuent et subissent
par l'effet de surcodage.
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Un processus, des décisions
En découpant de la sorte le processus
décisionnel, nous pouvons nous apercevoir que ce que l'on nomme
communément « la décision» est composé d'une
suite de choix, de petites décisions qui vont constituer un tout.
Ainsi, la première décision que nous identifions
est celle de Carine d'impliquer Thierry dans la décision. Autrement dit,
elle a décidé de décider ensemble, d'ouvrir au couple un
choix qui aurait pu être personnel. En ce qui concerne Thierry, sa
décision personnelle a été immédiate, ce
n'était pas le bon moment pour avoir un enfant. La décision du
couple d'entamer la procédure pour une IVG, que nous pouvons situer
à la fin de la séquence 2 (cf. le tableau), constitue encore une
décision en elle-même. Et enfin, Carine, face à la question
« à quel moment a été prise sa décision
à elle? », répond : « Quand j'ai parlé à
ma psy. (...) Ma psy je lui ai parlé à la fin, après avoir
vu la biologiste, après avoir vu la médecin... Par contre
voilà, pour reprendre la réflexion de tout à l'heure, la
biologiste et la médecin, ils m'ont vraiment retournée,
c'est-à-dire que, vraiment ça m'a fait douter, vraiment.
J'assumais pas complètement ma décision. (...) Donc j'assumais
pas vraiment et la biologiste et la médecin elles m'ont cassée,
fait douter, c'est parti complètement en live. Donc là
j'étais pas bien. Et à la fin j'ai parlé à ma psy
et on a fait le tour de tout ça et là, là j'ai vraiment
assumé ma décision ».
Nous n'avons plus une décision mais au moins quatre,
liées entre elles. En effet, la décision du couple dépend
directement de la décision de Carine d'impliquer Thierry ainsi que de la
décision de Thierry de ne pas avoir d'enfant à ce
moment-là. De même, l'exécution de la décision du
couple, c'est-à-dire la réalisation de l'acte, a
été tributaire de la décision personnelle de Carine.
C'est dans cette interdépendance que l'on peut
constater les effets d'appropriation, de traduction et de torsion des
rationalités entre elles, pour un même actant ou entre eux. La
décision de Carine d'impliquer Thierry montre qu'il y avait dans cette
situation un enjeu strictement conjugal en parallèle de
82
l'enjeu de constituer une famille ou non. Elle indique que
dès l'annonce de la grossesse à son copain, elle a pris le soin
de le rassurer sur la suite des événements: « Je l'ai
rassuré en disant: t'inquiète pas, on va prendre vraiment la
décision à deux et on va prendre vraiment le temps de
réfléchir. On fera, vraiment, ce qu'il y a de mieux pour nous
deux. Voilà. Donc je l'ai rassuré ». Lui-même
perçoit cet enjeu: « Je pense que c'est vraiment la première
vraie décision qu'on a prise à deux ».
Ce souci d'impliquer, de rassurer son copain explique la
grande prise en compte de sa décision à lui. Il faut
également noter que cette prise en compte a été possible
car il y avait suffisamment de proximité entre les rationalités
des deux actants. Le refus d'engendrer à ce moment-là
était présent des deux côtés, rendant l'entente
possible.
Mais Thierry se rend compte du poids de son propre avis et
craint d'avoir orienté la décision. Après l'IVG, il aura
une courte période de culpabilité, liée, entre autres,
à cet aspect-là: « Et je pense que sur le coup elle
était peut-être moins convaincue et que c'est le jour J qu'elle
était sûre d'elle. Mais au début c'était
peut-être plus moi. C'est peut-être pour ça que je t'ai dit
que je culpabilisais après coup ». « Ça aurait
été différent si j'avais dit tout de suite que je le veux
quoi ».
C'est en quelque sorte l'« excès de pouvoir»
de sa propre opinion dans le processus global de décision qui semble
culpabiliser Thierry. Sans sa participation à lui, sa copine aurait
peut-être gardé l'enfant: « Je pense que une femme qui est
seule et qui a pas un mec, si le mec s'est barré par exemple, et qu'elle
a envie d'avoir un enfant, je pense que, le fait de ressentir l'enfant en toi,
je pense que t'as plus (davantage) envie de le garder ». «
Après coup on a eu une période délicate. C'était
pas tout rose, un mois après à peu près et je pense que,
inconsciemment, moi je devais culpabiliser, elle, elle devait m'en vouloir, je
pense. Et du coup on a eu une période un peu compliquée
».
Le poids de l'avis de l'homme dans la décision finale
peut susciter des sentiments divergents. Ainsi, pour Jonathan, c'est au
contraire l' « insuffisance de pouvoir» des hommes qu'il semble
déplorer. Pour lui, ne pas avoir le dernier mot est dur à
supporter: « Quelque part, pour les hommes, il y a quelque chose qui est
assez
83
heu, comment exprimer? Quelque chose qui est assez difficile
dans le sens où lorsqu'il y a la conception d'un enfant (...) qui est
une erreur, finalement, puisqu'il y a eu un problème de contraception,
c'est non désiré... Heu en fait, la personne qui a le dernier mot
c'est quand même la mère et là, l'homme il peut rien faire,
quoi. (...) Enfin ce qu'il a à dire finalement il peut le dire mais bon
c'est pas lui qui aura le dernier mot. La décision c'est pas lui qui la
prendra ». « C'est quelque chose de difficile à vivre ».
Lors de l'entretien avec sa compagne, elle nous avait expliqué la
réaction qu'il avait eue face à sa grossesse en ces termes:
« il était un peu catégorique que c'était normal que
je me fasse avorter, vu que lui il voulait pas le garder ». Ainsi, la
possibilité de ne pas avoir son avis pris en compte angoisse
Jonathan.
La perception du corps gravide par le conjoint
Dès la première séquence de ce processus
décisionnel Thierry est réceptif au changement du corps de sa
copine. Avant même que la grossesse ne soit confirmée par l'examen
sanguin, il perçoit des signes: « Ça se voyait, elle avait
pris un peu des joues, des seins, tout ça quoi. Donc je m'en doutais
quoi ».
Au fil de ce laps de temps, qui lui paraît trop long,
Thierry est attentif au corps de Carine et cela l'émeut: «
J'étais un peu plus attendri, je sais pas pourquoi. Parce que ça
fait bizarre, parce qu'il y a un organisme vivant dans son ventre et heu tu
sais que c'est le tien, je sais pas y a un truc, un truc un peu
différent. Mais même elle, même elle, elle était, je
sais pas, un peu différente. Vachement de confiance en elle, je sais pas
y avait un truc ». Elle--même est consciente de ce regard, et
cherche à partager avec lui les émotions qui accompagnent les
changements corporels: « Il voyait plein de symptômes et je lui
disais : oui mais c'est tellement beau ». « Je lui disais: mais je
suis complètement chamboulée, parce que je vis des choses
tellement incroyables que... Et je lui racontais tout. Donc il a vécu
ça avec moi ».
Carine perçoit également l'effet produit sur
Thierry: « mon copain il était complètement
dévoué, en fait, vraiment. Donc, heu, il m'amenait un verre
d'eau, il était à mes petits soins, vraiment. Et du coup on
était vraiment dans une bulle.
84
Il était complètement amoureux,
complètement ému, il était plus ému que moi, limite
».
Cet effet est pour lui perturbant. A force d'être
attentif et ému par le corps et les émotions de sa compagne, le
« point de vue émotionnel» dont elle nous a fait part
s'installe progressivement en lui : « Entre le moment où on l'a su
et le moment où a eu lieu l'IVG il s'est passé presque trois
semaines et c'est beaucoup trop long. Parce que plus les jours passent et plus
son corps changeait, plus tu vois, tu vis avec, quoi, au bout d'un moment tu
t'y habitues, quoi. Quand le jour de l'IVG arrive ça fait
déjà trois semaines et t'as déjà presque
vécu avec l'idée d'avoir un enfant. Et je pense que c'est
ça qui m'a un peu perturbé après coup. (...) Tu fais que
parler de ça, donc tu sais plus, quoi. T'es parti d'un constat qui
était plutôt simple et puis après tu vis avec ce petit
être à côté de toi et puis, tu sais plus. Je pense
que c'est ça qui est perturbant ».
Pour l'étude de cette situation, le découpage
séquentiel ne s'arrête pas à l'acte médical. La
quatrième séquence prend en compte l'après intervention,
où les actants vivent un décalage. Thierry, comme nous l'avons
vu, a un contrecoup, que Carine ne comprend pas très bien : « Et
par contre, post--opération, je trouve qu'il l'a plus mal vécu
que moi. Avec beaucoup de regrets de cette période, et avec des doutes,
à savoir si on avait vraiment pris la bonne décision. Il m'en a
fait part. Parce que c'est vrai qu'après, il m'a reproché
d'être plus distante et d'être moins présente, après
le, après l'opération. Moins câline... (tu l'as ressenti
aussi?) Pas du tout, je m'en étais pas rendu compte justement. Parce
que, je lui en ai pas voulu parce qu'il a été tellement
présent et tellement parfait que, on a tellement vécu tout en
même temps, ensemble. Du coup j'avais vraiment l'impression que j'avais
pris la bonne décision, qu'on y avait pensé à deux. Je me
suis pas sentie influencée ou quoi que ce soit. Je lui en voulais, mais
alors, pas du tout. Parce que c'est vrai que souvent... je sais que ça
arrive. Mais j'assumais complètement ma décision et donc du coup,
au contraire, j'étais reconnaissante de son comportement, son attitude
depuis le début donc heu, j'ai pas eu le sentiment d'être plus
distante du tout. Mais apparemment oui ».
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Analyser cette situation sous forme d'étude de cas,
avec la méthode du surcode, nous a permis de repérer les
différentes rationalités des actants. Celles qu'ils revendiquent,
celles qui les ont perturbées et celles qui s'inscrivent en filigrane de
leur discours. Cette étape de séparation des propos en fonction
de la rationalité qui les sous--tend était nécessaire pour
que nous puissions percevoir l'effet de surcodage. En effet, dans le processus
de décision, les différentes rationalités ne sont pas
hermétiques les unes aux autres. Chaque actant, lorsqu'il reçoit
le discours de l'autre, se l'approprie en le traduisant, en le transformant,
selon sa propre rationalité. C'est en fonction de cet effet que le
processus de décision connaît une évolution, marquée
par plusieurs choix successifs, comme nous l'avons vu avec Carine et
Thierry.
Pour lui comme pour elle, ce n'était pas le bon moment
pour avoir un enfant. Ce début de grossesse a inscrit la question de la
maternité et de la paternité à l'ordre du jour pour ce
couple en construction, chacun s'interrogeant, pour soi et ensemble, sur un
éventuel projet d'enfant. Ainsi, pour eux, ce processus aboutit à
un véritable choix de vie, de couple.
86
Situation n°2
Abordons maintenant la seconde étude de cas. Si les
éléments de l'analyse restent les mêmes que dans la
précédente (le découpage séquentiel, les
différentes rationalités et les torsions qu'elles opèrent
les unes sur les autres, en suivant la méthode analytique du surcode),
la présentation sera ici différente car axée sur un
événement marquant pour le processus décisionnel.
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