étude sociologique du processus de décision dans le cas de figure d'une IVG( Télécharger le fichier original )par Sarah Zysman da Silveira Université de Caen Basse- Normandie - Master 2 sociologie 2013 |
Méthodologie et déroulement de la rechercheAprès avoir dressé un panorama étendu, mais non exhaustif, du champ étudié, voici la partie technique, fondement même de ce travail universitaire. La force des conclusions que nous pourrons en tirer se trouve dans les éléments que nous exposerons ici. Dans cette partie, nous expliquerons la théorie qui nous a guidée tout au long du chemin. La perspective, le cadre restreint de l'enquête et l'approche sont les trois éléments qui forment la problématique. Nous y définirons en détail l'objet et les objectifs de la recherche. Ensuite nous aborderons la mise à l'épreuve empirique, avec nos hypothèses, la méthode, comprise comme dispositif spécifique de recueil d'informations destiné à tester les hypothèses de recherche, les conditions d'accès au terrain et les outils tels que questionnaire et guide d'entretien. Nous aborderons également les phases de la recherche. Cet aspect a son importance car les conditions mêmes de production de ce mémoire ont pu influer sur le matériau recueilli. C'est un travail d'introspection orienté que nous avons mené et que nous souhaitons partager avec les lecteurs. Un présupposé tenace se trouve dans la manière de considérer les choix relatifs à la maternité, et ce, même dans la littérature sociologique. C'est celui de la « bonne gestion)) de sa vie, où l'on « décide rationnellement)) de s'engager dans un « projet)) clairement établi. Où la contraception, devenue norme, peut essuyer des « échecs)) et témoigner ainsi d'une « mauvaise prise en charge de son existence)) par la personne concernée. Les nombreux guillemets sont là pour rappeler la distance que nous souhaitons prendre avec ce présupposé. L'outil théorique qui nous sera précieux pour y parvenir est détaillé ci--dessous. 45 La problématique Le cadre Il nous faut à présent entrer plus en détail dans la construction de l'objet, donner son cadre restreint: Il s'agit d'étudier le processus de décision aboutissant à une IVG et les interactions qui font évoluer ce processus. Cette manière de cadrer propose un moment précis, qui est compris entre des limites clairement définies, à savoir entre le moment où la femme soupçonne ou apprend sa grossesse et l'acte médical de l'IVG, qui clôture et entérine la décision, pour lequel le délai légal en France est fixé à la fin de la 12ème semaine de grossesse63. Le postulat qui sous-tend ce cadrage temporel est le suivant: « l'irruption» d'une grossesse est l'événement qui débute le processus, l'acte d'interrompre la grossesse celui qui le termine. Lors de l'analyse, le traitement séquentiel nous fera remettre en cause ce présupposé. Cet objet est lui-même inséré dans des champs plus vastes comme nous en avons longuement parlé dans la première partie de ce mémoire. Ainsi, le cadre de l'enquête est restreint par rapport aux champs dans lesquels il s'insère. Pour utiliser une métaphore, le cadrage est plutôt serré sur un aspect de la maternité qui aurait une valeur métonymique: étudier le sujet par un de ses aspects, utiliser ce qui est singulier pour obtenir des éléments de compréhension de l'ensemble. Choisir l'IVG offre des avantages et des inconvénients pour le travail sociologique. Analyser le processus de décision menant à l'IVG informe sur le déroulement d'un processus décisionnel. Mais traiter de l'IVG nous donne aussi des informations sur cette question sociale particulière (sur l'acte médical en lui-même, comment il est vécu et les représentations qui lui sont attachées) et également sur l'intime, le rapport à la maternité et les relations de genre. Parmi les inconvénients il y a bien entendu le fait que, sur ce sujet intime, la parole ne circule pas toujours facilement. 63 Information recueillie sur le site officiel de l'administration française http://vosdroits.service-public.fr/F1551.xhtml, consulté le 12 juillet 2012. 46 L'approche C'est une approche synchronique qui sera adoptée ici car il s'agit d'étudier un phénomène à un moment précis de son histoire. En effet, nous pouvons considérer le processus décisionnel aboutissant à une IVG comme unité de temps. Ce temps est relativement court puisque la loi encadre temporellement la possibilité de recours à l'IVG. De plus, nous nous intéresserons à différents points de vue (émanant de plusieurs acteurs) pour un même fait: d'après le discours de la femme ayant vécu une IVG, nous déterminerons les acteurs qui ont eu un rôle significatif dans le processus décisionnel et nous analyserons leurs discours. Pour être tout à fait précise, les différents points de vue n'ont pas la même valeur: notre étude se centre sur la femme qui a vécu l'IVG, les autres actants sont désignés par elle, et dépendants de ses actes, puisqu'au regard de la loi la femme décide seule. Nous ferons aussi appel à l'approche diachronique, mais ponctuellement, par exemple pour interroger l'éventualité d'un « après» cet épisode dans la vie de l'enquêtée, pour savoir si quelque chose a changé, et quoi. La perspective théorique Les sciences sociales ont théorisé de diverses manières la décision. Malgré les évolutions et les complexifications des modèles, la vision rationnelle reste très largement répandue. L. Sfez64 passe en revue ces évolutions en en pointant les limites. Ce qui importe pour ce chercheur est de prendre en compte certains éléments de la décision tels que la multi-finalité et la multi-rationalité. Le processus de décision est perçu comme un système, appréhendé comme un récit. « Multi-finalité» signifie que dans un processus décisionnel, il y a généralement plusieurs buts possibles simultanément. La multi-rationalité signifie que plusieurs rationalités sont à l'oeuvre et s'imbriquent, se transforment mutuellement. Nous y reviendrons au cours du développement qui suit. Reprenons la théorie sfézienne de la critique de la décision et du surcode depuis le début. 64 Sfez L., 1984, op. cit. et Sfez L., 1981, op. cit. 47 La décision cartésienne Ce que nous avons nommé logique de « bonne gestion » de sa vie, qui implique de prendre sa vie en mains, d'avoir des projets clairement définis et de mettre en oeuvre des actions au service de ces projets, L. Sfez65 l'appelle la « pré-théorie de la décision ». Dans le domaine qui nous intéresse, nous en constatons la présence dans le discours des interviewés ainsi que dans la littérature sociologique. C'est la norme de la contraception qui veut qu'en dehors d'un projet d'enfant, dûment répertorié ou implicite, le soin de la femme à se protéger efficacement soit une priorité. C'est donc également parler « d'échec» de la contraception lorsqu'une grossesse survient dans ce cadre. C'est encore le fait, constaté lors du mémoire de M1, que « décider» sa maternité soit un élément qui prenne tellement d'importance dans les discours des interviewées. La « pré-théorie» est tellement présente dans la société qu'elle en est presque transparente. Elle est diffusée par l'éducation; « (...) elle appartient au niveau de ces évidences premières qu'il est urgent de remettre en question, mais que le système préserve et reproduit par tous les moyens en sa possession (...) »66 C'est à Descartes que L. Sfez se réfère comme instigateur de la « pré-théorie» de la décision, mais un Descartes vulgarisé, caricaturé presque, celui qui est dans la culture commune. La pré-théorie se caractérise entre autres par un fractionnement de la décision en trois moments: délibération, décision, exécution, avec valorisation de la décision. L'objet de l'ouvrage est précisément de déconstruire la décision cartésienne, en critiquant ses trois éléments que sont la linéarité, la rationalité et la liberté. Au-delà de cette déconstruction, l'auteur propose un cadre conceptuel critique et une méthode permettant d'analyser des processus décisionnels, en partant du « micro ». L'auteur passe en revue les théories qui utilisent chacun de ces trois éléments, ainsi que celles qui les critiquent. Il propose également des emprunts à plusieurs 65 Sfez L., 1981, op. cit. 66 Ibid., p. 17. 48 disciplines, notamment l'anthropologie structurale, l'histoire, la psychanalyse, la biologie, l'antipsychiatrie, la linguistique contemporaine et la sémiologie. Dans un autre ouvrage67, l'auteur accompagne sa critique d'une typologie des théories. Ainsi, « l'homme certain» est celui qui correspond à la décision cartésienne. « L'homme probable» est celui de la décision moderne, définie comme un processus connecté à d'autres, marqué par l'existence reconnue de plusieurs chemins pour parvenir au même et unique but. C'est une étape avant de parvenir aux théories du changement d'une société contemporaine, multi-rationnelle, où l'homme est « aléatoire ». Nous allons reprendre la démonstration de ce professeur de science politique pour comprendre ces trois éléments et la critique qui en est faite. La linéarité La linéarité est le point central du schéma classique. Elle suppose un commencement et une fin, en passant, dans l'ordre, par les différents points de la ligne. La décision est comprise entre des limites définies. La fin correspond à la réalisation du projet. A la place de cette linéarité, L. Sfez propose une approche systémique où la décision se déroule comme un récit. La rationalité La linéarité implique la rationalité car « Si la ligne est une construction de l'esprit, c'est parce que la raison impose une structure d'ordre à la discontinuité des points (...) »68. En voici la définition : « le comportement rationnel de l'homme est celui qui, l'éloignant des sens et des passions, lui permet d'envisager, avec la lumière de l'intelligence, les meilleurs moyens d'atteindre un but lui-même rationnel, c'est-à-dire soumis aux exigences de la raison »69. L'action rationnelle est liée à la causalité, mais également à la normalité, car ce qui est en dehors des normes ne peut s'intégrer dans le monde. 67 Sfez L., 1984, op. cit. 68 Sfez L., 1981, op. cit. p. 32. 69 Ibid., p. 154. 49 Pour critiquer la rationalité, il faut accepter un certain taux d'irrationalité de la nature humaine, mais ce n'est pas suffisant. L. Sfez propose le concept de multi-rationalité. Le passage à la multi-rationalité se fait en rejetant la linéarité, le progrès, l'efficacité (ou utilité) et la normalité, ces éléments du dispositif de la rationalité cartésienne, le progrès étant une vision linéaire de l'Histoire et la normalité au service de l'efficacité. En fait, chaque élément renvoie aux autres. L. Sfez considère la décision comme un récit où différentes rationalités se font jour. Elles ne se juxtaposent pas, elles peuvent s'annuler, se gommer, s'entailler, se tordre et produire un effet de sens indépendant. Les rationalités des différents intérêts s'imbriquent par un effet de surcodage. La liberté La liberté est la condition de toute rationalité possible : « elle bloque la chaîne des événements et lui fournit « un commencement », un acte créatif qui permet, à partir de lui, d'établir un ordre linéaire ».70 Ainsi, la théorie rationnelle d'explication linéaire exige un sujet libre à l'égard des déterminations, sans être inséré dans un système de contraintes. La liberté pose l'individu isolé comme responsable de ses actes. Ce sentiment de liberté, qui résiste dans le vécu, est nécessaire, en effet: « Le système agit à travers ses acteurs à condition de leur laisser l'illusion qu'ils sont sujets libres et créateurs »71. Pour l'auteur, puisque la décision est considérée comme un système, il y a une interdépendance entre les éléments du système et aucun ne peut être « libre» par rapport aux autres. Les décisions individuelles s'encadrent dans une « totalité agissante » et sont incluses dans un vaste système de contraintes. Pour autant, il est possible de penser qu'une décision, qui est « contrainte par l'ensemble du système historiquement déterminé par son mode de production même », est « libre », dans la mesure où « jouant sur plusieurs niveaux à la fois (multi-rationalité, multi-finalité), elle s'individue par "surcodage" »72. 70 Sfez L., 1981, op. cit., p. 34. 71 Ibid., p. 10. 72 Ibid., p. 271. 50 L'auteur résume: « L'approche systémique nous a appris qu'une décision était liée d'une multitude de manières à l'environnement (culturel, politique, social, géographique, etc.), que ces liens, loin d'être causaux et simples réagissent les uns sur les autres et ne pourraient en aucun cas être analysés comme des chaînes déductives ordonnées selon une loi de la rationalité. (...) De plus, la critique du sujet, de son autonomie, non seulement a conduit à suspecter une finalité que le sujet proposerait pour lui, mais à la déplacer (il vise ceci mais en réalité il poursuit cela), à la condenser: il poursuit ceci et cela (sans même s'en douter, surtout quand les deux fins sont contradictoires)».73 La dernière partie de la citation concerne la multi-finalité (qui n'est pas à comprendre comme une négation de toute finalité). Le surcode « En termes de systèmes et de sous-systèmes, on peut percevoir chaque partie prenante d'une "décision" comme ayant son propre code, correspondant à la rationalité de son système: objectif, mode d'organisation, composition sociale, place dans le système global, définissent un "comportement" caractéristique qu'on appellera "code" »74. Les codes ou « langages » additionnés produisent un effet de surcodage, qui est un effet de sens et dépasse les prévisions des codes. Chaque code ajoute une contrainte et des significations supplémentaires. Le surcode est un passage de code à code, par le travail des codes entre eux, qui se rapproche d'un travail de traduction. Le surcode est aussi une méthode opératoire de traitement du récit. Cette méthode, utilisée pour les découpages de processus, met l'accent sur les discontinuités et les ruptures tout en respectant les continuités à l'intérieur d'un même code, d'un même sous-système ou d'une même séquence. Elle est composée de plusieurs étapes. 73 Sfez L., 1981, op. cit., p. 313. 74 Ibid., p. 324. 51 Le traitement séquentiel Cette étape permet de repérer les étapes et les actants. C'est l'organisation du matériau. Elle est formalisante car il s'agit de mettre le récit en séquences et donc de définir l'unité d'action qui couvre la séquence. Ainsi, le traitement séquentiel est déjà une phase théorique. L'auteur propose un système de fiches, avec une couleur par séquence et une fiche par actant, ce qui permet une double lecture du récit. D'une part, une cohérence se dégage de chaque séquence. D'autre part, on perçoit l'évolution de la rationalité de chaque actant pris séparément au fil des séquences. « Peuvent alors se poser des questions très précises sur les rationalités en conflit, sur les passages de code à code, sur les torsions de rationalités entre elles, sur les impossibilités de torsion lorsqu'elles sont trop éloignées et relèvent de l'ordre de la "différence". Nous sommes passés déjà insensiblement de la première étape séquentielle, à la seconde étape du surcode structural ».75 Le surcode structural Cette étape permet de localiser l'endroit où les sous-systèmes se frottent entre eux et tordent leur message. Les rationalités en présence traduisent, pour un actant donné, le message de l'autre avec le système de déchiffrement qui est le sien. Arrêtons-nous un instant sur les effets de sens de cette traduction. L'activité de traduction est torsion, trahison, véritable opération de transformation. En prenant en compte cette activité, le surcode structural s'inscrit à l'opposé de l'idéologie de la communication (censée être transparente). « Si nous appliquons cette théorie de la traduction à l'analyse des séquences décisionnelles déjà formées, notre problème sera de montrer comment les actants en présence dans une situation et un moment donnés vont se transformer réciproquement, en traduisant leurs objectifs respectifs dans leurs codes respectifs ».76 75 Sfez L., 1981, op. cit., p. 323. 76 Ibid., p. 325.
d'imposer une violence symbolique aux enquêtées, l'impossibilité morale d'arborer un ventre arrondi en posant des questions qui pouvaient les renvoyer à un vécu difficile, nous ont fait prendre des décisions drastiques. 63 Les entretiens auraient lieu uniquement avec des personnes complètement inconnues, qui ne pouvaient savoir la condition de femme enceinte de l'enquêtrice. Pour remplir ces conditions, un recrutement par le biais de forums de recherche sur internet nous a semblé pertinent. Les entretiens auraient lieu par téléphone. Ainsi, nul besoin de constater la grossesse pour l'enquêtée, nul besoin de la justifier pour l'enquêtrice. Car malgré la posture de neutralité adoptée pour cette recherche, le corps envoyait un message orienté. Nous avons posté une annonce sur deux forums, dans des sections consacrées à l'IVG, avec un lien renvoyant à un questionnaire en ligne. Le questionnaire finissait par la demande d'autorisation pour contacter la personne par téléphone pour un entretien approfondi. Les forums83 ont été choisis tout simplement car ce sont les deux premiers qui s'affichent lorsque l'on fait une recherche de type « forum IVG » sur un moteur de recherche. Les « post» de ces forums ont été lus, étudiés même, pour dégager le langage qu'il convient d'utiliser. Le ton de l'annonce calque celui trouvé sur ces forums pour réduire la distance (en effet l'enquêtrice n'est pas là au même titre que les autres participantes, qui viennent échanger autour de leur expérience), en espérant par ce procédé leur donner envie de participer à l'enquête. Si plusieurs personnes ont répondu au questionnaire (7), il est significatif qu'aucun entretien n'ait pu se faire. En effet les prises de contact téléphoniques n'aboutissaient pas. La période des fêtes de fin d'année, proche, a aussi sûrement joué un rôle défavorable. L'annonce a été retirée. Nous avons ainsi constaté que l'approche de parfaits inconnus pour un sujet dit sensible pouvait produire certains résultats, mais pas ceux escomptés. Ces personnes étaient d'accord pour donner des informations factuelles et rapides, mais n'étaient pas assez engagées dans la relation avec l'enquêtrice pour échanger davantage. 83 Forums dédiés à l'IVG des sites Doctissimo et Au féminin. 64 Changement de cap Le temps du mémoire n'étant pas illimité, nous avons dû revoir fondamentalement notre approche du terrain. Nous avons fait appel à un vaste réseau de connaissances, par e-mail, demandant si elles connaissaient des personnes répondant à quelques critères. Nous avons eu beaucoup de réponses, la plupart négatives, mais un grand nombre de réponses positives également. Certaines des personnes contactées correspondant aux critères se sont proposées elles-mêmes. Ici, nous devons marquer un arrêt et souligner, en les remerciant, le rôle crucial de ces contacts, qui ont pleinement joué le rôle de personnes relais. En effet, leur présentation de l'enquête et de l'enquêtrice a dû être suffisamment attrayante pour que les potentielles interviewées acceptent d'être recrutées. Mais au-delà, c'est leur propre relation d'amitié avec les femmes qui correspondaient aux critères de recherche qui est entrée en jeu : plus d'une interviewée a en effet reconnu accepter parler de ce sujet pour « faire plaisir » à untel ou unetelle. Ce recrutement, outre qu'il ne répond pas à notre volonté d'interviewer des inconnues, présente comme biais une certaine homogénéité culturelle et sociale de l'échantillon. Les femmes interrogées habitent toutes en France métropolitaine, dans le Sud-est, le Sud-ouest, les Alpes et la région parisienne. La quasi-totalité des entretiens a été faite par téléphone. Deux exceptions sont à signaler: pour deux des interviewées, l'entretien a eu lieu à leur domicile. Dans une de ces situations, l'entretien s'est déroulé en présence du mari, qui ne voulait pas y participer dans un premier temps, mais a fini par prendre part à l'échange. Les entretiens Les entretiens ont commencé en mars 201384, pour se poursuivre jusqu'au mois de septembre, en fonction des situations. 84 A ce moment-là l'enquêtrice n'était plus enceinte. 65 L'étude se situe dans le cadrant compréhension/expérimentation de la classification des techniques. Nous avons utilisé l'entretien centré, forme d'entretien semi-directif autour d'un thème annoncé. Guide d'entretien « Bonjour, Je m'appelle Sarah et j'étudie la sociologie. Je suis l'amie de X, qui m'a donné vos coordonnées. Recherche sur le processus de décision de l'IVG (expliquer la recherche), on va parler surtout du laps de temps entre le moment où vous avez su que vous étiez enceinte et l'intervention. Décrivez-moi votre vie avant cet épisode. Comment avez-vous su que vous étiez enceinte? A qui en avez-vous parlé? Comment ça s'est passé? (Détailler chaque interlocuteur, insister sur les échanges verbaux) Démarches, relations avec l'équipe médicale Corps Coût financier Contraception Avez-vous pris la décision seule/ qui a participé à la décision/ à quel moment avez-vous tranché? Ce qui a changé depuis Opinion générale sur l'avortement Choses à ajouter? D'accord pour être recontactée ? Remerciement » Description de l'échantillon Au total, huit femmes ayant vécu une ou deux IVG dans les 3 dernières années (pour un total de 10 IVG) ont été interviewées. Un second entretien, bref, reprenant quelques points précis, a pu être réalisé dans la plupart des cas. Des entretiens ont également été menés avec quatre des hommes « coresponsables» de la grossesse interrompue, une soeur confidente et une conseillère conjugale et familiale dont le travail consiste à faire les entretiens pré-IVG dans un centre hospitalier. Le monde médical Idéalement ce travail aurait comporté un volet sur l'accompagnement médical de l'IVG. En effet, le dispositif, tel qu'il fonctionne aujourd'hui en France, met la femme (ou le couple) qui veut avorter en contact avec plusieurs professionnels appartenant au monde médical au sens large. Un premier rendez-vous avec un/e généraliste, puis un/e gynécologue en consultation privée ou à l'hôpital, l'échographe, le/a conseiller/e conjugal-e et familial-e (souvent appelé « psy » par les interviewées). Des rencontres considérées par certaines comme autant d'étapes à franchir dans le marathon de l'avortement. Les représentations, les opinions de toutes ces personnes ont un impact sur le vécu de l'intervention, parfois sur la décision même. Car il s'agit bien d'une relation de pouvoir où les interlocuteurs n'ont pas le même poids. 66 Nous avons dû renoncer à ce volet pour une raison encore une fois de temporalité. Nous souhaitons néanmoins prendre en considération l'entretien avec la conseillère conjugale et familiale de l'hôpital dans nos résultats d'analyse. En voici le résumé : Un entretien de recherche avec une personne dont le travail consiste à mener elle-même des entretiens. Ce renversement des rôles créait une certaine tension chez la conseillère, qui s'est inquiétée à plusieurs reprises de notre jugement. Employée du Centre de planification de l'hôpital, son travail consiste principalement à recevoir les femmes et éventuellement leurs accompagnateurs, pour l'entretien pré-IVG. Selon elle, l'entretien a trois objectifs majeurs: parler librement, expliquer le déroulement de l'IVG et résoudre les problèmes de contraception. Parler librement: La conseillère pense que ce que les femmes viennent chercher, c'est un moment d'écoute, et que c'est ça le plus important. Elle relate que certaines de ces femmes sont très seules et n'ont personne d'autre à qui en parler. La conseillère pense que l'IVG peut être l'occasion d'ouvrir les yeux sur ce qu'on vit. Car, selon elle, « C'est pas toujours un désir d'enfant une grossesse. Tester si on est fertile, dire quelque chose dans sa famille (...) ». Elle essaye, avec ses interlocuteurs, de balayer toutes les possibilités, de les projeter dans le futur, de les faire réfléchir à ce que c'est vraiment. Dans les cas de consultation en couple par exemple, si les deux ne sont pas d'accord, elle offre un espace de médiation, le triangle permettant que chacun s'entende sans s'énerver. Il lui arrive également de devoir rappeler la loi : personne ne peut forcer une femme à avorter, ou de la contourner: lorsque le délai pour faire l'IVG en France est dépassé, elle oriente sur l'Espagne. Expliquer le déroulement de l'IVG : Il s'agit surtout d'accompagnement et de rassurer ceux qui s'inquiètent. Elle indiquera à plusieurs reprises qu'elle a davantage de temps pour le faire que les médecins, les secrétaires... Les problèmes de contraception : il s'agit de parler de « ce qui a cafouillé » et de ce qui sera mis en place après. Cet aspect est très important à ses yeux et revient plusieurs fois au cours de notre entretien. Pourtant, questionnée sur les personnes qui reviennent pour une seconde IVG, elle se résigne : « Alors, là, on reparle contraception, qu'est-ce qui s'est passé? Mais franchement, au fond de ma tête je me dis, parce que la contraception, on aura beau avoir toutes les méthodes possibles, il y a des choses plus fortes que la raison ». Ce qui la touche le plus, c'est lorsque la personne hésite. Elle distingue plusieurs types d'hésitation : - Lorsque le compagnon est parti : Si la femme a un certain âge, ou si elle n'a jamais eu d'enfant. - Lorsque la situation financière ne le permet pas (elle prend de la distance par rapport à ce motif souvent évoqué : « C'est ce qui est dit, ce qui est mis en avant ». « Il y a des fois je sais pas » ; « je prends ce qui m'est dit. Je ne suis pas là pour juger »), ce qui concerne surtout les couples qui ont déjà plusieurs enfants. - Les jeunes filles qui voudraient bien poursuivre leur grossesse mais qui ne peuvent pas car « vis-à-vis des parents, de la famille, c'est compliqué, ils ont pas fini leurs études, ils n'ont pas d'argent... ». Quelquefois les parents viennent avec, dans l'espoir que la conseillère fasse changer d'avis la jeune fille. Même si elle refuse de prendre ce rôle (« moi je suis pas là pour ça »), elle ne peut s'empêcher d'avoir un avis sur ces grossesses dites précoces: « On ne peut pas se départir complètement de ce qu'on sent. Y a des filles, on sent que l'histoire elle est mal partie quoi », « moi je trouve que ça traduit un malaise de la société. C'est pas le désir d'enfant. Enfin, c'est pas un désir d'enfant normal ». Dans l'hôpital où elle travaille, la procédure peut varier en fonction de la secrétaire qui prend les rendez-vous. Car si les mineures sont obligées d'avoir cet entretien, pour les femmes majeures il est optionnel. Certaines secrétaires ne précisent pas ce caractère optionnel et « envoient d'office ». Cela ne dérange pas la conseillère, qui pense que c'est bien que les femmes viennent la voir. Elle craint qu'un choix ouvert rebute les patients: « Souvent, les gens ne savent pas ce 67 qu'est une conseillère conjugale. Ils se font une fausse idée. Si on leur proposait ils diraient non. Alors que je pense que ça peut les aider, en fait ». Avec cette remarque, nous nous retrouvons face au flou qu'elle ressent autour de sa profession : « ça porte mal son nom conseillère. Ça vient de l'anglais conselling, tenir conseil ensemble pour trouver une solution, c'est pas pour leur donner des conseils ». Dans la formation même des conseillères, il semble y avoir une grande diversité. Cette conseillère avait été formée par le Planning familial qui se positionne « plus sur le terrain ». Elle explique qu'il existe également des formations par l'Ecole des parents « qui est plus poussée psychanalyse, je crois » et par le Cler, « une école de conseillères qui est catho, carrément ». Elle est consciente de l'impact que l'entretien peut avoir et cherche à respecter les limites de son rôle : « Après, moi, je suis pas psy, je veux pas aller au-delà de mon rôle. Et ça c'est difficile aussi, je trouve, la limite de, comment ça s'appelle quand on rentre trop dans l'intimité des gens? ». « C'est pas anodin quelqu'un qui pose des questions ». Elle déplore le manque de lieu de réflexion autour de sa pratique professionnelle, ainsi que le manque de retours : « je sais pas si je les aide » ; « je sais pas si je fais bien, hein ». Revenons à notre échantillon. Les 8 femmes interrogées avaient entre 18 et 40 ans au moment de l'entretien, parmi lesquelles 4 avaient environ 30 ans (de 29 à 31). Pour cinq d'entre elles il s'agissait de la première IVG. Deux d'entre elles ont voulu me faire part de deux IVG chacune, qui avaient eu lieu dans les trois dernières années, période concernée par l'enquête, et qui étaient liées. Sur ce total de 10 IVG, 4 l'étaient par intervention chirurgicale et 6 par voie médicamenteuse. La moitié des femmes interviewées avait déjà un ou plusieurs enfants au moment de l'IVG. Le choix d'interviewer la soeur confidente se justifie non pas par sa participation effective à la décision, mais pour cerner les contours et les enjeux de ce rôle. En effet, la confidente était un personnage présent dans la plupart des situations. Nous souhaitons ajouter quelques précisions au sujet du second entretien réalisé avec la quasi-totalité des femmes de l'échantillon. Il s'agissait de rappeler les femmes interrogées quelques temps après l'entretien principal afin de compléter, par des questions ciblées, quelques informations trop partielles, ou de vérifier la compréhension d'un enchaînement de faits, d'une chronologie. Ce procédé, prévu dès le premier entretien, permettait à l'enquêtrice de garder une porte ouverte en cas de besoin. Il a cependant posé quelques problèmes. Pour l'une des femmes interrogées, les événements intermédiaires ont été tellement éprouvants (nouvelle IVG et perte d'un membre de sa famille) qu'elle n'a pas 68 souhaité nous parler à nouveau, répondant tout de même partiellement à quelques questions par e-mail. Pour une autre, la situation avait totalement changé : elle n'avait plus le même discours vis-à-vis de son IVG, disant la regretter au moment du deuxième entretien. Il ne nous est pas possible de prendre ce fait en compte dans notre analyse. En effet, il aurait fallu faire un deuxième entretien approfondi et traiter la situation de manière diachronique. Nous le mentionnons toutefois car il est significatif dans la mesure où le discours recueilli à un moment donné n'a de valeur que par rapport à ce moment-là. Il est important de garder en mémoire que l'état d'esprit d'une personne concernant un fait vécu change avec le temps. Cette dimension mériterait d'être prise en compte à part entière dans une enquête plus approfondie. Nous n'avons pas cherché à établir un échantillon représentatif de la population. La diversité réside dans l'âge, les périodes de vie, les configurations relationnelles. Si par cette diversité nous pouvons affirmer que l'enquête est significative, nous ne pensons pas avoir atteint un point de saturation. En effet, le contraste entre l'entretien de pré-enquête et les entretiens du corpus analysé nous rappelle que les situations de vie les plus originales, dans le sens de moins courantes, apportent beaucoup à la compréhension des mécanismes et des enjeux. 69 70 71 Bien que non représentatifs, ni de la population en terme de caractéristiques socioculturelles, ni de la diversité des situations vécues, et dans la mesure où l'objet de cette enquête est de comprendre un processus, les quelques cas étudiés vont nous permettre de répondre à nos hypothèses de recherche, et de poser sur la question un nouveau regard. Le rapport à l'objet (contrairement aux règles académiques, le sujet change pour cette partie plus personnelle et je passe du "nous" au "je" l'espace de cet encadré) : Voici une note plus personnelle, adressée avant tout aux personnes que j'ai connues au cours de la recherche et qui ont accepté de m'accorder le temps et les mots d'un entretien. Grâce à elles, ce mémoire existe. Un grand nombre de ces personnes m'ont spontanément demandé si elles pourraient avoir accès aux résultats, et c'est pour moi un devoir et un honneur de leur restituer. Le mémoire sera disponible en ligne et l'adresse internet communiquée à tous les enquêtés. J'ai le sentiment qu'il serait juste que je me dévoile également, après avoir entendu leurs histoires intimes. Que je leur dois de donner, au-delà de l'enquête, de l'analyse, du travail intellectuel, un peu de ma personne. Du point de vue de la pertinence pour le travail de recherche, les conditions de production de ce mémoire ayant été particulières, les analyser donnera certainement plus de profondeur au propos. C'est l'influence que mon parcours personnel a pu avoir sur ce travail que j'essaierai de déterminer à présent. Quoi dire ? Où s'arrêter ? Oui, moi aussi j'ai vécu une IVG. Et comme tant d'autres j'aurais préféré ne pas avoir à passer par là. Mais il se trouve qu'un autre enfant n'était pas envisageable à ce moment-là. En revanche, non, ce n'est pas parce que j'ai vécu une IVG que j'ai choisi ce thème de recherche. Disons que, peut-être, le fait d'avoir connu cette « expérience » m'a permis de me sentir autorisée à traiter la question. En réalité c'est un avortement que je n'ai pas fait, alors que tout mon entourage proche ou éloigné l'aurait trouvé tout-à-fait normal, qui m'a fait me poser autant de questions sur le rapport des femmes à la maternité. Je n'avais pas prévu de tomber enceinte. J'avais 16 ans. Lycéenne et pas en couple stable. Mon petit copain, étranger, était déjà retourné dans son pays au moment où j'ai su que j'étais enceinte. C'est le médecin qui a insisté pour que je fasse le test car je n'en voyais pas la nécessité, nous nous étions toujours protégés. Mais voilà, quand j'ai su, c'était clair. Ma décision, j'ai dû la défendre contre tous. Ce n'était absolument pas normal qu'une jeune fille de 16 ans, dépendante financièrement, avec « tout l'avenir devant elle », et cetera, décide de poursuivre une grossesse. Il faut préciser que ce n'était pas un choix idéologique, mais une force interne, difficile à expliquer. De même, pour dissiper tout malentendu, je ne pense absolument pas que les jeunes filles qui tombent enceintes devraient toutes poursuivre leur grossesse. À l'époque je n'ai pas compris pourquoi certaines personnes de mon entourage se permettaient autant de s'immiscer dans ma vie et d'essayer de m'imposer leur point de vue. La solution, pour moi, des années plus tard, a été de chercher à comprendre les normes sociales de la maternité, les différents aspects du rapport à la maternité et les logiques en filigrane. Ainsi, dans mon parcours, la maternité est liée aux études. 72 |
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