La communauté libanaise et le développement économique de la Côte d'Ivoire 1960- 2001( Télécharger le fichier original )par Kouadio Adolphe N'GORAN Université Alassane Ouattara de Bouaké ( Côte d'Ivoire ) - Maà®trise 2012 |
B/ Une forte présence des Libanais dans l'économie coloniale de la Côte d'IvoireL'implication des Libanais dans l'économie ivoirienne commence depuis la colonisation. La principale activité économique de ces derniers est le commerce. Leur réussite dans ce secteur d'activité leur a permis de s'investir dans d'autres domaines économiques. Il s'agit entre autres du transport et des activités immobilières. Ils s'intéressent par la suite aux activités industrielles. 1-Le commerce, principale activité économiqueLes Français sont les principaux artisans de l'économie ivoirienne pendant la période coloniale. Ce rôle prépondérant des Français révèle à travers la définition des programmes de développement et des maisons de commerce. A côté des Français, il y a également les Libanais dont la place dans l'économie ivoirienne n'est point moins importante. Ils sont d'abord commerçants. C'est au fil des années qu'ils diversifient leurs activités. Pendant la période coloniale les maisons de commerce européennes, surtout françaises assuraient le contrôle du commerce en Côte d'Ivoire. En effet, elles sont présentes dans tous les échelons du commerce colonial. Ces maisons de commerce premièrement fixaient le prix des marchandises de toute origine. Elles assurent également l'approvisionnement des marchés en produits manufacturiers européens, l'achat des produits de traite des campagnes et une forte implication dans le fonctionnement des chambres consulaires. Ces maisons de commerce sont autrement la Compagnie Française de l'Afrique de l'Ouest (Cfao), dominée par des intérêts marseillais ; la Société Commerciale de l'Afrique de l'Ouest (Scoa) ; le groupe Unilever représenté par la CFCI. Chaque maison de commerce européenne dispose d'un comptoir central dans le chef-lieu de la colonie, ainsi que de comptoirs et de factoreries secondaires dans les villes et postes de l'intérieur. A côté du circuit commercial des maisons commerciales, il existe le réseau commercial libanais. Ce réseau évolue selon est en rapport avec les courants migratoires libano-syriens et de l'importance des activités économiques. Les premiers Libano-Syriens en Afrique Occidentale étaient des colporteurs. Ces derniers pratiquaient le commerce de troc avec les Africains. « En 1897, les premiers Libanais aperçus sur les plages en Guinée et au Sénégal, échangeaient les pacotilles, les produits manufacturiers contre l'arachide et la kola »42(*). En Côte d'Ivoire, de même, les Libanais ont participé à ce commerce de troc avant l'apparition de la monnaie argent. On peut citer l'exemple de Chaoul établi à Tiassalé qui exerce le commerce de traite. En 1909, les deux Libanais installés à Aboisso, nommés Saïd et Assaad Mansoum créent une maison de commerce y participer au commerce de traite.43(*) A partir de 1920, la présence libanaise dans le commerce prend une dimension importante. Les Libanais créent leurs boutiques souvent installées dans les périphéries des grands centres commerciaux. Ils pénètrent à l'intérieur de la Côte d'Ivoire à la recherche des produits de traite notamment le café, le cacao et la Kola. Ainsi, les commerçants libanais s'installent dans le cercle de Daloa bravent les obstacles climatiques et atteignent la « brousse »44(*), c'est-à-dire dans les villages et hameaux de produits de traite. Certains d'autres eux possèdent des épiceries dans ces localités reculées.45(*) Selon le prêtre Menhem Morkos, les Libanais « disposaient toutes les conditions nécessaires de survie dans les habitations»46(*). Il s'agit entre autres de jardins potagers, de boîte à pharmacie. De ces campagnes, les Libano-Syriens se livraient à un commerce à «double face«. Ils acheminaient les produits manufacturés vers les indigènes et les colons de brousse et assuraient l'achat des produits locaux bruts vers les villes. Ce commerce à double face occupe à 95,1% des Libano-Syriens de Côte d'Ivoire avant 194047(*). Cette forte implication de ces derniers dans le commerce de traite et leur grande mobilité est l'un des facteurs fondamentaux qui poussent les maisons de commerce européennes à s'attacher de leurs services. Bien avant la sollicitation des Libanais, les maisons de commerce employaient la main d'oeuvre locale composée essentiellement de Sénégalais, d'Apolloniens et de Dioula. Cependant, cette dernière était jugée moins rentable. Ces compagnies commerciales européennes bénéficiaient de la main d'oeuvre des Européens. Elles estimaient que cette main d'oeuvre européenne était onéreuse et moins rentable. Elles ont recours aux Libanais pour servir de sous-traitants ou intermédiaires dans l'acheminement facile des produits manufacturés vers les centres commerciaux de l'intérieur et l'achat des produits de traite destinés à l'exportation.48(*) Les Libano-Syriens disposaient d'un circuit commercial relativement performant à celui des traitants européens et africains. Les Libanais contrôlaient dans les contrées et hameaux situés hors des mailles du réseau des comptoirs européens. Premièrement, les Libanais n'hésitaient pas à entrer directement en contact avec les villages pour y acheter tous les produits d'exportation y compris la kola ou le beurre de karité. Ils manifestent un intérêt particulier au quotidien des africains. Ils payaient souvent l'impôt de capitation des Africains bien avant même les périodes de traite. Par ailleurs, ils accordaient des avances sur achats ou prêts aux paysans. Il existe un réseau de solidarité entre les marchands libano-syriens qui permettait d'aider ceux d'entre eux qui pouvaient défaillants vis-à-vis des grandes compagnies.49(*) Ainsi, le goût du risque, l'attention particulière à l'endroit des paysans africains et l'entraide des membres de la communauté permettent aux Libanais de réaliser de bonnes affaires dans le commerce. A partir des années 1930, Ils deviennent incontournables dans ce secteur d'activité. Désormais, ces derniers sont propriétaires d'importantes factoreries que celles de commerçants individuels européens et souvent concurrentes directes des grandes compagnies commerciales. De ce fait, les maisons de commerce ont organisé la ruine de nombreux libano-syriens en les empêchant d'obtenir des crédits. « Le Libanais qui s'adresse directement au fabricant, qui obtient de lui un crédit souvent considérable, la mise à bord de la marchandise Cette réussite brise la grande confiance qui existait entre la communauté libanaise et les Européens surtout les Français. En effet, les Européens avec à leur tête les chambres consulaires en particulier la chambre manifestent une haine contre les Libano-Syriens50(*). D'ailleurs les Libanais ne sont guère admis sur les différentes listes des élections de la Chambre malgré la force économique dont ils représentent. Les colons justifient cette situation par le fait que les Libanais sont « simplement des protégés français et non des sujets» et donc ne peuvent jouir des mêmes droits qu'eux et les sujets français.51(*) Alors que toutes les composantes du commerce y étaient représentées à savoir les compagnies de commerce, les grossistes individuels, les demi-grossistes et même les détaillants. Les Libanais sont objets de toute sorte d'accusation. Au niveau de l'hygiène, ils sont accusés d'hommes sans aucune règle d'hygiène. C'est pourquoi «les mêmes règles d'hygiène en pays tropicaux » imposées aux Français leur ont été également soumises. Plus grave encore les commerces libanais ont été interdits d'ouverture les jours de fête et les nuits52(*). Pis, ils sont accusés de fraudeurs à cause de leur subtilité. Ils contournaient le circuit légal en commerçant avec les colonies voisines surtout la Gold Coast c'est-à-dire le Ghana actuel, et le Libéria. Selon Pierre Kipré, ils tirent partie de contrebande des produits avec les pays frontaliers pendant la Seconde Guerre Mondiale. Cela accentue le climat de méfiance qui existait entre les citoyens français et leurs« sujets« syriens et libanais qui n'était pas au beau fixe dans les années 193053(*). A la veille de la Seconde Guerre Mondiale, la métropole fit appel aux colonies pour l'effort de guerre. Cela suscite la mobilisation générale aussi bien des colons que des indigènes. Si la mobilisation des seconds ne pose pas de graves problèmes, il n'en est pas de même intérêt pour les Européens en particulier les Français dans la colonie. En effet, ils sont à la tête de grandes et petites maisons de commerce, des exploitations agricoles et forestières. En somme, l'économie du territoire est entre leurs maisons. Avec de tels avantages dont on ne veut se séparer, une question se pose de façon angoissante à chacun d'eux.54(*) Ce départ potentiel de ces derniers au front en métropole profiterait aux étrangers en l'occurrence les Libanais. Ceci suscite une fois de plus la crainte de la Chambre de commerce qui s'associe aux présidents des Assemblées consulaires de l'AOF afin de faire d'appliquer dans les colonies les mesures prises à l'égard des étrangers dans la métropole. En France, le décret du 12 novembre 1938 stipule tout étranger pour bénéficier de la carte de commerçant doit justifier l'acquisition ou l'établissement d'un commerce ou d'une industrie sur le territoire français après une enquête de moralité. Pour la Chambre de commerce, ces étrangers ne pouvaient être que les Libanais. Son ambition est de briser l'ascension de ces derniers afin de sauvegarder les intérêts nationaux.55(*) Elle fomente plusieurs motions contre cette communauté auprès de l'Administration coloniale. Parmi ces motions, nous pouvons prendre celle de 1939 qui invite le gouverneur général de la colonie de l'éliminer du commerce de la Côte d'Ivoire56(*). En dehors de la Chambre de commerce comme moyen de briser l'émergence des Libanais, existait une certaine presse européenne qui menait également une mauvaise campagne médiatique des Européens contre ces derniers. En effet, Bernard Dadié ne montre pas seulement que le monopole syro-libanais du commerce intérieur dans ses écrits, mais aussi invite les Africains à prendre conscience de la vente de leurs articles à bas prix : « le Français, maître politique du pays, partageait son économie avec le Levantin. Après avoir monopolisé tout le commerce intérieur et extérieur, il avait fait du Levantin son associé. Le Blanc vendait au Levantin grossiste ; le Levantin demi-grossiste cédait à crédit aux Levantins demi-grossistes ; le Levantin demi-grossiste débitait au Levantin détaillant chez lequel s'approvisionnait plus fréquemment le nègre consommateur qui mettait en gages des bijoux de famille »57(*). La place de la communauté libanaise dans le commerce était moins importante avant les années 1930. La proportion syro-libanaise s'est accrue à la veille des indépendances. Elle est évaluée à environ 650 factoreries58(*). Les investissements libanais à la fin de la colonisation ont nettement augmenté à cet effet. Cela donne un aperçu de l'essor de cette communauté. Outre le commerce, Libanais sont aussi producteurs des cultures agricoles commerciales. Ces derniers initialement acheteurs de ces produits disposent des plantations dans les différentes zones productrices. Parmi ces producteurs syro-libanais, nous pouvons prendre l'exemple de Khalil Sabeh. Ce Syrien est à la fois commerçant et planteur installé à Oumé. Selon Raymond Gauthereau, il possédait deux plantations de café et kola.59(*) En dehors de ces activités, les Libanais ont également investi dans le transport et le logement. Le transport en commun dans la colonie de Côte d'Ivoire a été développé par les Libanais. En effet, ce moyen de déplacement est entré dans les habitudes des populations ivoiriennes dans les années 1920. Ceci à la faveur du développement des infrastructures routières60(*). Les automobiles sont utilisées pour le convoyage des marchandises et le transport des personnes à longue distance. Ils permettaient les liaisons des centres urbains et les campagnes. Le contact entre les peuples devient très facile grâce aux automobiles. Les Libanais recevaient des camions essentiellement de marque Ford de la CFAO principale entreprise importatrice de véhicules en Afrique Occidentale Française61(*). Les Libanais ont contribué à l'abandon progressif du système du portage et du colportage. Ils concourraient ainsi à alléger le fardeau de la population locale qui chargeait des produits sur la tête et portaient les Administrateurs dans les hamacs. Ils sillonnaient toute la colonie à la recherche de produits de traite et à la distribution des marchandises européennes à l'intérieur. Le secteur était presqu'entièrement levantin jusqu'en 1930. Ce sont les grandes familles syriennes et libanaises installées à Grand-Bassam qui dominaient cette activité en progrès. Aussi, les Libanais s'impliquent-ils dans la construction immobilière. Leur introduction dans ce domaine est non seulement tardive, mais également modeste. Elle s'est réellement matérialisée qu'à partir de 1937 où apparaissent les maisons en durs après le décret du Gouverneur Général de l'AOF62(*). La majorité des constructions appartiennent aux maisons de commerce européennes avant 1940. Les propriétés des commerçants particuliers Européens et Libanais sont moins importantes. Cependant, avec la reprise des activités économiques à la veille de l'indépendance, on observe un nombre croissant des ressortissants libanais ayant acquis un logement. Ces propriétés sont mises pour la plupart en bail. Ainsi, les propriétaires immobiliers libanais sont estimés à environ 300. Ces derniers bénéficient d'un revenu annuel global de 0,9 milliard de francs CFA62(*). Ils représentaient un tiers des devises de cette activité. Enfin, les Libanais disposent des ateliers de l'artisanat et de petites industries. Ce secteur est à l'état embryonnaire. Elles sont essentiellement dominées par la panification artisanale. La panification est par définition l'ensemble des activités qui rentrent dans la fabrication du pain. Les boulangeries selon Samir Amin, représentaient entre 1958 et 1960 la moitié de la production des grains et de la farine. Le poids européens est très important car les productions sont presque toutes européennes. Toutefois la part des Libanais dans ce secteur ne demeure pas moins significative. Les Libanais ont par ailleurs des ateliers de menuiseries, mécaniques et de carrosserie. Cet engagement des Libanais dans l'économie ivoirienne leur permet de contribuer au développement des relations commerciales entre leurs pays et la Côte d' Ivoire. * 42Jean & René CHARBONNEAU, Marchés et marchands d'Afrique Noire, édition La Colombe 1961, Paris, p 94 * 43 JOAF, 30 avril 1909, p195 * 44 AlainTIREFORT, op,cit,p66 * 45 Henriette DAGRI (D), « Notre Abidjan », Mairie d'Abidjan /Ivoire Média, 1991, p93 * 46 Entretien réalisé en février 2012 * 47 Alain TIREFORT, op,cit, p66 * 48Pascal Konan YAO ; Le commerce colonial en Côte d'Ivoire de 1945 à 1960, mémoire de maîtrise histoire, UNCI, 1995, PP20-21 * 49Pierre KIPRE, Villes de Côte d'Ivoire 1893-1940, Tome II, NEA, 1985, p90 * 50Tanoh Raphaél, BEKOIN, op,cit , p196 * 51ANCI, 4-DD26 n°18, circulaire à messieurs les cercles au sujet des cartes d'identité des étrangers, n°340A 1266 du1 avril 1917 * 52Tanoh Raphaél, BEKOIN, op,cit, p201 * 53Pierre KIPRE, op, cit, p89 * 54Tanoh Raphaél BEKOIN, opcit, op, cit, p311 * 55Tanoh Raphael BEKOIN, opcit, op, cit, pp310-315 * 56Pierre KIPRE ; Mémorial de la Côte d'Ivoire, Belgique 1988, Ami, tome2, p264 * 57Idem, p264 * 58Samir AMIN ; Le développement du capitalisme en Côte d'Ivoire, Minuit 1967, p161 * 59Raymond GAUTHEREAU ; Khalil Sabeh, commerçant et planteur à Oumé, In Mémorial de la Côte d'Ivoire ; op.cit. ; p234, * 60Semi BI- ZAN : La politique coloniale des travaux publics en Côte d 'Ivoire (1900-1940), 1973, pp256-257, * 61Hubert BONIN ; Cent ans de compétition, Paris 1987, Economica, p32 * 62Samir AMIN ; op.cit. , p177 |
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