1.1.3. La médecine « traditionnelle
»152
En tant que « représentants » et «
porte-paroles » des intérêts locaux, les CS se doivent de
prendre pleine connaissance des parcours thérapeutiques pluriels
susceptibles d'être empruntés par les populations villageoises. Ce
faisant, il semble nécessaire d'apporter un éclairage sur un
autre aspect, trop souvent minimisé voir écarté : «
les thérapeutes traditionnels ».
Aucune dimension participative vis-à-vis des «
thérapeutes traditionnels »153 ne fut émise lors
de l'élaboration des CS. L'absence de considération suffisante et
d'intégration des
149 Olivier de Sardan, 1995a, op. cit., p. 156.
150 Olivier de Sardan, 1995a, Ibid., p. 159.
151 Olivier de Sardan, 1995a, Ibid.
152 Une réflexion autour du pluralisme
thérapeutique se trouve en annexe (A11. Le pluralisme
thérapeutique en question).
153 Une personne pratiquant la médecine «
traditionnelle » recouvre des significations multiples
(tradithérapeute, tradipraticien, guérisseur, herboriste, nganga,
rebouteux, féticheur, sorcier, charlatan, marabout, etc.). Même
si
84
« charlatans » dans ce projet, empêche toute
représentativité sincère des villageois par les CS. En
effet, suivant une vision holistique, les présupposés «
communautaires » mis en avant dans ce « Projet Intégré
de santé dans la région des Savanes » semblent
dénués d'une de ses composantes fondamentales : la
médecine dite « traditionnelle ».
Toutefois, ce ne fut pas toujours le cas. Comme
évoqué précédemment, lorsque les COSAN
étaient en vigueur, cette dynamique « participative »
vis-à-vis des accoucheuses traditionnelles était de mise.
Toutefois, selon un employé de 3ASC, la disparition de ce «
partenariat » put causer quelques répercussions :
« Je pense qu'ils ont été un peu
déçus qu'on n'ait plus voulu parler des accoucheuses
traditionnelles, il y a eu une évolution. On a dit que dans les
principes, même dans les normes, OMS et autre, un accouchement
assisté, ça doit être un accouchement maintenant qui est
réalisé par disons une sage-femme, une infirmière
d'État ou un médecin. Donc en bas de ça, on ne
considère pas ça comme étant un accouchement
assisté. Donc c'est une disposition, une loi qui est prise même
par les grandes institutions comme l'OMS et autres. Donc ce qui fait qu'on est
obligé d'aller avec cette nouvelle formule. Or à l'époque
ce qui donnait un peu d'enthousiasme, un peu de motivation à travailler
c'était la présence de ces entités là : accoucheuse
traditionnelle et les agents villageois de santé. Maintenant qu'ils ont
été amputés, ça démotive un peu. Mais alors
qu'est-ce qu'on fait des accoucheuses traditionnelles et tout, parce qu'ils
sont toujours là. Et bien on dit qu'ils peuvent aider à la
mobilisation, à la sensibilisation et à référer les
femmes enceintes mais ils n'ont plus cette mission de faire les accouchements
».
Or, c'est précisément leur rôle.
Sensibiliser et référer les malades vers les centres de
santé reconnus par l'État, semble, a priori aller à
l'encontre de leur logique propre.
Au regard des interviews effectuées avec les patients
et les personnes rencontrées dans les villages environnants les USP, il
est indiscutable que le recours privilégié est le centre de
chaque terme peut se définir suivant des
considérations spécifiques, les appellations tendent à se
confondre dans le langage courant, recouvrant une vision visant à
s'opposer aux personnes exerçant la bio-médecine. De ce fait,
nous utiliserons conjointement ces différents termes afin de varier
notre langage. De plus, il convient de préciser que le terme «
charlatan » est communément utilisé dans la région
des Savanes, et ne relève aucunement une vision péjorative. Quant
au terme « marabout », il paraît fort peu probable de trouver
une définition spécifique, comme il se présente sous une
forme plurielle. En effet, « aucun terme désignant une
catégorie d'hommes de savoir n'est entouré d'une confusion de
sens comparable au mot marabout » (Fassin, 1999 : 73). Néanmoins,
l'islam semble être la référence commune à toutes
les différentes formes que peut reprendre ce terme. Outre la religion,
les liens avec la magie, le sacré, le surnaturel, le spirituel et la
divination semblent étroits. « La fonction médicale n'est
que l'une des fonctions du marabout qui a, par ailleurs, la charge de
délivrer le message divin, d'organiser prières et rituels, de
rendre la justice, d'enseigner le Coran, d'accomplir des miracles » (vu
dans : Fassin, D., 1999, Pouvoir et maladie en Afrique. Anthropologie
sociale dans la banlieue de Dakar. Paris, Collection les Champs de la
Santé, Université de France, p. 73).
santé. Nous pouvons toutefois nous questionner par
rapport à notre statut et notre influence face aux résultats
obtenus, mais le constat est tel.
Même si les propos qui suivent ne peuvent-être
représentatifs de la tendance générale, il est remarquable
qu'un nombre conséquent de personnes interrogées ont recours aux
deux types de médecines en vigueur dans la région, afin d'obtenir
un double point de vue.
« Oui ils consultent [les guérisseurs].
Premièrement, ils vont d'abord à l'hôpital, quand ça
ne va pas maintenant, ils consultent le guérisseur, ou ils vont à
l'hôpital et en même temps ils consultent quoi pour voir qu'est-ce
qui ne va pas, peut-être dans la famille s'il y a une
cérémonie à faire, ils le font, c'est pas pour les
mêmes causes. (É) Il a pris l'exemple d'une femme enceinte, quand
elle est enceinte, ils vont d'abord à la CPN et aussi ils vont aller
consulter, voir le guérisseur et le jour qu'elle va accoucher, si elle
va à l'hôpital et elle traîne elle ne va pas vite, ils vont
aussi aller consulter et voir s'il y a des cérémonies à
faire, ils le font et souvent même quand ils font les
cérémonies, la femme accouche. Ou bien même si la femme
accouche à l'hôpital, elle revient là, ils doivent aussi
aller consulter un féticheur, voir bon, faire des
cérémonies (É) C'est l'homme qui va et la femme ne va pas,
c'est son mari qui va pour consulter. (É) Le guérisseur, il ne
donne pas les soins, mais quand tu y vas, il te dit de prendre telle poule,
telle poule, aller tuer chez son grand-papa, aller tuer chez tel aïeul, et
ça passe, mais il ne donne pas des comprimés ou bien des choses
à boire, non il ne donne pas ça, il donne seulement des
consignes. (É) C'est pour assurer la santé de la maman et de
l'enfant, c'est pour ça qu'ils vont consulter (É) Il dit, aller
chez un tradithérapeute, un charlatan, c'est la tradition, c'est la
coutume, c'est la croyance, donc il doit quand même faire les deux, tout
le monde dans le village fait les deux. (É) Il n'y a pas de
guérisseur dans le village ici, c'est loin d'ici, c'est plus loin que
l'USP » [Traduction d'un villageois de l'aire sanitaire de Korbongou,
Tône].
Comme l'énonce Fassin, « tout l'éventail
symbolique et thérapeutique est mis à
contribution pour la recherche de la meilleure
efficacité. Aucune contradiction n'est perçue entre les
différents registres auxquels il est fait appel : la logique est celle
de la guérison »154.
La conviction dans les types de traitements proposés
dans les centres de santé reconnus par l'État semble
insuffisante, tandis que les us et coutumes restent pour beaucoup
prédominants dans les schèmes de pensée locaux. Le recours
aux « guérisseurs », demeure courant et la croyance en leurs
bienfaits continue à être bien ancrée ; une croyance
profonde persiste.
85
154 Fassin, D., 1999, op. cit., p. 115.
86
En combinant ces deux pratiques, ils tendent à se
sentir davantage rassurés. Même si la médecine «
moderne » s'avère prépondérante, il est
communément admis que le recours à des «
tradithérapeutes » n'est ni une question de moyens financiers, ni
une question de distance. De plus, ces derniers semblent être
consultés pour des raisons qui dépassent le cadre strict de la
guérison. Les causes de la maladie doivent être recherchées
sous un angle extérieur. Elles peuvent être attribuées
à un sortilège, un envoûtement, un empoisonnement ou encore
un acte de sorcellerie. De ce fait, « quand il y a un malade dans la
maison, il faut d'abord savoir d'où vient la maladie » [Villageois
de l'aire sanitaire de Papri, Kpendjal].
Nous ne débattrons pas plus longuement de l'attachement
de ces croyances dans la sphère locale, ni du poids que
représentent ces pratiques, en tant que recours thérapeutiques
mais des relations en vigueur entre les CS et les « guérisseurs
» : elles ne sont que fort peu pratiquées, voire le plus souvent
inexistantes.
Il nous est vite apparu que les CS servaient principalement
d'appui aux USP et ne semblaient pas suffisamment se soucier de
représenter activement les intérêts des populations
villageoises. Cependant, un cas particulier évoqué ex-ante
a retenu une nouvelle fois notre attention : le commissionnaire-marabout
de Bougou, Tône.
- Un cas particulier : le commissionnaire-marabout de
Bougou, Tône
Sous ses grands airs, cette interviewé craignait de
dévoiler une fonction qui lui était propre. L'entretien fut des
plus faussés pendant les cinquante-trois premières minutes de
notre rencontre, moment où il admit, sur un revirement de situation,
être aussi un « marabout ». Et ce après avoir
dénigré pendant presque une heure les « tradipraticiens
», insistant qu'ils devaient disparaître155 :
« Ceux qui vont chez les tradithérapeutes, c'est
l'ignorance (É), il dit que s'il était l'autorité, ha
là il dit qu'il faudrait les renvoyer, pour pouvoir laisser la
médecine moderne faire son travail ».
Cinq minutes plus tard, après que le commissionnaire a
retourné sa veste, le traducteur nous tient ces propos :
« Bon certains souffrent de maladies, ils sont allés
à l'hôpital, ils n'ont pas eu gain de cause, ils sont
arrivés chez lui, ils ont eu gain de cause. Il a ajouté que ceux
qui font la
155 Les extraites d'entretiens qui suivent ont tous fait l'objet
d'une traduction simultanée : [Traduction du commissionnaire-marabout de
la CS de Bougou, Tône].
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tuberculose, la toux quoi, les gens sont partis à
l'hôpital avec leur toux, ils n'ont pas été guéris,
ils sont arrivés chez lui, lui les a guéris ».
Mais peu après notre commissionnaire-marabout
n'hésite pas à préciser, qu'il est « contre les
guérisseurs qui mentent » en précisant que lui fait du bon
travail. De plus, il demande sur un ton amusé « de ne pas le
renvoyer, de le laisser travailler en tant que tradipraticien ! ».
Il tente de nous expliquer que son travail de « marabout
» n'entrave pas celui de la CS, car il parvient à départager
les cas qu'il est en mesure de soigner :
« Il dit que, eux les vieux, ils savent qu'ils n'arrivent
pas à traiter toutes les maladies et quand ces malades viennent
là, ils les réfèrent au niveau des USP. Les
médecins aussi savent qu'il y a certaines maladies qu'ils ne peuvent pas
traiter et quand ils reçoivent ces cas qu'on les réfère
aussi vers les vieux. Il dit qu'entre eux, les vieux et les médecins,
qu'ils collaborent, ils discutent ensemble. Mais il précise que ce n'est
pas le cas de tous les vieux, mais c'est son cas à lui (É) Si
quelqu'un est atteint de la tuberculose par exemple, la médecine moderne
ne peut pas le soigner, donc il faut que la personne, elle vienne chez lui et
quand elle vient chez lui, elle a la satisfaction, il guérit, pas besoin
d'aller à l'USP. Si quelqu'un a été mordu pas un serpent,
la médecine moderne ne peut pas le guérir et donc la personne
elle vient chez lui. Si la personne, elle vient chez lui, ça va aller
mieux dans l'immédiat. Pour les morsures, il y a une poudre, tu bois et
la partie qui a été mordue là, il fait trois cicatrices
là, trois traits comme ça, il prend la poudre là, il met
dedans et c'est fini, tu bois aussi, c'est guéri ».
Petit à petit son discours change, et il nous
dévoile de plus en plus d'informations : il fait également des
accouchements. Tout en se rendant compte de l'incohérence de ses propos
face à ses responsabilités en tant que commissionnaire, il
poursuit:
« Les femmes qui veulent accoucher là et que c'est
difficile, là aussi il a des produits, il prend ça, il donne
à la femme, la femme boit quelques minutes après, l'enfant sort
facilement ».
Face à notre incompréhension, nous
réitérons nos propos : n'est-ce pas incompatible d'être
« marabout » et membre d'une CS ? Sur un ton incertain mais
amusé, notre traducteur tente tant bien que mal de narrer ses
interventions :
« Par exemple si une femme est enceinte, elle ne sait pas
qu'elle est à terme, qu'elle a été surprise, elle va
accoucher et elle n'a pas pu venir jusqu'à l'USP, on lui fait appel et
là, lui va. Mais normalement il ne fait pas ça, il dit d'aller
à l'USP mais quand on l'appelle, il vient (É) Pour les morsures
de serpent, comme il sait que c'est extrêmement mortel, quand
quelqu'un
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vient chez lui, il le soigne tout de suite au lieu de le
référer, parce qu'il sait ce qu'il doit faire. Il a
remarqué, quand les gens viennent au centre ici, on les traite,
après la partie s'enfle. Or chez lui, quand quelqu'un vient pour les
morsures, il cicatrise, il donne le produit, il boit et ça
disparaît en même temps. Bon à l'hôpital, il y a quand
même certains ça réussit, mais chez lui c'est
automatiquement ».
Pour conclure, « il dit qu'il préfère que
les gens se fassent soigner au niveau de l'USP ».
Suite à cette interview interpellante, nous
décidons de comparer ce point de vue avec celui de la matrone de l'USP
de cette même aire sanitaire. Après une brève explication,
nous lui demandons de surenchérir :
« Oui je sais qu'il est guérisseur.
[Vous trouvez ça normal, qu'un membre de la Commission
Santé soit guérisseur ?]
Non mais... quand on lui pose la question, il dit que c'est
l'héritage de son papa. Lui il
soigne et puis après tout il dit, il faut ajouter la
médecine. Il soigne.
[Mais pour certains types de maladies, comme les morsures de
serpent, parfois il ne
réfère pas les malades vers l'USP]
Il a dit ça ? Ça veut dire qu'il soigne. Je sais
qu'il a déjà soigné la tuberculose.
[Donc ça marche, il ne faut pas forcément venir
à l'USP pour se faire soigner de la
tuberculose ?]
Je ne sais pas ! [Elle rit] Je ne sais pas ! Il ne peut pas
être Commission Santé et être
thérapeute.
[Mais si, c'est exactement ce qu'il est]
Oui mais normalement il faut le laisser et prendre un autre, il
est vieux c'est pour ça je dis
il faut prendre un jeune qui a au moins de l'intelligence dans la
tête.
[Mais il est très intelligent, ce n'est pas ça le
problème, c'est juste qu'il a une autre façon
de penser - ne sachant que répondre, elle rit]
Ha il est bon hein. (É) Mais toutes les femmes là
n'accouchent pas à la maison, là il
connaît, là il ne blague pas pour ça. Mais si
quelqu'un est malade là-bas, il soigne, si ce
n'est pas tellement grave, il n'amène pas à
l'hôpital, donc c'est ça ».
[Propos recueillis par la matrone de l'USP de Bougou,
Tône]
Une forme de profonde contradiction est donc à relever.
Cette dualité omniprésente fait partie du tableau quotidien.
Autant dans les USP que les CS, les prestataires admettent et acceptent une
telle antinomie, tout en marquant, officiellement leur désaccord face
à cette ambiguïté. Il s'avère difficile de recueillir
des propos n'émettant aucune forme de
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contradiction. De fait, le discours tenu par la
majorité de nos interlocuteurs semblait indiquer en filigrane une
certaine forme de reconnaissance des « tradithérapeutes ».
Cette double réalité, il va sans dire, ne rentre
aucunement dans la logique du dispositif commanditée par 3ASC.
Cependant chacun semble conscient de la coexistence de deux médecines et
ferme les yeux, reconnaissant implicitement son impuissance (voir son absence
de souhait) d'empêcher que continue à se pratiquer la
médecine « traditionnelle » et plurielle. Tout le monde semble
accepter l'inclusion d'un « marabout » au sein de la CS et chacun
estime qu'il aura la sagesse de faire les choix appropriés suivant les
circonstances.
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