CHAPITRE I
L'ETRE BECKETTIEN ET SON RAPPORT AU TEMPS :
LA RETROSPECTION COMME SUBSTITUT DE LA PROJECTION ET
LA RECONSTITUTION COMME AVATAR DE L'ACTION
Les personnages du théâtre de Samuel Beckett
occupent un monde clos. Le temps lui-même est sans issue. La fin a
commencé mais, soumise aux lois beckettiennes, elle aussi tarde
à se réaliser. De la ruine qu'est le présent, l'être
ne peut plus se représenter l'avenir, et le passé qu'il
traîne depuis ce qui lui semble une éternité part
lui-même en lambeaux. Dans cet univers, si on se souvient beaucoup, on se
souvient souvent mal. La temporalité est dénuée de ses
repères, de sa mesure. Elle n'est plus qu'un poids. Or, malgré
l'impossibilité de se projeter, l'espoir demeure d'atteindre le moment
de l'extinction. Extinction de la vie, bien sûr, c'est le but ultime.
Mais, puisque même la plus grande volonté n'y donne pas
accès, on vise des étapes intermédiaires : l'extinction
des feux, du jour, de l'heure. A défaut d'action significative, des
activités sont mises en oeuvre pour que le temps passe inaperçu.
La force de l'habitude s'oppose en résistance au décompte des
minutes : le personnage crée, par reprises et reconstitutions, un ordre
qui lui est propre, une série de balises qui détourne ses yeux
des trop lentes aiguilles et fournit l'illusion d'un accomplissement au
quotidien. Néanmoins, l'occupation des heures du jour ne suffit pas
à entraver sa reprise : on a beau combler l'unité temporelle
qu'est la journée, demain sera toujours à venir. Autrement dit,
dans un ordre de durée supérieur Ð celui qui recrée un
jour après chaque nuit Ð, les souvenirs ne font plus qu'attester le
caractère cyclique du monde beckettien. Cet aspect dialectique de la
reprise kierkegaardienne nous préoccupera tout au
13
long de ce premier chapitre, car là se rencontrent les
enjeux substitutifs de la mémoire et ceux, rebelles, de la
reconstitution. La certitude de l'éternité de la reprise du jour
cause une immense lassitude, qui envahit l'être et son regard sur le
monde. La rétrospection n'est plus que le moyen lamentable de
vérifier que la vie a toujours été cette succession
pesante et dénuée de sens. Le souvenir n'apporte rien, sinon la
preuve de la décadence des conditions de l'existence. Une
nécessité d'évasion naît de ce cul-de-sac temporel.
Le projet étant interdit et le souvenir étant dangereux, il ne
reste que la parole pour sortir de la réflexion. Lorsqu'on peut encore
échanger, on s'applique donc, par un jeu de reprise-variation, à
l'exercice de la conversation. Ou bien, on joue à se rappeler : avec
pour prétexte un détail passé, on parvient à
dévider un temps considérable. Enfin, quand la mémoire
résiste, on s'essaie à la fiction ; en cas d'affaiblissement de
l'inspiration, on retrouve ses « vielles histoires » comme en cas
d'oisiveté on reprendrait le puzzle qu'on avait abandonné un
instant.
La logique temporelle abolie et la projection
interdite
« CLOY. - Fini, c'est fini, ça va finir, ça
va peut-être finir » (FDP, 15).
Dans cette affirmation, emblématique de l'univers
beckettien et reprise comme telle dans de nombreuses études, Clov
mêle passé (« Fini »), présent (« c'est
fini »), futur (« ça va finir ») et conditionnel
(« ça va peut-être finir »).
L'énoncé de cette devise ressassée depuis toujours, de
cette espérance fondamentale, contient tant d'incertitudes quant
à son statut temporel qu'il pourrait à lui seul
représenter le rapport entre les êtres et le temps dans l'oeuvre
dramatique de Beckett. Si une conviction tellement importante et tellement
tenace ne parvient pas à s'insérer dans une temporalité
ordonnée, si elle peut constituer tout à la fois l'espoir, le
projet, le constat et le regret, comment l'écoulement du temps peut-il
s'organiser en pensée ? De même, lorsque Hamm qui, aussi
décrépit qu'il soit, vit encore assez pour parler, répond
à la question de Clov : « Tu crois à la vie future ? »
par « La mienne l'a toujours
14
été » (FDP, 69), le choc temporel
est violent. Un être présent désigne au passé ce
qu'il qualifie de futur : Hamm annule sa vie par un échange qui la
prouve (il est présent puisqu'il répond), en l'affirmant
révolue (par le passé composé « a été
»), alors même qu'il la considère à venir. En effet,
si le passé est flou, le futur, lui, s'évanouit invariablement
dès son évocation. Un paradoxe systématique associe son
effacement à son énonciation : de même que Vladimir et
Estragon envisagent un mouvement, en prononcent la décision et la
rendent instantanément caduque par leur immobilité (« Alors,
on y va ? / Allons-y. Ils ne bougent pas. » [EAG, 70 et
124]), de même Clov et Hamm peuvent encore en paroles user du mode
à venir mais le joignent tout de suite à sa négation. Par
exemple :
« CLOV. Ð Alors je vous quitterai. HAMM. Ð Tu ne
peux pas nous quitter. CLOV. Alors je ne vous quitterai pas. Un temps.
HAMM. Ð Tu n'as qu'à nous achever. [É] CLOV. Ð Je ne
pourrais pas t'achever. HAMM. Alors tu ne m'achèveras pas. »
(FDP, 55).
L'entrelacs des temps de la vie se tisse dans les mots mais
aussi dans les situations : une sorte d'oubli nonchalant intervient au sujet
des questions cruciales. Dans Cendres, alors qu'il s'adresse à
son père qui, avec sa femme Ada, semble être la personne la plus
importante de sa vie, Henry évacue sans s'en étonner le
problème de leur rencontre : « Tu n'as jamais connu Ada n'est-ce
pas, oui, non, me rappelle plus, peu importe » (C, 46). Le
souvenir des êtres demeure sans précision sur leurs dates de vie
et de mort, sur leur situation temporelle dans l'existence de
l'énonciateur. Ainsi, l'Animateur de la Pochade radiophonique
s'écrie : « L'hiver dernier ! Mais, chère mademoiselle,
je ne me rappelle pas hier, il est tombé dans le trou avec les premiers
baisers. L'hiver dernier ! » (PR, 83).
Dans une conception moins globale de l'existence, pour ce qui
concerne les simples repères quotidiens, règne la même
confusion. Le sens attribué aux mots varie selon les personnages :
ainsi, dans Fin de Partie, page 20, le mot d'Hamm fait réagir
Clov qui le reprend : « Autrefois ! », ou encore aux pages 30 et 34,
Nell rêve à « hier » comme aux temps bénis quand
Nagg n'évoque
15
que la veille, le jour précis où il avait encore
« sa dent » et où Nell lui a gratté le bas du dos. Hamm
et Clov débattent plus loin avec énergie : « HAMM. - Hier !
Qu'est-ce que ça veut dire. Hier ! CLOV. - Ca veut dire il y a un foutu
bout de misère. » (FDP, 62). Parfois même, la notion
du temps s'obscurcit jusqu'à paraître inconcevable aux yeux d'un
personnage. Estragon s'étonne sincèrement : « C'était
hier tout ça ? » (EAG, 86), tandis que dans Oh les
beaux jours, Winnie doit faire résonner chaque fois le mot «
autrefois » pour le saisir
et réaliser qu'elle le prononce, pour finalement avouer
: « AutrefoisÉmaintenantÉcomme c'est dur, pour l'esprit.
» (OLBJ, 61).
M. Krap, quant à lui, ne sait pas distinguer entre deux
adverbes (ou n'en voit pas l'intérêt) ; peut-être même
trouve-t-il possible qu'il y ait à la fois « Deux ans
déjà ! » et « Seulement deux ans ! » que son fils
Victor est dans cet état (E, 31).
Enfin, si dans ce monde le temps se fait lourdement sentir
(dans Tous ceux qui tombent, par exemple, les Rooney sont
obsédés par l'âge, ainsi que M et V dans Pas, pour
qui il est toujours « trop tôt ») et s'il pèse au point
que le réveil en soit usé (« d'avoir trop marché. /
Mais il n'a presque pas marché. / Alors d'avoir trop peu marché !
» [FDP, 67]), la durée est néanmoins ressentie sans
être pensée. Pareils à Saint Augustin s'étonnant de
bien savoir ce qu'est le temps mais de l'ignorer dès l'instant qu'on le
lui demande1, les personnages de Beckett ont le vif sentiment que
« quelque chose suit son cours » (FDP, 49) mais face
à cette lapidaire réponse, la question de sa nature demeure
entière. Cette opacité réside dans l'impuissance des temps
qui sont normalement le terrain des projections : pour être
consommé, le présent, plage de l'action et de la
réalisation, requiert une force que les créatures beckettiennes
n'ont pas ou plus. De même, dans l'approche de la fin commune à
tous ces « épuisés »2, le futur est
inexploitable, ne valant que par l'espoir de sa propre annulation. La fin
elle-même, tant attendue, ne se réalise pas :
1 Saint Augustin, Les Confessions, op.
cit., Livre XI, Chap. XIV, p. 422.
2 J'emprunte le terme à Gilles Deleuze. Voir
L'Epuisé, in Samuel Beckett, Quad et autres pièces
pour la télévision, trad. d'E. Fournier, Paris, Les Editions
de Minuit, 1992.
16
« Toujours l'hiver alors l'hiver sans fin à
longueur d'année comme si elle ne pouvait pas finir l'année
finissante le temps pas aller plus loin » (CF, 20).
Le perpétuel et accablant présent ne constitue
que l'étendue temporelle qui sépare ces êtres de l'instant
où, enfin, « ça s'arrêtera ». La femme dans la
berceuse répète à n'en plus finir qu'il est
« temps qu'elle finisse » (B, 42, 43, 44, 45 et 48) et Maddy
rêve à ce moment où, répandue « comme une bouse
», « on viendrait [l'] enlever à la pelle »
(TCQT, 12). Déchet dans un monde qui ressemble à une
poubelle, l'être humain mis en scène par Beckett n'a qu'à
patienter :
« La poubelle dit clairement que la vie sur terre est un
moment de transit qui, dès le début, dès la naissance, est
déjà proche de sa fin, déjà dans l'imminence du
devenir-déchet de l'être vivant, et la poubelle sait qu'elle
n'attend que cela : être un jour ou l'autre vidée, et que son
contenu soit emporté »,
ainsi qu'Alain Fleischer nous le rappelle3.
Enfermé dans un espace lui-même dépourvu d'avenir sinon
celui d'être débarrassé, le personnage ne peut que butter
contre le futur. Tout en lui et autour de lui témoigne
déjà de son imminent statut de trépassé. Et, comme
dans la poubelle s'amoncellent les détritus, dans (et on pourrait dire
sur) sa tête s'amasse le temps énorme qui depuis sa
naissance le sépare de la mort.
De l'avenir chez Beckett, on n'attend que la fin d'un
présent qui dure trop. La malédiction qui pèse sur les
personnages, « il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais
continuer »4, décline l'articulation de leur rapport au
temps : « il faut continuer » puisque ça dure,
puisque même amoindri, même réduit à un morceau de
corps, je suis encore là ; « je ne peux pas continuer
» parce que le poids du temps m'épuise, que je
suis incapable de penser ou de créer la nouveauté ; «
je vais continuer » parce que je n'ai jamais fait que cela, et
parce qu'il faut occuper le temps qui me sépare de la
mort toujours espérée.
3 Alain Fleischer, « Mon beau logis », in
Objet Beckett, sous la dir. de M. Alphant et N. Léger, Paris,
IMEC/Centre Pompidou, 2007, p. 36.
4 Samuel Beckett, L'Innommable, Paris, Les
Editions de Minuit, 1953, p. 213.
17
En d'autres termes puisque, comme le dit Bergson en substance,
« ce qui se réalisera n'est pas encore possible, autrement il
serait »5, les personnages de Beckett n'ont pas d'autre moyen
d'arriver à leur fin que de continuer leur présent, de
le faire se consumer à défaut de pouvoir le consommer. Si l'on
suit le raisonnement du philosophe, il semble que le possible réside
donc dans le passé, en ceci qu'il ne peut être tenu qu'a
posteriori pour possible, précisément parce qu'il est
advenu. Dans l'univers beckettien de même, le possible est impensable
dans le présent : l'idée du possible à venir ne peut se
réaliser avant son heure, en somme. Et pour atteindre cet instant de
coïncidence entre la possibilité (de la fin) et sa
réalité, les personnages beckettiens n'ont d'autre arme pour
faire passer le temps que de se tourner vers le passé afin d'y
puiser ce qu'il est possible de re-réaliser au
présent.
L'habitude, reconstitution au
quotidien
En l'absence de projet, dans l'incapacité d'imprimer
physiquement une action véritable sur le monde qui l'entoure et dans
l'impuissance à produire un mouvement inédit, l'être
beckettien - condamné à vivre - se réfugie dans la
reconstitution quotidienne de petits gestes-balises. Le déroulement de
la journée lui semble depuis si longtemps inchangé qu'il s'y
astreint comme à un rite inaliénable et identitaire. La «
routine » rassure par sa facilité à être
répétée et par l'écran qu'elle place entre
l'être et sa durée. Le quotidien protège de la surprise ou
de l'événement, c'est-à-dire d'une intelligibilité
saisissante du temps. Rappelons ici une des définitions qu'en donne
Maurice Blanchot :
« Le quotidien, c'est ce que nous ne voyons jamais une
première fois, mais ne pouvons que revoir, l'ayant toujours
5 Henri Bergson, « Le Possible et le
Réel », in La Pensée et le Mouvant, Paris, P.U.F.,
« Quadrige », 1938, [2005], p. 110. Il est amusant de noter que la
démonstration de Bergson sur le rapport entre possible et futur s'appuie
sur une discussion au cours de la grande guerre concernant « la grande
oeuvre dramatique de demain ».
18
déjà vu par une illusion qui est
précisément constitutive du quotidien. »6
Dans ce flux à la fois porté et porteur, l'homme
s'arrange une vie de reconstitution (qui est à la fois l'effet et la
cause de sa confusion des jours) en réduisant l'étendue et la
profondeur de son souvenir. Sa mémoire cognitive, automatique et
restreinte, lui permet d'instinct de faire de chaque jour la copie du
précédent. Bien plus, l'imitation est essentielle :
« HAMM. Ð C'est moins gai que tantôt. (Un
temps.) Mais c'est toujours comme ça en fin de journée,
n'est-ce pas, Clov ? CLOY. Ð Toujours. HAMM. Ð C'est une fin de
journée comme les autres, n'est-ce pas, Clov ? CLOY. Ð On dirait.
» (FDP, 28).
La tonalité des heures fait partie intégrante de
la conformité du moment avec le reste de la vie. Tout est bon pour
croire et s'assurer que le moment est « normal » : « HAMM. Ð
Quelle heure est-il ? CLOY. Ð La même que d'habitude. »
(FDP, 18). Le rituel est si bien rôdé que l'heure
elle-même est habituelle ; soit que la question survienne chaque jour
à cet instant précis, soit que l'heure aussi avance par
habitude, c'est-à-dire qu'elle ne puisse en rien nous surprendre et
que sans la regarder on sache où elle en est. Car il s'agit bien de cela
dans le principe d'habitude : n'avoir pas à se demander « où
on en est », ne sentir le déroulement des choses qu'en tant
qu'elles s'enchaînent en un ordre singulier, inchangeable, et
intuitivement connu. La grande souffrance des personnages du
théâtre de Beckett provient du poids du temps. Il leur faut se
garder de prendre pleinement conscience de ce « monstre bicéphale
de damnation et de salut »7 parce qu'il inflige Ð depuis
trop longtemps Ð la première, et tarde à faire venir
le second. Aussi, il leur est essentiel qu'une « occupation » du
temps opère par diversion :
« Ce qui vient occuper le temps, l'emploi du temps
justement, est aussi ce qui rend le temps imperceptible, insensible, hors
conscience et comme hors champ. C'est quand il n'y a rien à faire que le
temps devient perceptible
6 Maurice Blanchot, L'Entretien infini,
Paris, Gallimard, 1969, [2006], p. 358.
7 Samuel Beckett, Proust, trad. d'E.
Fournier, Paris, Les Editions de Minuit, 1990, p. 21.
19
[É] et se révèle aussitôt comme source
d'ennui et d'angoisse. »8
Cette réflexion sur la perception du temps fonde le
besoin pour les personnages de Beckett de régler leur journée sur
les précédentes, convoquant la mémoire immédiate ;
celle qui conserve en surface les gestes appris par coeur et procure le
modèle de la reconstitution à mener. De l'idée qu'ils s'en
font, ils ont puisé la série d'activités qui leur permet
de « tirer [leur] journée » Ð selon l'expression de Winnie
et d'Estragon Ð sans trop la voir passer.
Le lecteur sourit des aberrations provoquées par ce
système de défense contre le temps. Une habitude peut en
elle-même être ridicule pour celui qui la regarde et n'en
éprouve pas la nécessité, parce que son propre emploi
du temps est organisé différemment. Mais voir, par exemple,
une femme à demi enterrée mettre un tel soin à des gestes
quotidiens, se brosser les dents, essuyer ses lunettes, bien ranger son
mouchoir et enfin prendre avec assiduité une potion vitaminée
(OLBJ, 13-19), entame franchement le domaine du comique.
Néanmoins, ce n'est justement que grâce à Ð ou à
cause de Ð ces activités dérisoires que Winnie s'adapte au
monde qu'elle habite. Puisqu'elle ne peut pas le modifier et puisque, encore
une fois, elle ne peut qu'attendre que cela finisse (« que ça sonne
» pour elle), il lui est impératif de s'animer pour ne pas regarder
le passage (si lent) du temps. Et comment mieux oublier le présent,
comment mieux faire fi de l'état actuel des choses, qu'en y
insérant tels quels des rituels venus d'avant, de l'époque
où ils étaient utiles et participaient à l'organisation
d'une liberté ?
Evidemment, Beckett s'amuse également à nous
montrer combien ces tristes habitudes (qui sont les nôtres, celles du
lecteur, des spectateurs) sont absurdes dans l'absolu, en leur ajoutant le
rituel de prière : « l'ancre qui enchaîne le chien à
son vomi »9, définition de l'habitude selon lui, joue si
bien son rôle qu'elle nous ferait encore remercier le ciel quand nous
serions à moitié ensevelis ! Mais outre l'allusion à cette
conception du quotidien humain,
8 Clément Rosset, « L'Emploi du temps
», in Objet Beckett, op. cit., p. 46.
9 Samuel Beckett, Proust, op. cit.,
p. 29.
20
l'habitude ici est surtout « la garantie de
l'inviolabilité [de l'individu], le paratonnerre de son existence
»10. Sans ce chapelet d'activités à
égrainer dès le réveil, le risque de
réfléchir sur soi et sur le monde deviendrait énorme. La
considération du temps serait inévitable. Pour un être qui
respire par habitude, il est indispensable que le reste de ses mouvements soit
inscrit dans un système régulier et balisé, dans lequel il
puisse anesthésier sa perception de la durée. Afin de supporter
la perpétuité du moment dans lequel il est enfermé, le
personnage y aligne son mode de vie et de pensée : hors de la
temporalité (c'est-à-dire de la distinction
vécu/actuel/possible), il se résout à convertir les jours
passés en un aujourd'hui éternel, schéma
répétable et rassurant, organisé selon des repères
familiers et connus de longue date. Marcel Proust décrit cet arrangement
en disant qu'il « consiste à poser sur les choses l'âme qui
nous est familière au lieu de la leur qui nous effrayait
»11. Accommodation à l'espace, l'habitude est un rempart
contre le temps. Elle fait coïncider l'être et son environnement
physique, crée une dépendance de celui-là envers celui-ci
qui est le refuge où abolir le présent qui effraie, qu'il
faut ne pas regarder.
Afin d'éluder la question d'ouverture de
L'Innommable, « Où maintenant ? Qui maintenant ? Quand
maintenant ? »12, le personnage de Beckett n'a d'autre choix
que de transformer volontairement ce maintenant en une
éternité, pour se sentir confortablement porté,
irresponsable de sa condition et de l'emploi des temps. Selon
Kierkegaard, la reprise a pour ambition suprême d'« abolir la
temporalité afin de déboucher sur la perfection, l'absolu,
l'infini qui se situent au-delà de toute temporalité.
»13 L'habitude convoite le même but - moins
élégamment, certes, puisqu'elle ne fait pas l'effort du
dépassement - mais dans un égal travail de l'instant. Elle vise,
en compilant d'infimes reprises, à rendre perpétuelle une
fraction de temporalité et, partant, à se débarrasser de
la vision globale du temps. Moins noble, bien sûr, ou plus
10 Idem.
11 Marcel Proust, A la recherche du temps
perdu, op. cit., vol. III, p. 161.
12 Samuel Beckett, L'Innommable, op.
cit., p. 7.
13 Régis Boyer, « Introduction »,
in Søren Kierkegaard, La Reprise, in OEuvres, trad.
par P.-H. Tisseau, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1993, p.
689.
21
lâche, l'habitude manipule la reprise, elle l'utilise
pour évacuer l'instantané par la reconstitution sérielle.
Elle se défile là où la reprise persévère,
voilà leur différence ; mais le jeu sur
l'éphémère, sur l'insaisissable fuite du temps est
identique. Reprise et habitude ont en commun ceci que « ce que craint la
liberté ici, ce n'est donc pas la reprise mais le changement ; ce
qu'elle veut, ce n'est pas le changement, mais la reprise. »14
Ici, tout prétendant à la liberté objecterait à
l'habitude qu'elle l'atrophie au lieu de la déployer dans la noble et
volontaire reprise, celle qui vise l'amélioration. Voilà bien le
reproche que Marcel Proust formule dans son chapitre « Sodome et Gomorrhe
» : « Si l'habitude est une seconde nature, elle nous empêche
de connaître la première, dont elle n'a ni les cruautés ni
les enchantements »15. Mais c'est exactement le dessein des
personnages de Beckett ! Dans leur monde, où indépendance,
épanouissement et connaissance de soi ne signifient plus rien, ils ont
tout intérêt à voiler leur regard sur leur « nature
», à mobiliser l'habitude pour ne surtout pas « percevoir
fiévreusement la réalité insoutenable » de l'univers
beckettien et pour « dépouiller le mystère de sa menace
»16.
Là résident les restes de velléité
de Vladimir, Krapp, Winnie, Hamm ou Maddy et Dan : leur enthousiasme se
révèle formidable lorsqu'il s'agit de l'habitude. La
nécessité d'anesthésier leur perception du monde et
d'eux-mêmes est tellement forte qu'ils s'appliquent à aimer les
points de repères qui se succèdent au fil de la journée.
Ils s'attardent à faire le tour des remparts qu'ils ont bâtis
contre la notion du temps. Volontaire et pleine d'entrain, Winnie prend un
plaisir sensible à opérer consciencieusement et selon l'ordre
qu'elle s'est fixé ; elle va même au-delà en amplifiant ses
petits gestes tant qu'elle peut, y trouvant un appui pour écouler
plus de temps : l'interminable examen du manche de la brosse à dent
(OLBJ, 14-25). Au soir de ses trente-neuf ans, Krapp (celui de la
bande) est « heureux » - le mot est à peser quand on
sait combien sont rares les joies de sa vie - « de rentrer dans [sa]
turne,
14 Sren Kierkegaard, « Une petite annexe »,
in La Reprise, in OEuvres, op. cit, p. 772.
15 Marcel Proust, A la recherche du temps
perdu, op. cit., vol. III, p. 151.
16 Samuel Beckett, Proust, op. cit.,
p. 32-33.
22
dans [ses] vieilles nippes »
(LDB, 14). Vladimir se rassure de n'être pas
plus affreux que d'habitude lorsqu'il porte le chapeau
(EAG, 94). Hamm, rabroué par Clov, assure
qu'il « aime les vieilles questions » et ajoute dans un élan
plein de foi : « Ah les vieilles questions, les vieilles réponses,
il n'y a que ça ! » (FDP, 56). Il n'y a
que ça de vrai, de solide, pourrait-il poursuivre. Selon lui, l'habitude
apporte d'ailleurs le bénéfice du doute : lorsque Clov
s'interroge sur l'utilité de « cette comédie, tous les jours
», Hamm répond : « La routine, on ne sait jamais. »
(FDP, 49). La reconstitution donne paradoxalement de
l'espoir par sa constance : dans l'idée rassurante de refaire
réside la divertissante utopie d'un changement. Autre exemple, en
négatif cette fois, Maddy Rooney prouve son attachement aux habitudes
par ses râles et ses soupirs à l'idée de les bousculer ;
d'autant plus que l'une d'entre elles semble être l'alcoolisme (à
son contact, son mari interroge : « Tu as encore bu ? »
[TCQT, 51])É En tout cas, elle a entrepris le
périple de la maison à la gare afin d'aller chercher son «
pauvre aveugle de Dan », par surprise, pour son anniversaire. Mais devant
le nombre de souffrances physiques et morales qu'engendre ce contact avec le
monde extérieur, les deux Rooney n'ont qu'une envie : « Rentrons
vite nous installer devant le feu. Nous tirerons les rideaux. Tu me liras un
chapitre », dit Dan (TCQT, 53). En somme, le
meilleur moment de leur journée, et le seul à susciter en eux un
peu d'entrain, est la veillée qui occupe chacune de leurs soirées
: le moment où Maddy fait la lecture, au coin du feu, centre de leur
petit univers connu et familier.
La reprise comme cadre de vie ou la
répétition-dégradation
Si l'habitude est un refuge où établir le
maintenant qui rassure et étouffe les
questions, le phénomène de reprise globale imposé comme
cadre de vie prend le poids d'une condamnation inhérente au
phénomène de vie.
« tournant voilà un mot que tu avais toujours
à la bouche [É] toute ta vie dans les tournants l'un après
l'autre alors
23
que jamais qu'un seul premier et dernier cette fois petit
vermisseau blotti dans la vase où ils t'ont tiré de là et
débarbouillé et détortillé jamais d'autre tournant
depuis celui-là » (CF, 15).
Pour l'homme de Cette fois comme pour le reste du
personnel dramatique de Beckett, la naissance a été le seul
événement de l'existence. Rien depuis n'est venu briser la
reprise inscrite dans l'ordre naturel, malgré les efforts
rétrospectifs des personnages pour se faire croire à une
évolution. L'examen du passé n'apporte aucune consolation
à leur sort actuel : rien ne changera jamais et rien n'a jamais
changé. Principe existentiel hors de portée de toute
résolution au changement, le retour d'un jour immuable et la succession
d'heures identiques provoquent chez ces sujets reclus une terrible
acédie. En effet, ils apparaissent tels des moines retraités dans
un monde clos. Quad est sans doute la représentation la plus
frappante de cette conception de l'existence : définie par
l'activité circulaire et répétée, elle ne continue
qu'à condition qu'on n'interroge pas de l'intérieur
l'inutilité de son déroulement. La reprise constitutive du
principe de vie n'est acceptée que par les habitants indistincts d'un
monde limité.
Les personnages encore pourvus de conscience sont soumis
à un rythme morne, aux horaires apparemment fixes et pourtant
impossibles à guetter : la sonnerie d'Oh les beaux jours,
pareille aux cloches d'un monastère, retentit avec ponctualité
mais Winnie, pas plus que l'ermite, ne dispose de la montre qui lui donnerait
un moyen d'anticiper et donc de patienter. Chacun attend que « ce soit
l'heure » (du calmant [FDP] ou de la piqûre [P],
du lever ou du coucher du soleil [EAG], d'être
réveillé par un aiguillon [ASP II], de « regagner
le large » [QN] ou de l'extinction arbitraire des feux
[OLBJ]), sans y avoir aucune prise ni aucun moyen pour s'y
préparer. Et surtout sans que rien n'explique (comme on l'a vu plus
haut) pourquoi, tout à coup, « c'est l'heure ». Le rythme de
vie imposé aux créatures beckettiennes obscurcit la raison de
leur présence. Leur mal-être s'assimile à celui du
moine acédiaste, décrit par Roland Barthes comme suit :
24
« Un vague à l'âme, une lassitude, une
tristesse, un ennui, un découragement, un dégoût. La vie
spirituelle apparaît monotone, sans but, pénible et inutile,
[É] sans force d'attraction. [L'acédie] rend objet et sujet
de l'abandon, d'où la sensation de circularité, de blocage,
de piège, d'impasse. »17
Ainsi, bien que le système d'habitude suffise à
occuper les heures, il est dépourvu de la charge de sens qui permet
à l'être de supporter sa condition. Barthes termine son
exposé par une métaphore qui résonne fortement avec
l'univers beckettien :
« L'acédie se produit quand [É] la vie
qu'on mène est sentie par le sujet comme le déchet de tout, sans
qu'il y ait même une place pour ce déchet. L'acédie, c'est
le déchet sans poubelle. »18
Ces propos font un écho retentissant à ceux
d'Alain Fleischer, cités plus tôt dans la présente analyse
(p. 10). L'acédie ôte au personnage (le déchet) le peu
d'appui qu'il conservait (la poubelle), de même que la reprise - comme
cadre transcendantal de l'existence - lui retire le modeste confort quotidien
qu'il s'évertue à instaurer grâce à l'habitude. Dans
un monde et dans un rythme dont le sens demeure caché, rien ne saurait
soustraire l'être à l'examen de sa condition et de son
enfermement. La reconstitution de rites habituels n'a aucune commune mesure
avec la reprise sempiternelle qu'opèrent la nuit, le jour, les
années et les heures. Au IVe siècle, une
première conception de l'acédie, en tant que mauvaise passion du
moine, est donnée par Evagre le Pontique qui note déjà
ceci :
« Le démon de l'acédie qui est
appelé aussi "démon de midi", est le plus pesant de tous ; il
attaque le moine vers la quatrième heure et assiège son âme
jusqu'à la huitième heure. D'abord, il fait que le soleil
paraît lent à se mouvoir,
ou immobile, et que le jour semble avoir cinquante heures.
»19
17 Roland Barthes, Comment vivre ensemble,
Leçon n°2, Paris, Leçons au Collège de France, 19
janvier 1977.
18 Idem.
19 Evagre le Pontique, Traité pratique
ou le moine II, trad. d'A. et C. Guillaumont, Paris, Cerf, 1971, chap. 56,
12.
25
Comment ne pas reconnaître en cette définition
l'état des personnages qui nous intéressent, abandonnés le
long d'une route morne (EAG), prostrés devant une fenêtre
à l'heure du crépuscule (B) ou dans une chambre
dévastée (E), s'imposant de courts trajets qu'ils n'ont
même pas le courage de parcourir (TCQT), ou guettant l'horizon
avec entêtement (FDP). Le comportement d'H dans ...que
nuages... finit de nous conforter dans cette conception de l'être :
« finalement me détournais pour [É] m'évanouir dans
mon petit sanctuaire et restais recroquevillé, où personne ne
pouvait me voir, dans le noir » (QN, 42).
Dans le théâtre de Beckett, cet état
d'être est permanent. La dés-illusion inhérente au
concept d'acédie est débordée : chez le sujet beckettien,
la phase confiante censée précéder le désespoir n'a
jamais lieu. Les personnages subissent la reprise depuis si longtemps (ou en
tout cas en ont une telle impression) que leur hébétude face au
temps et à son écoulement semble innée.
« Ils sont abstraits au sens le plus absolu du terme : ce
sont des abs-tracti, ce qui signifie des êtres "soustraits", des
êtres "arrachés". N'ayant plus rien à chercher dans le
monde puisqu'ils en ont été arrachés, ils n'y trouvent
plus rien et, du coup, celui-ci leur semble abstrait. »20
La reprise incessante à laquelle le temps les soumet
vide le présent de tout sens concret et établit le passé
en tant que durée pure impensable, sans nuance. Ils pallient donc
l'incompréhension de leur présence par une incompréhension
de leur environnement, de façon à se mettre hors de
cause. Leur acédie se constitue en reproche impuissant,
adressé au principe d'existence lui-même, à cette force qui
les fait continuer en les obligeant à reprendre.
Cette plainte s'établit d'abord contre l'éternel
retour du jour et la lassitude qu'il provoque : « Mais moi je n'en peux
plus », se lamente Estragon (EAG, 88), tandis qu'Hamm et Clov
vérifient leur abattement :
« Clov. / Oui. / Tu n'en as pas assez ? / Si ! (Un
temps.) De quoi ? / De ceÉ de cette... chose. / Mais depuis
toujours. » (FDP, 19) et « Clov. / Oui. / Tu ne penses pas
que ça a assez
20 G·nther Anders, « Etre sans temps »,
in L'Obsolescence de l'homme, op. cit., p. 245.
26
duré ? / Si ! (Un temps.) Quoi ? / Ce...
cette... chose. / Je l'ai toujours pensé. » (FDP,
63-64).
Cet échange répété lie
parfaitement les deux dimensions de l'acédie que sont l'accablement et
l'incompréhension simultanés. Quelque « chose »
pèse très lourd « depuis toujours », et reste pourtant
impossible à définir. Madame Rooney, hors du champ sonore pour un
instant, ne peut réprimer une adresse à l'auditeur (il s'agit
d'une pièce radiophonique) pour rappeler que le silence n'éteint
pas la souffrance d'être : « Ne vous flattez pas un seul instant,
parce que je me tiens momentanément à l'écart, que j'aie
cessé de souffrir. » (TCQT, 41). Dans
Comédie, F2 décrit le mouvement de reprise « comme
un lourd rouleau à traîner, un jour de canicule. La lutte pour le
décoller, ça vient Ð Halte. Relutte. » (Co,
28). La succession des jours apparaît à Nell comme une vieille
blague : « Oui, c'est comme la bonne histoire qu'on nous raconte trop
souvent, nous la trouvons toujours bonne, mais nous n'en rions plus. »
(FDP, 34).
Or, le problème de ces Sisyphe modernes, l'impossible
acceptation de leur sort, tient non seulement à leur condamnation
à la perpétuité mais aussi à la
dégradation qu'entraîne la reconstitution incessante des jours et
des heures. Dans la conception qu'en donne Kierkegaard,
« la reprise est le pain quotidien qui rassasie à
bénédiction. Quand on a fait le tour de la vie, on doit
reconnaître, si l'on a le courage de comprendre, que la vie est une
reprise où il y a plaisir à se complaire. »21
Cela vaudrait, encore une fois, pour des êtres libres
qui dans un élan volontaire décideraient de faire du monde Ð
cette « réalité qui subsiste et dure du fait qu'il est une
reprise », selon l'optimiste Danois Ð le cadre sympathique d'une
recherche d'amélioration et de dépassement de soi. Mais, pour des
personnages tels que ceux de Beckett, dépourvus de volonté,
incapables de se projeter et dont l'univers ne se reprend plus que pour les
priver du peu qui leur restait, le contentement est inconcevable et le temps
cyclique une malédiction. La
21 Sren Kierkegaard, La Reprise, op.
cit., p. 695.
27
reprise, considérée dans le sens que prennent
par exemple les répétitions de théâtre, est un
processus vertueux, projectif et libérateur. A l'inverse, dans les
drames de Beckett, l'univers décati et décadent n'offre aux
êtres qu'un recommencement vicié, dénué de toute
notion de progrès. Le récitant de Solo décrit le
continuel système de répétitions-dégradations
qu'est la vie :
« Sa naissance fut sa perte. Rictus de macchabée
depuis. Au moïse et au berceau. Au sein premier fiasco. Lors des premiers
faux pas. De maman à nounou et retour. Ces voyages. Charybde Scylla
déjà. Ainsi de suite. Rictus à jamais. De
funérailles en funérailles. » (So, 30).
Comme tant d'autres éléments de l'oeuvre de
Beckett, la reprise participe à l'appauvrissement, à
l'exténuation. Chaque aube annonce l'encore-moins-qu'hier et
l'un-peu-plus-que-demain que sera la journée à venir.
Evidemment, l'emblème en est l'ensevelissement croissant de Winnie dans
Oh les beaux jours. Plus insidieusement, Fin de partie montre
l'épuisement qu'entraîne la reconstitution des journées :
« il n'y a plus de bouillie » (p. 23), « il n'y a plus de
dragées » (p. 76) ; on « essaie » de pleurer sans plus
pouvoir (p. 35) ; on « gèle » toujours et « il n'y a plus
de plaids » (p. 89) ; les maux, bien sûr, perdurent, tandis que la
boîte de calmants se vide (p. 94). Le jour nouveau ne fait reprendre
qu'une existence toujours plus réduite. A tel point que la pire horreur
selon Hamm serait que le monde lui-même se reconstitue : « Mais
à partir de là l'humanité pourrait se reconstituer !
Attrape-la, pour l'amour du ciel ! [É] Une puce ! C'est
épouvantable ! » (p. 50). Le retour du jour ne donne à voir
que des spectacles toujours moins attrayants : Pozzo et Lucky
décrépissent tout à fait d'un jour à l'autre ; le
fond des poubelles de Nagg et Nell, sciure remplacée par du sable, n'est
plus vidé. Par-dessus tout, la reprise multiplie les vains efforts et
leur déception. Même la prière assidue n'apporte rien :
« HAMM. Ð Prions Dieu. CLOY. Ð Encore ?
[É] HAMM. Ð Allons-y. (Attitudes de prière. Silence. Se
décourageant le premier.) Alors ? CLOY (rouvrant les
yeux). Ð Je t'en fous ! Et toi ? HAMM. Ð Bernique ! (A
Nagg.) Et toi ? NAGG. Ð Attends. (Un temps. Rouvrant les
yeux.) Macache ! HAMM. Ð Le salaud ! Il n'existe pas ! »
(FDP, 75-76).
28
La plus grande malédiction des
désespérés de Beckett est de devoir continuer
à croire. Aussi, bien que déterminés à
abandonner le monde dont ils ne comprennent pas le rythme et qui ne leur
fournit aucun appui temporel, ils s'évertuent par sursauts à
considérer que la reconstitution minimale pourrait apporter un semblant
de réalité. L'occupation du présent demeure leur seule
consolation face à l'irréalité du temps.
La reconstitution verbale, illusoire évasion
face au souvenir
Incapables de construire une pensée sur le monde
réel mais toujours enclins à se rappeler sa maudite
circularité, les personnages n'ont que les mots pour derniers
véhicules d'évasion. Grâce à eux, et seulement par
eux, la mise à distance de la pesante réalité est encore
possible. Sans cesse dans la nécessité de s'échapper du
temps mesurable, ils ne disposent que d'une action : la parole. En effet, la
simple projection mentale laisserait trop de place au silence. Sans la
résonnance de la voix, sans l'écho des mots, l'attention pourrait
encore être déviée sur le monde présent,
appelée vers une tentative de réflexion. « Le temps des mots
efface Ð provisoirement Ð le temps tout court »22. Or
ces êtres sans futur ne disposent plus que des solutions suivantes pour
formuler du verbe, nouveaux avatars d'une inventivité et d'une
imagination disparues : la conversation factice qui prend appel sur un souvenir
ou la fiction itérative.
Vladimir et Estragon sont passés maîtres dans le
premier art, et le justifient ainsi :
« ESTRAGON. Ð [É] essayons de converser sans
nous exalter, puisque nous sommes incapables de nous taire. VLADIMIR. Ð
C'est vrai, nous sommes intarissables. ESTRAGON. Ð C'est pour ne pas
penser. » (EAG, 80-81).
La conversation n'est pas exempte de la difficulté
à inventer du neuf, et trouve finalement toujours sa source dans la
reconstitution (« On n'a qu'à
22 Clément Rosset, « L'Emploi du temps
», in Objet Beckett, op. cit., p. 47.
29
recommencer. » [EAG, 82]). Plus rassurante, la
reprise est tout de même mal aisée parce qu'elle dépend
d'une mémoire aléatoire :
« VLADIMIR. - Qu'est-ce que je disais ? On pourrait
reprendre là. ESTRAGON. - Quand ? VLADIMIR. - Tout à fait au
début. ESTRAGON. - Au début de quoi ? » (EAG,
84).
Cependant, une fois le point de départ retrouvé,
la discussion d'abord synthétique - puisque filant un thème
usité la veille - accomplit sa fonction au-delà de l'effet
espéré : non seulement l'attente ne se fait plus sentir
grâce aux mots mais, mieux, ceux-ci entraînent une nouvelle reprise
d'activité. A re-parler de chaussures, on en vient à
l'idée de les ré-essayer et, ainsi occupé, on se
satisfait de « ne pas trop mal se débrouiller », de «
trouver toujours quelque chose [É] pour nous donner l'impression
d'exister » (EAG, 89-90). Hamm et Clov aussi disposent de
conversations préétablies impulsées par l'aveugle en cas
de silence trop creux. Mais Clov en est las et bloque le jeu à ne pas
vouloir répéter son rôle :
« HAMM. - Tu te souviens de ton arrivée ici ?
CLOV. - Non. Trop petit, tu m'as dit. HAMM. - Tu te souviens de ton père
? CLOV (avec lassitude). - Même réplique. (Un
temps.) Tu m'as posé ces questions des millions de fois. »
(FDP, 55).
Malgré sa grève, la fonction de Clov est
clairement établie : lorsqu'il interroge Hamm (« A quoi est-ce que
je sers ? »), la réponse tombe comme une évidence (« A
me donner la réplique. » [FDP, 79-80]). Que les
échanges soient connus à l'avance ou qu'il s'agisse d'inventer,
la discussion est toujours une reprise d'un thème connu, motif de
répétition et matière à reconstitution. La
collaboration lui étant nécessaire, elle achoppe si l'un des
protagonistes n'y consent pas, et les personnages de Beckett sont nombreux
à ne pas vouloir se souvenir, interdisant ainsi l'échange.
Nell, avant même d'attendre le complément,
interrompt la phrase de Nagg - « Tu te rappelles... / Non. »
(FDP, 31) - alors qu'une fois la chose annoncée, elle est
même capable d'en fournir les détails. Dans Fragment de
théâtre II, B nie avec entêtement le souvenir d'A d'un
Dubois dont l'histoire
30
est pourtant mémorable. Même après le
récit d'A, B résiste toujours au souvenir : « Je ne vois
pas. » (FDT II, 57). Dans cet exercice de mauvaise foi, le
meilleur est souvent Estragon qui s'applique tant et si bien à la
négation que le doute entre oubli feint ou réel s'élude,
l'importance étant de réussir à discuter :
« VLADIMIR. - Ils ont beaucoup changé. ESTRAGON. -
Qui ? VLADIMIR. - Ces deux-là. ESTRAGON. - C'est ça, faisons un
peu de conversation. VLADIMIR. - N'est-ce pas qu'ils ont beaucoup changé
? [É] ESTRAGON. - Si tu veux. Mais je ne les connais pas. VLADIMIR. -
Mais si, tu les connais. ESTRAGON. - Mais non. » (EAG, 62-63).
En effet, certains débattraient le désaccord
avec véhémence, opposant leurs preuves et leurs certitudes sur
l'événement passé. Ici, aucune nuance de ton : le badinage
peut se poursuivre puisque les mots ne comptent que pour la durée pure
qu'ils occupent, et non pour établir un quelconque consensus entre ceux
qui les prononcent. Seule importe la reconstitution d'un schéma qui
n'engage pas le sujet et le délasse comme une gymnastique quelconque.
Dans certains cas, le mouvement rétrospectif est tout
à fait banni de la conversation : dans Va-et-vient -
pièce proprement reconstitutive, en une boucle
répétée (entrée / échange / sortie /
confidence) -, l'évocation orale du passé commun entraîne
systématiquement l'exclusion de celle qui l'a osée. Chacune
à son tour transgresse le tabou pourtant admis. La proposition du
souvenir comme sujet de conversation provoque son annulation
dès lors que l'événement passé réveille trop
d'émotion. Ainsi faut-il bien distinguer entre le souvenir anodin,
bienvenu pour servir de prétexte à une discussion creuse
censée faire passer le temps, et le souvenir cher. Celui-ci, dès
l'instant qu'il est crucial, est impossible à invoquer
légèrement parce que trop chargé de sens et
d'interrogations sur le passé et sur l'existence, toutes choses que la
conversation tend précisément à évacuer.
Une diversion alternative, également fondée sur
la parole, consiste à reprendre en longues tirades une histoire souvent
connue, comme un canevas - en tant que travail d'un tissage déjà
tracé point par point mais aussi en tant
31
qu'ouvrage qu'on abandonne et reprend tour à tour, en
passe-temps. Winnie y revient exactement de cette façon, quand
l'absence de repartie de Willie épuise les possibilités de
conversations : « WINNIE. Ð Et maintenant ? (Un temps.) Et
maintenant, Willie ? (Un temps long.) Il y a mon histoire bien
sûr, quand tout fait défaut. » (OLBJ, 66). Elle
entame donc la reprise de l'histoire de la petite Mildred, qui mêle
à la fiction des souvenirs rendus inoffensifs par le ton de conte
emprunté. Mais à la première distraction, elle
délaisse le récit pour revenir à la situation et à
ses éternelles tentatives d'échange avec Willie, ce qui confirme
la fonction secondaire de simple comble que tient « son histoire ». B
rappelle au souvenant de Cette fois la façon qu'il a depuis
toujours d'occuper les temps morts :
« une de ces vieilles histoires que tu allais inventant
pour contenir le vide [É] encore une de ces vieilles fables pour pas que
vienne le vide t'ensevelir le suaire » (CF, 14) et «
histoire de contenir le vide » (CF, 19).
Le jeu de mot sur histoire et histoire de
renforce l'idée de la vacance, et de l'éternel retour
à cette occupation que le personnage opère pour ne pas
réfléchir. Quand dans son oisiveté le danger de se
souvenir devient trop sensible, il s'invente une histoire Ð une
invention donc Ð, histoire de Ð l'air de rien Ð s'extraire
du souvenir. Dans Fin de partie, « l'histoire » d'Hamm est
quotidienne, elle fait partie du programme d'activités de tous les
après-midi. Le réveil sonne, « C'est l'heure de mon
histoire. Tu veux écouter mon histoire ? / Non. / Demande à mon
père s'il veut écouter mon histoire. » (FDP,
67-68). Si elle exalte Hamm, l'histoire lasse ces auditeurs réguliers
(Clov et Nagg) au point qu'on l'écoute seulement contre la promesse
d'une dragée. Une fois le cérémonial du conte
installé (un narrateur, un auditeur), Hamm se lance dans un récit
à la première personne, sur un « ton de narrateur »
qu'il ne lâche que pour les corrections ou commentaires qui, par leur
nombre (« Non, ça je l'ai fait » [p. 70] ; « Joli
ça. », « Ça va aller. » [p. 71] ; « Joli
ça », « Ça c'est du français ! Enfin. »,
« Un peu faible ça. » [p. 72] ; « Ça va aller.
» [p. 73]), montrent combien l'exercice dépasse l'amateurisme :
Hamm entretient cette
32
histoire comme d'autres entretiennent leur condition physique,
sans trop savoir pourquoi, mais avec une régularité et un
perfectionnisme saisissants. Le rituel autour de l'activité de raconter
prend ici autant d'importance que l'histoire elle-même : l'attention
portée à ce divertissement fait en elle-même passer le
temps, la concentration convoquée interdit toute autre pensée.
Henry, lui aussi, parle pour entraver son irrépressible
besoin de rétrospection et couvrir le bruit de la mer qui contient trop
d'évocations de son passé.
« C'est-à-dire que je parle tout le temps à
présent, tout le temps et partout. [...] Autrefois je n'avais besoin de
personne, tout seul, ça allait, des histoires, il y en avait une fameuse
sur un vieux [...] » (C, 40).
Ainsi s'ouvre une longue parenthèse, paradoxalement
rétrospective puisque c'est en décrivant l'époque
révolue où « ça allait tout seul » qu'Henry se
rappelle l'histoire du vieux Bolton. Il la restitue au présent alors
qu'il affirmait ne plus pouvoir se parler à lui-même. Cendres
est un exemple de l'implacable force du silence contre l'évasion
dans la fiction : le mécanisme de l'illusion inventive s'enraye, la
reconstitution ne se suffit plus à elle-même, le besoin
d'auditoire d'Henry est trop grand et la reconstitution du récit
échoue. Il replonge peu à peu dans la rétrospection pure,
dans la nécessité de revenir au passé.
« Des histoires, des histoires, des années des
années d'histoires, tout seul, ça allait, puis le besoin,
soudain, d'un autre, à côté de moi, [...] d'un autre qui...
m'aurait connu, autrefois, n'importe qui, à côté de moi,
imaginer qu'il m'entend, ce que je suis... devenu. » (C, 44).
La fiction, normalement apaisante, faillit à sa
fonction et mène le personnage au souvenir, dont
précisément elle était censée le détourner.
La malédiction cyclique qui pèse sur lui refait surface et fait
saillir l'absurdité des substituts de celui qui « veut sortir du
souvenir en se souvenant », pour paraphraser Dieter Wellershoff :
« Son discours [celui du personnage de Beckett] infini et
inutile est encore une fois l'histoire de l'espoir humain,
33
reconnue maintenant comme l'effort absurde d'un Sisyphe qui
veut sortir de la pensée en pensant et qui reste prisonnier des fictions
qu'il invente lui-même sans trêve. [É] Avec des moyens
insuffisants et des forces chancelantes, il cherche
désespérément quelque chose d'inconnu dans le domaine de
l'illusion perpétuelle. »23
Ce commentaire désigne bien l'impasse projective
où se trouvent les personnages de Beckett qui, même lorsqu'ils
tentent un écart temporel en s'extrayant du présent et du
passé par une parole sans attache dans le réel, buttent contre la
circularité de leur pensée. Sous la ligne de progression
temporelle - cette flèche qu'on a l'habitude de tenir pour
représentation du temps -, une lame de fond charrie toute
l'épaisseur des souvenirs, et gonfle des vagues de plus en plus
volumineuses. Ce reflux sous-jacent remplace fatalement toute approche du futur
par une image du passé. Anodine lorsqu'elle est
sélectionnée comme support à la reconstitution d'une
action ou comme tremplin à la parole, cette mémoire prend,
à force de ressac, une épaisseur bien plus percutante.
Notons que Samuel Beckett en tant qu'auteur subit
lui-même ce phénomène. Son écriture,
« l'expression du fait qu'il n'y a rien à
exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi exprimer, aucun
pouvoir d'exprimer, aucun désir d'exprimer et, tout à la fois,
l'obligation d'exprimer »24,
soumise à la même nécessité que
l'existence de ses personnages (pour lesquels continuer se substitue
à exprimer25), est rattrapée par le souvenir
alors qu'elle tend à la fiction. Bien sûr, et cela vaut pour
beaucoup d'auteurs, la mémoire de Beckett soutient sa création
comme une source où puiser des détails : quand, par exemple, il
reprend les caractéristiques d'Ida Elsner (une des directrices du cours
primaire de Foxrock)
23 Dieter Wellershoff, « Toujours moins,
presque rien », trad. par R. Denturck, in T. Bishop et R. Federman (sous
la dir. de), Cahier de l'Herne n°31, Beckett, Paris,
Éditions de l'Herne, 1976, p. 169-170.
24 Samuel Beckett, Trois dialogues, trad.
par l'auteur et d'E. Fournier, Paris, Les Editions de Minuit, 1998, p.14.
25 Voir la dernière phrase de L'Innommable
déjà citée dans la présente analyse, p. 16.
34
- « en vieillissant elle tombe plus souvent qu'à
son tour et, jurant copieusement, attend sans façon au bord de la route
qu'un passant l'aide à se remettre en selle »26 -,
pour dessiner Madame Rooney dans Tous ceux qui
tombent, l'auteur produit de la fiction par un mouvement équivalant
celui des personnages lorsqu'ils s'appuient sur un événement
passé pour broder une conversation ou une petite fiction. Le souvenir
ici ne compte pas pour son sens mais pour son potentiel inventif, et son
caractère pittoresque. Seulement, pour Beckett comme pour ses
créatures, des effets plus insidieux de la mémoire apparaissent ;
et, s'ils sont notables du point de vue de la poïétique c'est, de
même que dans le drame, par leur reprise. Les allusions nombreuses
à Effi Briest de Theodor Fontane, par exemple, montrent la
puissance de l'impact de ce roman sur Beckett : en y faisant
référence dans Tous ceux qui tombent et dans La
Dernière Bande de façon plus ou moins explicite mais
répétée (les personnages nomment clairement le livre, mais
les figures de jeunes femmes dans ces deux pièces font des échos
plus sourds au personnage de Fontane), l'auteur charge ses textes d'un poids
mémoriel plus dense. Pour qui connaît la biographie de Beckett,
Peggy Sinclair, sa cousine, et la fille de Joyce, Lucia, deux femmes de
santé mentale également fragile et desquelles il a
été aimé27, ressurgissent avec tant de force
à l'évocation d'Effi, que toute idée de simple clin d'oeil
est exclue. La vitalité adolescente de l'héroïne de Fontane
a dû résonner dans l'esprit de Beckett avec celle de sa cousine
Peggy avec une force redoublée par la maladive déchéance
qu'elles connaissent toutes deux. Par une remémoration à trois
niveaux, il les fond habilement l'une et l'autre dans le souvenir de Krapp en
rappelant les groseilles à maquereaux d'Effi et le manteau vert de
Peggy28 sous l'unique visage d'une femme aimée des
années auparavant par son vieux personnage.
A l'instar de ses personnages, Beckett est certainement
submergé par des images passées ou vécues, au moment
où il vise pourtant la fiction. Pour
26 James Knowlson, Beckett, trad. d'O. Bonis,
Arles, Actes Sud/Solin, 1999, p. 58.
27 James Knowlson, ibidem, p. 202 et p.
215.
28 James Knowlson, ibid., p. 125.
35
les premiers c'est dans la parole, pour le second dans
l'écriture, que la récurrence dénote la qualité du
souvenir, sa force de gravité sur l'être. Chacun use de
détours, ne nommant pas le véritable objet rappelé et
opérant par diversions allusives, et multiplie malgré lui les
épaisseurs du processus de réminiscence. La mémoire
apporte à chaque niveau un bagage de sens, transformant le « je me
souviens » à la façon de Perec - c'est-à-dire sans
grand affect apparent - en un « je me ressouviens », celui-là
qui résonne et pousse à l'examen.
36
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