Fabrice Coup echoux
La concupiscence chez saint Augustin
Septembre 2007
Qu'est-ce que la concupiscence ? Quelle place attribuer
à cette notion en dehors du cadre fermé des lexiques ? A quels
discours nous référer lorsque nous cherchons à
étudier son usage ? En littérature ou dans l'argumentaire :
à quelles représentations renvoie-t-elle, quelle est sa valeur
rhétorique? Répondre à ces primordiales questions invite
à se pencher sur l'intitulé même de concupiscence. La
concupiscence. Derrière l'unité induite par l'article
défini se devine de prime abord l'unité d'une définition.
Ainsi parlerait-on de la concupiscence éternelle, la concupiscence
unique, la concupiscence indubitable. C'est à cette
concupiscence-là, la concupiscence du dictionnaire et des
représentations communes que renvoie, un temps sous la plume du
poète dans le meilleur des cas, un temps dans la bouche de l'oracle de
mauvais augure ou du prédicateur en ses plus mauvaises heures tel celui
qui déclarait « Il faut rigoureusement prohiber aux jeunes gens et
aux jeunes filles les bains de mer. Ceux-ci ne peuvent être que
prétexte à concupiscence et à débauche. L'eau de
mer, c'est la salive du diable. »1*, l'image du satyre, de
l'homme lubrique lorsque celui-ci se voit affublé de
l'épithète `concupiscent'. Cas rare dans l'histoire des langues,
c'est de l'adjectif qu'est déduit le sens du substantif qui lui sert de
racine. Il semble alors que la représentation commune, souvent
flattée par le poète en mal de louanges ou le sophiste,
réduise la concupiscence à n'être qu'un synonyme de la
lubricité, désir ardent de la chair qui pousse l'individu
à considérer l'autre comme moyen de satisfaction de ses
appétits sexuels et non comme son égal. Ici la concupiscence
c'est ce qui anime celui ou celle qui est concupiscent.
Pourtant c'est bien la concupiscence et non ses
dérivés qui nous intéresse et deviner l'unité d'une
définition sous l'unité apparente de la concupiscence
relève d'un manque de clairvoyance. La concupiscence, à bien y
regarder, n'est pas éternelle, ni unique, encore moins un terme
indubitablement défini. Il existe la concupiscence d'une époque
et celle des temps suivants, la concupiscence et les concupiscences -le terme
n'est pas un invariable, ni en français, ni en latin,
*Les notes renvoient en fin de devoir
langue où elle trouve son origine- et, bien plus, les
traditions qui l'utilisent se recoupent, se complètent ou s'affrontent.
Dés lors, insatisfait par l'usage profane du terme de concupiscence et
par la définition restreinte qui l'associe à la seule
lubricité, il importe pour nous d'orienter nos perspectives plus loin,
vers un domaine où en vérité il eut toujours sa place, son
unique place, à savoir le sacré associé à
l'interprétation philosophique.
Qu'est-ce que la concupiscence en philosophie ?
Omniprésente en Occident dans la pensée chrétienne
médiévale, héritière et débitrice du Nouveau
Testament et particulièrement des épîtres de l'apôtre
Paul, qui la fit évoluer de saint Thomas d'Aquin et de l'héritage
scolastique à ce paroxysme que représente l'oeuvre de Pascal qui,
spécifiquement, en fait un usage systématique aussi bien dans les
Provinciales où elle est définie en opposition à
l'amour que dans ses Pensées où elle est à la
fois triple puisqu'il parle des « trois concupiscences [qui] ont fait
trois sectes» et une puisque considérée comme « une
seconde nature », la concupiscence connût dans l'espace
privilégié de la philosophie de multiples destins comme l'atteste
le regain de faveur porté à sa problématique, par le
courant psychanalytique, qui en ressuscita la thématique. A
défaut d'utiliser exactement le terme de concupiscence, après une
longue période où le terme tomba en désuétude, la
notion de libido chez Freud, cette libido considérée comme
l'élan qui pousse l'homme à interagir avec le monde, poussa
Levinas à mener de nouveau les investigations, notamment dans Entre
nous, pour parler de l' «amour sans concupiscence » et en faire
un des thèmes primordiaux de son éthique. S'il est évident
que la concupiscence prend une place centrale dans la pensée
chrétienne occidentale, que celle-ci soit théologique ou
éthique, et dans l'héritage de l'école psychanalytique, le
problème d'une définition sur laquelle nous pourrions baser nos
travaux n'en est que plus obscurci. Comment la définir entre la
tradition qui fait d'elle, suite à la lecture latine des
épîtres de Paul, une entrave à l'amour et un courant de
pensée qui en fait le moteur de la liberté humaine ? Plutôt
que d'essayer, vainement, d'établir l'unité d'une
définition à partir d'un tel paradoxe, difficilement
dépassable, et d'essayer de trouver dans la formalité d'une
réduction significative le plus petit dénominateur commun entre
les différentes interprétations, écoles et traditions, il
s'avère plus judicieux de voir dans les siècles quelle oeuvre a
pu donner à la concupiscence cette importance et a pu être le
point zéro de la chronologie, de l'histoire de la notion. Et en
vérité, rechercher cette oeuvre, ne se révèle pas
d'une grande difficulté. S'il fut un homme qui réussit à
extraire la concupiscence du texte biblique pour la sonder et en montrer toute
l'importance ce fut bien Augustin, ce Père de l'Eglise qui
écrivit une oeuvre telle que tout penseur de la concupiscence, de Thomas
d'Aquin à Levinas, en passant par Jansénius, Pascal, Bossuet,
Freud, et d'autres dont l'apport fut de moindre importance, dut se positionner
par rapport aux oeuvres qui les premières indiquèrent la voie
à suivre, ces oeuvres de référence que sont Les
Confessions (Confessio) et La cité de Dieu
(Civitas Dei). De même
qu'il est difficile de surmonter le paradoxe
énoncé plus haut, rechercher le sens de la concupiscence en
philosophie -en pointer les existences au sein d'oeuvres extrêmement
différentes et bien souvent complexes- demanderait à sa
réussite de trop nombreuses heures de travail. Notre tâche sera
donc, et ce n'est pas une mince affaire, d'extraire le sens que la notion de
concupiscence revêtit dans le cadre d'une pensée sans laquelle
elle n'aurait eu une histoire si riche, à savoir celle d'Augustin, des
écrits duquel s'inspirèrent aussi bien Pascal pour définir
ces trois concupiscences centrales à son analyse de l'homme que Freud
pour thématiser la libido ou Thomas d'Aquin sans laquelle il n'eut pu
commenter et discuter les notions platoniciennes de Oup6ç et d'cinOup~a,
renvoyant à la volonté et aux appétits. En somme, pas de
concupiscence en philosophie sans Augustin et sans l'apport décisif
à la question que représente son oeuvre.
Ainsi donc, l'interrogation qui doit guider toute notre
recherche sera la suivante : qu'est-ce que la concupiscence chez saint Augustin
? Là encore, nous tomberions dans un piège si nous
réduisions l'analyse du terme à l'aune d'une réponse
unique, voie sans issue qui ne consisterait qu'à dégager un sens
unique astreignant l'esprit à ne pas voir dans l'oeuvre d'Augustin toute
la richesse d'une pensée. A l'instar de toute oeuvre intense et
originale, l'oeuvre d'Augustin mérite une remise en contexte et
d'être étudiée d'un point de vue non pas statique mais
dynamique. Notre étude ne peut se réduire à la captation
et au pointage des récurrences du terme dans les oeuvres augustiniennes.
En effet, il nous apparaît comme un impératif d'étudier la
concupiscence chez saint Augustin en éclaircissant préalablement
l'usage qui en était fait à son époque, à quel
héritage renvoie le terme, des épîtres de Paul aux
contemporains d'Augustin, saint Ambroise et saint Jérôme. Ce
faisant, à l'intérieur même des écrits d'Augustin,
il importe d'étudier l'évolution de la façon dont l'auteur
comprit la concupiscence, et plus que dans tous ses autres ouvrages, au sein
des Confessions et de La Cité de Dieu. Il n'y a en
effet pas une seule concupiscence chez Augustin, mais une concupiscence
à visage multiple, il y a celle des Confessions toute en
ressenti et déduite de l'expérience, évoluant, à
partir du Livre X, vers celle de La Cité de Dieu, notion
hautement intellectuelle et systématisée. De même, un
travail qui vise à faire le tour d'une notion particulière dans
l'oeuvre d'un auteur ne pourrait se passer de faire une place à la
description et à l'analyse de l'héritage que laissa pour les
générations futures de penseurs ce moment unique de l'histoire de
la philosophie. Ceci paraît d'autant plus inconcevable que l'oeuvre de
saint Augustin fut d'une telle importance pour toute la philosophie occidentale
que ne pas montrer quelle descendance générât la
concupiscence telle qu'Augustin la thématisa relèverait d'une
sorte de mensonge par omission. Nous devons montrer comment chez les
différents auteurs du Moyen-Age, de la Renaissance et du XXème
siècle fut reçue la lecture des textes de saint Augustin pour
véritablement restituer toute l'importance de la concupiscence chez ce
penseur unique. Pour résumer, notre
travail se développera en trois axes principaux au
milieu desquels l'analyse de la concupiscence dans les textes d'Augustin
prendra la première place certes mais ne se détournera pas de
l'optique générale, avant tout dynamique, faisant de la
concupiscence dans cette oeuvre le catalyseur de traditions
héritées des premiers écrits chrétiens et l'origine
de siècles de pensée de la concupiscence en occident.
Saint Augustin fut ce témoin unique des crises qui,
à la charnière du IVème siècle et du Vème
siècle, contribuèrent irréversiblement à la
mutation et à la chute de l'Empire romain. La première de ses
crises fut chronologiquement l'affrontement qui opposa en de vives
polémiques Païens, hérétiques et Chrétiens,
faisant de l'époque un moment unique d'intense vie intellectuelle. Cette
époque, ce fut aussi celle où la civilisation occidentale, et ce
depuis Constantin, devint une civilisation chrétienne, et lorsqu'en 410
Alaric mit Rome à sac les adeptes des anciens cultes virent dans la
nouvelle foi la responsable des désastres qui affectèrent
Rome.
En un tel contexte, le traitement de la concupiscence prit une
importance première pour saint Augustin autant pour contrecarrer les
attaques des hérétiques, notamment celles des Pélagiens
dans Du mariage et de la concupiscence, et celles des Païens,
dans ce monument qu'est La Cité de Dieu, que pour donner un
fondement théorique au catholicisme et affirmer la puissance de la
religion. Puisqu'il lui attribuait les maux qui le rongèrent avant qu'il
ne se convertit au christianisme, alors qu'il était encore un adepte du
manichéisme, saint Augustin reprit la thématique de la
concupiscence dans ses oeuvres, reprenant pour lui les analyses des premiers
écrivains chrétiens latins qui, à la suite de la
traduction du texte des épîtres de Paul et de la première
épître de Jean dans la langue de l'Empire, en firent un terme
important pour l'entreprise de conversion au christianisme et dans la
compréhension des différences entre cette religion et le
paganisme. Marqué par l'oeuvre de Paul et par la correspondance et les
dialogues qu'il eut avec son contemporain Ambroise, qui l'incita à la
conversion et à s'interroger sur la spécificité de la foi
chrétienne, saint Augustin fut hautement redevable aux premiers penseurs
de la Chrétienté et son oeuvre peut être vue comme le point
d'horizon où convergèrent les recherches morales de ces derniers
pour se synthétiser au sein de ce qui apparaît être le
premier essai de théologie systématique de l'histoire du
catholicisme.
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