I.5.1.3- Ethnicité, une nouvelle forme de
participation politique
L'ethnicité n'a pas une appréhension unique. Sa
compréhension et son usage reposent sur les dimensions qui sont
privilégiées dans la pratique ou dans l'analyse. Ainsi dans
l'appréhension de l'ethnicité comme une forme de participation
politique, allons-nous nous appuyer sur deux approches théoriques
(instrumentaliste et constructiviste) pour faire ressortir cette forme
paticipationnelle, et aussi nous évoquerons la théorie du vote
ethnique comme forme de participation politique ethnique.
I.5.1.3.1- L'approche instrumentaliste du facteur
ethnique
L'approche instrumentaliste est un courant d'idée qui
prend en compte la compétition politique autant que les pratiques
politiques de l'exercice du pouvoir comme constitutives de
réalités ethniques. Ce courant circonscrit l'ethnicité
comme une idéologie servant non seulement à conquérir,
mais aussi à exercer et à conserver le pouvoir. Dans ce sens,
l'ethnicité fait état de l'appartenance à une
communauté par rapport à d'autres et intègre de cette
manière, la manipulation dans les relations socio-politiques afin de
comprendre les dynamiques du politique que Bayart (l'Etat en Afrique. La
politique du ventre, 1990, p. 288) perçoit comme une
réappropriation de l'Etat par les ethnies.
C'est dans cette marge qu'il faut appréhender les nouveaux
phénomènes sociaux qui sont apparus dans les années 1960
et 1970. Il s'agit notamment:
> Aux Etats-Unis :
- des émeutes dans les ghettos noirs des grandes villes au
début des années 60,
- de l'ampleur du mouvement des droits civiques traduisant le
désir de citoyenneté des
Noirs jusqu'alors exclus de la vie politique américaine
formant un << groupe de pression »,
- des descendants des immigrés européens,
entraînés dans le sillage des Noirs qui
commencèrent à mettre en exergue une
prétendue spécificité ethnique au sein d'un parti.
> En Europe, au début des années 70, on
enregistre des regains de mouvements régionalistes. La France,
société assimilationniste par excellence, connaît une
floraison de mouvements bretons, occitans, revendiquant des
égards particuliers et une reconnaissance culturelle.
> En Afrique et dans d'autres pays colonisés, on est
face aux idéologies nationalistes qui revendiquent
l'indépendance.
Dès lors, la pensée pluraliste commençait
à se développer notamment par N. Glazer et D. P. Moynihan. Elle
chercha à expliquer ce que signifiaient toutes ces revendications
à la différence, à l'authenticité, à
l'indépendance, à l'autonomie, à
l'auto-détermination et à l'autosuffisance qu'exprimaient toutes
sortes de minorités ethniques et raciales aux quatre coins du monde.
Michael Novak (The Rise of Unmeltable Ethnics, 1971)
développe aussi une approche pluraliste traditionnelle de type
primordialiste axé sur le caractère indestructible des
identités ethniques, ces dernières semblant résister
même à l'assimilation culturelle objective. Les
événements qui marquent cette période permettent aux
chercheurs en sciences humaines de mettre en évidence un fait nouveau.
Cette ethnicité était différente des liens primordiaux
traditionnels. M. Martiniello indique qu'il s'agissait << d'un
phénomène identitaire neuf favorisant l'émergence de
nouveaux acteurs politiques. » (op. cit., p. 56)
L'ethnicité est une forme d'identification, foyer
effectif de mobilisation de groupe pour des buts politiques concrets. La
contribution particulière de l'ethnicité à cette
mobilisation politique est de fournir un idiome qui favorise la
solidarité de groupe et qui d'une certaine manière dissimule les
intérêts spécifiques communs pour lesquels la bataille est
menée.
<< La nouvelle ethnicité est donc
considérée non comme un résidu de l'histoire, mais comme
une option stratégique particulièrement appropriée aux
exigences de la mobilisation sociale et politique dans les
sociétés modernes (...). L'ascension de cette nouvelle
ethnicité est liée à l'élargissement des fonctions
de l'Etat et à la nécessité de s'organiser selon les
critères ethniques pour profiter des ressources distribuées par
l'Etat dans le cadre de ses nouvelles compétences. » (M.
Martiniello, op. cit. : 55)
Les approches instrumentalistes situent donc
l'ethnicité comme ressource mobilisable dans la conquête du
pouvoir politique et des biens économiques. Leur mérite est de
montrer que l'ethnicité n'est pas une réalité primordiale
ineffable, mais qu'elle peut évoluer en fonction des circonstances et
dans une certaine mesure du choix des individus.
I.5.1.3.2- L'approche constructiviste
Dans les pays africains, après les
indépendances, le rôle de l'État a été
toujours de contrôler la mobilisation des groupes ethniques dans la vie
politique afin d'éviter l'extension des conflits, raison de l'adoption
un peu partout sur le continent du monopartisme.
Les Etats africains doivent être
considérés comme des acteurs centraux dans la création, la
reproduction et la mobilisation de l'ethnicité à travers la
reconnaissance qu'ils octroient éventuellement aux groupes ethniques et
à travers les processus qu'ils mettent en oeuvre en vue de les
institutionnaliser.
Le cas de la politique d'équilibre ethnique et
régionale au Rwanda est un cas d'école. En se
référant aux travaux de J. Nagel et al. (1986), nous nous rendons
compte que la reconnaissance et l'institutionnalisation de l'ethnicité
dans la politique accroissent le niveau de mobilisation ethnique parmi tous les
groupes ethniques et déterminent les frontières selon
<< lesquelles la mobilisation et le conflit ethnique
vont se produire en fixant les règles régissant la participation
politique et l'accès au pouvoir. Les mécanismes de construction
politique de l'ethnicité peuvent être rangés en deux
grandes catégories, la structure de l'adhésion et du pouvoir
politique, d'une part et le contenu des politiques publiques, d'autre part.
>> (M. Martiniello, op. cit., 61)
Selon J. Nagel toujours,
<< la mobilisation ethnique dans un Etat est probable
lorsque les structures de la participation, de l'adhésion et du pouvoir
politique sont organisées selon les clivages ethniques. La
régionalisation et la reconnaissance institutionnelle de la
participation ethnique notamment peuvent promouvoir la mobilisation
ethnique. >> (J. Nagel cité par M. Martiniello, op. cit., p.
61)
Deux moyens permettent d'arriver à une participation
politique ethniquement structurée :
- la reconnaissance constitutionnelle de l'ethnicité
comme base pour la participation politique. Exemples de la République
Démocratique du Congo, des circonscriptions électorales
unilingues en Belgique.
- la régionalisation de facto de la
représentation pour la faire coïncider avec les frontières
ethno-régionales.
Dans les deux cas, les groupes ethniques sont
transformés en groupes d'intérêts et par conséquent
la compétition est accentuée.
L'approche constructiviste met en évidence des facteurs
externes aux individus, notamment l'État, et nuance ainsi le choix
rationnel sur les contraintes. Elle est utile pour expliquer les cas des
politiques de certains pays qui se basent sur ce facteur ethnique.
Nous pensons que cette théorie, combinée avec la
théorie instrumentaliste serait de bons instruments pour étudier
l'ethnicisation de la vie politique des pays africains et par là
l'influence ethnique sur les partis politiques.
I.5.1.3.3- Le vote ethnique
Le vote est un phénomène complexe. C'est un acte
personnel, mais qui s'inscrit dans des démarches collectives, des
cultures et des traditions. La sociologie électorale en Afrique noire ne
saurait se faire sans considération des études en cas par cas.
Dans une démarche explicative, Théodore Bakary
(1985 : 64) tente de prouver pourquoi l'ethnicité serait source des
attitudes électorales. Il démontre que, plus que les programmes,
ce qui importe en compétition électorale, c'est l'identification
des électeurs à un candidat considéré comme un
<< natif du terroir ». A ce propos, les programmes électoraux
importent peu en définitive dans les pays africains, puisque les choix
se portent d'abord sur les candidats et non sur les idées.
Bakary part du postulat que dans les sociétés
africaines, les appartenances ethniques déterminent très souvent
les comportements politiques même si cela n'est pas systématique.
Pour lui, le choix électoral effectué par les votants lors des
scrutins organisés dans les systèmes politiques d'Afrique
subsaharienne est largement présenté comme le point de chute des
sentiments de solidarité, de loyauté et d'allégeance
témoignés par les électeurs à leur groupe ethnique
d'appartenance et non comme une volonté d'obtenir des avantages
personnels. Il va loin en disant que << l'unité de base en
politique ne serait pas l'individu, mais le groupe défini comme une
somme d'individus liés par une origine tribale, une langue, des
croyances ésotériques ou encore une cause commune
chapeautée par des intérêts similaires dans une
unité ethnique articulée. » (Op. cit, p.66)
Conscients de l'influence qu'exerce l'ethnie sur les attitudes
électorales, les gourous politiciens s'en servent intelligemment pour
étancher leur soif du pouvoir politique. A ce propos, J.-P.
Chrétien dit de ne pas négliger le rôle controversé
de l'Occident dans les manipulations ethniques pendant les élections en
Afrique. Cette récurrence de vote ethnique en Afrique amène
Chrétien à dénoncer les circuits occultes par lesquels
s'opèrent les soutiens des colonisateurs au tribalisme africain qui
n'ont pour visée essentielle que de nourrir des manoeuvres de la
géopolitique internationale. (Les ethnies ont une histoire,
1989)
Il faut noter aussi que, les démocraties
avancées ne sont pas non plus épargnées de l'ethnicisation
des votes. En France, à la différence de ce qui se passait dans
les pays anglosaxons ou même en Belgique, les campagnes
électorales ont longtemps ignoré le facteur ethnique. Ce n'est
plus le cas aujourd'hui. La logique de la diversité a conduit à
une ethnicisation des listes et des candidatures aux élections
municipales. Et, pour la première fois en France à l'occasion de
l'élection présidentielle de 2007, le vote ethnique s'est
manifesté de
manière puissante. Le vote ethnique n'a pas
changé le résultat du scrutin, mais il a accentué
l'écart entre Royal et Sarkozy.
Le déterminant ethnique est très important donc
dans le vote comme forme de participation. Les acteurs politiques en ont bien
conscience et jouent sur cet aspect. Il faut là reconnaître comme
P. F. Gonidec que « malgré les attaques dirigées par les
hommes politiques africains contre le tribalisme, il n'est pas douteux que ce
phénomène joue un rôle important en matière
électorale dans tous les Etats oil les ethnies demeurent bien
vivantes ». (1978 : 255)
Ce qu'il faut alors décrier, c'est la
récupération politique du phénomène ethnique pour
exclure d'autres ethnies dans la gestion du pouvoir d'Etat. Le problème
est plus profond que ce que l'on suppose, car en Afrique l'immaturité
politique des électeurs d'une part, et l'analphabétisme d'autre
part se posent avec acuité. Aussi longtemps que l'analphabétisme
sévira dans ces sociétés, le phénomène
restera réel.
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