CONCLUSION
Notre travail de recherche portait sur : Construction
des infrastructures sociales pour les Bakola/Bagyelli et incidence sur la
coexistence avec les Bantou : contribution à une ethno-anthropologie du
conflit. Le problème soulevé était celui de
l'accentuation des conflits entre Bantous et Bagyelli/Bakola liée
à la construction des infrastructures sociales (foyer, maisons) par des
partenaires au développement (GRPS, SAILD/APE, CBCS). En effet, les
conflits avaient toujours existé entre ces deux communautés, mais
ont toujours ou presque été larvés. Avec la construction
des logements sus cités, les conflits sont devenus ouverts. Ce qui a eu
comme conséquences :
Querelles et altercations fréquentes entre ces
différentes communautés ;
Descentes répétées des autorités
administratives des localités de Bipindi et de Lolodorf pour ramener les
protagonistes à la table de négociation et au calme ;
Saccage et pillage du foyer scolaire (2007) qui avait
été construit pour les enfants Bakola à la suite d'un
affrontement entre les Pygmées et les Ewondo ;
Importance des cas de blessés graves survenus à la
suite des affrontements permanents entre Ngoumba et Bagyelli signalés au
niveau du dispensaire de Ngovayang; Instauration d'un climat de défiance
et d'insécurité entre les concernés dans lesdits
villages.
Notre préoccupation tout au long de cette étude
a consisté à répondre à la question principale de
recherche : Pourquoi et comment la construction des infrastructures sociales
aux Bakola/Bagyelli influe-t-elle sur les rapports de coexistence entre Bantou
et Pygmées à Ngoyang et Bidjouka ? A ce questionnement nous avons
proposé comme réponse provisoire (hypothèse) : La
construction des infrastructures sociales aux Bakola/Bagyelli sonne le glas de
la supériorité des Bantou sur les Pygmées
à Bidjouka et Ngoyang. L'aspect méthodologique a pris en compte
le choix des sites de recherche, la méthode, les techniques et les
outils de collecte. La répartition de notre mémoire s'est faite
en quatre chapitres : le premier portait sur la description du cadre physique
et humain des différents sites de recherche. Le deuxième chapitre
mettait en exergue la définition des concepts, la revue de la
littérature et les théories explicatives. Le troisième
chapitre porte sur la construction des infrastructures sociales aux
Bakola/Bagyelli et son influence sur leur mode de vie. Le dernier,
s'intéressait à une analyse ethno-anthropologique des conflits
survenus à Ngoyang et à Bidjouka.
Notre cadre théorique a convoqué deux
théories que sont : l'ethnométhodologie et la théorie du
conflit. Nous avons eu recours aux notions de membres, d'ethnométhodes,
de
groupes stratégiques, d'arène et de conflit pour
analyser les données que nous avons collectées sur le terrain.
Les résultats auxquels nous sommes parvenu au terme de notre travail de
recherche sont les suivants :
La construction des infrastructures sociales aux Bakola influe
sur la cohabitation entre les Bantous et les Bakola à Ngoyang et
à Bidjouka. En effet, la construction de ce hameau à Bidjouka a
contribué à perturber l'establishment qui avait jusqu'alors
prévalu dans ce village. Les Ngoumba se considèrent comme les
« Grands Patrons » et à ce titre s'estiment être
audessus des Pygmées en tout point de vue. Ce qui n'est plus très
évident quand on peut remarquer que certains Pygmées sont mieux
logés que leurs maîtres. La réaction des Ngoumba,
dès lors, consiste à pousser les Bagyelli à abandonner
leurs maisons pour pouvoir s'en approprier et s'y installer. Face à ces
menaces dont ils sont victimes, les Pygmées résistent à
toute forme d'agression orchestrée par les Bantous. Dès lors,
s'installe un climat de défiance qui, plus tard, finit par
dégénérer en un conflit ouvert mettant « dos à
dos » les Bantou et les Pygmées.
La sédentarisation des Bakola qui passe par
l'occupation des terres appartenant aux Bantou constitue une source de conflit
à Bidjouka et Ngoyang. Il est apparu au terme de nos travaux sur le
terrain que les Bantou voient d'un très mauvais oeil l'occupation leurs
terres par les Bakola. En effet, d'après les Ewondo ou les Ngoumba, les
terres leur appartiennent prioritairement. L'hostilité des Bantou
vis-à-vis de l'occupation de leur espace par les Pygmées trouve
est justifiée par les premiers par le fait qu'ils se considèrent
être déjà euxmémes à l'étroit et que
s'il faut encore venir ajouter d'autres populations, cela ne va que contribuer
à exacerber les tensions foncières déjà existantes
entre les populations présentes sur le site. Or, le fait que les
Pygmées viennent occuper aujourd'hui leurs terres est perçu par
ceux-ci comme une intrusion de ces derniers dans un territoire qui n'est pas le
leur. Pour les Bantous ce terres sont leurs et ne devraient être pas
occupées par n'importe qui et n'importe comment. Les populations
bantoues proposent comme alternative à la sédentarisation des
Pygmées que cela se fasse dans leur environnement forestier. S'il faut
développer les Pygmées, que cela se fasse dans la forêt, en
ce moment ils ne pourront pas se mêler des affaires des Pygmées.
Mais si c'est dans leur village, que ces actions de développement sont
menées, ils devront toujours s'intéresser à tout ce qui
sera fait.
Les cultures bantoues et bakola regorgent en leur sein des
éléments qui sous-tendent les conflits. Dans notre argumentaire,
nous avons montré comment les Bantou usaient de la force, du chantage,
de l'usurpation et des menaces à l'endroit des Pygmées pour
pouvoir
bénéficier de ce qui était destiné
aux Pygmées. En effet, il est ressorti de cette recherche que les Bantou
(Ngoumba et Ewondo) appartenant à des sociétés de type
égalitaire ont du mal à voir les Pygmées
bénéficier d'un certain nombre de privilèges dont ils ne
pouvaient pas en profiter. Dès cet instant, il faut tout mettre en
oeuvre pour que la situation soit équilibrée. Les Bakola vivent
leur dépendance vis-à-vis des Bantou comme quelque chose de
normatif. Ils sont résignés et se reconnaissent comme
des personnes inférieures aux Bantou. Pour ces derniers, toute tentative
allant dans le sens de s'affranchir de ce pouvoir tutélaire de «
leurs maîtres », est considérée comme vouée
à l'échec. Cette manière de penser ou de se comporter des
Bagyelli trouve une explication à l'intérieur de la culture
pygmée. En effet, le Bakola/Bagyelli voit le Bantou comme son
protecteur, celui sans qui sa survie est menacée. Aussi avons-nous
noté que, lorsqu'un Pygmée veut s'affranchir du Bantou, au bout
d'un certain temps il revient et se remet au service de son maître.
La prise en charge unilatérale des Bakola/Bagyelli par
des partenaires au développement explique le climat conflictuel qui
prévaut à Bidjouka et à Ngoyang. En effet, la prise en
charge des Pygmées par les ONG crée chez les Bantous de
l'animosité et de la jalousie. Cette animosité est d'autant plus
grande que les populations séculaires se plaignent de ne pas être
prises en compte par ces ONG lorsque celles-ci viennent pour améliorer
les conditions de vie des Pygmées. A titre illustratif, les parents
bantous se plaignent que leurs enfants sont lésés pendant la
distribution des fournitures scolaires aux enfants Bakola. Ils pensent que
cette façon de faire contribue à développer chez les
enfants bantous un complexe de supériorité vis-à-vis des
enfants Pygmées. Car, d'après les Bantous comment expliquer que
des enfants qui fréquentent la même école et quelque fois
sont tous démunis, pendant que d'autres bénéficient de
certains avantages, d'autres soient délaissés.
Pour ce qui est des perspectives, nous avons
préféré nous attarder sur un certain nombre de points. Les
recherches qui ont été menées dans les localités de
Ngoyang et de Lolodorf ont difficilement débouché sur des
solutions concrètes, puisque les Pygmées ont toujours
été très peu associés dans l'identification et la
réalisation des projets qui les concernent au premier chef. En les
écartant dans la mise en oeuvre des projets dont ils sont au coeur du
dispositif, c'est les maintenir dans la domination. Nous pensons donc que la
réorientation des projets dans le sens de la recherche-action aboutira
à des solutions pratiques et à l'atténuation des conflits
dans ces différentes localités.
Si le conflit est naturellement le jardin du juriste, le
conflit touche toutes les sciences parce qu'il est humain, tant par la
difficulté de l'adéquation de l'âme et du corps que par
celle de l'homme et des autres lui-même. C'est la raison pour laquelle
nous avons voulu, à partir de notre posture d'anthropologue, essayer de
comprendre la logique qui sous-tend les conflits observés à
Ngoyang et à Bidjouka, entre Bantou et Bakola/Bagyelli. Il devient donc
impératif pour mieux cerner la notion de conflit, de recourir à
la multidisciplinarité qui, nous pensons, est la condition sine qua non
pour comprendre tous les tenants et aboutissants de la difficile cohabitation
entre des peuples qui ont en commun de nombreuses affinités.
L'étude des conflits doit faire appel à d'autres
champs de connaissances tels que la sociologie, le droit, la psychologie
sociale, les sciences de l'éducation, etc., pour parvenir à une
approche globale. La notion de conflit est complexe, voire holistique et sa
compréhension devrait se faire autour d'une étude
pluridisciplinaire. C'est la raison pour laquelle, nous voulons, à
partir de la posture anthropologique, envisager des nouvelles approches que,
nous pensons, contribueront à mieux cerner, mieux maîtriser les
différents conflits qui subsistent dans les rapports de cohabitation
entre les Bantou et les Bakola/Bagyelli.
Nous envisageons que des études futures soient
conduites dans ces localités par des spécialistes dans la
résolution des conflits dont les travaux pourront déboucher sur
la mise en place d'une cellule de prévention et de gestion des conflits
entre Bantou et Bakola/Bagyelli. En effet, l'idée qui sous-tend notre
propos se fonde sur le fait que le conflit perturbe les équilibres tout
en permettant, par sa survenance, d'y trouver des solutions. Qu'il exclue ou
qu'il intègre, le conflit, déstructurant et structurant à
la fois, apparaît comme nécessaire, puisque par sa
réalisation, il permet d'en éviter ou d'en résoudre
d'autres, méme s'il semble avoir réinventé le mouvement
perpétuel. Il n'est donc dès lors envisageable de parler d'une
cohabitation entre Bantou et Pygmées qui soit possible sans la
manifestation des conflits. Mais, ce qui importe dans le conflit, c'est la
capacité pour les individus à pouvoir le circonscrire, afin de le
résoudre, afin d'éviter qu'il ne débouche sur des actes
qui remettront en cause la cohabitation entre ces différentes
communautés.
Dans les domaines d'intervention des ONG, il est important que
des anthropologues soient associés pour pouvoir opérationnaliser
la mise en oeuvre des projets de développement dans les
communautés. Le rôle des anthropologues sera grandement profitable
à ces populations ; car par le principe de la recherche-action, des
études préalables seront menées avec les
communautés bénéficiaires pour pouvoir les assister dans
l'identification de leurs besoins réels. Cette démarche aura
comme avantage qu'elle évitera qu'on aboutisse à des projets qui
ne rencontreront pas le désir des communautés et qui sera mal
vécu par ces
dernières qui voient généralement dans de
telles initiatives une épine qu'on leur met dans le pied.
Des études sociologiques, psychologiques, voire dans le
domaine des sciences de l'éducation, devront être menées
sur le terrain pour comprendre le phénomène des désertions
scolaires chez les enfants Bakola/Bagyelli et leur faible intégration
scolaire. Nos observations sur le terrain nous ont permis de relever que la
caractéristique fondamentale de l'éducation chez les
Pygmées en général et chez les Bakola/Bagyelli en
particulier est la préparation de l'individu à assurer sa propre
subsistance, unique préoccupation de la vie. L'enfant est donc
formé pour être capable de réaliser toutes les
activités qui permettent l'acquisition des biens de consommation et de
perpétuer le patrimoine culturel. Ce processus de socialisation a des
incidences sur l'intégration scolaire des enfants pygmées et
contribue de ce fait à leur sous scolarisation.
En définitive, nous pouvons dire que la somme des
expériences tentées au Cameroun si riche qu'elle apparaisse,
laisse entrevoir des handicaps dont l'analyse implique la mise en place de
politiques cohérentes d'émancipation des Pygmées. Le
développement est un fait social total : politique, social,
économique et culturel. L'intégration des Pygmées dans la
société nationale ne peut ignorer ces dimensions du
développement. A l'heure oü l'on parle de lutte contre la
pauvreté, de l'action humanitaire, de la promotion des droits de l'homme
et de l'intégration économique sous-régionale, le
Gouvernement camerounais doit s'efforcer de reconnaître aux
Pygmées leur dignité humaine et s'employer activement à
les conduire au développement. Le problème des Pygmées est
très compliqué. Il est intrinsèquement lié à
d'autres : la politique, la nature de la société, la loi, les
droits de l'homme, la religion, la culture, l'identité du peuple,
l'économie et l'état de l'environnement naturel. En
conséquence, une approche d'ensemble doit être adoptée pour
résoudre ce problème en prenant en compte les
intérêts de toutes les parties impliquées plutôt que
ceux d'une seule. C'est pour tout ce qui précède que nous
préconisons une politique de bénéfice mutuel : l'approche
de la voie médiane.
Ce travail de recherche, nous aura permis d'interroger le
concept de développement et de parvenir à montrer que ce dernier,
lorsqu'il est mal maîtrisé, devient plutôt source de conflit
et non source d'émancipation de l'homme et de son semblable. Nous en
sommes arrivé à admettre que toute société peut
être vue sous deux aspects en apparence semblables. En effet, selon que
l'on considère ses invariants, ses facteurs de maintien, sa
continuité ou, à l'inverse, ses forces de transformation, ses
changements structurels, il est possible d'en construire des images fort
différentes. Cette manière d'envisager la réalité
sociale conduit, à considérer
principalement les processus qui déterminent sa
modification et provoquent, à terme, une mutation. Toutes les
sociétés, même celles qui prétendent être les
plus ouvertes aux changements rapides et cumulés, manifestent une
certaine continuité ; tout ne change pas et ce qui change ne se modifie
pas en «bloc».
Malgré la contradiction flagrante des informations
ethnographiques et malgré l'impuissance analytique du concept («
les Pygmées sont un peuple de chasseurs-cueilleurs »), on continue
à parler de société de chasseurs-cueilleurs, lorsqu'il
s'agit de les classer. L'obsession est telle qu'on arrive à croire qu'il
est des chasseurs-cueilleurs comme de l'hystérie et de la pensée
sauvage. Des choses honnies et menaçantes qu'il serait
préférable de tenir éloignées. Il faudrait retracer
l'histoire de l'expansion coloniale pour mieux comprendre que les
Pygmées ont souvent fait problème et combien les colonisateurs
européens se sont partout plaint des difficultés propres à
la saisie et à la domination de peuples nomades qui leur semblaient
toujours n'avoir rien à perdre. Les Pygmées paraissent
menaçants aussi parce que, si on venait à démontrer que
l'écart qui nous sépare n'est qu'une illusion, on en arriverait
bientôt à se convaincre aussi qu'il est possible de bien vivre
sans trop travailler, que la propriété peut être ni
privée ni publique mais non existante. Ce sont là des
idées qui paraissent évidemment dangereuses et absurdes à
l'idéologie des personnes dites « civilisées » que sont
les Bantou. Il faut donc repousser le plus loin possible tous ces
Pygmées et s'en servir comme contraste. C'est ce qui peut expliquer
toutes les menaces, toutes les agressions, tous les abus et la marginalisation
dont ils sont victimes dans nos villages et dans nos forêts.
Puisse ce travail de recherche contribuer non seulement
à une meilleure connaissance des Pygmées, mais aussi rappeler que
toute société possède une culture, des savoirs, des
savoir-faire et un savoir-être dont d'autres sociétés
peuvent tirer profit ;que le « développement » est
peut-être un leurre, que les plus « primitifs » ne sont pas
ceux qu'on pense.
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