IV-4- INTERPRETATION DES CONFLITS
L'action unidirectionnelle des partenaires au
développement dans la prise en charge des Bakola/Bagyelli que nous avons
mentionnée parmi les causes des conflits, peut conduire à la mise
en place d'un certain nombre de barrières/obstacles à la
mobilité sociale des Bagyelli. Les différentes causes des
conflits que nous venons de présenter nous permettent d'expliquer le
processus de construction des groupes stratégiques au sein des
communautés bantoues et bakola. Le refus des Bantou de voir les
Pygmées se développer peut être interprété
comme une « cristallisation du marché du développement
». En effet, le comportement des Bantou à
Ngoyang ou à Bidjouka trahit l'hypocrisie de ces
derniers à l'endroit des Bagyelli. Ayant étéles
premiers à avoir goutté aux délices de la
modernité, ils veulent continuer à asseoir le
monopole, méme si le discours des Bantou à
l'égard des Bakola est tout aussi altruiste. Car il est fréquent
de rencontrer des Bantou qui se font les défenseurs de la cause
pygmée. Nombreux sont ces Bantou qui pensent que les Pygmées
doivent aussi accéder à la modernité. Cette accession
à la modernité masque en réalité les
véritables enjeux qui sous-tendent l'action altruiste des Bantou
à l'endroit des Pygmées.
Ils sont d'avis que les Pygmées se développent,
mais à leur façon ; c'est-à-dire en plaçant le
Bantou et non le Pygmée au centre des actions de développement
à mener sur le terrain. Ce sont eux les Ngoumba(Bidjouka) ou les
Ewondo(Ngoyang) qui doivent servir d'interface entre les développeurs et
les principaux bénéficiaires que sont les Bakola/Bagyelli. Les
Bantou estiment que leurs « protégés », les
Pygmées, ne sont pas aptes à pouvoir défendre
eux-mêmes leurs intérêts. Les Pygmées ne savent pas
ce qu'ils veulent, ils ne savent pas ce qui est bien pour eux. Ce sont les
Bantou qui sont habilités à pouvoir véritablement
défendre leurs intérêts. Ayant accédé les
premiers à l'école occidentale, ce sont les Bantou qui sont les
interlocuteurs appropriés quand il s'agit de contribuer à sortir
leurs « Pygmées » de la « sauvagerie ». Il n'y a
qu'à regarder la multitude d'ONG qui oeuvrent pour la défense de
la
cause pygmée. Elles sont pour la grande
majorité, au regard de ce qui se vit sur le terrain, des goulots
d'étranglement pour ce qui est de l'amélioration des conditions
de vie des Pygmées. Mais nous n'allons pas nous attarder sur cet aspect
dans le cadre de nos travaux actuels. Très peu de ces ONG sont
l'émanation de la volonté des Pygmées eux-mêmes.
Organismes et associations privés de
développement présents dans la région
Numéro
|
Nom de la structure
|
Droit/Origine
|
Domaine d'action
|
Zone d'action
|
Principales actions menées
|
1
|
MUDICUS MUNDI
|
Espagnole
|
Santé
|
Lolodorf et
Ngovayang
|
-Mise en place
des Comités de santé
-Equipement et
construction des
centres de santé
|
2
|
FEDEC
|
Néerlandaise
|
Environnement
|
Lolodorf
|
-Suivi évaluation environnementale sur le tracé
du pipeline Tchad - Cameroun
|
3
|
SAILD
|
Camerounaise
|
Autopromotion des pygmées
|
Lolodorf et
Bipindi
|
-Autopromotion des Pygmées -Sensibilisation à
l'entretien routier
|
4
|
PLANET SURVEY
|
Camerounaise
|
Environnement- forêt et agriculture
|
Lolodorf et
Bipindi
|
Droit à la
citoyenneté -Sensibilisation VIH-SIDA
|
5
|
CED/FPP
|
Camerounaise
|
Environnement- forêt
|
Akom II et
Campo
|
-Cartographie d'occupation de l'espace
-Droit d'usage
|
6
|
CBCS Ngovayang Forest Project
|
ONG camerounaise
|
Environnement
et gestion
durable des
ressources naturelles
|
Massif forestier de Ngovayang et alentours
|
-Renforcement des capacités des communautés locales
en vue de la gestion durable
|
|
|
|
|
|
des ressources
naturelles -Amélioration du niveau de vie des
populations
|
7
|
FONDAF
|
ONG camerounaise
|
Education et
formation
|
Bipindi
|
Formation
primaire des
pygmées
Bagyelli
|
8
|
RAPID
|
ONG camerounaise
|
Citoyenneté, habitat,
éducation et
agriculture
|
Lokoundjé, Bipindi et Lolodorf
|
Scolarisation des enfants Bagyelli Formation
agricole des
Bagyelli
|
Source : Aristide BITOUGA, 2010.
Toutefois, il faut tout de même reconnaître que
ces actions de développement en direction des Pygmées ont, d'une
manière certaine, contribué à l'émancipation des
Bakola/Bagyelli dans les localités visitées. Au-delà de
ces quelques avancées remarquables, il convient tout de même de
rappeler que ces actions menées par ces ONG sont
génératrices de revenus pour leurs différents promoteurs.
On peut donc comprendre l'opacité qui entoure le déploiement
effectif de ces organisations sur le terrain. Les Bantou, conscients donc des
enjeux financiers qui entourent ces projets, sont réticents
vis-à-vis de toute forme de projet dans lesquels ils ne se sentent ou ne
sont pas impliqués.
Cette réticence a été observée
à Ngoyang et à Bidjouka. Pour ce qui est de la construction du
foyer pour les enfants Bagyelli, ce sont les Pygmées eux-mêmes,
qui, au terme de plusieurs réunions de concertation avec le SAILD,
avaient demandé qu'on leur construise une structure pour accueillir
leurs enfants afin de lutter contre le phénomène des
déperditions scolaires. A Bidjouka-Samalè (Binzambo), ce sont les
Pygmées eux-mêmes qui avaient formulé le besoin de partir
de la forét pour venir s'installer en bordure de la route. Ils voulaient
être au fait de ce qui se passe en route.
Pour ce qui est du cas de Ngoyang, la construction du foyer en
elle-même ne causa pas de problème. Tout a commencé
à se détériorer quand les Bantou ont voulu se mêler
dans la gestion du foyer. Les Ewondo avaient du mal à accepter que seuls
les enfants pygmées
aient droit à des repas alors que les leurs
fréquentaient la même école et étaient eux aussi
soumis au problème de faim. L'Ewondo, forgé dans une
société de type égalitaire, supporte très mal voir
son frère jouir d'un bien alors que lui ne le possède pas. Cette
situation est très mal vécue par celui qui ne peut s'offrir ce
dont dispose son frère, et bienvenu le conflit qui, si rien n'est fait
pour rétablir l'équilibre, débouchera, à coup
sûr bien des fois, sur des tueries ou des meurtres, le recours à
la sorcellerie faisant office d'arme redoutable en pareille circonstance. Mais,
pour le cas d'espèce, les Bantou se considérant comme
supérieurs aux Pygmées auront ici plutôt recours à
la force, à la dissuasion, à l'intimidation, au chantage et
à l'usurpation pour s'emparer de ce qui ne leur appartient pas.
La théorie du conflit s'inscrit, dans le cadre de notre
interprétation, dans la perspective de l'étude des conflits
intergroupes. En effet, nous pensons que la seule catégorisation en deux
groupes distincts entraîne la discrimination à l'encontre de
l'exogroupe, dans le but de différencier son groupe. L'enjeu de la
différenciation est une identité collective positive, celle-ci
résultant d'une comparaison entre les groupes favorables à
l'endogroupe. L'opposition Bantou/Bagyelli est dès lors remise en cause
tant il est vrai que nous pensons qu'elle contribue à exacerber les
tensions entre ces deux communautés. Turner voit dans
le groupe :
Une collection d'individus qui se perçoivent comme
membres d'une même catégorie, qui attachent une certaine valeur
émotionnelle à cette définition d'euxmêmes et qui
ont atteint un certain degré de consensus concernant l'évaluation
de leur groupe et de leur appartenance à celui-ci63.
On peut donc, au regard de cette définition de la
notion de groupe, affirmer que le groupe existe lorsque les individus ont
conscience d'en faire partie ; lorsqu'ils se catégorisent dans ce
groupe. La catégorisation sociale est « un outil cognitif qui
segmente, classe et ordonne l'environnement social et qui permet aux individus
d'entreprendre diverses formes d'actions sociales ». La
catégorisation sociale définit la place de chacun dans la
société. Dès lors, les groupes sociaux fournissent donc
à leurs membres une identification sociale appelée «
identité sociale », cette identité sociale elle-méme
n'étant que la résultante de la conscience qu'a un individu
d'appartenir à un groupe social ainsi que la valeur et la signification
émotionnelle que celui-ci attache à cette appartenance. Un
Ngyelli qui est considéré par les autres Pygmées comme
ayant réussi nous a fait part du combat qui est le sien pour inculquer
à ses frères l'idée suivant laquelle ils doivent se battre
s'ils veulent être considérés par les Bantou comme des
individus à part entière. Il déclare fort à propos
:
63 Tajfel, Hand Turner,J.C ;1979 An integrative theory
of intergroup conflict. In S. Worchel and W. Austin (eds), The social
psychology of intergroup relations (pp.33-48). Pacific Grove,
CA/Brooks/Cole.
Comme je vous l'ai dit sur mon histoire, je n'ai pas
baissé les bras et je ne compte pas baisser les bras. C'est ma seule
leçon. A chaque fois que j'ai l'occasion soit de m'asseoir avec mes
petits-frères, soit avec mes propres enfants, je leur dis toujours vous
avez une grande lutte à mener contre les Bantou. C'est-à-dire,
par le biais de l'école. C'est l'école qui va vous amener
à vous faire considérer dans la société parce que,
à l'époque ancienne nos grands-parents étaient
considérés parce qu'ils étaient chasseurs.
Le système de croyances des individus peut influencer
la nature des relations entre deux groupes ou deux communautés. Le
premier de ce continuum est appelé « pôle de la
mobilité sociale ». Il correspond à la croyance en la
flexibilité de la société qui permet à tout
individu insatisfait de son appartenance groupale de passer dans un autre
groupe plus valorisant. Ce passage est possible grâce au talent, au
travail ou encore à la chance. Est opposé à ce pôle
celui du « changement social ». Il est caractérisé par
la croyance en une stratification entre les groupes fortement marquée.
Celle-ci rend impossible, pour un individu seul, de s'extraire de son groupe.
La grande majorité des Pygmées rencontrés sur le terrain
vivent leur précarité comme un sort qui leur a été
réservé par leurs ancêtres. Quand ils parlent du Bantou
c'est avec beaucoup de respect, d'admiration qu'ils le font. L'idée
d'une quelconque flexibilité de la société n'est pas
l'apanage du plus grand nombre. Le manque d'ambition de ces derniers est d'une
curiosité étonnante.
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