IV-2-3-Les schèmes culturels comme
éléments qui sous-tendent les conflits
La scolarisation croissante des enfants Bakola, la
possibilité pour les jeunes filles Bakola de contracter des alliances
matrimoniales avec les « Blancs », l'amélioration des
conditions de vie en général, et celles de l'habitat en
particulier sont autant d'éléments que nous voulons analyser pour
expliquer l'émancipation actuelle qui caractérise les
Bakola/Bagyelli de Ngoyang et de Bidjouka. Leur « ascension sociale »
a eu comme corollaire, l'apparition d'une sorte de « mentalité
concurrentielle » chez les Bakola. En effet, ceux-ci ont pris conscience
de leur condition de citoyens camerounais à part entière et
entendent le manifester de fort belle manière. Les Bakola sont sortis
craintivement de leur réclusion et de leur torpeur. L' « ouverture
des yeux » des Pygmées a vu naître dans cette nouvelle forme
de cohabitation une forme de concurrence, le Nkola essayant toutefois qu'il
pose un acte à vouloir se comparer à son voisin Ngoumba ou
Ewondo. Ce qui pousse les Bantou à se mettre en colère au regard
de ce qui se passe actuellement dans ces différents villages. Ce qui
détermine la nature anthropologique de la concurrence, c'est qu'il
s'agit d'une lutte indirecte. Quand on nuit directement à son adversaire
ou qu'on l'écarte de son chemin, on cesse du même coup
d'être en concurrence avec lui. En général, le langage
n'admet l'usage du terme de concurrence que lorsque la lutte consiste dans les
efforts parallèles des deux parties en vue d'un seul et même
enjeu. L'émancipation actuelle des Bakola et leur ouverture au monde,
ont eu comme conséquence la naissance d'un climat de concurrence entre
eux et leurs voisins Bantou.
Les groupes, les acteurs à l'intérieur d'une
société possèdent des systèmes de pensée
générateurs de structures mentales auto-organisées. La
façon dont les uns et les autres décodent, les symboles,
diffère d'une communauté à une autre. C'est cette
différence qui engendre très souvent les conflits. Nonobstant
leur émancipation et leur ouverture à la
60 CROZIER ; op.cit
modernité, les Bakola restent tributaires d'une vision
du monde qui leur est propre. En effet, au regard de la manière avec
laquelle ces derniers s'approprient certains projets de développement ;
l'observateur peut être amené à s'interroger sur la
nécessité qu'il y a à s'acharner à vouloir les
faire sortir de leur milieu sociétal forestier pour les amener au
contact de ce que l'on nomme le développement. Les Bakola, s'approprient
difficilement tout ce qui leur est étranger et c'est ce qui explique en
partie les résultats mitigés du projet SAILD/APE à
Ngoyang. A Bidjouka, on s'étonne que le hameau moderne qui leur a
été construit, connaisse des périodes de désertion
quasi totale. Cette opposition de logique entre eux et leurs voisins Bantou
peut expliquer en partie la difficulté que les Bantou éprouvent
à voir des ONG s'investir pour améliorer les conditions de vie
des Pygmées. Au cours d'un entretien avec un habitant du village Ngoyang
au sujet de l'appréciation qu'il portait sur les différentes
actions de développement qui étaient menées au profit des
Bakola ce dernier n'a pas hésité à nous traduire son
amertume vis-à-vis de ces initiatives. Le concerné nous a dit
:
C'est vous les ONG et tous ces gens qui viennent de
Yaoundé qui amenez le désordre dans ce village. Comment les
Pygmées pourront-ils encore nous respecter ? Vous donnez trop
d'importance à ces Pygmées. Pour quels résultats ? Je ne
sais pas. Regardez seulement comment ils entretiennent les vêtements que
vous leur offrez ! Un Pygmée reste un Pygmée. Même si tu
l'amènes en Europe, quand il reviendra ; il va retourner en brousse
continuer à chasser le rat palmiste. Pourquoi vous ne faites pas ces
choses aux gens qui en ont vraiment besoin ? Vous énervez !
[sic]
Nous avons- même été témoin sur le
terrain de certains faits insolites. A Ngoyang, une ONG dénommée
RAPID, oeuvre dans la distribution des semences et du petit outillage agricole
aux Bakola. Mais chose curieuse, ces derniers vont échanger ce
matériel agricole auprès des Bantou contre des sachets de whisky
qu'on nomme communément « KITOKO ». Un Nkola que nous avons
suivi est allé troquer une machette neuve contre quatre sachets de
KITOKO dont la valeur marchande équivaut à quatre cent(400)
francs CFA.
Conscients donc de cette situation, les Bantou
n'hésitent pas à proposer ces sachets de liqueur aux Bakola
contre une machette, une houe ou une pelle qui vient de leur être offerte
par RAPID. Mais chose curieuse, lorsque le Nkola a fini de consommer ces
quelques sachets de whisky, il revient à la charge pour tenter de
récupérer son outil qui a servi de monnaie d'échange. Il
s'en suit forcément des querelles, voire des disputes violentes entre
celui-ci et son acheteur. De ce qui vient d'être décrit, on peut
dire une fois de plus avec CROZIER que :
On ne peut pas éviter le conflit. Il peut
s'interpréter comme l'action et l'intervention de l'homme sur
l'homme, c'est-à-dire le pouvoir et sa face « honteuse »,
la manipulation et le chantage, sont consubstantiels à toute
entreprise collective,
précisément parce qu'il n'y a pas
déterminisme structurel et social, et parce qu'il ne peut jamais y avoir
conditionnement total61.
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