2-Les théories sous-jacentes de l'État
L`évaluation des politiques publiques et des
marchés noirs qu`elles génèrent de même que la
question de savoir si le bénéfice du doute revient aux
premières ou aux seconds dépendent aussi de la théorie (ou
du modèle) de l`État qui sous-tend l`analyse.
Avec Fiorentini et Zamagni (1999a, p. XVI-XXIII), distinguons
deux catégories de théories de l`État et des politiques
publiques: le modèle du bien-être et les modèles «
propriétaristes » (proprietary).
Le modèle du bien-Otre suppose que l`État et ses
politiques publiques vi-sent à maximiser le « bien-Otre social
», une sorte d`agrégation du bienêtre de tous les individus
dans la société.
L`une des tâches de l`État qui voudrait atteindre
cet objectif consiste à corriger les externalités, qui
empêchent les marchés de jouer leur rôle efficacement (voir
Lemieux 2006a). Les conséquences de la consommation des marchandises de
contrebande sur des tiers (la famille, les victimes) fournissent des exemples.
Les marchés illégaux, s`ils découlent des politiques
publiques qui maximisent le bien-être, doivent être
considérés comme un coût nécessaire pour obtenir des
avantages supérieurs.
Les modèles propriétaristes de l`État sont
fondés sur l`hypothèse selon laquelle, loin de maximiser le
bien-Otre général, l`État agit comme s`il appartenait
à une catégorie sociale ou un groupe d`individus particuliers.
Dans cette perspective, l`objectif réel des politiques publiques est de
redistribuer des avantages à certains groupes (la classe moyenne ou ceux
qui n`aiment pas les marchandises, par exemple) au détriment d`autres
groupes (les riches, les pauvres, les fumeurs). « La plupart des
auteurs
qui travaillent sur l`économie des marchés
illégaux et la corruption, expliquent Fiorentini et Zamagni (1999a, p.
XVI), partagent une théorie de l`État selon laquelle la classe
dominante exerce un monopole sur l`appareil étatique et choisit les
politiques qui maximisent ses revenus sous réserve de maintenir sa
position dominante ». Le champ des modèles propriétaristes
de l`État couvre un large éventail de théories politiques
et économiques mais, quelle que soit leur variante, la conclusion de
Fiorentini et Zamagni (1999a, p. XXIII) demeure valide: « En effet, en
présence de réglementations inefficaces ou de prohibitions
paternalistes de certaines activités, la corruption et les
marchés illégaux peuvent promouvoir l`efficacité. »
Parallèlement à la distinction entre le modèle du
bien-être et les modèles propriétaristes de l`État,
on distingue la théorie traditionnelle des finances publiques et la
théorie contemporaine des choix publics (le « Public Choice
»). L`approche traditionnelle est bien représentée par
la critique habituelle de l`économie souterraine : « Le
problème touche tout le monde, écrit James (2005, p. 275),
puisqu`il va de soi que l`évasion fiscale ou bien augmente le fardeau
fiscal de l`honnOte contribuable ou bien réduit le niveau des
dépenses publiques, ou les deux à la fois ».
L`hypothèse sous-jacente est qu`un certain niveau de dépenses
publiques est requis et que les impôts nécessaires pour les
financer sont levés, à défaut de quoi les dépenses
publiques ne seraient pas optimales. L`approche et les conclusions de la
théorie des choix publics du moins du courant que représentent
Brennan et Buchanan (1980) sont différentes: ce sont les recettes qui
entraînent les dépenses, et non pas l`inverse; l`État (le
« Léviathan » de Thomas Hobbes) maximise ses recettes et
trouve ensuite des débouchés redistributifs pour les
dépenser. Dans cette perspective, l`économie souterraine pourrait
servir de frein automatique au Léviathan. Étant donné la
nécessité de minimiser les jugements de valeur et le danger de
simplement suppo-
ser que l`État maximise le bien-Otre social,
l`économiste doit être prudent dans ses recommandations concernant
l`économie souterraine. S`il est vrai que des jugements de valeur
minimaux justifient de combattre les marchés noirs improductifs
(reliés au meurtre, au vol et autres crimes du genre), critiquer
l`économie souterraine (économie irrégulière et
marchés noirs productifs) d`un point de vue économique est plus
difficile.
La théorie des organisations (économie des
organisations et sociologie des organisations) est un domaine d'analyse
passerelle entre l'économie, la psychologie et la sociologie. Depuis
l'antiquité, l'administration du patrimoine des organisations a
été un sujet d'analyse économique. Platon
idéalisait le fait d'organiser les fonctions des individus au sein de sa
société par la division du travail. Au XVIIIe
siècle, Adam Smith est un des premiers auteurs à
réfléchir au fonctionnement de l'entreprise. Il met en valeur le
fait que la division du travail par la spécialisation en fonction des
compétences permet de dynamiser le marché (exemple de la
manufacture d'épingle). Dans cette optique, l'entreprise et donc
l'organisation reste une « boîte noire » dans la mesure
où il n'analyse pas les phénomènes se produisant en son
sein, mais simplement les motivations des individus et les conséquences
sur le marché. L'individu simplifié ne recherche ici que la
satisfaction de ses intérêts personnels (il est appelé
« homo oeconomicus »). Ce n'est que plus tard que l'organisation sera
décomposée pour analyser les interactions permettant sa
performance.
Dans une approche classique, vers la fin du XIXe
siècle, Frederick Taylor propose le concept d'organisation scientifique
du travail tendant vers une « one best way ou un meilleur chemin ».
Celle-ci repose sur la décomposition du travail en gestes
élémentaires chronométrés et
organisés rationnellement pour former une chaîne
de production. Taylor désirait appliquer les principes
généraux d'amélioration de la productivité par la
division du travail à l'entreprise qu'Adam Smith avait soulignée
(avant lui Platon au niveau de la société, c'est-à-dire
l'amélioration de la performance par la spécialisation). Il
partage aussi l'idée avec Henry Ford qu'une augmentation des rendements
peut être obtenue en contrepartie de bons salaires.
Dans le cadre de l'approfondissement de la recherche sur les
relations humaines pour l'organisation, des auteurs comme par exemple Elton
Mayo, Kurt Lewin ou Abraham Maslow ont participé, dans les années
soixante, à la prise en compte par l'économie de comportements
contraires aux objectifs de productivité de l'école classique :
absentéisme élevé, rotation importante du personnel,
accidents du travail, etc.
À cette même époque, l'organisation va
aussi être reconnue comme un système complexe, c'est-à-dire
une démarche globale qui s'intéresse plus aux liaisons entre les
différents éléments constitutifs d'une entité
qu'aux caractéristiques propres de chaque élément. Elle
peut ainsi être reconnue comme un lieu de décision et un processus
de prise de décision sensible à la rationalité
limitée de ses agents.
Après ces divers courants de réflexion, et
à la différence des écoles classiques, des auteurs
réfléchissent aux prises de décisions satisfaisantes
à des organisations spécifiques dans des contextes particuliers.
Ainsi, l'organisation serait soumise à des facteurs de contingence,
c'est-à-dire des caractéristiques évolutives qui
influencent ses décisions et ses actions. Une vision
évolutionniste (basée sur des routines expliquant la nature de
l'organisation) a enfin vu le jour dans les années 80
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