3. LE SECOND TOUR DE SCRUTIN ( 11 mai 1902)
Les candidats des deux coalitions se sont
générale ment montré disciplinés. A gauche on ne
relève qu'une vingtaine de cas d'indiscipline dont huit seule ment ont
eu une influence sur le résultat du scrutin. C'est ainsi que deux
radicaux-socialistes indisciplinés ont battu un radical et un socialiste
et que deux républicains de gauche indisciplinés ont battu un
radical-socialiste et un socialiste. Deux cas d'indiscipline grave se sont
produits : d'une part a Bordeaux, oil le maintien d'un radical contre un
républicain de gauche aurait pu avoir des conséquences facheuses
; d'autre part, a Castelnaudary dans l'Aude, oil le refus d'un radical de se
désister pour un radical-socialiste a permis l'élection d'un
conservateur. Enfin, il faut noter qu'à Marseille un radical s'est
désisté en faveur d'un progressiste, lui permettant ainsi de
battre le socialiste arrivé en tête au premier tour'.
En définitive, les victi mes de l'indiscipline ont été les
socialistes qui ont ainsi perdu trois sièges, et les
bénéficiaires en ont été les républicains de
gauche qui ont gagné deux sièges. Quant aux radicaux, les plus
indisciplinés de tous, ils n'ont eux- mê mes gagné qu'un
siège, mais ils ont fait perdre deux sièges au Bloc et ont
mê me failli lui en faire perdre un troisiè me.
Dans le camp adverse, les cas d'indiscipline ont
été moins no mbreux, mais il faut se rappeler que dans 80% des
circonscriptions la droite avait présenté une candidature unique
dès le premier tour. Quatre cas d'indiscipline ont finale ment
influencé les résultats du scrutin. Le premier est le moins
important : un nationaliste indiscipliné a battu un républicain
progressiste. Mais les trois autres ont eu des conséquences beaucoup
plus graves : a Bordeaux, le maintien d'un nationaliste contre un autre
nationaliste a facilité le succès d'un républicain de
gauche alors que l'issue du scrutin se mblait très indécise. A La
Réole (Gironde), le maintien d'un nationaliste contre un
républicain progressiste a permis la victoire d'un républicain de
gauche. 1l faut signaler en outre qu'à Paris, dans le 1er
arrondissement, le désiste ment d'un progressiste en faveur d'un radical
aurait pu faire perdre un siège (nationaliste) a la droite, si les
électeurs modérés avaient en majorité suivi les
conseils de leur candidat. L'indiscipline des candidats de droite a donc fait
perdre / l'opposition deux sièges qui lui se mblaient acquis et un
troisiè me qu'il lui était possible
22 Il s'agit du socialiste
Flaissières, maire de Marseille (Bouches-du-Rhône).
d'acquérir. Les bénéficiaires de
ces actes d'indiscipline ont été les républicains de
gauche qui ont gagné deux siêges et en ont sauvé un
troisiê me qui paraissait três menacé a l'issue du premier
tour.
Dans un certain no mbre de circonscriptions les
candidats de droite sont allés jusqu'à se désister en
faveur du candidat de gauche le plus modéré. Ces désiste
ments ont permis l'élection de six républicains de gauche
menacés ou distancés au premier tour par trois socialistes, deux
radicaux-socialistes et un radical. Mais ils ont égale ment rendu
possible le succês d'un radical dissident menacé par un radical,
celui d'un radical distancé par un radical-socialiste et même
celui d'un radical-socialiste distancé par un
socialiste2<.
1l est évide mment beaucoup plus difficile de
savoir sil les électeurs se sont montrés disciplinés ou
non. Un examen plus détaillé du résultat des deux tours
permet néanmoins de se faire une opinion a ce sujet.
A gauche, les principales victi mes de l'indiscipline
des électeurs sont assuré ment les socialistes. On re marque en
effet que, dans les circonscriptions oil au second tour le candidat est un
socialiste, três souvent le no mbre des voix qu'il obtient est assez
nette ment inférieur au total des suffrages qui au premier tour
s'étaient portés sur les différents candidats de
gauche.
1l se mble donc que les électeurs qui, au
premier tour, avaient voté pour des candidats républicains de
gauche, radicaux et même radicaux-socialistes, aient
préféré au second tour, soit s'abstenir, soit reporter
leurs suffrages sur les candidats de droite, plutot que de voter pour des
candidats qu'ils jugeaient trop avancés. C'est ainsi que Viviani, Alle
mane, Ghesquiêre et Zévaês ont été battus au
scrutin de ballottage alors qu'ils se mblaient devoir l'e mporter d'aprês
les résultats du premier tour.
Le cas de Zévaês, battu par un
progressiste dans la 2ême circonscription de Grenoble a cause
de la défection des voix radicales-socialistes est un des plus
caractéristiques a cet égard :
23 2ème circonscription d'Auxerre (Yonne) : Merlou
(radical-socialiste), arrivé en deuxième position derrière
le socialiste Camélinat, est élu le 11 mai grâce au
désistement d'un progressiste.
ler tour
|
2e' tour
|
Votants
|
23.631
|
Votants
|
23.979
|
Zévaes (P.S.d.3.)
|
9.808
|
Pichat
|
12.894
|
Pichat (progressiste)
|
9.015
|
Zévaes
|
10.938
|
Vanier (radical-socialiste)
|
4.685
|
|
Mais les socialistes n'ont pas été les
seuls victi mes de l'indiscipline de certains électeurs de gauche. On
peut en effet citer le cas d'un radical-socialiste et celui d'un radical qui,
respective ment dans le Gers et dans le Morbihan, ont été battus
par deux nationalistes ayant recueilli une part importante des suffrages qui
s'étaient portés au tour précédent sur des
républicains de gauche.
On doit cependant bien dire que, si un certain no mbre
d'électeurs refusent de voter au second tour pour un candidat plus
avancé que celui qu'ils ont choisi au premier tour, d'une manière
générale l'électorat de gauche fait preuve d'une assez
grande discipline. Et cela permet le succês de quelques candidats, dont
la victoire se mblait três problé matique a l'issue du tour
précédent : le cas le plus spectaculaire s'est produit a
Montauban, oil un radical, distancé de plus de 5.000 voix au premier
tour par un conservateur, est parvenu, grace a la rigoureuse discipline des
électeurs de gauche, a l'e mporter d'une voix au second
tour.
A droite les électeurs se sont montré
générale ment disciplinés. L'attitude la plus
intéressante a observer est, ici, celle des électeurs qui ont au
premier tour voté pour un candidat progressiste distancé par un
nationaliste ou un conservateur. On re marque alors que la plupart d'entre eux
ont agi au second tour conformé ment a l'intérêt de
l'opposition et qu'en tout cas les quelques défections qui se sont
produites dans leur rangs, n'ont fait perdre aucun siege a la droite. La droite
se mble pourtant avoir perdu quelques sieges (a Toul, Chatillon-sur-Seine et
Tarbes) a cause de l'indiscipline de certains de ses électeurs, mais il
est impossible de déterminer les causes de celle-ci.
Par contre, on constate que l'appel, lancé par
différents journaux et personnalités de droite, aux
abstentionnistes du premier tour n'est pas resté partout sans
réponse.
En effet, dans certaines circonscriptions oil le
candidat de droite se mblait avoir encore une chance de l'e mporter, de
nouveaux électeurs se sont manifestés en sa faveur. Bien sar, des
candidats de gauche ont parfois aussi repu les voix d'abstentionnistes du
premier tour, mais cela s'est produit a la fois plus rare ment et d'une fagon
moins évidente. Dans certains cas les nouveaux électeurs ont
permis au candidat de droite de l'e mporter2+; en d'autres
occasions, ils lui ont permis de terminer très près de son
concurrent de gauche.
Il apparait donc finale ment que la plupart des
candidats et des électeurs ont été conscients de l'i
mportance de l'enjeu de la bataille électorale, et qu'en
conséquence ils ont su faire preuve de discipline.
*****
Le succès de la gauche n'est contesté
par personne a l'issue du second tour de scrutin. Mais des divergences se font
jour lorsqu'il s'agit d'évaluer l'i mportance de ce succès. Selon
certains la majorité de la gauche n'est que d'une cinquantaine de
sièges ; pour d'autres, elle est voisine de 180 sièges. Les
évaluations concernant l'effectif des principaux groupes sont tout aussi
fluctuantes.
La plupart des historiens25 acceptent co mme
étant la plus proche de la réalité l'esti mation suivante
:
Total gauche
|
366
|
Total droite
|
220
|
D'autres26 fournissent des estimations
légère ment différentes.
24 Par exemple Marchand
(nationaliste) à Jonzac en Charente-Inférieure.
25 Charles SEIGNOBOS, Georges
BOURGIN, François GOGUEL, René REMOND.
26 Par exemple Jacques
CHASTENET.
Les difficultés que l'on éprouve a
classer dans une catégorie politique précise de três no
mbreux députés tiennent essentielle ment au fait qu'ils jouissent
dans leur majorité d'une indépendance presque totale.
A quelques exceptions prês, les partis et mouve
ments politiques ont une structure três lâche, si bien que leurs me
mbres possêdent une liberté d'action a peu prês
entiêre. D'ailleurs beaucoup d'ho mmes politiques ne sont me mbres
d'aucune organisation. 1l existe bien des groupes parle mentaires, mais, sauf
les deux groupes socialistes, ils ne sont pas fermés : il n'est donc pas
rare de voir des députés inscrits a deux et parfois même /
trois groupes différents.
Voulant tenter d'établir une classification des
députés aussi exacte que possible, je me suis servi de certains
journaux (principale ment Le Temps), de L'année politique 1902, et de
L'annuaire du Parlement25, mais je me suis surtout fié, d'une
part aux professions de foi des candidats élus recueillies dans le
Barodet , d'autre part aux votes é mis par les députés
lors des principaux scrutins politiques28 des septiê me et
huitiê me législatures (1898-1906).
Les résultats suivants ont été
obtenus :
27 Années 1903, 1904
et 1905.
28 Scrutin du 14 juin 1898
(confiance à Méline et majorité exclusivement
républicaine) ;
Scrutin du 25 mars 1901 sur la proposition de disjonction
de l'article 14 de la loi sur les associations ; Scrutin du 29 juin 1901 sur
l'ensemble de la loi sur les associations ;
Scrutin du 14 février 1902 sur l'abrogation de la
loi Falloux ;
Scrutin du 10 juin 1902 sur la confiance à Combes
;
Scrutin du 4 juillet 1902 sur l'approbation de la
politique de Combes relativement à l'application de la loi sur les
associations ;
Scrutin du 18 mars 1903 sur les demandes d'autorisation
des congrégations masculines ;
Scrutin du 3 juillet 1905 sur la séparation des
Eglises et de l'Etat ;
Total gauche
|
340
|
Total droite
|
250
|
|
Métrop ole
|
Outre-mer
|
Socialistes (nuance P.S.d.3.)
|
12
|
-
|
Socialistes29(nuance P.S.3.)
|
36
|
1
|
Radicaux-socialistes
|
84
|
2
|
Radicaux
|
113
|
3
|
Républicains de gauche
|
81
|
8
|
TOTAL GAUCHE
|
326
|
14
|
Républicains progressistes
|
113
|
1
|
Conservateurs3°
|
78
|
-
|
Nationalistes
|
58
|
-
|
TOTAL DROITE
|
249
|
1
|
Il est bien entendu souvent malaisé de
différencier un radical-socialiste d'un radical ou un conservateur d'un
nationaliste mais cela ne revêt qu'une importance secondaire. 1l est
beaucoup plus important de pouvoir distinguer un républicain de gauche
d'un républicain progressiste, car il est nécessaire de
connaitre, a quelques unités prês, l'effectif de la
majorité et celui de la minorité. Or il existe quelques
républicains modérés (par exe mple Jonnart) dont la
profession de foi et l'attitude au Parle ment ont un caractère pour le
moins ambigu. Heureuse ment ces députés sont três peu no
mbreux : ils sont classés co mme républicains progressistes dans
le tableau précédent.
Les élections de mai 1898 avaient donné les
résultats suivants :
29 Il ne s'agit pas seulement
des socialistes membres du P.S.F., mais de tous les députés qui
ont adhéré au groupe des socialistes parlementaires.
30 Le groupe des
conservateurs comprend une majorité de ralliés (environ une
soixantaine) et une minorité de royalistes et bonapartistes (à
peine une vingtaine).
|
Métropole
|
Outre-mer
|
Socialistes
|
45
|
1
|
Radicaux-socialistes
|
76
|
1
|
Radicaux
|
112
|
3
|
Républicains
anti-mélinistes31
|
20
|
-
|
Républicains mélinistes
|
204
|
7
|
Ralliés
|
43
|
-
|
Conservateurs
|
49
|
-
|
Nationalistes
|
16
|
4
|
TOTAL GENERAL
|
565
|
16
|
En ne tenant co mpte que des résultats
métropolitains on peut faire plusieurs constatations.
Les socialistes ont gagné trois sieges par
rapport a 1898. 1l y avait en avril 1902 treize sortants de la nuance P.S.d.F.
et trente et un de la nuance P.S.F. : les « révolutionnaires »
ont donc perdu un siege, alors que les « parle mentaires » en ont
gagné cinq.
Les radicaux-socialistes ont gagné huit sieges
par rapport a 1898 et les radicaux un siege. Mais le gain réel des
radicaux et radicaux-socialistes se situe aux environs d'une vingtaine de
sieges, car une dizaine de députés élus sous
l'étiquette radicale ou radicalesocialiste en 1898 ont rapide ment
évolué vers le nationalis me.
Par rapport a 1898, les nationalistes ont
réalisé un très fort gain de quarante-deux sieges. En fait
leur gain réel se situe autour d'une quinzaine de sieges. En effet,
outre la dizaine de radicaux précéde mment cités, une
quinzaine de conservateurs et quelques progressistes sont devenus nationalistes
au cours de la législature antérieure. Cela permet par ailleurs
d'affirmer que les conservateurs ont maintenu leurs positions de 1898, alors
que les chiffres font état pour eux d'une perte de quatorze
sieges.
31 Classification
établie essentiellement à l'aide du Temps
et de L'année politique 1898. La
répartition entre « anti-mélinistes » et «
mélinistes » est effectuée d'après le vote du 14 juin
1898 sur la confiance au cabinet Méline.
Les modérés sont les grands perdants des
élections : ils ont trente sieges de moins qu'en 1898. les
républicains de gauche n'ont subi que de très
légères pertes (facile ment co mpensées par des gains
outre- mer) ; ce sont les républicains progressistes qui ont subi les
plus lourdes pertes : environ vingt sieges.
Le Bloc des gauches sort vainqueur des
élections. 1l dispose a la Chambre d'une majorité accrue :
quatre-vingt-dix sieges contre un peu moins de soixante-dix auparavant. Les
radicaux apparaissent co mme les grands gagnants a l'issue de la consultation
électorale ; ils sont prêts a re mplacer les anciens progressistes
dissidents a la tête du gouverne ment. Mais, mê me unis aux
socialistes, ils ne disposent pas de la majorité a la nouvelle Chambre ;
le concours des républicains de gauche leur est encore absolument
nécessaire.
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