1ère PARTIE
LE CHOC DE LA FIN DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE ET
LE DISCOURS IDEALISTE DE TRUMAN
1) Les enjeux géopolitiques que
représentait l'Iran pour l'intérêt national «
réel » des États-Unis
Le contexte de la Guerre froide donnait une nouvelle dimension
à l`importance de la position géostratégique de l`Iran
pour les intérêts américains. D`un point de vue
pragmatique, quels étaient les intérêts que devaient
défendre les États-Unis ? Washington devait impérativement
garder l`Iran sous son influence aprés le choc provoqué par la
seconde guerre mondiale. L`une des premieres crises provoquées par ce
choc fut la crise d`Azerbaïdjan15 qui débuta en 1946
aprés que l`URSS de Staline refuse d`évacuer ses troupes du nord
de l`Iran. Quelle était cette crise ? Et comment la rhétorique
présidentielle américaine a-t-elle présenté cette
crise ?
Kristen Blake explique dans son livre the US-Soviet
confrontation in Iran 1945-1962 qu`il existe plusieurs écoles de
pensée concernant le début de la Guerre froide et la
confrontation entre les États-Unis et l`Union Soviétique en Iran.
La premiere argumente que les confrontations entre les deux superpuissances
eurent lieu à cause des ambitions soviétiques d`étendre
leurs intérêts dans la région. La deuxieme argumente que ce
sont les tentatives américaines de promouvoir leurs
intérêts stratégiques dans la région qui
déclenchèrent la crise. Enfin, d`autres estiment que les
confrontations résultérent des rivalités entre les
États-Unis, l`Union Soviétique et la
Grande-Bretagne.16 Nous soutenons dans cette recherche qu`il
existait une confrontation d`intérêts stratégiques entre
ces trois puissances. Confrontation d`intérêts car la
Grande-Bretagne bénéficiait de la majeure partie des recettes de
l`industrie pétroliére situé en Iran.17
Celle-ci était toujours rivale de la Russie dans le Grand Jeu (Great
Game).18 Et, il s`agissait par ailleurs d`une lutte
15 Il s`agit de la province iranienne nommée
Azerbaïdjan et non de l`Etat Azerbaïdjan. Voir Édouard
Nissanian, du Berceau de la Perse Antique à la République
Islamique D'Iran, (Connaissances et Savoir, Paris, 2006) p.78. Dans son
Long Télégramme, le diplomate et chef de mission à Moscou
George F. Kennan cite en premier plan la crise en Iran. (Le Long
Télégramme, écrit entre 1944 et 1946, et envoyé au
secrétaire d`Etat James Byrnes le 22 février 1946, est un
document secret (puis publié dans Foreign Affais en 1947)
considéré comme étant à l`origine de la dissension
entre les États-Unis et l`Union Soviétique). Long
Télégramme de George Kennan, 22 février 1946,
http://www.gwu.edu/~nsarchiv/coldwar/documents/episode-1/kennan.htm
(6 juin 2011)
16 Kristen Blake, the US-Soviet Confrontation
in Iran 1945-1962: a Case in the Annals of the Cold War (University Press
of America, Lanham, 2009) p.2
17 Ali M. Ansari, op. cit., p.28.
18 Elena Andreeva revient sur le Grand Jeu en Iran
et explique notamment le rôle de l`Orientalisme russe en comparaison
à l`Orientalisme Occidental. Elena Andreeva, Russia and Iran in the
Great Game : Travelogues and Orientalism (Routleg, New York, 2007)
p.8-9
d`intérêts qui opposait la politique
économique américaine de marché de libre échange
d`une part, à la tentative de mise en place du système communiste
prônée par l`URSS de l`autre.19
Amin Saikal20 explique qu`il était convenu,
lors de la conférence des ministres des affaires
étrangères alliés de septembre 1945, que l`Union
Soviétique, la Grande-Bretagne et les États-Unis retirent leurs
troupes des provinces iraniennes occupées. Toutefois, Moscou, soucieux
de la pénétration de la sphere d`influence américaine,
exigea une concession de pétrole en échange de son retrait. Cette
concession fut refusée par le Majlis21 -- notamment
grâce aux efforts du porte-parole nationaliste émergent, le Dr
Mohammad Mossadegh -- et les troupes soviétiques restèrent sur le
sol iranien. Le Conseil de Sécurité des Nations Unis conseillait
un règlement du conflit de manière bilatérale entre Moscou
et Téhéran mais Londres et Washington, qui avaient retiré
leurs troupes le 1er janvier 1946, envoyèrent chacun une
lettre au Kremlin exigeant le retrait soviétique.22 Le
nouveau premier ministre iranien Ahmad Ghavam parvint à trouver des
accords bilatéraux avec Moscou qui, de son coté, annonça
le retrait de ses troupes le 24 mars 1946. En contrepartie, ces accords
prévoyaient, d`une part, la gestion de la province d`Azerbaïdjan
sous la direction du parti Tudeh et, d`autre part, la mise en place d`une
société en commandité par actions irano-soviétique
(cette mise en place devait faire l`objet d`un vote au Majlis).23
Ces accords furent très impopulaires et cette crise renforça
à la fois l`autorité du Shah Mohammad Reza Pahlavi et celle des
américains en Iran. En effet, les Etats-Unis devenaient la principale
puissance occidentale ayant position dans les affaires iraniennes, et ce, au
dépend de la Grande-Bretagne qui, de son côté, connaissait
des grandes difficultés économiques.24
19 Le système de libre échange
défendu par les États-Unis s`oppose radicalement au
système communiste mais le libéralisme américain a
toujours connu plusieurs tendances qui séparent le Parti
démocrate et le Parti républicain.
20 Amin Saikal est le directeur du centre
d`études arabes et islamiques (Moyen-Orient et Asie centrale) et
professeur de Sciences politiques à l`Australian National University.
21 Le Majlis est le nom attribué au parlement
iranien.
22 Le rapport du Conseil National de
Sécurité sur la situation en Azerbaïdjan du 4 juin 1947
estimait le nombre de troupes soviétiques présent sur le
territoire iranien à 60 000. Central Intelligence Group,
Developments in the Azerbaijan Situation - National Security
Archives
http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB21/01-
03.htm (6 juin 2011)
23 Peter Avery, Gavin Hambly and Charles Melville,
the Cambridge History of Iran, Volume 7, from Nader Shah to the Islamic
Republic (Cambridge University Press, New York, 1991 ) p.438-9
A noter que les Soviétiques étaient actionnaires
principales puisqu`ils avaient réussi à négocier 51% des
actions de la société pour une période de 25 ans. Gholam
Reza Afkhami, the Life and Times of the Shah, (Berkeley, University of
California Press, 2009) p.98
24 Peter Avery, Gavin Hambly and Charles Melville,
op. cit., p.439.
Amin Saikal explique dans ce livre : This [crisis]
provided a necessary basis for Washington to widen its involvement in Iran and
to transform the country into an anti-communist Western ally, dependent on the
United States.?
Les États-Unis bénéficiaient d`une
position qui leur était favorable en Iran, notamment grâce
à la mauvaise impression que la crise avait laissé car elle
renforçait le sentiment d`une Union Soviétique désireuse
de faire de l`Iran un satellite socialiste. 25 Par
conséquent, Washington devait exploiter ce sentiment
antisoviétique afin de préserver ses intérêts. Ces
derniers sont exprimés dans un rapport du Conseil National de
Sécurité sur la situation en Iran. Ce rapport donne les
détails des enjeux que représentait la position
stratégique de l`Iran pour les intérêts américains
mais il donne surtout un aperçu des intentions soviétiques
vis-à-vis de son voisin du sud26. Il explique que la province
d`Azerbaïdjan contenait un cinquième de la population iranienne et
représentait environ un quart de la production en blé du pays.
L`Union Soviétique voyait donc des intérêts dans les
ressources naturelles iraniennes. L`autre source majeure était le
pétrole situé au nord du pays -- en Azerbaïdjan mais
également en Turquie et en Irak (dans les provinces kurdes des trois
pays). Ces pays frontaliers de la province d`Azerbaïdjan étaient
donc exposés à l`influence soviétique. Ce rapport du
Central Intelligence Group (la CIG -- précurseur de la CIA), fait part
de la dimension régionale de la situation. En effet, il évoque
les risques d`intrusions soviétiques en Irak (avec les champs
pétrolifères de Mossoul et de Kirkuk) puis par le sud de la
Turquie, provoquant ainsi un risque d`effet domino avec la création de
nouvelles « républiques démocratiques " (comme la
République Populaire du Kurdistan). Ces riches champs
pétrolifères soviétiques du Caucase auraient
été menacés par la mise en place d`un gouvernement hostile
en Azerbaïdjan.27
Par ailleurs, il est écrit dans ce rapport que le
contrôle de l`Azerbaïdjan par une puissance étrangère
laisserait la possibilité à celle-ci de dominer l`Iran grace
à la configuration montagneuse qui facilitait une conquête. Le
positionnement géographique de l`Azerbaïdjan était
idéal pour une pénétration et des opérations
militaires de la part de l`URSS qui avait la possibilité d`envoyer les
troupes indépendantistes kurdes et azerbaidjanaises. Ces troupes avaient
afflué dans les territoires soviétiques adjacents après
l`intervention du pouvoir central iranien et représentaient « une
menace " pour Téhéran.28
Enfin, les services de renseignements américains
estimaient que la perte de l`Azerbaïdjan menacerait l`indépendance
iranienne. Pour déstabiliser la région, le rapport
25 Ibid.
26 Selon la perspective présentée par le
Conseil National de Sécurité américain. Central
Intelligence Group, Developments in the Azerbaijan Situation -
National Security Archives. Op. cit.
27 Ibid.
28 Ibid.
explique que les Soviétiques fournissaient les
mouvements séparatistes et d`oppositions -- du Kurdistan,
d`Azerbaïdjan et du parti Tudeh -- en armes. Par conséquent, la
défense des intérêts de Washington passait par le soutien
du régime central iranien.29
Les renseignements américains estimaient que l`Union
Soviétique était capable de réoccuper l`Azerbaïdjan
si elle le désirait. Ils ajoutaient que la faiblesse de l`armée
iranienne ne permettait pas à l`Iran de protéger son
indépendance car elle n`avait pas les moyens d`organiser la
défense de ses provinces contre une éventuelle attaque
soviétique. Les chances soviétiques d`actions militaires
unilatérales étaient diminuées, d`une part, à cause
de la mauvaise image due au retard dans le retrait des troupes
soviétiques dans le nord ouest de l`Iran et, d`autre part, à
cause de la politique étrangère américaine qui se
durcissait. Ces actions auraient semé le désordre au sein des
Nations Unis et c`est pour cela que les activités soviétiques se
restreignaient à des pressions économiques et des subversions
politiques. Le risque pour les États-Unis était que le Majlis
accepte des concessions pétrolières à l`URSS car un
consensus entre Moscou et Téhéran sur l`Azerbaïdjan aurait
créé une ouverture à l`exploration et au
développement de techniciens soviétique sur le sol iranien. Ces
développements auraient -- toujours selon le rapport -- augmenté
les efforts soviétiques d`attiser des conflits internes dans le but
d`imposer leur hégémonie en Iran (le rapport du Conseil National
de Sécurité ajoute en dernière page que l`URSS pouvait
avoir la possibilité d`intervenir unilatéralement
prétextant que le fait accompli mettait en jeu sa
sécurité). Mais le Central Intelligence Group restait optimiste
et estimait que le Majlis avait peu de chance d`accepter les concessions
à l`URSS. 30
Le champ lexical utilisé par la CIG est d`un autre
registre que celui utilisé lors des discours dédié au
public. En effet, contrairement au discours idéaliste du
président Truman, le rapport du Conseil National de
Sécurité mentionne de manière très réaliste
les risques de la perte de l`Iran (l`intérêt national «
réel »). Ceci est illustré avec l`apparition de termes qui
ne figurent pas dans les discours de Truman : « pétrole »,
« ressources pétrolières » ou « position
stratégique ». En revanche, les termes « peuples libres
», « nations libres », « paix » ou encore «
principes démocratiques » n`apparaissent plus pour ce qui est de
décrire les États-Unis ou les valeurs de leurs actions. Par
ailleurs, les termes « URSS » et « Union Soviétique
» remplacent « des Communistes », « régimes
totalitaires » et « activités terroristes » pour
qualifier le rival des États-Unis. Le discours présentait donc
des différences qui montrent que Washington ne voulait pas
dévoiler
29 Ibid.
30 Ibid.
publiquement l`intérêt national «
réel ». Cela ne signifie pas pour autant que Truman adoptait une
politique différente de celle que son discours présentait mais
cela démontre que le discours idéaliste est un outil
nécessaire á la défense des intérests des
États-Unis.
Le document met l`accent sur l`intérêt national
« réel » américain et c`est pour cela que le
président se devait de les défendre. Sa stratégie
d`expansion du capitalisme était de préserver la
souveraineté de l`Iran afin d`éviter que cette nation ne tombe
sous influence soviétique. C`est par le biais de la Doctrine Truman que
cette défense allait être exprimée au public. La
stratégie de la Maison Blanche était possible uniquement avec le
consentement du Congrès. Par conséquent, le discours
idéaliste du président démocrate était
indispensable pour aider á sortir les États-Unis de leur
politique noninterventionniste.31
Le rapport de sécurité nationale
américain estimait les chances que le Majlis accepte les concessions de
pétrole à l`URSS comme étant faibles.32 Les
États-Unis devaient donc prendre avantage de cette situation pour faire
de l`Iran un état tampon contre le communisme en favorisant un
régime fondé sur un système économique de libre
échange. De son côté, le premier ministre iranien Ahmad
Qavam avait demandé une aide financière ainsi que des conseillers
américain -- au plus fort de la crise d`Azerbaïdjan -- pour «
rétablir l`Iran comme une nation ».33 Le
président Truman engageait les États-Unis á renforcer la
solidité du régime central iranien et ce soutien américain
dans cette nation représentait l`un des piliers de la politique globale
de la doctrine Truman. Cette doctrine fut prononcée lors de son
célèbre discours du 12 mars 1947 au Capitole, soit quelques mois
seulement apres la crise d`Azerbaïdjan.
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